Les Habits noirs/Partie 3/Chapitre 04

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Hachette (tome IIp. 281-294).


IV

La chose de tuer la femme.


Quoique l’institution des sergents de ville et tout ce qui regarde la police urbaine aient progressé admirablement depuis l’époque où se passe notre histoire, il est certain qu’un acte de violence, commis en plein boulevard, même à ces heures de nuit où le boulevard est un désert, était alors comme aujourd’hui une chose excessive et très rare.

Dès ce temps, il fallait que le drame nocturne fût hardiment et prestement mené, car si les gardiens de notre sécurité étaient moins nombreux et tenus à une vigilance moins sévère, ils existaient, et les bêtes fauves de la forêt se plaignaient déjà de la dureté des affaires.

Il y avait eu deux actes de violence commis, dans l’espace de quelques minutes, sur deux points très différents, quoique nous trouvions les deux « corps de délit » réunis sur le même banc du boulevard.

Les événements avaient marché pendant ces deux jours, comme le disait tout à l’heure la comtesse Corona. La portion de notre sujet, qui est la comédie de famille entre M. le baron Schwartz et sa femme, touchait presque à son dénoûment, et tout ce qui dépendait de cette lutte allait être réglé dans le sens des volontés de la baronne, à moins qu’une influence étrangère et plus forte ne fît verser la balance à la dernière heure.

M. Schwartz, tout entier à la suprême partie qu’il jouait avec une sombre résolution, laissait aller tout le reste. Il y avait dix à parier contre un que ces jeunes amours, qui sont, dans cette histoire de voleurs, un très modeste accessoire : le roman de Michel et d’Edmée, le roman aussi de Blanche et de Maurice, allaient se dénouer le plus simplement du monde par une double union que rien désormais ne traverserait.

Mais était-ce bien la volonté de M. Schwartz ou même celle de la baronne, qui tenait lieu de destin dans ce petit monde où s’agitent nos personnages ?…

Edmée avait passé une journée heureuse, mais pleine de fièvre, car sa santé, à peine remise, se brisait sous ces émotions. Blanche et sa mère étaient venues dans la pauvre retraite de Mme Leber. Un long, un suave baiser avait servi d’explication entre la baronne et Edmée. Une toilette de bal fraîche et charmante s’étalait sur la simple couchette.

Étienne, notre Étienne, dont nous n’avons pas le loisir de suivre, comme nous le voudrions, les travaux dramatiques, aurait senti là une aimable odeur de quatrième acte (le tableau d’intérieur !) préparant le dénoûment heureux.

Pourtant, quelqu’un manquait. Michel n’assistait pas à cette douce fête.

Longtemps après le départ de ses hôtes, Edmée, qui l’attendait, s’était jetée tout habillée sur son lit, où l’engourdissement de la fatigue l’avait prise. À une heure qu’elle n’eût point su préciser, on frappa doucement à sa porte. Elle se leva, joyeuse, et croyant que c’était enfin Michel. Il faisait nuit ; la lampe baissait, prête à s’éteindre.

Ce fut M. Bruneau qui entra.

« Michel ne viendra pas, » dit-il, répondant à l’expression de désappointement qui était dans le regard de la jeune fille.

Puis il ajouta :

« On peut bien prendre quarante-huit heures de l’existence d’un homme pour lui sauvegarder toute une vie heureuse.

— J’ai confiance en vous, murmura Edmée avec une sorte de craintif respect, confiance absolue. Je vous dois la vérité : Michel ne vous aime pas. »

M. Bruneau se mit à sourire, ce qui rarement lui arrivait.

« Je crois bien ! répondit-il ; chaque fois qu’il veut se rompre le cou, je le gêne ! »

Il reprit le ton sérieux, et demanda :

« Votre bonne mère dort-elle ? »

Sur la réponse affirmative d’Edmée, il remonta la lampe, et pénétra dans la chambre à coucher de la vieille dame. Edmée le suivit et le vit avec étonnement qui enlevait le voile de gaze couvrant le brassard ciselé, En même temps, son regard s’étant tourné vers la fenêtre, elle remarqua que toutes les lumières de la maison étaient éteintes.

« Il est donc bien tard ? » murmura-t-elle.

La pendule d’un voisin sonna trois heures.

« Je ne choisis pas mes moments, dit M. Bruneau avec sa tranquillité froide. D’ailleurs, il faut que la bonne dame retrouve ceci à son réveil. Demain, on lui en offrira une belle somme.

— Qu’en voulez-vous faire ? demanda Edmée, voyant qu’il plaçait le brassard sous sa houppelande.

— Vous allez le voir, ma fille, car vous m’accompagnerez, répliqua M. Bruneau. Il manque quelque chose à ce joujou-là, qui vous doit un peu de bien pour tant de mal qu’il vous a fait. Nous nous rendons ici près, à la forge d’un vieil ami à moi ; dans une heure, vous rapporterez le brassard. Venez. »

Edmée se coiffa aussitôt et jeta son mantelet sur ses épaules.

La forge, voisine de l’estaminet de l’Épi-Scié, était tout allumée, et un ouvrier attendait.

On sait comment étaient fabriqués ces gantelets pleins que nous nommons des brassards. La carapace des crustacés dut en fournir la première idée. M. Bruneau, dont Edmée ne soupçonnait pas l’habileté, démonta la pièce en un tour de main et l’ouvrit comme on dépèce un homard. Le forgeron avait préparé trois séries ou franges, formées de tiges aiguisées. M. Bruneau les riva à l’intérieur en tournant leurs pointes libres, inclinées légèrement, par rapport au plan des anneaux, vers la poignée du gantelet.

Puis il remonta la pièce aussi lestement qu’il l’avait désarticulée.

Ce fut tout. Nous savons comme Edmée et lui se séparèrent.

Edmée allait d’un pas pénible et las, suivant le trottoir méridional du boulevard. Elle n’éprouvait point de frayeur dans cette solitude. L’accès de fièvre était venu. Elle se sentait la tête vide et cherchait a saisir de vagues pensées qui semblaient se jouer d’elle.

À la hauteur du Café turc, un homme la croisa. C’est à peine si elle fit attention à lui.

Il n’en fut pas de même de l’homme par rapport à elle. Aussitôt qu’il l’eut dépassée, il fit un geste de vif étonnement et s’arrêta court, la regardant s’éloigner.

Cet homme semblait entre deux âges. Il était vêtu d’un vaste paletot dont le collet se relevait jusqu’à ses oreilles. Il avait de larges favoris noirs et des lunettes bleues.

Prenant une brusque détermination, et sans mot dire, il revint sur ses pas, affectant l’allure chancelante d’un ivrogne. Il atteignit Edmée, et, la saisissant par la taille avec brutalité, il balbutia d’une voix avinée :

« Nous cherchons donc comme ça des mignonnes aventures toute seule, la nuit, dans les rues, mon petit amour ? »

Edmée, éveillée de sa torpeur en sursaut, esquiva son étreinte et recula de plusieurs pas en chancelant. L’homme aux lunettes bleues avait senti le brassard sous son mantelet. Si ce n’était pousser l’invraisemblance jusqu’à l’absurde, nous penserions que le brassard était précisément l’objet convoité par son audacieuse galanterie, car il resta un instant comme stupéfait de cette découverte.

Et, en réalité, s’il connaissait Edmée Leber, il pouvait bien connaître le brassard.

Son hésitation fut de courte durée.

Il bondit en avant, donnant à sa voix les accents oxydés et rauques de la complète ivresse :

« Oh ! tu fais des manières, mademoiselle ! s’écria-t-il, titubant sur ses jambes et agitant ses bras en des gestes extravagants. Tu dédaignes un simple citoyen, parce qu’il n’a pas de carrosse, mademoiselle ! Vas-tu finir ! C’est un Français qui t’offrait son cœur, mademoiselle ! À bas les gendarmes, mademoiselle ! Vive la ligne, mademoiselle ! On va te faire un sort malgré toi, mademoiselle ! »

C’était de l’ivresse à la Frédérick-Lemaître : un peu trop bien faite.

Mais notre pauvre Edmée n’était pas expert-juré en fait d’ivresses. En outre, elle n’avait pas le sang-froid qu’il fallait pour juger.

Elle fut prise de cette instinctive épouvante qui étreint la poitrine des enfants à l’aspect d’un danger inconnu ; elle poussa des cris étouffés, continus, des cris de folle, et s’enfuit sans savoir où elle allait.

L’homme aux lunettes bleues la suivit, sans plus se soucier de son rôle d’ivrogne. Il savait de science certaine qu’elle ne se retournerait pas. D’ailleurs il avait une autre préoccupation ; son, regard perçant passait par-dessus ses besicles et interrogeait le lointain du boulevard pour voir si nul garde-chasse ne menaçait son courre.

Le boulevard était solitaire aussi loin que l’œil pouvait se porter, et les pauvres cris d’Edmée s’étouffaient de plus en plus.

Elle traversa la chaussée. Peut-être avait-elle vaguement l’idée de revenir à son point de départ pour trouver la protection de M. Bruneau.

Quant à l’homme aux lunettes bleues, son plan n’avait rien d’incertain. Il voulait pousser son gibier vers les terrains vagues qui bordaient le nouveau boulevard Beaumarchais, bien sûr que là il serait maître absolu de la situation.

Il n’eut pas besoin de faire une si longue route. Edmée trébucha une première fois en traversant le pavé, puis elle s’affaissa bientôt après, privée de sentiment, sur le trottoir, aux abords de La Galiote. Charitablement, l’homme aux lunettes bleues la souleva dans ses bras, qui étaient robustes, et la transporta sur le banc le plus voisin.

Il l’y laissa, sans s’inquiéter autrement de l’état où elle pouvait être, et s’éloigna d’un bon pas, emportant le brassard sous sa redingote.

Ce fut ainsi qu’il arriva à l’estaminet de l’Épi-Scié, où sa venue fut le signal de la retraite de nos amis Échalot et Similor.

Quand ceux-ci furent dehors et qu’on eut prudemment refermé les portes du sanctuaire, l’homme ôta ses lunettes bleues d’abord, puis ses larges favoris noirs, découvrant ainsi la mine effrontément résolue de ce grand M. Lecoq.

« Voilà une histoire ! dit-il en exhibant son butin. J’avais pris la peine de crocheter moi-même, comme un simple guerrier, la porte d’une voisine pour me procurer ce joujou-là.

— Voyons voir ! fit la galerie avec un empressement respectueux. »

Et Cocotte ajouta d’un ton caressant :

« Voilà ce qui fait le charme de M. Toulonnais-l’Amitié, c’est qu’il met la main à la pâte et qu’il ne joue jamais à cache-cache avec nous.

— Qu’est-ce que c’est que ça, patron ? demandèrent quelques voix curieuses.

— Ça, répondit M. Lecoq, c’est quatre millions en billets de la Banque de France à partager entre les bibis. »

Tous les yeux s’écarquillèrent.

« Mes petits amours, reprit M. Lecoq, on ne peut pas m’accuser d’avoir peur de me compromettre avec vous, hé ? Le colonel était de l’ancienne école, moi je suis de la nouvelle : se faire adorer, voilà la meilleure cuirasse.

— Et tenir un nœud coulant au cou des chéris, riposta Piquepuce. »

M. Lecoq lui adressa un signe de tête approbateur et répliqua en riant :

« Tu sais ce que parler veut dire, toi, bonhomme ! »

Tout en causant, il examinait minutieusement le brassard, qu’il tournait et retournait dans tous les sens.

« Régner à la fois par la force et par l’affection, voilà le programme de la nouvelle école, dit-il. Chacun de vous sait bien qu’il n’y a pas mèche de faire tort à papa ; mais, quand même la chose serait loisible, on ne trouverait pas un seul Judas dans l’honorable société, hé ! les amours ? »

Une bruyante acclamation ponctua cette harangue courte, mais éloquente.

« Corona n’est pas encore venu ? » demanda M. Lecoq en remettant sous son paletot le brassard en apparence intact.

Sur la réponse négative qui lui fut donnée, son regard fit le tour de la galerie.

« Toujours propre et bien couvert, Cocotte ! reprit-il. Avance ici. Connais-tu M. Bruneau, le marchand d’habits ?

— Parbleu ! fit notre élégant voyageur de la voiture de Montfermeil.

— Tu vas sortir et aller jusqu’au boulevard. Sur le premier banc, tu trouveras une jeune demoiselle évanouie. Tu lui porteras les secours que l’humanité commande, puis tu la reconduiras chez elle galamment, sans te permettre aucune familiarité inconvenante. Elle habite la maison même où je respire. En chemin, tu t’arrangeras de manière à rencontrer un agent quelconque de l’autorité ; ça se trouve quand on y met du soin et de l’adresse. La jeune personne racontera son cas avec la candeur particulière à son sexe et à son âge. Toi, tu témoigneras que tu es arrivé au moment où le voleur s’évanouissait dans l’ombre, et tu fourniras le propre signalement de M. Bruneau : Les quatre doigts et le pouce !

M. Bruneau en mange, fit observer Piquepuce, qui fronça le sourcil.

— Il fait mieux, répliqua M. Lecoq, il est de la grande table. N’essaye pas de voir plus loin que le bout de ton nez, bonhomme, eh ! Je t’annonce que ton rapport sur l’entre-sol de l’hôtel Schwartz te vaudra dix mille livres de rente, c’est réglé. Toi, Cocotte, en route ! tes empreintes seront payées juste le même prix. »

Nous avons laissé la voiture de la comtesse Corona galopant vers la porte Saint-Martin. On était en train d’opérer de grands travaux vis-à-vis du théâtre, à cet endroit qui est la honte du boulevard, et que la gaieté populaire désigne plaisamment sous le nom de « l’écluse Saint-Martin. » Le cocher Battista, beau gaillard, brun comme un sang mêlé, n’avait pas entendu ce cri qui avait précipité la course de M. Bruneau dans le faubourg du Temple. À moitié endormi qu’il était, à la hauteur du Banquet d’Anacréon, au moment où les obstacles accumulés sur la voie ralentissaient forcément la marche du coupé, il fut éveillé en sursaut par une violente oscillation imprimée à sa voiture.

Il se retourna. La portière était ouverte, et un homme fuyait vers le boulevard du Temple.

Battista appela sa maîtresse ; elle ne répondit pas. Il descendit de son siège et trouva dans le coupé la comtesse Corona, qui était étendue en travers — et morte.

C’était un fidèle serviteur ; instinctivement, il remonta sur son siège et poussa son cheval à la poursuite du fugitif, qui, sans nul doute, devait être l’assassin. Celui-ci avait disparu. Après une course désordonnée de quelques minutes, en droite ligne, l’idée vint à Battista qu’un secours était encore possible peut-être. Il arrêta sa voiture en face de la Galiote et retira de la caisse le cadavre de la comtesse.

Il le porta jusqu’au banc voisin où déjà Edmée Leber était couchée.

La vue de cette autre morte porta au comble le désarroi de sa pensée. Il eut peur. Malgré son innocence dans l’occasion présente, peut-être n’avait-il pas une conscience bien nette ; au premier bruit de pas, il prit la fuite.

Il faut renoncer à peindre la confusion qui emplit la cervelle du malheureux Échalot à la vue de cette scène de carnage. Tuer la femme lui avait semblé longtemps la chose du monde la plus simple et la plus naturelle. L’aspect de ces deux cadavres, car il prenait aussi Edmée Leber pour une morte, dissipa instantanément les fumées du punch et remplaça son ivresse par une sorte d’atonie. De grosses larmes lui vinrent aux yeux ; il tomba sur ses deux genoux et joignit les mains en répétant :

« On a tué la femme ! on a tué deux femmes ! »

Similor pressa le pas. Il croyait à une plaisanterie.

« Tiens ! dit-il en arrivant ! la petite marchande de musique ! »

Puis, apercevant la comtesse :

« Cré coquin ! la belle robe ! »

Échalot avait dégagé Saladin et le pressait convulsivement contre son cœur.

« C’était une riche, murmura-t-il. Ah ! elle est dans son pauvre sang… Ça a peut-être un petit enfant à la maison ! »

Il sanglotait.

Similor s’efforçait de faire le crâne, mais il avait la poitrine serrée.

« Faut être bien méchant tout de même ! murmura-t-il, sans savoir qu’il parlait.

— Les sans-cœur ! gémit Échalot. Regarde donc ces belles petites mains-là. Est-ce doux, ces cheveux ! »

Il lança par terre Saladin, qui n’en pouvait mais et qui protesta par une clameur désespérée.

Mais Échalot ne l’écoutait pas. Il retroussait ses manches, promenant autour de lui un regard chevaleresque.

« Comme quoi, dit-il, je jure ma parole sacrée que je vas descendre le maladroit qu’a commis cet épouvantable forfait !

— En voici une qui se récupère ! » s’écria joyeusement Similor, en soulevant la tête d’Edmée, qui venait de pousser un soupir.

Échalot mit ses mains sur son cœur, et dit du fond de l’âme :

« Si on pouvait leur sauver la vie, au prix de notre salut éternel ! »

Allez ! le ridicule n’y fait rien, et c’étaient de belles larmes que le pauvre grotesque avait sur la joue.

Deux hommes venaient de se rencontrer non loin de là et se cachaient à l’angle de la maison qui terminait le boulevard au lieu dit : la Galiote. L’un d’eux était Cocotte ; l’autre était l’assassin que nous avons vu s’introduire dans le coupé de la comtesse Corona, pendant que le cocher Battista dormait.

Celui-là était un grand jeune homme pâle, à la tournure élégante, au visage admirablement beau, mais ruiné et comme dégradé par une profonde chute morale.

« Ma femme était forte, dit-il à son compagnon, qui sortait de l’Épi-Scié. Je me suis donné beaucoup de mal pour rien : elle n’avait pas le scapulaire. »

Cocotte tremblait : ce n’était pas un meurtrier.

« Tu sais, reprit le comte qui réparait froidement le désordre de sa toilette : affaire de jalousie, au fond… je me suis vengé… Ce sont ces deux-là qui auront fait le coup. ».

Il montrait Échalot et Similor.

« Impossible ! répliqua Cocotte.

— Parce que ?

— Ils en mangent !

— Après ? Quand il s’agit d’un maître…

— Et ce sont les agneaux de Toulonnais-l’Amitié pour la grande affaire, acheva Cocotte.

— Alors, dit le comte, je vais voyager pour ma santé. Que le diable emporte l’Amitié ! »

Il tourna l’angle de la Galiote et disparut dans la rue des Fossés-du-Temple.

Au moment où Cocotte s’approchait du banc, Edmée reprenait ses sens. Échalot riait parmi ses larmes à voir la vie colorer lentement ces pauvres joues ; il donnait à l’enfant de carton des baisers convulsifs. Similor, dont l’émotion également sincère était moins profonde, sentait s’éveiller en lui de coupables pensées. C’était, ce Similor, sous son costume fait pour déplaire, une étonnante incarnation de ce Christ de l’enfer, que les poètes ont baptisé don Juan. Ravagé par le besoin de séduire, il donnait déjà à ses mollets la pose la plus avantageuse et repassait un choix d’insanités cueillies au paradis des Folies-Dramatiques.

La vue de Cocotte fut un coup de théâtre. Similor craignit en lui un rival ; Échalot était prêt à défendre la victime jusqu’à la mort. Seulement, la chose des mystères avait sur eux une si magique influence, qu’aux premiers mots de Cocotte ils obéirent, chargeant le corps de la comtesse sur leurs épaules.

Préalablement, Cocotte s’était assuré du décès, non sans prendre à la morte sa broche, sa montre et ses pendants d’oreilles.

« Danger de trahir la mécanique ! prononça-t-il en guise d’explication avec une terrible emphase. Elle en mangeait ! »

Il n’est pas superflu de faire observer que ces divers événements, si longs à raconter, furent en réalité très rapides, et que le banc du boulevard n’eut pas son funèbre fardeau pendant plus de dix minutes.

Selon l’habitude, dès que la trace du crime eut disparu, une patrouille de garde nationale, représentant la vigilance publique, passa, composée d’honnêtes gens qui radotaient l’esprit des petits journaux et ressassaient des vieux calembours.

Cocotte remit Edmée Leber entre les mains loyales de ces gardiens de la cité. Il raconta qu’il était arrivé trop tard pour s’opposer à la fuite du malfaiteur, et, corrigeant les souvenirs confus de la jeune fille, il dessina un signalement complet de M. Bruneau, le marchand d’habits.

« Voilà un bien honnête garçon, déclara le caporal.

— Il n’y a plus que des apôtres dans les rues de Paris, appuya un grenadier intelligent.

— Et l’ordre règne à Varsovie ! ajouta l’officier. En avant, marche ! si c’est un effet de votre complaisance. »

Ma foi, il faut bien arriver à le dire, Échalot et Similor étaient pendant cela au bord du canal. Cette pauvre belle comtesse Corona glissa sous l’eau avec un pavé au cou.

« Danger de trahir la mécanique ! dit Similor avec un énorme soupir. Pas de bêtises !

— N’empêche, murmura Échalot regardant d’un œil mélancolique l’eau qui allait se calmant, n’empêche que ni toi ni moi, Amédée, nous n’avons trempé nos mains innocentes dans les bijoux du cadavre. Saladin est trop petit pour garder la mémoire de ces instants.

— C’était une belle brune ! exclama Amédée. Je la reverrai bien souvent dans mes rêves. »

Échalot jeta Saladin sous son bras gauche, et médita tout haut :

« Il y aurait un moyen d’échapper à l’association infernale dont la honte de d’échafaud nous attend peut-être au bout : c’est de s’engager avec courage dans la gendarmerie départementale ! »