Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 11

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Hachette (tome Ip. 361-370).
Deuxième partie


XI

Première aventure.


En ce temps-là, Michel n’avait ni regrets ni désirs ; ce fut plus tard seulement que naquirent ces vagues souvenirs de sa petite enfance. La tranquille vallée où était la ferme, et le coteau charmant que l’église coiffait de son clocher semblable à une poire de bon-chrétien, grise et mûre, renversée parmi les feuillages, formaient pour lui tout l’univers ; il excellait à tresser les fouets de corde et ces bandes dentelées qui font les chapeaux de paille ; au printemps, il tombait droit sur les nids de fauvette, comme un chien sur une piste. Le bonhomme et la bonne femme Péchet ne le faisaient pas plus travailler qu’il ne fallait pour l’éreinter ; on ne lui reprochait pas trop durement le pain qu’il mangeait, et ceux du bourg convenaient déjà qu’il était un beau petit gars.

La ferme faisait partie d’un domaine considérable que la révolution n’avait point morcelé et qui appartenait à un très vieux gentilhomme, vivant à Paris. Le vieux gentilhomme vint à mourir sans postérité ; un demi-cent d’héritiers normands s’abattirent aussitôt sur son héritage et les tribunaux ordonnèrent la mise en vente du domaine. C’est le moment où prennent leur vol ces corbeaux mangeurs de châteaux, qu’on appelle la Bande-Noire ; il y a eu chez nous des centaines de sociétés immobilières, et je suppose qu’elles étaient toutes gérées par de fort honnêtes gens, mais on n’aime pas généralement ces débitants de domaines qui coupent les héritages par petits morceaux et vendent à la livre les pierres sculptées.

Arrivèrent de Paris, à la queue leu-leu, quinze ou vingt iconoclastes patentés, bien élevés, bien couverts, pour tâter le bon vieux domaine et voir un peu par quels joints on pourrait le dépecer proprement. Il y avait dans le pays peu de logis convenables pour abriter de si galants seigneurs. Le père Péchet fut l’hôte d’un jeune banquier de la chaussée d’Antin qui se nommait M. J.-B. Schwartz, et dont l’habileté proverbiale augmentait rapidement et sûrement sa fortune déjà très considérable.

M. Schwartz, selon son habitude, jugea l’affaire d’un coup-d’œil ; c’était une manière d’aigle pour les choses de la spéculation. Ayant jugé l’affaire, il voulut tuer le temps et demanda un guide qui pût le mettre en rapport avec deux ou trois compagnies de perdrix ; le père Péchet lui donna Michel, et Michel lui fit exterminer une demi-douzaine de pièces.

M. Schwartz, qui n’avait jamais opéré pareil carnage, trouva le petit garçon charmant ; il causa avec lui en revenant à la ferme, et l’intelligente naïveté de Michel le charma. Les Parisiens, lors même qu’ils portent les noms les plus foncés de l’Alsace, sont sujets à tomber de leur haut quand ils rencontrent autre chose que des ânes à quelques lieues de la place Saint-Georges. M. Schwartz interrogea le père Péchet en mangeant sa propre chasse : délicieux festin, et Michel, qui ne s’était guère inquiété de cela, put apprendre qu’il était étranger, orphelin, et qu’on le gardait à la ferme par charité.

Ce fut l’expression de ce bon père Péchet.

Michel, en écoutant cette révélation, qui lui donnait à réfléchir pour la première fois de sa vie, peut-être, eut une idée hardie.

« Emmenez-moi, dit-il à M. Schwartz, je vous ferai tuer des perdreaux tous les jours à Paris. »

M. Schwartz éclata de rire ; il était d’excellente humeur et annonça au père Péchet qu’il allait prendre le petit homme avec lui.

Bon débarras ! Connaissez-vous la Normandie ? Le père Péchet demanda cent écus pour lâcher Michel. Tout à l’heure il disait de Michel : « Une charge bien lourde pour des pauvres gens de la campagne ! »

Si vous ne connaissez pas la Normandie, qui est un charmant pays, allez en Bretagne, en Flandre ou en Bourgogne : la Normandie est partout au village, et point de Normandie sans père Péchet !

Ah ! le brave homme ! M. Schwartz ayant donné les cent écus, tant ses perdreaux lui semblaient délicieux, le père Péchet entonna une lamentation comparable aux plus beaux pleurs de Jérémie : « Oh ! là là ! man Dié, man Dié ! eq’ l’enfant était el plaisi d’ par chais nous ! qu’an l’ chérissait, qu’an l’ caressait, qu’an n’ pourrait point s’accoutumais à de n’ pus l’ vouair ilà ! »

Et la bonne mère Péchet, essuyant avec un énorme mouchoir à carreaux ses yeux de crocodile : « Je l’aimons pus mieux qu’un fieux à nous en propre ! Faut-i es’ s’ séparais d’ l’éfant à mes’hui, man Dié, man Dié, doux Jésus Dié ! »

Cela coûta cent autres écus, et M. Schwartz fut obligé de se sauver pour garder en poche le prix de son retour.

Mme Schwartz, une ravissante créature, s’il en fut, resta d’abord tout étonnée du résultat de ce voyage. Elle avait une jolie petite fille de six ans, et certes ce n’était pas pour aller acheter un enfant adoptif que M. Schwartz avait pris la diligence de Normandie. Michel fut reçu comme une graine de valet de chambre ; on le mit à l’école et au grenier.

Les fantaisies campagnardes ne tiennent pas à Paris, où l’art d’approcher les compagnies de perdrix devient inutile. Au bout de huit jours, Michel, à peu près oublié, ne reconnut plus qu’un seul maître et protecteur : le puissant Domergue, qui avait déjà sa livrée gris de fer.

M. Schwartz habitait alors un très bel appartement rue de Provence. On était en train de lui bâtir son premier hôtel. Domergue logea Michel dans une petite mansarde. C’était un très digne garçon que ce Domergue. Pendant deux ans, il demanda au moins une fois par mois à son protégé : « Quand est-ce que tu sauras lire ? » Michel regretta bien un peu le père Péchet.

Mais une occupation lui vint, juste au moment où des idées de fuir naissaient dans sa jeune cervelle.

Un soir, dans la mansarde voisine de la sienne, Michel entendit le son d’un piano. Il avait douze ans, et il devait se souvenir de ce fait toute sa vie. Il n’y avait qu’une cloison de planches entre lui et l’instrument. Pour la plupart de ceux qui me lisent, l’introduction de ce perfide engin eût été un motif de déroute, mais Michel écouta comme si les notes lui eussent parlé. Une voix amie s’élevait dans le silence de sa vie solitaire. Dès ce premier moment, il aima cet harmonieux sourire qui se glissait dans sa prison.

Il dormit peu cette nuit. Il se leva de bonne heure, ayant un but et un espoir. Aux arpèges et aux gammes, un frais babil d’enfant s’était mêlé ; Michel était certain déjà d’avoir une petite voisine. Une voix plus grave avait prononcé le nom d’Edmée. Quelle jolie chose qu’un nom ! Michel aurait donné tout au monde pour voir Edmée, lui qui au monde n’avait rien.

Mais Edmée ne sortait jamais, ou peut-être sortait-elle aux heures où Michel était en classe. Une grande semaine se passa sans que Michel aperçût la fille ni la mère, car il était bien certain que l’autre voix appartenait à la mère.

Il n’osa interroger le concierge qui le glaçait de respect. Tous les soirs le piano chantait. Michel savait déjà qu’elles étaient pauvres ; de l’autre côté de la cloison, la mère avait dit une fois : « Couche-toi, mon Edmée, pour économiser la chandelle. »

Certes, Michel ne savait pas que le mot chandelle avoue la gêne plus cruellement encore que le mot économie lui-même.

Et puis, la pauvreté, quel grand mal ! Michel n’était pas riche. Pourtant il eut le cœur serré.

On était en hiver. La gelée mettait des feuillages de cristal aux croisées de sa mansarde, et il ne s’en apercevait guère.

À la ferme aussi, maman Péchet se montrait impitoyable pour les prodigalités de chandelle.

Mais comment voir Edmée ? Michel en perdait l’esprit. Son premier tour d’écolier vint de là. Depuis qu’il avait quitté la campagne, Michel n’était plus l’enfant rieur, le pâtour hardi ; Paris l’opprimait et l’effrayait. Le maître de sa classe lui semblait être un géant ; il regardait d’en bas ce puissant M. Domergue à des hauteurs que nous ne saurions point mesurer ; l’espièglerie était morte en lui en même temps que la gaieté. Aussi ce fut en tremblant bien fort qu’il acheta une vrille de deux sous, à l’aide de laquelle il fora un tout petit pertuis dans la cloison de planches.

Le trou fait, il fut obligé de s’asseoir, tant le cœur lui battait ; il n’osait pas y mettre l’œil, et quand il prit enfin son courage à deux mains, vous eussiez dit qu’il allait commettre un crime.

Il ne vit rien d’abord, parce que son émotion l’aveuglait ; puis un mouvement qui se fit dessilla ses yeux, et il aperçut une femme en deuil au visage triste et doux. Un religieux respect le saisit, c’était la mère d’Edmée. Elle était assise auprès d’une table et tenait à la main une lettre ouverte. Ses paupières avaient des larmes. Michel sentit que ses yeux se mouillaient.

Mais ce n’était pas pour voir la mère d’Edmée qu’il avait percé la cloison. Où donc était Edmée ? La mère pleurait toute seule. Elle reprit la lettre déjà lue et la parcourut de nouveau. Michel commençait à être un savant ; la lettre relevée lui montrait son adresse ; il put laborieusement épeler : « À madame, madame Leber… »

Edmée Leber ! Où gît l’harmonie de certains accords ? Il se peut que vous trouviez tout simple et tout commun l’assemblage de ces quatre syllabes. Quand elles passèrent entre les lèvres de Michel, ce fut comme la musique d’un baiser.

Il y avait déjà deux ans que le petit paysan vivait seul dans la mansarde. Soyez sûrs, ce pauvre grand air qui circule dans les combles de vos maisons, ô généreux propriétaires ! entraîne avec soi la poésie. J’ai vu ces miracles de la végétation, les monstrueuses, les adorables orchidées s’élancer de la fente d’une poutre vermoulue. La vie s’émaille de ces contrastes ; la poésie est la fleur des greniers.

Il ne savait pas, notre héros Michel, combien il faut de pieds pour faire un vers. Qu’importe le vers à la poésie ? Mais ces quatre syllabes où nous ne voyons rien jaillissaient de son cœur comme une chanson triomphale.

Une porte s’ouvrit tout à coup de l’autre côté de la cloison, et je ne sais quel rayon inonda la chambre ; tout s’y mit à sourire, même le deuil de la mère. Une blonde enfant, dont les cheveux libres s’épanouissaient comme une gloire autour de son front, s’élança joyeuse et jeta ses deux bras au cou de Mme Leber. Michel reconnut Edmée : il l’attendait ainsi ; seulement il ne l’avait pas souhaitée si jolie. Mme Leber cacha la lettre qui lui avait mouillé les yeux ; elle prit un ouvrage de couture, et la petite fille, Edmée n’avait que dix ans, s’assit au piano.

Michel oublia de descendre à l’office pour chercher son dîner ; la nuit seule l’arracha de son poste.

Je n’ai pas le temps de vous énumérer toutes les choses qu’il avait vues pendant les longues heures de cet espionnage coupable et charmant. Une seule importe à notre histoire. Il gelait à pierre fendre, je l’ai dit ; le foyer de Mme Leber avait deux maigres tisons qui allaient s’éteignant ; la mère frissonnait en poussant son aiguille ; les petits doigts d’Edmée étaient tout rouges sur la blancheur des touches d’ivoire.

« Elle a froid ! » se dit Michel avec une véritable horreur.

Lui qui se moquait du froid comme de la lune !

Elle avait froid ! Edmée, la chère enfant au front d’ange, couronné par cette auréole de cheveux blonds ! Elle avait froid, Mme Leber aussi ! Michel fut blessé au plus profond de l’âme et s’indigna. On brûlait tant de bois inutile chez les Schwartz ! Ce fut une nuit sans sommeil. Michel s’agita depuis le soir jusqu’au matin sur son dur matelas ; son esprit travailla. En se levant, il avait son plan fait. Au lieu d’aller à l’école, il marcha droit devant lui dans Paris inconnu, pensant bien qu’il trouverait enfin une forêt. Maman Péchet l’avait envoyé souvent au bois ; il savait comment s’y prendre pour faire un bon fagot de branches mortes et il se disait : « Edmée n’aura plus froid. »

On peut marcher longtemps dans Paris sans trouver à ramasser gratis quoi que ce soit qui réchauffe, qui désaltère ou qui nourrisse : Michel, notre héros, dut s’avouer cela. Il alla pendant deux bonnes heures et c’étaient toujours des maisons. Il vit beaucoup de choses nouvelles, mais point de fagots, sinon chez les marchands. Au bout de deux heures, il trouva la barrière, et au-delà, des maisons encore, plus laides seulement et plus pauvres. Où donc était l’herbe ? Dieu soit loué ! voici une grande plaine blanche de neige ! La neige, c’était déjà une connaissance. Il aimait la neige en Normandie. Mais la forêt ? Loin, bien loin, des arbres moutonnaient à l’horizon. Michel sangla autour de ses reins la corde qu’il avait prise pour lier son fagot et hâta sa course.

Il atteignit ainsi, le vaillant petit homme, les bois de Montfermeil. Et quelle joie de voir enfin des chênes ! Quand le pâle soleil d’hiver descendit à l’horizon, Michel avait son fagot, un bon fagot, qu’il chargea sur ses épaules en chantant. Heureusement que le garde se chauffait les pieds dans sa loge.

Michel reprit le chemin de Paris. Il avait l’estomac creux, mais le cœur content. Sur l’air de quelque Noël normand qui jamais n’avait eu de si joyeuses paroles, il allait psalmodiant tout le long de la route : « Edmée n’aura plus froid ! Edmée n’aura plus froid ! » Les préposés de la barrière lui dirent qu’il avait bien là pour quinze sous de bois mort. Ils sont calomniés, ces hommes verdâtres ; Michel les trouva bonnes gens. Quinze sous de bois mort ! Chez M. Schwartz, Michel ne manquait de rien, mais il ne voyait pas beaucoup plus d’argent monnayé qu’en Normandie. Son grenier était à cent lieues de la caisse.

Dans le faubourg Saint-Martin il s’assit sur le trottoir : sa fortune l’écrasait : quinze sous de bois mort pèsent gros, je vous prie de le croire, quand on les apporte de Montfermeil. Mais, bah ! Michel arriva rue de Provence en chantant, vers dix heures du soir.

Il y avait longtemps que la mode de Michel était passée chez le banquier ; cependant, on s’était inquiété de lui. Domergue avait dit : « Le petit n’est pas venu chercher son dîner. » Mme Schwartz, qui était presque aussi bonne que belle, demanda trois fois dans la soirée s’il était de retour, et M. Schwartz parla d’envoyer à la préfecture. Quand Michel rentra avec ses quinze sous de bois mort, le concierge appela, les domestiques vinrent dans la cour, ce fut un événement. Où avait-il volé ce fagot ? L’histoire du fagot monta jusqu’au salon. Mlle Blanche, qui avait sept ans, voulut voir le fagot. Au salon, le fagot eut beaucoup de succès. Michel avait grandi ; M. Schwartz eut peine à le reconnaître et Mme Schwartz le trouva charmant garçon. L’idée d’aller faire du bois à Montfermeil parut tout à fait originale.

« L’enfant a froid là-haut, dit Mme Schwartz, il faudra mettre un poêle dans sa chambre.

— Ah çà ! s’écria le banquier en éclatant de rire, pas de cheminée alors ? Impayable ! Allait mettre le feu à la maison, tout simplement. Comique ! »

Un mot vint aux lèvres de Michel ; mais il eut la force de l’arrêter au passage, et son grand secret resta en lui.

Dès le lendemain, Domergue fit installer un petit poêle de fonte dans sa mansarde. Outre son fagot, il eut une bonne provision de bois.

Mais notre héros Michel ne pouvait pas chauffer les pauvres belles mains rouges d’Edmée par l’étroit pertuis de vrille qu’il avait pratiqué à la cloison. Vous allez bien voir que c’était un héros, en effet, et que nous ne faisons pas la biographie du premier venu.

Michel avait remarqué que sa jeune voisine s’absentait quotidiennement vers les deux heures de l’après-midi pour rentrer entre quatre et cinq heures avec un livre de musique sous le bras. Elle aussi allait à l’école ; un professeur célèbre lui donnait des leçons gratuites. Michel n’était pas connaisseur en musique et se bornait à trouver charmant tout ce que faisait Edmée, mais nous pouvons dire, dès à présent, qu’il y avait en Edmée l’étoffe d’une véritable artiste.

Ces jours d’hiver sont courts. Mme Leber, seule et fatiguée par un travail ingrat, avait coutume de s’assoupir à la brune. Fort de ce double renseignement, Michel, notre héros, combina et mit à exécution un plan qui acheva de le rendre célèbre dans la maison Schwartz.