Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 10

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Hachette (tome Ip. 354-361).
Deuxième partie


X

Notre héros.


Il est plus que temps. Il faut un héros. Tout drame, tout conte, tout poëme a besoin de cet être privilégié autour duquel l’action livre bataille. Il est jeune, beau, mystérieux ; il est le point de mire de toutes les haines et de tous les amours. Sans lui, l’œuvre est un corps sans âme.

Il est temps, plus que temps. On croirait que nous n’avons pas de héros.

C’était au quatrième étage de cette maison dont les derrières donnaient par une étroite échappée sur la cour des messageries du Plat-d’Étain : la maison que Trois-Pattes surveillait pour le compte de M. le baron Schwartz, « la maison du bon Dieu, » au dire de M. Rabot, le concierge, qui avait l’honneur de compter au nombre de ses administrés, non-seulement ce phénomène de Trois-Pattes, mais encore les petits dont M. Bruneau était la sangsue, le fameux M. Lecoq, patron de Cocotte et de Piquepuce, Edmée Leber avec sa mère, Échalot avec Similor.

L’appartement où logeait notre héros était composé de deux chambres. La première, donnant sur le carré, était meublée d’une grande malle, d’un vieux canapé servant de lit, de deux chaises et d’un guéridon. Sa fenêtre unique s’ouvrait sur une petite terrasse, étroite et couverte de treillages feuillus, œuvre et amour d’un jeune ménage d’ouvriers que le chômage avait exilé de cet humble Éden. Au-dessous de la terrasse était la cour incessamment humide, entourée de trois côtés et demi par les bâtiments et dont le pavé n’avait qu’aux jours du solstice un bref baiser du soleil.

La moitié vide du quatrième côté donnait vue sur les messageries du Plat-d’Étain.

Cette première chambre appartenait bien à notre héros, mais il n’y avait personne.

Ils étaient trois amis, trois bons et braves jeunes gens qui vivaient, Dieu sait comme. Deux habitaient la seconde chambre où nous allons entrer tout à l’heure ; Michel, notre héros, le plus important des trois, quoiqu’il eût nom Michel tout court, et que les deux autres appartinssent à des familles de riche bourgeoisie, avait cette pièce pour lui tout seul. Les révélations de Similor à Échalot sur ce logis plein de mystères, où il était question de tuer la femme, nous ont appris que le luxe y manquait ; rien n’annonçait, dans la chambre de Michel, la présence ou le passage de la femme qu’on voulait tuer.

Il y faisait nuit pour le moment.

Une lueur oblique, venant par la fenêtre ouverte et partant d’une croisée du quatrième étage, de l’autre côté de la cour, éclairait sur la tapisserie fanée quelques épures géométriques, attachées à la muraille par des épingles, et mettait en lumière, au passage, des papiers d’étude, lavis et dessins linéaires épars sur le guéridon. La fenêtre du logis d’en face était close ; mais ses pauvres rideaux de percaline, relevés à droite et à gauche, découvraient un de ces tableaux austères et touchants que le Diable boiteux, à l’affût de gaies aventures, surprend bien souvent quand il soulève les toits de Paris, la ville du plaisir : une femme amaigrie et très pâle, à qui la maladie bien plus que l’âge donnait presque l’apparence d’une morte, était demi-couchée sur son lit et travaillait.

À chaque instant elle s’arrêtait, vaincue par une évidente fatigue ; ses yeux éblouis se fermaient à demi ; à quiconque eût guetté ce suprême effort du besoin ou du devoir, la pensée serait venue, la pensée et l’espoir que la lampe allait enfin s’éteindre, en même temps que l’aiguille s’échapperait de ces mains tremblantes. Mais la lampe impitoyable continuait de briller : la main pâle et décharnée se crispait sur son œuvre, et dès que les yeux se rouvraient, l’aiguille allait, allait…

Il n’y avait personne avec la malade. Quand ses paupières abaissées reposaient un moment la cruelle lassitude de ses yeux, elle agitait parfois ses lèvres blêmes, mais c’était pour parler à Dieu.

Ce Michel, notre héros absent, était un bon garçon d’une vingtaine d’années ; taille haute et fine, l’air d’un gentilhomme, en vérité ! Il lui restait une chance pour être de noblesse, car il ne connaissait ni son père ni sa mère. Les meilleurs esprits, et Michel, notre héros, était un très bon esprit, ont leurs faiblesses, surtout quand l’ignorance de leur origine les promène tout naturellement dans le pays des rêves. Sur son vieux canapé-lit, Michel refaisait chaque soir le roman de sa propre destinée. Malgré certains souvenirs confus qui démentaient cette féerie, il ne s’endormait jamais sans se voir, tout petit enfant, dans un berceau bordé de dentelles. Puis venait un homme noir avec le manteau, le fameux manteau qui cache les enfants qu’on enlève. Michel se souvenait presque d’avoir étouffé sous le manteau. Combien sa mère avait pleuré ! Et son père, — monsieur le comte ! Ils cherchaient peut-être depuis le temps !

Entre onze heures et minuit, Michel vous avait de ces imaginations naïvement ingénieuses que n’eût point désavouées la poésie toute parisienne de Similor. Il lui était arrivé de s’éveiller en sursaut au seuil du château de ses pères.

Il riait alors, car il était du siècle et savait railler sa propre conscience ; mais il ne riait pas de bon cœur. Les tristes murailles de sa chambrette, éclairées par un rayon de lune ou par cette lueur qu’envoyait la lampe des voisines, lui sautait aux yeux comme une condamnation.

J’ai dit la lampe des voisines ; quoique la vieille malade fut seule en ce moment, les voisines étaient deux. La malade avait une fille, et ce n’était pas la mère qui veillait, d’ordinaire, le plus avant dans la nuit.

La lampe était pour beaucoup dans les rêves ambitieux de Michel. À vingt ans, ce n’est jamais pour soi-même seulement qu’on dore un blason imaginaire.

Par-dessus cette cour étroite et humide, d’une fenêtre à l’autre, des sourires allaient et venaient. Et que de fois Michel avait oublié la marche du temps, passant des heures charmantes à épier le travail ardu de la jeune fille !

C’était encore un roman, hélas ! un poëme, plutôt, tout plein de tendresses pures, d’humbles et chères promesses, d’espoirs enchantés, de craintes et de remords.

Quoi ! des remords ! Déjà des remords à propos de ce front de jeune fille que ses cheveux blonds, opulents, mais légers, couronnaient comme une gloire ! Des remords vis-à-vis de ce regard bleu, profond, candide, où se reflétaient tour à tour les joies et la mélancolie de l’ange ! Entendons-nous : les remords étaient à Michel et n’appartenaient qu’à lui.

La fière et douce enfant connaissait les larmes, mais son cœur appelait sans crainte le regard de Dieu.

Nous sommes dans la forêt de Paris. Notre vingtième année sait tout, et qui peut avoir tout appris sans rien regretter ? Michel, notre héros, n’était pas un ange, tant s’en faut, et tous ses rêves n’allaient pas à l’amour. Il aimait avec force, avec grandeur, car c’était une âme vaillante, un lion de ces halliers parisiens où tant de petits gibiers trottinent ; mais-il avait d’autres passions aussi, d’autres besoins, d’autres destins peut-être.

Vingt ans, l’âge précis où le bouton de l’adolescence fleurit pour s’appeler jeunesse, un visage grec aux lignes correctes et fermes, la pâleur des précoces, le regard des lutteurs qui dédaignent l’heure présente, sûrs qu’ils sont de l’avenir victorieux.

Une taille haute, un port noble et je ne sais quelle suprême éloquence narguant l’injure de la misère ; du charme, un charme exquis, pourrait-on dire, arrivant à des douceurs presque féminines, mais se heurtant à de soudaines duretés, comme s’il y avait eu deux âmes sous cette juvénile enveloppe ; de la loyauté mêlée à quelque défiance diplomatique ; une chaleur native, une réserve apprise : toutes ces nuances se croisaient en notre Michel, marque double et caractéristique de deux causes dont la première n’a qu’un nom : nature, mais dont la seconde, suivant les points de vue divers où l’on se place, peut s’appeler la chute ou la conquête.

À quelque chose malheur est bon, dit le proverbe ; serait-il vrai qu’on puisse gagner peu ou beaucoup en tombant ?

Selon l’histoire ancienne, les amazones se faisaient tailler le sein droit ; les ténors d’Italie se font arracher les notes graves ; les coureurs de profession jettent leur rate aux chiens : pourquoi garder ces objets qui gênent ? À Paris, à tous les coins de rue, vous trouverez des chirurgiens qui vous couperont le cœur. Ils vont en ville. Et vous ne sauriez croire quels gaillards on produit à l’aide de cette opération en apparence si simple ; l’amputation du cœur !

Michel, notre héros, avait gardé son cœur ; ses amis prétendaient même que c’était un grand cœur. Les cahots de la route l’avaient bien meurtri çà et là, et la malaria de Paris faisait ce qu’elle pouvait pour mettre la gangrène égoïste dans le vif de ces blessures, mais… au demeurant, le mieux est de vous raconter en deux mots l’histoire de Michel, ou du moins ce que Michel savait de son histoire.

Michel se souvenait vaguement, mais vivement, d’avoir été un petit enfant heureux, choyé, gâté, dans une maison tranquille où son père et sa mère, un beau jeune homme et une douce jeune femme, s’aimaient. Où était cette maison ? Il ne savait ; la lui eût-on montrée, il n’eût point su probablement la reconnaître, tant l’image était confuse et l’impression lointaine. Le jeune homme et la jeune femme n’avaient pas pour lui d’autre nom que maman et papa. Il les voyait encore au travers d’un nuage ou d’un rêve : la mère brodant et souriant, le père occupé à un travail manuel que Michel n’aurait pas pu définir, mais qui noircissait les doigts et mettait de la sueur au front.

À son estime, il pouvait avoir trois ans quand prit fin brusquement cette période de son existence. Il y eut un jour un grand tumulte dans la maison, des terreurs, du bruit, des larmes. Ceci se passait dans une ville de province, car Michel se souvenait d’une étroite rivière et d’un vieux pont lézardé, bien plus petit que ceux de Paris.

Nul chagrin, du reste ; point de larmes, car la rude et bonne figure de sa nourrice souriait près de son berceau. Celle-là, il l’eût reconnue. Elle lui disait : « Ils reviendront. »

Une femme en deuil vint en effet ; était-ce sa mère ?

Une nuit, il eut peur, parce qu’une carriole l’emportait cahotant par les chemins. Et il ne revit plus sa nourrice.

Tout cela était en lui comme la trace confuse d’un songe.

Ses souvenirs plus précis s’éveillaient dans une riche campagne normande : de larges moissons, des prés verts où les bestiaux fainéants se vautraient dans l’herbe humide et haute ; une ferme basse d’étage avec une cour énorme où il vit pour la première fois battre le blé : riante fête. Ici se présentait pour lui un détail qu’il sentait mieux que nous ne pourrons l’exprimer. Il lui semblait qu’au début de son séjour dans la ferme, car ce fut là qu’il grandit, on le traitait en fils de la maison, mieux que cela, même, en pensionnaire qui apporte une richesse au logis ; puis, peu à peu, les choses changèrent, et, à huit ans, il se voyait petit domestique de labour, employé sans façon aux plus infimes besognes. En somme, le père Péchet et sa femme étaient de braves gens ; le bonhomme racontait, le soir, au coin du feu, ses procès, comme un vieux soldat radote ses campagnes, et la bonne femme, quand elle avait bu sa ch’pine de cidre dur, pouvait dormir trois heures durant sans cesser de tourner son rouet ni de filer sa quenouille.