Les Habits noirs/Partie 3/Chapitre 05

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Hachette (tome IIp. 294-308).
Troisième partie


V

Les funérailles d’un juste.


Le soleil rallume sa torche, comme si de rien n’était, après l’horreur de ces nuits. Les gais oiseaux de la forêt s’éveillent au moment précis où les bêtes fauves cessent d’errer pour rentrer dans leurs tanières. Il y avait au matin, sur le banc fatal, trois belles petites grisettes qui cassaient des noix avec leurs dents saines et dures. L’une d’elles disait, en apercevant quelques gouttes de sang dans la poussière :

« C’est peut-être mon oncle qui a donné du raisiné à ma tante. »

Ceci n’est pas de l’argot, mais bien le ramage un peu rauque des fauvettes de la forêt. Dans les ménages sylvestres, donner le raisiné, c’est écraser amicalement, d’un coup de poing, le nez d’une compagne coupable ou acariâtre.

On n’est pas de bois.

Les balayeurs des deux sexes, étalant le pittoresque sans-gêne de leurs costumes, soulevaient des flots de poudre ; les tapis montraient aux fenêtres ouvertes leurs nuances éclatantes, tandis qu’aux balcons voisins les mères de famille, en carmagnoles blanches, humaient le café matinal. Un chiffonnier attardé rentrait, balançant sa lanterne éteinte, le petit vin blanc coulait dans tous les cabarets ; les fiacres prenaient la file le long des trottoirs ; et Bobêche, entr’ouvrant la toile de son wigwam, montrait les sordides noirceurs de son gynécée.

Il était neuf heures du matin. On carambolait déjà au café Turc, pendant que les estaminets spéciaux des théâtres fermaient l’œil comme des hiboux qu’ils sont. Les dames appartenant à cette catégorie que les écrivains à la mode de la saison passée appellent « des études » glissaient dans des coupés de louage ou regagnaient pédestrement le sanctuaire de leur intérieur après la nocturne journée.

Les commis, ces fleurs animées, formaient tout le long du boulevard un parterre trottant de gilets printaniers et de cravates tendres. Ils couraient à la chiourme commerciale en becquetant l’heureux pain d’un sou ; les polissons perdaient leur décime au bouchon ; les cochers d’omnibus échangeaient un courtois salut en se croisant pour la première fois, et le génie de la colonne de Juillet, tout neuf, brisait ses chaînes d’or : emblème étrange de la Liberté stylite, condamnée à se tenir éternellement sur un seul pied.

Quoi donc encore ? des boîtes au lait sous les portes, des ânesses portant dans leurs mamelles quelques semaines de répit à la phthisie, des charretées de bouquets, de pommes, de maquereaux, — et cet homme puissant qui porte sa publicité sur son dos : une pyramide, une montagne de paniers !

Tout cela riant, tout cela chantant la chanson des rues de Paris, faite de cris bizarres et d’extravagantes modulations, tout cela vivant, grouillant, pêchant aux centimes ou aux louis d’or…

Certes, nos belles petites grisettes avaient raison de casser des noix et de n’aller pas songer à un crime. Elles avaient tort seulement de ne se point assez laver les mains. Un crime ! à quel propos ? C’est bon la nuit, à l’heure des cauchemars. Les crimes appartiennent tous à l’époque de la Tour de Nesle où les rues étaient étroites et privées de gaz. Depuis lors, les crimes sont renfermés, comme des bêtes farouches, dans ces ménageries de mauvaise mine, enfumées, honteuses, tristes, dès qu’elles n’ont plus leurs bordures de lampions : les théâtres.

Le jour, la forêt est au soleil, à la joie, aux chansons. L’entrée même des cavernes se dissimule derrière de souriantes broussailles.

Vers dix heures, les passants devinrent plus nombreux ; à dix heures et demie, il y avait foule. La foule est un filet humain qui s’arrête elle-même au passage. Cette opération produit le carré de la foule, qui est la cohue, souverain plaisir de Paris.

À onze heures, la cohue s’étouffait joyeusement de la porte Saint-Denis à la Bastille.

La cohue ne sait pas toujours bien pourquoi elle s’est massée. Elle se masse d’abord, elle s’informe ensuite, comme l’émeute sa cousine qui gagne des batailles à l’aveuglette et demande aux vaincus la route à prendre le lendemain, pour sortir de la victoire.

Ici, on savait quelque chose, et c’était déjà beaucoup, on savait que le convoi du colonel allait passer.

Qui était ce colonel ? le colonel Bozzo. Après ? un gros bonnet. En fait de quoi ? champ libre. Selon les jours, le temps qu’il fait, l’air qui circule, le convoi d’un colonel, gros bonnet en fait de n’importe quoi peut attirer un maigre millier de curieux ou vingt mille spectateurs. Cela dépend de la façon dont s’opère la boule de neige.

Il faisait beau ; le premier noyau s’était massé comme il faut ; il y avait en outre des gens qui semblaient groupés de parti pris, — quelque chose enfin. La cohue moussait magnifiquement. Le convoi promettait d’être aimable, gai, gaillard et méritant la compagnie des amateurs.

Vers onze heures et un quart, on entendit la musique militaire, ce que la foule expliqua en rappelant que le défunt était millionnaire. Voilà un grade que tout le monde connaît.

Quand la musique fit silence, des environs du café Turc où nous sommes, on pouvait apercevoir déjà un char empanaché comme le dais de la Fête-Dieu et traîné par des chevaux qui semblaient fiers d’appartenir aux pompes funèbres.

De temps en temps, la marche lente et processionnelle était coupée par un son de tambour unique, sourd, lugubre, rendu par les peaux d’âne, recouvertes d’un crêpe.

Dans la foule, ces observations remarquables allaient et venaient :

« On dit qu’il avait cent sept ans !

— Comme le rhum du père Lathuille !

— Encore un débris de nos vieilles gloires qui s’en va !

— Il n’avait jamais entendu le son du canon.

— C’était un colonel de cosaques !

— Béranger est dans le cortège.

— J’aime mieux Désaugiers, souvenez-vous-en, souvenez-vous-en !

— Mâtin ! rien que ça de clergé !

— Et de la troupe ! À bas le chapeau, vous !… C’est pour prier monsieur d’avoir l’obligeance de se découvrir.

— Tiens, voilà Gillouet. Eh ! Gillouet ! ici ! J’ai ma femme.

— Sophie, je n’aime pas les rassemblements, il y a des gens trop maladroits.

— Ou trop adroits !

— Allez la musique ! »

Le char passa, haut comme une de ces glorieuses charretées de foin qui sont l’orgueil de la Normandie. Les cordons étaient tenus par des personnages connus et respectables : M. Élysée Léotard, le philanthrope européen ; M. Cotentin de la Lourdeville, dont le nom, chez nous, peut se passer d’une laudative épithète ; le savant et bien-aimé docteur Lunat ; et Savinien Larcin, jeune encore, mais déjà si haut placé dans les lettres !

Derrière le char, quelques sénateurs des pompes funèbres, tous anciens vaudevillistes, avaient revêtu l’imposant costume de l’institution et remplissaient ce rôle de pleureuses dont l’origine se perd dans la nuit des cérémonies antiques.

Puis c’était la voiture du clergé, puis un groupe de six personnes, à pied, en grand deuil, parmi lesquelles nous eussions reconnu M. Lecoq et toutes les figures que nous vîmes pour la première fois autour du lit de mort du colonel.

Derrière encore, un long et large cortège où toutes les classes de la société étaient représentées, et qui allait dans le recueillement. MM. Cocotte et Piquepuce étaient là ; aussi le père Rabot, concierge de la maison du bon Dieu, aussi beaucoup des habitués de l’estaminet de l’Épi-Scié. Échalot s’y trouvait, portant sur son visage les traces d’une vie agitée et Saladin sous son bras ; on y remarquait Similor, supérieur aux circonstances et déjà remis des secousses de sa nuit.

Derrière enfin, entre deux haies de soldats, une immense file d’équipages lentement roulait, terminée, car partout le comique se glisse, par le panier de Trois-Pattes, que traînait un chien de boucher.

Les morts ont maintenant le boulevard du Prince-Eugène, bien commode pour aller tout droit au Père-Lachaise. En ce temps-là, il fallait faire le grand tour et prendre la rue de la Roquette à la Bastille. Nous avons à reproduire quelques-uns des entretiens qui égayèrent ce long voyage.

Dans la septième voiture de deuil, qui venait avant l’équipage vide de M. le baron Schwartz, deux hommes de grave apparence étaient réunis, tous deux ayant passé le milieu de la vie. Le premier était l’ancien commissaire de police Schwartz, père de Maurice, présentement chef de division à la préfecture ; le second, M. Roland, père d’Étienne, conseiller à la cour royale de Paris.

Leur présence à cette cérémonie et leur réunion dans la même voiture ne devaient point être attribuées au hasard dont le roman abuse. Ils étaient convoqués par un souvenir et rassemblés par une volonté mystérieuse. Ils ne s’étaient pas rencontrés depuis dix-sept ans.

Au moment de quitter l’église, un homme de deuil les avait pris et avait refermé sur eux la portière de la voiture.

M. le conseiller Roland disait, comme le cortège passait devant les théâtres :

« Je n’ai même pas besoin de me réfugier dans ma conscience ; mon savoir et mon expérience me l’affirment. Cet André Maynotte était coupable.

— Et pourtant, répliqua l’ancien commissaire de police, ces souvenirs vous agitent… »

M. Roland garda le silence. Il était, en effet, visiblement ému.

L’ancien commissaire de police reprit :

« Je n’ai pas beaucoup de savoir, mais je crois posséder une grande expérience. Eh bien ! je suis du même avis que vous : André Maynotte était coupable.

— Oui, certes, oui, mille fois oui, prononça le conseiller avec effort ; coupable ! manifestement coupable. Et voulez-vous que je vous dise ? nous sommes entourés par un effort occulte. Il y a conspiration contre cet arrêt.

— Je le crois ; j’ai reçu des lettres…

— J’ai vu un homme…

— Moi aussi, fit le conseiller qui pâlit.

— Et n’est-ce pas une chose bien étrange, murmura M. Schwartz, que la rencontre de nos deux enfants dans cette même idée ?

— Quelle idée ? demanda vivement le magistrat.

— Ignorez-vous qu’ils font un drame ?

— Il y a tant de jeunes fous dans le même cas !

— Un drame intitulé : les Habits Noirs ?

— Ah ! laissa échapper M. Roland.

— Et dont le sujet est l’histoire de ce Maynotte !

— Étrange, en effet ! balbutia le magistrat.

— Mais, reprit-il, ce sujet leur a été fourni. Toujours ce même effort occulte…

— Cette même conspiration…

— Devant Dieu, pour moi, ce malheureux était coupable !

— Pour moi aussi, devant Dieu ! »

Après un silence, M. Roland poursuivit :

« On parle vaguement d’une très grave affaire de police.

— Je ne puis rien vous apprendre, répondit M. Schwartz ; M. le préfet va et vient, mais il garde, vis-à-vis de nous, un secret absolu.

— L’homme à qui vous faisiez allusion est un mendiant estropié ? »

M. Schwartz eut un mouvement de tête affirmatif.

« Et vous êtes convoqué pour cette nuit ?

— Comme vous, sans doute, au bal du baron Schwartz.

— Vous irez ?

— J’irai. »

La voiture qui suivait l’équipage vide de M. Schwartz contenait également deux interlocuteurs, dont la conversation très animée avait peu de rapport avec le pompeux et suprême voyage du colonel Bozzo Corona. L’un était M. le marquis de Gaillardbois ; nous tairons les titres ainsi que le nom du second personnage, et, bravant le ridicule attaché à cette formule, nous oserons l’appeler l’Inconnu.

L’Inconnu disait :

« L’opinion publique est déjà troublée. J’ajoute une foi médiocre à ces immenses associations de malfaiteurs. De tous les romans qu’on jette en pâture aux bavards de la Cité, il est le plus facile à faire.

— Cependant… objecta Gaillardbois.

— Je ne nie pas, je doute. Pouvez-vous me montrer le duc en question ? »

Gaillardbois se pencha aussitôt à la portière de la voiture, et regarda en avant.

« C’est celui qui marche à côté de Lecoq, » dit-il en se rasseyant.

L’Inconnu regarda à son tour longtemps et attentivement. Il pouvait voir par derrière seulement une tête élégante de jeune homme aux profils réellement bourboniens.

Quand il se rassit, il dit :

« De tous les animaux nuisibles qui sont à Paris, ce Lecoq est, sans comparaison, le plus dangereux.

— Il vous sert, pourtant ?

— Le premier chien fut un loup dressé… mais il devait mordre.

— Que décidez-vous pour la razzia des Habits Noirs ? » demanda le marquis.

L’Inconnu haussa les épaules avec dédain.

« Rien, dit-il. En fermant la main, nous ne saisirions que du vent. L’affaire du fils de Louis XVII est bien autrement jolie.

— Jolie ! » répéta le marquis.

L’autre était un véritable amateur. Ce mot joli le prouve. Il souriait et caressait avec distraction la chaîne de sa montre.

« C’est absurde, au fond, reprit-il, mais le roi l’a écouté.

— Ah ! s’écria Gaillardbois, Lecoq a vu le roi !

— Est-ce qu’il ne vous a pas payé son entrée ? Oui, il a vu le roi : une audience, une entrevue, un commérage, ce que vous voudrez, qui a duré deux grandes heures d’horloge.

— Qu’a dit le roi ?

— Heu ! heu ! le roi parle à côté, vous savez. Il paraît qu’il y a des malles pleines de preuves, de titres, d’actes de notoriété, de témoignages. Richemond, Naundorf, Mathurin Bruneau ne sont rien auprès de ce Dauphin-là ! Il y a des lettres du pape, de Louis XVIII, de la duchesse d’Angoulême, des lettres de Péthion, des lettres du roi d’Angleterre et de l’empereur de toutes les Russies, des lettres de Bourrienne, aussi, et des lettres de Charette ! C’est tout bonnement éblouissant !

— Qu’est devenu son père ? demanda le marquis.

— C’est le secret de M. Lecoq.

— Et quel avantage le roi pourrait-il retirer ?… »

L’Inconnu l’interrompit d’un regard.

« Ah çà ! murmura-t-il, vous ne savez donc rien, vous !

— C’est moi qui ai apporté l’affaire, répliqua le marquis d’un air piqué.

— Oui, comme le facteur apporte une lettre cachetée. Je m’intéresse à vous, mon très cher. Il faut voir plus loin que le bout de son nez, dans nos bureaux. Le roi pourrait tirer un avantage… Vous allez comprendre que ce misérable Lecoq est tout uniment une tête politique. Admettez que toute cette histoire de Dauphin soit établie judiciairement, et il a trois fois plus de preuves qu’il n’en faut pour cela, si la bonne volonté s’en mêle : voilà un roi légitime….

— Précieux résultat !

— Tâchez de suivre : Ce roi-là étant légitime, l’autre roi légitime tombe à l’eau ; Henri V devient un pur factieux. Et voulez-vous me dire ce qui manque aux cinq-sixièmes et demi des respectables têtes composant votre parti pour tourner casaque à leur foi ? car vous ne vous flattez pas d’être le seul de votre espèce, je suppose… Vous avez tourné casaque…

— Il manque, dit Gaillardbois qui rougit, un prétexte.

— Le voici ; le prétexte ! Voici mieux qu’un prétexte ! Voici une nécessité qui fait crier le principe même sur lequel votre ancien parti perche comme un perroquet sur son bâton. La branche aînée n’est plus que la branche d’Artois…

— Mais ce nouveau prétendant vous gêne autant que l’autre !

— Pas fort ! Lecoq vous envelopperait dans son mouchoir de poche. Ce nouveau prétendant est un gentil garçon qui se contente du titre de premier prince du sang, avec plus ou moins de millions de revenus, un château royal pour résidence, un palais pour hôtel, Charles-Quint, moins le froc : un roi douairier…

— Il abdique I s’écria le marquis, frappé enfin du corps que prenait l’idée.

— Parbleu ! en notre faveur. Et la famille de Charles X reste avec quelques entêtés voltigeurs de Louis XV, dont le faubourg Saint-Germain converti rit à gorge déployée !

— Le diable m’emporte, dit Gaillardbois, c’est une combinaison ! cela se fera-t-il ?

— Si je veux, repartit l’inconnu.

— Et s’il a des fonds, » ajouta le marquis.

L’Inconnu répliqua non sans un certain respect emphatique :

« Ce Lecoq se fait fort pour quatre ou cinq millions.

— Où pêchera-t-il cela ? grommela Gaillarbois.

— Si vraiment il y avait l’armée des Habits Noirs… » pensa tout haut l’inconnu qui du doigt pointa son front rêveur.

Le cortège dépassait la rue des Filles-du-Calvaire.

Étienne, mêlé à la foule, mais non pas pour suivre le convoi, tenait sous le bras un de ces bonshommes peu lavés, mal peignés, habillés de choses prétentieuses à bon marché, burlesques de la tête aux pieds, en haut par leur chapeau, en bas par leur chaussure, entre deux par la naïve vanité qui déborde par tous leurs pores, un de ces pitres de notre civilisation qu’on appelle des « artistes » aux environs des théâtres et que la langue vulgaire des autres quartiers intitule des cabotins. Étienne l’avait à lui tout seul. Étienne le possédait, Étienne ne l’eût pas lâché pour un empire !

Étienne parlait ; il ne savait pas que le mort passait ; il disait son drame à ce pauvre diable qui était utilité ne sais où, et se conciliait sa protection à force d’éloquence. L’artiste faisait des yeux saugrenus aux femmes qui passaient. Les grisettes le trouvaient bel homme, parce qu’il avait une cravate amarante et des cols de chemise en papier.

« Je suis seul, disait Étienne : mon collaborateur se marie et abandonne le métier. C’était un garçon intelligent, mais qui n’aurait pas réussi. Mon cher Oscar, je veux vous coller un rôle de cinq cents, là dedans, si vous chauffez votre directeur.

— Mon directeur est un âne, répondit le cher Oscar avec franchise.

— Le fait est que, pour n’avoir pas encore confié un rôle de pièce à un jeune homme de votre force…

— Que payez-vous, Fanfan ?

— Ce que vous voudrez. »

Pour séduire ce puissant Oscar dont le directeur n’aurait pas voulu pour cirer ses bottes, Étienne eût donné sa jeunesse. Oscar exigea du vin chaud.

« Mon collaborateur avait trop de prétentions littéraires, reprit Étienne quand on fut assis dans un de ces cafés d’acteurs où vont les figurants et qui bordent les bas boulevards. Ils me font rire ! Nous avons marché depuis Corneille ! Ce qu’il faut, c’est le cadre…

— Et le tabac, ajouta Oscar.

— Garçon ! du tabac… J’ai le cadre, un cadre plus carré que celui de Victorine, ou la nuit porte conseil… c’est vif, brillant, brûlant.

— Du feu ! ordonna Oscar.

— Garçon ! du feu !… Qu’est-ce que c’est que le cadre de Victorine ? un rêve ! »

Oscar dit en allumant sa pipe :

« Merci, Seigneur ! ce n’était qu’une illusion funeste !

— C’est vieux comme Hérode, un rêve. Je ne voudrais pas me servir du rêve quand on me garantirait cent représentations à trois mille.

— Moi, murmura Oscar, une croûte à casser ne me serait pas intolérable.

— Garçon ! de la viande froide !… À la place du rêve, je mets, devinez quoi ?

— Un songe, devina aussitôt Oscar qui bâilla, puis mangea.

— Vous n’y êtes pas !

— Ça m’est égal.

— Je croyais que vous me portiez de l’intérêt…

— Énormément !… mais je sèche pour une sardine à l’huile.

— Une sardine à l’huile, garçon !… Au lieu du rêve, je mets une collaboration : saisissez-vous ?

— Non, répliqua Oscar, je vous en fais trois liées à six francs, en trente, si ça vous va… veux-tu qu’on se tutoie, petit !

— Je crois bien ! répliqua Étienne, honoré jusque dans la moelle de ses os !

— Alors, procure un foie gras, pas trop éventé : je l’aime !

— Garçon, un foie gras, première tranche… Voici comment j’entends que la collaboration remplace le rêve. Les deux auteurs sont en plein dans l’action. Ils croient inventer le drame, et c’est le drame…

— Qui les invente ? l’interrompit Oscar, la bouche pleine.

— Non… je veux dire que le drame inventé par eux se trouve être une réalité, vous saisissez ?

— Je le crois, ma vieille.

— Et qu’en dites-vous ?

— Du cognac !

— Du cognac, garçon ! Il y a une polissonne de cassette qui joue un rôle…

— Est-ce le mien ?

— Vous êtes drôles, vous autres. La cassette est à Olympe Verdier. »

Oscar se leva.

« N’entrons pas encore dans les détails, dit-il superbement. Je désire contracter avec toi une dette d’honneur de cinq francs… et reviens m’attendre demain à la même place. Je te payerai encore à déjeuner. »

Évidemment, la fortune souriait aux débuts d’Étienne. Il avait acheté l’influence d’Oscar.

À cet instant, on descendait de voiture à la porte du Père-Lachaise. M. Schwartz, l’ancien commissaire de police, et M. Roland saluèrent respectueusement l’Inconnu.

Sur la tombe ouverte, M. Cotentin de la Lourdeville prononça le discours obligé. Il parla des torts de l’ancien régime, des excès de la Révolution, des batailles de l’Empire ; ça, ça et ça ; il montra son client (se peut-il que les morts aient besoin de ces avocats !) renonçant à la carrière des armes et se livrant exclusivement à la philanthropie. Le goût du jeu, une certaine ardeur juvénile, les passions, enfin, s’il faut prononcer le mot, rendaient plus héroïque l’apostolat de l’homme éminent que nous regrettons tous. Ces grands cœurs peuvent contenir ça et ça ; la fleur du bien, le germe du mal…

« … Certes, on ne peut pas dire qu’il fut enlevé dès son printemps, car sa centième année allait s’accomplir, mais la vigueur de son tempérament lui promettait encore une longue carrière. Il lisait sans lunettes ! »

Un murmure flatteur accueillit ce mouvement oratoire. Cotentin déclara son chagrin de ne pouvoir s’étendre sur ça et ça, et ça encore, surtout les voyages de son noble ami dans les diverses capitales de l’Europe, voyages si profitables à l’humanité ; mais il pouvait, du moins, constater, les larmes aux yeux, que ce grand citoyen avait adouci les mœurs de toute une contrée et allumé le flambeau de la civilisation au fond des maquis de la Corse.

« Adieu, colonel Bozzo-Corona ! termina-t-il ; adieu, notre vénérable ami ! Du haut des cieux, votre suprême asile (demeure dernière avait déjà été galvaudé par M. Scribe), abaissez vos regards sur cette foule immense qui va emporter, dans chacun de ses cinquante mille cœurs, la sainte relique de votre souvenir !!! »

Il y avait une chose singulière. Des mots passaient dans cette foule, composée de cinquante mille cœurs. Pour ne point imiter M. Cotentin dans ses exagérations, nous dirons que ces mots semblaient destinés seulement à quelques centaines de paires d’oreilles. ÇA BRÛLE ! avait-il été dit d’abord. — Puis on avait fait circuler cette phrase sans verbe : à midi, la poule, puis des noms, et ces noms semblaient être un triage, car différents groupes s’étaient formés.

M. Cotentin, entouré de chaudes félicitations, répondait avec modestie :

« Il fallait glisser sur ça et ça… »

Pendant que la foule s’écoulait, un homme en costume d’ouvrier s’approcha de l’Inconnu qui franchissait le marchepied de sa voiture et lui dit tout bas :

« Ça brûle. Il fera jour à midi, à l’estaminet de l’Épi-Scié. On joue la poule ! »