Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 12

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Hachette (tome Ip. 370-383).
Deuxième partie


XII

Seconde aventure.


Le premier pas était dur. Il s’agissait purement et simplement de violer le domicile d’Edmée et de sa mère. Et Michel avait grand’peur de Mme Leber, si digne, si résignée, si vénérable dans son indigence. Vrai, cette radieuse Mme Schwartz lui eût inspiré moins d’effroi : au moins elle était riche.

Vous eussiez pris Michel pour un malfaiteur précoce, la première fois que, profitant du sommeil de la mère d’Edmée, il tourna sans bruit la clef dans la serrure. On ne sait pas comment s’accomplissent ces actes de courage ; Michel, quand la porte s’ouvrit, criant un peu sur ses gonds, se sentit défaillir. Il avança pourtant. Le foyer froid avait comme d’habitude deux tisons disjoints qui se consumaient lentement ; Michel jeta dessus une poignée du fagot, de son fagot, et par-dessus encore il mit quatre bons rondins, destinés à son poêle.

Et il se sauva, le coquin ! Par le pertuis, il vit l’incendie fumer, puis s’allumer. Mme Leber ne s’éveilla point au gai pétillement du fagot ; ce fut une splendide flambée, et Michel dansa un petit peu dans sa chambre, tant il avait le cœur léger. Quand Edmée rentra, tout était fini, et le foyer avait repris son aspect modeste ; mais elle dit :

« Il fait bon ici, mère. »

Michel ne dansa plus. Il s’assit sur le pied de son lit, étonné qu’il était d’avoir des larmes plein les yeux.

Et je ne sais pourquoi il mordit à l’étude, en ce temps-là, comme un furieux. Il avait, en vérité, l’idée d’être quelque chose.

La chambre des voisines était toute petite et gardait la chaleur acquise comme une boîte. Ce soir, sur le piano ragaillardi, les jolis doigts d’Edmée couraient aussi blancs que l’ivoire.

Quel rapport entre ces doigts mignons et la pensée ambitieuse qui vaguement germait dans l’âme de Michel ?

Les supercheries de Michel à l’endroit de ses voisines fleurirent pendant quinze grands jours : juste le temps des fortes gelées. La mère et la fille s’étonnèrent bien quelquefois de trouver, chaque soir, la température adoucie, et plus d’une fois aussi le foyer plein de cendres faillit trahir la coupable intrusion du voisin ; mais l’esprit ne va jamais vers l’impossible. Comment croire, comment soupçonner même ? Michel, dont le poêle vierge n’avait pas brûlé une allumette, s’enhardissait et arrivait à formuler en lui-même des réponses aussi sensées qu’honorables pour le cas où la bonne dame, s’éveillant en sursaut, surprendrait son flagrant délit. Mais vous savez le sort des réponses préparées : elles bâillonnent les questions.

Un soir que Michel, agenouillé devant la cheminée, soufflait à pleins poumons le feu rétif, un grand cri le releva terrifié. Mme Leber, hélas ! plus effrayée que lui, était déjà dans le corridor et criait au voleur de toute sa force. Émeute de voisins, remue ménage général, scandale ! Il y eut des gardes nationaux qui vinrent avec leurs fusils. Michel, appréhendé au corps, n’avait plus de parole ; on allait le conduire en prison, lorsque Edmée, rentrant à l’improviste, devina l’énigme en voyant le bon feu qui brûlait dans la cheminée.

« Mère, dit-elle, c’est la fée ! »

La fée, vous comprenez bien ? La douce chaleur qui pénétrait, le soir, dans la mansarde, le farfadet bienfaisant qui empêchait les gracieux doigts de rougir en tourmentant le froid ivoire, Edmée avait deviné : Michel était tout cela.

Mais c’était elle, bien plutôt, Edmée Leber qui était la fée. Ce simple mot fut un coup de baguette ; les écailles, accumulées par la peur sur les yeux de la digne dame, tombèrent. Qu’avait-elle vu en s’éveillant ? un enfant agenouillé près du foyer où le feu flambait maintenant. Elle s’élança, elle arracha Michel à ses persécuteurs, elle s’accusa, elle expliqua. Oh ! la précieuse anecdote à mettre dans la Patrie, journal du soir ! Les voisines, c’est de la poudre fulminante ; l’attendrissement fit explosion ; les fusils se cachèrent tout honteux ; la garde nationale, émue, parla du prix Montyon, heureuse idée qui prévient les collectes, danger de l’enthousiasme, et le concierge dit :

« Aussi, ça m’étonnait : ces gens-là n’ont pas de quoi qu’on les vole ! »

Dans ces rassemblements de locataires, le concierge est la voix de la raison. Le concierge ajouta :

« N’empêche que le gamin fait ses charités avec le bois de M. le baron ! »

Car il était baron, M. Schwartz, baron depuis un mois.

Domergue parut, attiré par le bruit. Devant Domergue, l’éclat du concierge pâlissait, comme les étoiles s’éteignent quand l’astre du jour prend possession de l’horizon. En nommant M. Schwartz baron, le roi de Sardaigne avait augmenté d’autant l’importance de Domergue.

La simplicité va bien aux grands ; nous ne saurions exprimer le gré qu’on savait à Domergue de ne porter ni broderies, ni écharpe, ni décorations, ni plumet insolent à sa casquette. Sous l’austérité de sa livrée gris de fer, Domergue était un demi-dieu.

Protection oblige. Domergue aimait Michel sans trop se l’avouer à lui-même. Il s’exprima ainsi, accompagnant ses paroles d’un geste sobre et noble :

« Messieurs et dames, M. le baron et Mme la baronne ne veulent pas de tapage dans une maison bien tenue, jusqu’à l’époque de leur déménagement pour entrer en possession de l’hôtel, tout près dès lors et parachevé, mais duquel il faut laisser sécher les plâtres, toujours nuisibles aux rhumatismes ou fraîcheurs dans le neuf, à cause de la saison d’hiver. Vous l’avez fait dans une bonne intention d’arriver, quand on crie au voleur. Nonobstant, je réponds de l’enfant pour sa généreuse action, qui n’a pas eu besoin de se procurer le combustible aux dépens de l’intégrité, car il a le bois de chez nous, comme la nourriture en abondance. C’est de rentrer chacun chez soi. »

Il y avait parmi les gardes nationaux un latiniste qui compara M. Domergue à Neptune calmant par sa seule présence l’émotion de cette immortelle canaille, chargée, selon Virgile, de soulever les flots de la mer ; mais, quel que fût ce Neptune, la majorité des locataires ne put se résoudre à le placer sur la même ligne que M. Domergue. Il est beau d’unir à une haute influence le don si rare de la parole. Les dames laissèrent échapper un murmure flatteur, et, spontanément, l’autre sexe présenta les armes. M. Domergue prit Michel par l’oreille et le conduisit chez M. Schwartz.

Dans la maison Schwartz, c’était la floraison de l’opulence, l’épanouissement, la vraie lune de miel de ces bienheureux qui épousent un jour la déesse Fortune. La Fortune s’était hautement déclarée pour M. Schwartz ; ce n’était déjà plus un millionnaire au tas, bien que les millionnaires fussent, en ce temps-là, plus rares qu’aujourd’hui. M. Schwartz était millionnaire d’une façon éclatante, européenne. Il comptait parmi les têtes de la finance ; on pouvait déjà fixer le jour où il allait devenir un million politique.

Je crois que Béranger a dit : « Le plaisir rend l’âme si bonne ! » Il a dit comme cela bien des choses qui ne sont pas très profondes, mais qui plaisent incomparablement aux dévots du Dieu des bonnes gens et aux royalistes d’Yvetot. C’est un énorme poète, en définitive, et M. Domergue savait toutes ses chansons.

D’autres philosophes, il est vrai, enseignent que l’âme s’améliore et se fortifie dans ce mystérieux et divin creuset qu’on nomme la souffrance ; mais de quoi diable allons-nous parler ! Prenons franchement les almanachs de Béranger : c’est le plaisir qui rend l’âme bonne. Gavarni, qui a bien plus d’esprit que Béranger, a traduit ainsi tout net l’apophtegme de la lyre nationale : « Tous les vrais apôtres dansent le cancan au bal masqué de l’Opéra. »

Avoir des millions est un incontestable plaisir ; être baron depuis un mois peut passer aussi pour une volupté très grande. Comme M. le baron n’était pas méchant le moins du monde, naturellement, comme Mme la baronne, chère et charmante femme, n’avait que de bienveillants instincts, un vent de mansuétude et de miséricorde soufflait chez eux. Il leur semblait que l’univers entier devait sourire à leur gloire, et le bataillon des flatteurs, qui ne manque à aucune prospérité, faisait ses orges grassement à l’hôtel.

Tout ce que je reproche à Béranger, qui n’y regardait pas de si près, c’est d’avoir employé ce gros mot, âme, pour caractériser la bonne humeur des estomacs qui digèrent bien ou des caisses qui réussissent.

La maison Schwartz était tout uniment de bonne humeur. L’âme est là dedans pour peu de chose.

Michel arriva au salon l’oreille dans la main de Domergue. Domergue ayant obtenu la permission de parler, mit dans son récit toute l’éloquence que la nature lui avait départie. C’était ici le second volume de l’histoire du fagot si favorablement accueillie quinze jours auparavant. On constata que le petit poêle de fonte n’avait même pas été allumé. Michel fut lion ; M. le baron se mit en tête de faire de lui un homme, c’est-à-dire un banquier, et une partie de sa faveur nouvelle rejaillit sur les voisines de la mansarde.

Au premier aspect, il semble facile de faire du bien à des gens si pauvres que cela. C’était difficile pourtant : Mme Leber n’eût point accepté une aumône, si bien déguisée qu’elle fût ; mais il y avait Blanche. Edmée, à dix ans qu’elle avait, lui donna des leçons de piano.

Quant à Michel, qui n’était pas fier, on lui mit sur le corps des habits de petit monsieur, et on l’envoya à l’École du commerce.

Il n’avait pas encore parlé à Edmée ; mais Mme Leber, le rencontrant une fois dans l’escalier, l’avait embrassé à pleines joues en lui souhaitant du bonheur.

Michel avait trois amis chez les Schwartz : Domergue en première ligne, Blanche ensuite, en troisième lieu le baron. Le commun des mortels ne sait pas tout ce qu’il entre de caprice dans les déterminations des personnes très riches, surtout des personnes très enrichies. La satiété vient beaucoup plus vite qu’on ne pense, non pas la satiété dans l’acquisition, mais la satiété dans la jouissance. M. Schwartz avait un impérieux besoin d’amusettes, et Michel était pour lui un joujou de premier choix. Dès ce premier instant, l’idée naquit en lui de produire un chef-d’œuvre, de créer de toutes pièces le Napoléon des banquiers.

Il se regardait, lui, M. Schwartz, et non sans quelque raison, comme l’égal des Rothschild à peu près ; ce n’était pas assez. Étant accepté qu’un Rothschild est la plus grosse artillerie de la finance, M. Schwartz voulait perfectionner encore cette merveilleuse machine, rayer cet admirable canon et lui donner une portée décuple. Chaque idée a sa formule exacte dans l’esprit d’un inventeur : M. Schwartz prétendait, supérieur à Prométhée, non-seulement produire la vie, mais la grandir à des proportions surhumaines : il rêvait le banquier à vapeur.

Seule, Mme Schwartz, en ces premiers jours, ne montra à Michel qu’une souriante et calme bienveillance. Elle était fort loin, assurément, de contrecarrer les beaux projets de son mari, mais elle n’y participait point : elle avait sa fille.

Mme Schwartz était de ces femmes qu’on ne peut dessiner d’un trait, ni raconter d’un mot. Nous savons que sa beauté atteignait à la splendeur, et que son esprit valait son visage ; elle avait le cœur grand, les malheureux vous l’auraient dit ; ses goûts, ses instincts et aussi ses manières étaient fort supérieurs au monde qu’elle voyait, et cependant le niveau du monde qu’elle voyait s’élevait sans cesse, à mesure que l’importance financière de M. Schwartz montait aussi, tout en élargissant sa base. M. Schwartz l’admirait et l’adorait, quoiqu’il essayât de temps à autre, pour son honneur et son crédit, quelques fastueuses excursions en dehors du domaine conjugal. L’Opéra pose la Banque. Il faut un grain de vice. Dans notre belle France, dès qu’on dit de quelqu’un bon père, bon époux, cela sent l’épitaphe. Nous sommes le plus ravissant des peuples.

Don Juan n’était pas Alsacien de naissance ; les folies de M. Schwartz n’allaient pas très loin ; il établissait de temps en temps un compte-courant de galanteries avec une personne en position de le compromettre suffisamment, mais décemment ; tout le monde y gagnait, surtout le bijoutier. La portion de Paris qui s’appelle Tout-Paris dans les articles délicieux des chroniqueurs en vogue supputait avec un naïf plaisir les diamants donnés, car Paris est la dernière forêt d’Europe où il y ait des macaques. C’est la vie et l’ornement du paysage. M. Schwartz, ayant ainsi fait ses farces, revenait en catimini aux genoux de Mme Schwartz.

Or, croyez-moi, nous marchons ici à un progrès véritable, et tout Paris, chroniqueurs en tête, aura eu cette gloire de moraliser finalement nos civilisations ; qu’il soit une fois établi d’une façon solide que l’amour conjugal est le fruit défendu, nous n’aurons plus que de bons ménages.

M. Schwartz, homme d’intelligence et d’expérience, sentait la supériorité de sa femme, au point de vue de la race et de l’instinct ; les admirations de mari s’égarent souvent, et M. Prudhomme est sujet à découvrir chez Mme Prudhomme des profils aristocratiques qui échappent au voisinage, mais M. Schwartz ne se trompait point : sa femme était une grande dame, indépendamment même de la fortune conquise et du titre de baronne, trop battant neuf. Les parures et les cachemires n’y faisaient rien, non plus les équipages. À pied, avec un châle de laine et une robe de percale, Mme Schwartz eût encore été une grande dame.

M. Schwartz l’aimait deux fois : d’amour et d’orgueil. Elle était en même temps son bonheur et le lustre de sa maison. Dans tout amour, l’analyse découvre beaucoup de choses et de curieuses choses. Il n’y a pas au monde deux amours semblables. M. Schwartz aimait passionnément à sa manière, et il était jaloux, bien qu’il eût confiance.

Le baron Schwartz était jaloux parce qu’il y avait en sa femme tout un côté qui lui échappait. Nous ne le donnons pas pour un grand homme, et pourtant il avait des petitesses de géant : il était curieux, fureteur, indiscret, violateur de menus mystères. Pour savoir mieux sa femme, il avait essayé d’apprendre par cœur l’appartement de sa femme, double étude, facile par places, mais, au total, impossible. L’appartement de sa femme avait aussi son petit coin fermé ; si le caractère présentait un rébus à deviner, certain tiroir montrait une impertinente serrure dont la clef ne traînait jamais.

Jamais, depuis des années.

Cela, dans une chambre où chaque chose traînait à son tour.

M. Schwartz avait confiance, mais il était jaloux. Qu’y avait-il dans ce tiroir ? et pourquoi Mme Schwartz rêvait-elle ? On peut résoudre la plupart des problèmes par ce vague mot : caprice ; mais autant vaut ne rien résoudre du tout. Le mot caprice lui-même est encore une serrure ; il y faudrait une clef.

L’humeur de Mme Schwartz était douce et remarquablement égale. Cependant, selon l’expression de Mme Sicard, sa camériste, il lui passait des tristesses. Ç’avait été toujours ainsi ; M. Schwartz pouvait même se souvenir de ce fait, que les tristesses étaient plus fréquentes et plus durables avant le mariage.

Après la naissance de Blanche, pure et grande joie ; il y avait eu guérison apparente, mais les tristesses étaient revenues et avaient poursuivi l’heureuse mère jusqu’au berceau de son enfant.

Quand Blanche était toute petite, elle disait parfois à M. Schwartz :

« Mère a pleuré. »

Les médecins sont admirables pour expliquer les femmes aux maris ; rien qu’à ce titre, je les proclame bienfaiteurs de l’humanité. M. Schwartz avait un faible pour les explications des médecins, mais il restait jaloux.

Les médecins lui disaient : « C’est le foie. » Quel criminel que ce foie ! Et ils citaient des anecdotes on ne peut plus intéressantes.

Les histoires des médecins ressemblent toutes à la pie voleuse : vous croyez que c’est un amant ; les preuves abondent, on a trouvé son chapeau. Allons donc ! c’était une affection de la rate !

Il y avait des semaines où Mme la baronne était folle du monde : la rate ; d’autres semaines où le monde lui faisait horreur ; le foie.

De même pour la toilette.

On avait découvert en elle, rarement, il est vrai, une sorte de colère sourde contre Blanche, sa fille bien-aimée. Le médecin disait, un homme charmant, cravaté en amour : « J’ai connu en 1829 une jeune femme très bien née, » etc.

Celle-là, c’était l’estomac.

On passerait volontiers ses jours et ses nuits avec un médecin chantant sur l’air de la Pie voleuse les bons tours du foie, de l’estomac et de la rate. Cela va très loin ; c’est tout un système de philosophie où le vice et la vertu sont remplacés avantageusement par la rate, le foie et l’estomac. Mais cela ne va pas à la cheville des docteurs poètes qui cultivent l’hystérie. On pourrait citer des dames respectables, abonnées à deux louis la visite pour ouïr les légendes de l’hystérie. Il n’y a pas de sot métier !

M. Schwartz surveillait sa femme, ou, pour mieux dire, son attrait eût été de l’espionner à fond, minutieusement et selon l’art des maris jaloux qui ont confiance. Mais il faut, pour cela, le temps, et le temps est argent ; M. Schwartz faisait comme nous tous, le malheureux : au lieu de se divertir à éclairer sa femme, il était obligé de gagner de l’argent. Il gardait donc sa confiance et ses doutes, s’informant à bâtons rompus, égarant parfois sa dignité jusqu’à interroger Mme Sicard et Domergue, qui n’en savaient pas plus long que lui.

La conduite de Mme Schwartz, pour ses gens comme pour le monde, présentait un aspect tout uni. Elle ne sortait guère qu’en voiture, et la voiture d’une femme, c’est encore son chez soi ; elle ne voyait que les amis de son mari, et sa conduite, dans le sens vulgaire appliqué à ce mot, était à cent coudées au-dessus du soupçon.

Cependant, pour le monde, pour ses gens, pour son mari, Mme Schwartz dégageait je ne sais quelle impression fugitive et subtile, ce quelque chose de souverainement indéfinissable, cette vague effluve, ce parfum de la femme qui a un secret.

M. Schwartz, nous devons le dire, lui sut mauvais gré de sa froideur vis-à-vis du héros Michel. Il avait besoin qu’on épousât ses fantaisies, et il attribua l’indifférence de sa femme à ces fameuses préoccupations qui étaient peut-être sous clef dans le « tiroir du milieu. » Il commit beaucoup de petites scélératesses pour conquérir cette clef invisible et ne réussit point.

Par rapport à nos personnages, les choses allaient ainsi dans la maison Schwartz : Michel était à l’École du commerce, où il faisait de très rapides progrès. Edmée donnait des leçons de piano à Blanche, qui l’aimait comme une sœur aînée ; l’aisance entrait chez les Leber ; nul n’approchait de Mme Schwartz sans ressentir les effets de sa généreuse bonté. Edmée grandissait comme artiste. C’était une noble et charmante fille, et déjà, dans ses grands yeux d’un azur profond, il y avait l’âme d’une femme.

Michel s’était rencontré périodiquement avec elle une fois toutes les quinzaines, depuis l’aventure du fagot. Ils ne s’étaient jamais parlé seul à seule. Je crois que l’amour peut naître dans les cœurs enfants, et c’est une délicieuse chose que cette floraison lente du sentiment qui doit remplir la vie. Dans un poëme, j’essayerais de suivre le cher développement de ce germe ; mais cette prosaïque histoire n’a pas le loisir de s’attarder aux détails.

La vue de Michel faisait rougir Edmée. Quand elle chantait devant lui, sa voix tremblante avait d’autres accents. Michel travaillait quinze grands jours pour vivre quelques heures. Son effort avait un but : il aimait déjà comme un homme ; il le savait. Edmée ne savait pas encore.

Quand Michel eut seize ans, M. Schwartz l’examina et fut pris d’un naïf orgueil à l’aspect de ce qu’il crut être son ouvrage. Michel avait marché à pas de géant ; c’était une intelligence robuste, vive, précise : il s’était joué littéralement des difficultés de l’étude, et l’École du commerce ne lui pouvait plus rien apprendre.

« Digne d’entrer dans mes bureaux ! lui dit M. Schwartz. Positif ! »

Michel était véritablement un beau jeune homme, grand, svelte, gracieux de taille, portant sur son visage imberbe une gaieté vaillante et distinguée. Le jour où il abandonna le frac bleu du collégien pour prendre l’élégant uniforme de notre monde, transition fâcheuse d’ordinaire, il produisit une véritable sensation dans le salon de Mme la baronne. Les femmes le remarquèrent, rêvant peut-être une éducation à parfaire, et nul parmi ces messieurs ne s’avisa de railler. Edmée fut toute glorieuse et à bien meilleur titre que M. Schwartz.

Et pourtant M. Schwartz était plus glorieux qu’Edmée elle-même. Il avait les capricieux enthousiasmes des arrivés. Il dit à sa femme en lui montrant notre héros :

« Mon œuvre ; un mari pour notre Blanche ! Idée ! »

Mme Schwartz eut un de ses beaux sourires, et regarda Michel attentivement pour la première fois peut-être.

Edmée entendit ; elle entendait tout ce qui se disait de Michel. Elle devint plus pâle qu’une morte.