Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 30

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Hachette (tome IIp. 186-198).
Deuxième partie


XXX

M. Lecoq.


Au moment où M. le marquis de Gaillardbois sortait par la porte principale, celle qui donnait sur le petit carré roula sur ses gonds, et la tête velue de l’estropié parut à six pouces du sol. Il rampa de manière à mettre ses jambes inertes en dedans du seuil, et quelqu’un ferma aussitôt la porte derrière lui.

M. Lecoq prit un des coussins du divan et le lança à la volée. Trois-Pattes l’atteignit et s’y installa en poussant un soupir de soulagement.

« Vous venez tard, ce soir, monsieur Mathieu ! dit le patron.

— Je n’ai plus mes jambes de quinze ans, répliqua Trois-Pattes, et j’ai fait beaucoup de besogne aujourd’hui. »

Placé presque au ras du parquet comme il l’était, il recevait en plein visage la lumière de la lampe, dirigée par l’abat-jour. C’était assurément une lamentable créature, mais il y avait une vigueur étrange dans le dessin de ses traits. Ses grands yeux noirs, gênés par les mèches rebelles de sa chevelure, avaient une placidité triste : on devinait dans leur expression la lutte incessante, mais résignée, contre une souffrance de tous les instants, qu’elle fût morale ou physique.

Le reste de sa figure, dont le caractère principal était une immobilité morne, empruntait à sa barbe inculte, bizarrement hérissée, une apparence farouche, et cependant les lignes de son nez, la courbe de ses lèvres ne manquaient pas de régularité.

Étant donnée la supériorité manifeste de M. Lecoq en quelque genre que ce fût, la présence de ce malheureux être, à pareille heure, dans l’antre où nous le trouvons, devait éveiller l’idée d’une possession complète et d’un véritable esclavage. Les gens comme M. Lecoq ont des outils humains qu’ils emploient Dieu sait à quoi. Mais, d’autre part, dans la physionomie de l’estropié, quelque chose, je ne saurais pas dire quelle chose, démentait cette croyance si plausible. Il ne faudrait point parler de lion à propos de ce débris d’homme, traînant derrière lui à grand’peine la moitié de son cadavre ; on n’a jamais vu de lion paralytique, mais supposez pourtant qu’il y en eût…

Trois-Pattes essuya d’un revers de main son front où il y avait de la sueur et ajouta :

« Patron, je suis bien las !

— Tu vaudrais trop cher, répliqua M. Lecoq qui se dérida, si tu avais tes deux jambes ! »

Il emplit le verre du marquis jusqu’aux bords et le tendit à l’estropié qui but avidement. Pendant qu’il buvait, M. Lecoq dit :

« La préfecture est à nos trousses, sais-tu ? »

Il se frotta les mains de tout son cœur.

« Ça vous amuse, patron ? demanda Trois-Pattes.

— Comme un bossu, mon vieux ! Je te dis tout à toi : car, il n’y a que moi au monde pour te donner ce que tu veux. Ça m’amuse, parce que toute la meute va me chercher où je ne suis pas… mais où je pourrais bien être un jour ou l’autre, se reprit-il, car la partie vaut la peine d’être jouée, hé ?

— Oui, oui, dit l’estropié ; ce jeune homme a le profil de Louis XVI sur les pièces de deux sous. Mais il ne peut être que le petit-fils, reste à trouver le fils.

— Tu n’oserais pas te déguiser en Louis XVII, toi, Mathieu, hé ?

— J’ose tout, quand vous commandez, patron ; mais je n’ai pas l’âge.

— De quelle année es-tu ?

— 1802, 1803, est-ce qu’on sait ? Pour me marier, je n’ai jamais eu besoin de mes papiers. »

Son rire essaya d’être égrillard.

« Du diable si ce ne serait pas l’affaire, pourtant ! grommela M. Lecoq en se replongeant dans sa chaise longue ; sauf ces vingt ans. Mais avec une figure comme la tienne… et tes infirmités causées par les mauvais traitements de tes cruels bourreaux… Mais quel gredin que ce geôlier Simon ! comme il t’a arrangé, mon pauvre bonhomme ! »

Il eut son gros rire, et Trois-Pattes, riant aussi, répondit :

« Le fait est qu’il m’ont mis dans un triste état, patron !

— As-tu tué, toi, Mathieu ? » demanda Lecoq avec brusquerie, mais sans rien perdre de sa gaieté.

Évidemment, il profitait d’un moment d’expansion pour obtenir de son compagnon une réponse parlée ou muette.

Mais Trois-Pattes garda sa gaieté froide en répondant :

« Et vous, patron ? »

Et comme M. Lecoq fronçait ses sourcils blancs, il ajouta :

« M. Schwartz est au salon, vous savez, et la baronne dans le boudoir.

— À deux pas l’un de l’autre ! murmura M. Lecoq, subitement déridé au cours d’une pensée nouvelle. La porte entre deux, elle ne ferme qu’au loquet. De quoi serait capable cet Othello alsacien ?

— La baronne sait qu’il est là, répondit Trois-Pattes. Elle a sur la figure un voile épais comme un masque. »

M. Lecoq appuyait le bout de son doigt contre son front.

« Il y a des mondes là-dedans ! dit-il avec un orgueil profondément convaincu. Nous irons loin, monsieur Mathieu, et vous retrouverez une paire de jambes, si cela peut s’acheter avec des billets de banque. À propos de billets de banque, les nôtres sont-ils retouchés ? »

Trois-Pattes déboutonna sa veste de velours et prit un portefeuille dans sa poche.

Pendant qu’il l’ouvrait, M. Lecoq poursuivit :

« Il est bon que ce Schwartz et sa femme attendent. Il faut qu’ils sachent de quel bois je me chauffe. On va voir tout à l’heure quelque chose de curieux. J’ai tout dans ma tête, tout ! »

L’estropié lui tendait deux chiffons de papier. Il se leva pour les aller prendre.

« Oui, dit Trois-Pattes, il est bon qu’ils attendent, mais il est bon aussi que vous sachiez ce que vous avez à leur dire, et vous trouverez ça dans mon rapport. »

M. Lecoq ne répliqua point. Il examinait les deux billets de banque avec une minutieuse attention.

« Lequel est le vrai ? demanda-t-il. Fais toujours ton rapport, bonhomme. »

Il mit dans son œil une petite loupe d’horloger et se rapprocha de la lampe. Pendant cet examen, la prunelle de Trois-Pattes se prit à jeter des lueurs.

« En arrivant, dit-il, j’ai trouvé la jeune Edmée Leber à la porte du château.

— Pourquoi mentionnes-tu cela !

— Vous allez voir. M. Schwartz m’a reçu, et, de son côté, Mme Schwartz a reçu la jeune Edmée Leber.

— Tu as une drôle de voix en prononçant ce nom-là, bonhomme ! fit M. Lecoq sans quitter des yeux les billets de banque ; « la jeune Edmée Leber… »

— Je n’ai pas le cœur paralysé, répliqua Trois-Pattes. Elle est jolie comme un amour !

— Ah bah ! Du diable si ces deux chiffons-là ne sont pas en tout semblables ! Tu ne continues donc pas ton conte de la Belle et la Bête avec la comtesse Corona ?

— J’aime les femmes ! répondit Trois-Pattes avec une soudaine emphase.

— Moi aussi, dit M. Lecoq en dissimulant un sourire. Vous faites un drôle de corps, monsieur Mathieu ! Et vous deviez être un luron quand vous aviez vos jambes !

— Je n’ai jamais eu mes jambes, et je suis encore un luron, prononça sèchement l’estropié. Les billets vous conviennent-ils ?

— C’est-à-dire que le graveur de la Banque n’y verrait goutte ! Il faut tirer, et vite !

— On y est. J’ai donné le bon d’avance.

— Bravo ! Avec cela, mon vieux Mathieu, tu pourras te payer un sérail comme le Grand-Turc !

— Si c’est avec cela que vous pensez solder mon compte… commença Trois-Pattes d’un air de mauvaise humeur.

— Homme de peu de foi ! repartit M. Lecoq avec ce parfait contentement de lui-même qui était sa force. Mon plan est un chef-d’œuvre : ne sortons pas de là. Il y a une chasse où l’on prend des oiseaux vivants avec un oiseau empaillé. Je n’ai pas plus envie que toi de passer des billets faux : fi donc ! Pauvre métier ! Combien peut-on tirer en vingt-quatre heures ?

— Deux mille par jour. Il faut le soin.

— Trois jours pour six millions. Mercredi, je placerai d’un coup tout ce que nous aurons de tiré… Au rapport. Marche ! »

Trois-Pattes commença aussitôt :

« J’ai été reçu par M. le baron, et j’ai glissé le mot que vous m’aviez dit.

— Aussi le voilà dans mon antichambre !

— Il vient pour autre chose… quoiqu’il ait tressailli et pâli quand j’ai parlé de la ville de Caen, du banquier ruiné, du colonel et de l’ancien commissaire de police.

— Qu’a-t-il dit ?

— Rien. Il m’a interrogé sur la comtesse Corona.

— Qu’as-tu répondu ?

— Rien, je ne dois mes comptes qu’à vous. Le baron Schwartz est chez vous ce soir, parce qu’il a pris, comme un voleur, l’empreinte d’une clef qui ouvre le secrétaire de sa femme. »

M. Lecoq caressait la boîte de carton où était la pelote de cire.

« Les empreintes pleuvent ! » murmura-t-il.

Puis il reprit tout haut :

« Il en est bien capable ! Mais comment sais-tu cela ?

— Je le sais.

— Et tu ne veux pas dire comment ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que mon moyen de savoir est mon gagne-pain.

— C’est juste. Et la baronne ?

— La baronne est chez vous, parce que la jeune Edmée lui a rapporté un bouton de diamants perdu dans l’escalier de M. Michel.

— Bon ! je sais l’histoire. Et qu’y puis-je ?

— Vous verrez… et, en outre, parce qu’elle sait que son mari a pris l’empreinte de la clef.

— Excellent pour le mal de dents ! s’écria M. Lecoq ; quand un plan est bon, tout vient l’améliorer. Excellent !

— Je n’ai pas fini. Comme ils venaient, sans le savoir, au même endroit, le baron et la baronne se sont rencontrés.

— Où cela ? demanda M. Lecoq, qui devint plus attentif.

— Dans votre cour. La baronne portait dans une cassette le contenu du tiroir dont le baron va vous demander la clef en échange de l’empreinte qu’il apporte.

— Connaîtrais-tu le contenu de ce tiroir, hé ! bonhomme ? demanda Lecoq d’un ton caressant.

— Je ne le connais pas, répondit froidement Trois-Pattes.

— La baronne a-t-elle encore la cassette ? — Non. Il y a eu là-bas, sous vos fenêtres, une scène à la Beaumarchais.

— Tu y as assisté ?

— En loge grillée ; c’est mon état.

— Voyons ta scène : tu es un drôle de corps ! »

Trois-Pattes reprit posément :

« La femme est poursuivie par le mari. Elle entre, voilée comme une figure de deuil ; le mari est sur ses talons. Un homme passe dans la cour par hasard. La femme ne fait ni une ni deux, elle lui plante sa cassette entre les bras et disparaît.

« Donnez-moi cette cassette ! » crie le mari à l’homme qui reste tout ébahi.

« — Je vous le défends ! » répond une seconde femme non moins voilée et surgissant tout à point pour faire le coup de théâtre…

— Qui, cette autre femme ?

— La comtesse Corona, parbleu !

— D’où sortait-elle, celle-là ?

— De terre, apparemment. »

M. Lecoq appuya sa tête contre sa main.

« Et l’homme qui passait par hasard ? demanda-t-il encore.

— Le jeune M. Michel. »

M. Lecoq emplit son verre.

« À la bonne heure ! murmura-t-il. Tout va bien. »

Trois-Pattes le regarda boire en souriant. La main de M. Lecoq avait un tremblement fiévreux quand il reposa son verre sur la table.

« Elle a le secret ! gronda-t-il entre ses dents. Je veux le secret : ce vieil homme me le devait. Elle me détestait avant de balbutier le nom de sa mère. Elle est mon ennemie née. Tant pis pour elle !

— Vous ne parlez pas de la baronne Schwartz ? demanda l’estropié.

— Sais-tu, interrogea brusquement M. Lecoq au lieu de répondre, ce que la comtesse venait faire dans la maison ?

— Elle avait à me parler, répliqua Trois-Pattes sans hésiter, pour affaires. »

M. Lecoq jeta sur lui un regard de défiance.

« À votre place, poursuivit froidement l’estropié, je ferais la paix avec elle. Elle en sait aussi long que vous.

— Et plus long que toi ?

— Oui, surtout sur ce Bruneau qui vous tient si bien au cœur. »

La triomphante figure de M. Lecoq s’était notablement rembrunie.

« Le diable l’a protégé, celui-là ! murmura-t-il. Nous l’avons vu trois fois avec la corde au cou. La quatrième fois, quand il revint de Londres, le Père nous dit : « Il a la vie trop dure, englobons-le. » Le Père avait été un homme, mais il a mis trop de temps à mourir.

— Maintenant qu’il est mort, dit bonnement Trois-Pattes, je ferais bien une affaire à fonds perdus avec mon voisin Bruneau ! »

M. Lecoq prit le pavillon d’ivoire qui rendait en ce moment un appel prolongé.

« Tu ne le perds pas de vue, j’espère ? dit-il avant de mettre le cornet à son oreille.

— Je le suis comme son ombre, répliqua Trois-Pattes. Je vis dans sa peau. J’ai fait des trous à la cloison pour l’entendre dormir.

— Tu n’as rien découvert ?

— Rien, si ce n’est qu’il a fait, lui aussi, son dimanche du côté de la forêt de Bondy, et qu’il est revenu de Livry à Paris dans le coupé de la voiture, seul avec la jeune Edmée Leber.

— Il faut se hâter, pensa tout haut M. Lecoq. C’est ici la vraie affaire. Il n’y en a pas d’autres. La poire est mûre à tomber ! Et, quand elle sera cueillie, nous nous moquerons de ce Bruneau comme de l’an quarante ! »

Le cornet acoustique lui dit à l’oreille :

« La baronne s’impatiente et le baron menace !

— Qu’ils attendent, ceux-là, répondit M. Lecoq brutalement et à pleine voix. Dites-leur qu’ils ne sont pas au bout ! Qu’ils attendent ! répéta-t-il en se levant pour arpenter la chambre à grands pas. J’ai le pied sur leurs têtes ! Ils vont en voir bien d’autres ! »

Le vent avait tourné ; il était en veine de fanfaronnades.

« Alors, poursuivit-il d’un ton vainqueur en s’arrêtant court devant Trois-Pattes qui avait pris sur son coussin une pose commode et paresseuse, le baron a laissé échapper la cassette ?

— En saluant jusqu’à terre la comtesse Corona, s’il vous plaît !

— Était-il dupe ?

— À demi.

— A-t-il reconnu son Michel ?

— Parfaitement. »

M. Lecoq fit claquer sa main sur sa cuisse d’un geste victorieux.

« Tout y est ! s’écria-t-il. J’aurais payé la Fanchette à l’heure, qu’elle n’aurait pas mieux manœuvré ! Le Bruneau et ta jeune Edmée me servent sans le savoir. Quand un plan est bon, vois-tu… Quelle place demanderais-tu, toi, monsieur Mathieu, farceur, si on me nommait ministre, hé ? La situation nettoyée d’un seul coup ! En avant, plus rien à désirer ; en arrière, plus rien à craindre ! Combien crois-tu que peut rapporter un billet de mille francs, prêté sans intérêt à un va-nu-pieds, pendant quinze ans ? Est-ce assez de quatre millions ? Ne te gêne pas : on pourrait aller à six. Ah ! ah ! la poire est mûre, le vieux le disait bien ! Et tu ne me trahiras pas, Mathieu, entends-tu, parce que tu sais bien que je vais les jouer tous par dessous jambe ! Deux temps, deux mouvements ! allez ! Dans trois jours, mon camarade, tu auras gagné le gros lot : assez de profils du roi citoyen, sur or et sur argent, pour acheter un demi-cent de femmes, puisque tu aimes ça, l’ancien ! J’entends des femmes qui ne se vendent pas, hé ! sans compter toutes les aises de la vie et l’amitié d’un grand homme qui est un bienfait des dieux, dit la chanson.

— Non, la tragédie, rectifia paisiblement Trois-Pattes.

— La tragédie, si tu veux, car tu t’y connais, vieux drôle ! Regarde-moi bien ! avons nous l’air d’un conscrit, hé ? Je n’aborde ces questions-là qu’au dernier moment, moi. Dans une heure, si je voulais, tu serais en route pour le bagne ! »

Trois-Pattes baissa les yeux sous la prunelle fixe de M. Lecoq.

Ce résultat mit le comble à l’exaltation orgueilleuse de celui-ci.

« Je te tiens comme les autres, poursuivit-il, et c’est tant mieux pour toi, car si tu n’avais pas une de mes cordes autour de la nuque, je me défierais de toi. Et quand je me défie de quelqu’un… Assez causé ! Tu vaux ton prix, et ça m’aurait fait de la peine !

— Patron, lui dit naïvement Trois-Pattes en relevant sur lui ses grands yeux attristés, je vous jure que je fus plus malheureux que coupable. »

M. Lecoq éclata en un rire retentissant.

« Parbleu ! s’écria-t-il. Et moi donc ! Il est superbe !… Pas moins vrai que tu es enfoncé, monsieur Mathieu ! »

Il pirouetta sur lui-même, et, saisissant le pavillon, il clama dedans :

« On y va ! Deux petites minutes pour dresser, parer et servir chaud ! »

Et, croisant ses bras sur sa poitrine, la tête renversée en arrière, les narines gonflées, il se retourna vers l’estropié, pensif et humble sur son coussin.

« Il n’y a plus que moi, reprit-il d’un ton sec et tranchant. L’autre est au diable ! Il était vieux ; il me gênait. Je n’aurais pas touché un des cheveux blancs de sa tête, parce qu’il était le Père. Mais il est mort, et je suis le Père à mon tour ; le général de la Camorra ; l’Habit Noir, selon le rite de la Merci, le maître à Paris, à Londres, le maître partout ! Ces deux-là qui attendent sont ma proie ; tu le sais. Mais comment va-t-on dévorer cette proie ? personne, pas même toi, n’est capable de deviner. Regarde bien, pourtant, afin d’apprendre : Je les entame par l’attente, je les brise d’avance, je les humilie, je les macère, je leur fais peur ! Cela me grandit en les rapetissant, cela me donne toute la force qu’ils perdent. J’ai l’air de bavarder, mais j’agis. Plus ils attendront, plus ils seront souples, et il me les faut souples, comme des gants de chevreau, hé ! Jadis, nous étions obligés de pateliner, comme le chat autour de la souris ; nous faisions bouche en cœur et nous courbions l’échine. Tout cela est changé. Selon les temps, le monde prend telle ou telle façon de tomber en enfance. Il était cagot, il est philosophe et devient idiot à force de craindre Croquemitaine-Calotin, Tartuffe, Basile et autres monstres de carton collés par les hommes de génie ! Changement de front sur toute la ligne : l’opposé de Tartuffe est le bourru bienfaisant. Sois brutal, on te croira ; mène les gens à coups de pied, voilà la franchise. Parle à tout instant de ton égoïsme, on se dira : c’est un apôtre. Molière et Beaumarchais ont fait réussir bien des affaires, car l’hypocrisie allait se fanant au métier qu’elle menait depuis si longtemps. Bonhomme, tu vas voir comme nous avons profité à la comédie. Donne-toi la peine d’entrer au corps de garde (il désignait la porte de la petite chambre nue), il y a là un guichet pour entendre et voir ; il y a du papier, une plume et de l’encre pour écrire… »

Pendant qu’il parlait, Trois-Pattes avait traversé la chambre en rampant. Au moment où il passait le seuil de la pièce voisine, M. Lecoq acheva en piquant ses paroles :

« Écoute, regarde et prends des notes ; ceci est sérieux comme quatre millions : tu vas être à la fois un témoin et un greffier.

— C’est bien, dit l’estropié.

— Qu’on introduise Mme la baronne ! » ordonna M. Lecoq dans le pavillon d’ivoire.