Les Habits noirs/Partie 3/Chapitre 06

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Hachette (tome IIp. 309-322).
Troisième partie


VI

Petit comité.


Les géographes objecteront à l’auteur de ces récits qu’il n’y a pas de place rue Thérèse pour placer un grand jardin, et que jamais hôtel princier, comme devait l’être celui de ce puissant baron Schwartz, ne fut bâti dans la rue d’Enghien. Mais d’autres, au contraire, ont reproché à ce même auteur de prétendues transparences qui semblaient écrire au revers de ses masques quelques noms de personnages ayant réellement existé.

Les géographes ont raison : il n’y a point de grand jardin rue Thérèse, et l’hôtel du baron Schwartz n’était pas au lieu où nous l’avons mis. Les autres se trompent.

Prenez donc ce nom d’Enghien, appliqué à la rue Schwartz, pour un pseudonyme, et entrez avec nous dans le palais de ce laconique financier. Ne craignez point ici de navrante description ; notre roman est désormais trop avancé pour que nous songions à vous jouer ce tour ; représentez-vous n’importe quel palais, édifié par un cacique de la Bourse : il y en a cinq cents à choisir dans cet heureux Paris. Mais prenez le plus beau.

La seule chose qu’il importe de savoir, pour l’intelligence du drame, c’est que les bureaux occupaient le rez-de-chaussée et l’entre-sol, sur le devant, le reste du bâtiment sur la rue servant de communs administratifs, — et que l’hôtel proprement dit s’élevait brillant et coquet, sur le derrière, entre la magnifique cour et le jardin splendide. Des deux côtés de la cour, les écuries et remises à droite, les offices à gauche, les uns et les autres surmontés d’étages à galeries reliant les deux bâtiments principaux.

Ce fameux mercredi, vers le milieu de la journée, les bureaux fonctionnaient comme si de rien n’eût été ; M. Champion faisait sa caisse courante à l’entre-sol, un peu formalisé de ce que le patron eût pris la peine, depuis trois jours, de se mettre à son lieu et place pour des rentrées de fonds très considérables dont le remploi était pour lui un mystère. Il avait dit le matin même à sa femme, en ce moment d’expansion qui suit le réveil :

« Il était bon, le poisson de dimanche, hein, Céleste ? »

Et sur la réponse affirmative de Mme Champion, il avait ajouté :

« On a des envieux dans toutes les parties. Je ne suppose pas que les cachotteries du patron soient l’aurore d’un remercîment, car la maison Schwartz ne peut se passer d’un homme tel que moi. Nonobstant, c’est cocasse. Monsieur m’a repris les clefs de la grande caisse qui doit contenir des réalisations tout à fait inusitées. Ce ne peut pas être un coup de Bourse, car il peut toujours opérer à découvert, dans la position qu’il a. J’ai songé à un emprunt non classé. Cet homme-là sera ministre… Mais tu ne saurais croire, Céleste, les jaloux que m’attire mon succès à la ligne.

— Il n’y a pas beaucoup de pêcheurs de ta force, » répondit Céleste, qui gardait, en accumulant des lâchetés, la paix de son ménage.

Elle se faisait une formidable toilette pour le bal du soir, auquel devait assister maître Léonide Denis, notaire. Entre Léonide et Céleste, attachée pourtant à ses devoirs et fière de son Champion, brûlait depuis vingt-sept ans une de ces flammes platoniques qui ne s’éteignent qu’avec la vie.

Tout était sens dessus dessous à l’hôtel proprement dit. Les Godillot, de 1842, s’étaient emparés des appartements et les ravageaient de fond en comble. Le maître ni la maîtresse de la maison ne prenaient, bien entendu, aucune part à ce forcené travail, et c’est à peine si le ménage Éliacin donnait aux préparatifs un coup d’œil languissant. Aucun pressentiment d’une péripétie prochaine n’existait pourtant. Les domestiques allaient et venaient d’un air libre, et le puissant Domergue lui-même avait sa physionomie de tous les jours.

Mais Mme Sicard, la camériste tirée à trente-deux épingles, qui rapportait de ses visites à sa marraine une bonne odeur de cigare, était inquiète. Sa curiosité, violemment excitée, la rendait malade. Au lieu de s’occuper de sa toilette comme cela se devait, Mme la baronne restait enfermée chez elle avec des petites gens dont Mme Sicard n’eût pas donné un verre du cassis qu’elle buvait en cachette.

La baronne Schwartz était dans sa chambre à coucher, tête nue et vêtue seulement d’un peignoir. Il y avait bien de la fatigue sur ses traits, bien de la pâleur à sa joue, mais sa triomphante beauté empruntait à ces signes de l’angoisse je ne sais quel attrait nouveau. Sans briller moins, elle était plus touchante, et les deux enfants qui se pressaient là contre elle, subjugués et collant leurs lèvres filiales à l’albâtre de ses mains, la contemplaient avec un superstitieux amour.

Ces deux enfants ne lui appartenaient pas par les liens du sang, et pourtant ils étaient à elle de tout l’ardent dévouement de leurs cœurs. Ils l’écoutaient : Maurice Schwartz debout, pâle comme elle et les yeux ardents, Edmée Leber, assise à ses pieds sur un coussin et gardant à son front attendri la sensation d’un baiser maternel.

Edmée avait la paupière mouillée : c’était la mère de Michel qui venait de parler. Maurice avait l’émotion de son vrai cœur, excellent et tout jeune, unie par une sorte d’adultère mélange à l’autre émotion factice qui pousse dans cet autre cœur, poche banale, particulière au genre auteur, où les choses sincères tombent et s’élaborent pour produire chimiquement les fâcheuses tirades, les exagérations et le pathos.

Mais Maurice, hâtons-nous de le dire, présentait un cas très bénin de choléra théâtral. L’épidémie l’avait touché à peine ; il restait digne d’admirer, de comprendre, de souffrir le vaillant effort, les héroïques calculs, la navrante douleur de cette noble et belle créature qui avait péché peut-être, mais qui se réhabilitait dans le martyre d’une immense expiation.

Elle ne parlait plus ; Edmée et Maurice l’écoutaient encore.

Elle avait parlé longtemps les yeux secs, mais le cœur déchiré par de poignants souvenirs.

« J’ai tout dit, reprit-elle après avoir partagé un muet baiser entre ces deux têtes filiales. Blanche ne devait pas m’entendre, car, sans le vouloir, j’accusais son père, et peut-être eussé-je éprouvé trop de peine à me confesser devant Michel. J’ai tout dit à celle qui doit être la femme de mon fils, à celui qui doit aimer et protéger ma fille. Ils avaient droit de savoir quelle terrible misère se cache sous notre richesse.

« Ma faute est d’avoir eu peur et d’avoir cru trop vite à l’abandon de Dieu. La mort d’André me brisait le cœur : je n’étais plus moi-même. La pensée d’aller en prison me rendait folle, et c’était lui, si tendre, si dévoué, si généreux, qui avait exalté en moi cette épouvante.

« J’étais seule ; je pensais être seule, mais une influence invisible m’entourait et me poussait. Ce mariage me sembla une barrière entre moi et l’objet de mes terreurs. J’entrai dans cette union comme en un asile, et j’y trouvai, sinon le bonheur, du moins une sorte de repos, jusqu’au jour où la découverte des lettres d’André m’éveilla terriblement.

« Je vous ai résumé le contenu de ces lettres qui sont en ce moment peut-être au pouvoir de notre ennemi mortel. Chacun de vous deux, ce matin, m’a apporté sa mauvaise nouvelle, comme si toutes les heures de tous les jours devaient grossir le faisceau des menaces qui barrent ma route : Maurice m’a appris l’enlèvement de la cassette, Edmée le vol du brassard. Les deux coups partent de la même main. Tout ce que j’ai fait depuis dix-sept ans est inutile. La loi est à ma porte, comme au lendemain du jour où, pour la première fois, le malheur nous frappa.

« Mais les choses ont bien changé, mes enfants : je n’ai plus peur.

« S’il y a encore du froid dans mes veines, c’est à la pensée de ma fille. Pour ce qui est de moi, je suis résignée, et je suis prête… »

Le cœur d’Edmée parlait dans ses beaux yeux mouillés de larmes. Elle prit la main de la baronne et l’effleura de ses lèvres.

Maurice dit :

« Mon père s’est trompé comme tant d’autres au début de cette infernale affaire. Mon père est un homme intègre et bon. Si j’allais vers mon père ? »

Le regard triste et résolu de la baronne l’arrêta.

« Il ne nous est pas même permis de nous défendre, prononça-t-elle avec lenteur. Vous pouvez tout pour l’avenir de ma fille, qui va vous être confié, Maurice ; pour moi, vous ne pouvez rien, personne ne peut rien, sinon celui qui a droit de choisir un flambeau pour éclairer cette nuit ; celui qui a souffert plus que nous, pour nous ; celui que j’ai pleuré avec des larmes de sang, et dont la résurrection m’apporte une joie empoisonnée, car, entre nous deux, il y a un abîme.

— Il vit ? » murmura Edmée.

Maurice avait déjà ressuscité celui-là dans le drame. Le drame le poursuivait, grandi à la taille d’une prophétie.

La main pâle de la baronne pressa son front qui brûlait.

« Je le sentais autour de moi, dit-elle. Bien souvent je réprimais l’élan de mon cœur comme on écarte une superstition : qu’elle soit espoir ou crainte. Mais j’avais beau faire : le pressentiment était le plus fort ; il devenait certitude et il me semblait que ce fantôme bien-aimé, ignorant le châtiment de ma vie et le fond de mon cœur, s’appelait désormais la vengeance.

« Je ne me trompais pas : j’ai été un instant condamnée par sa justice.

« J’en ai fini avec le passé, mes enfants ; reste le présent. Encore une fois, vous avez le droit de tout savoir. »

La baronne tira de son sein une lettre qui semblait froissée et humide.

Elle dit avec un triste sourire, faisant allusion à cette apparence de vétusté :

« Elle est d’aujourd’hui, pourtant !

« Elle est de mon mari, reprit-elle en affermissant sa voix par un effort violent : de celui qui reste mon mari devant Dieu. Vous êtes bien jeunes tous deux, mais vous mesurerez plus tard dans toute son étendue le sacrifice de la pauvre femme qui a éclairé pour vous, sans rien réserver, sans rien cacher, l’abîme de sa honte et de son malheur. »

Edmée et Maurice se levèrent d’un commun mouvement, et tous les trois restèrent un instant embrassés.

« André Maynotte, poursuivit la baronne en un sanglot, était à dix pas de moi, dans l’église Saint-Roch, quand je donnai cette main qui ne m’appartenait pas à M. le baron Schwartz. Il quitta la France, pour ne pas me perdre, après avoir fait une longue maladie. Une main qui jamais n’eut pitié était sur lui. L’arme qui déjà l’avait poignardé redoubla son coup. Il fut condamné à être pendu, pour vol, à Londres.

« Pour vol, deux fois condamné pour vol ! Lui, l’honneur incarné !

« Il s’évada des prisons de Londres, comme il avait brisé sa chaîne à Caen, car vis-à-vis des démons qui poursuivent, Dieu lève le doigt parfois, et il y a comme une timide Providence qui arrête la torture au moment où elle va devenir mortelle.

« Ces lignes, à demi effacées par mes larmes, racontent quinze années de sa vie. Et c’est un cruel miracle, ce qu’on peut souffrir sans mourir !

« André vivait pour son fils. Moi, il ne m’aimait plus.

« Et comment m’eût-il aimée !

« Il vivait aussi pour se venger. Il est Corse.

« Il s’était glissé jusque dans le camp ennemi. Deux condamnations : l’une à vingt ans de travaux forcés, l’autre à mort lui donnaient un horrible droit. À ces profondeurs, il y a des lois faites pour combattre la loi. Je vous ai dit ce que sont les Habits Noirs : les maîtres du premier degré eux-mêmes ne pouvaient plus rien contre André, sacré par l’apparence de son double crime.

« Ils pouvaient seulement le tromper ; ils le firent, égarant sa volonté vengeresse en dirigeant ses colères contre un innocent, innocent, du moins, au point de vue du crime qui fut notre malheur commun, mon Edmée chérie.

« Pendant des années, André crut que M. le baron Schwartz était l’auteur du vol, commis à Caen, au préjudice de votre infortuné père, dans la nuit du 14 juin 1825.

« Il y avait d’étranges témoignages à l’appui de cette erreur. Et dès le temps où André était prisonnier à Caen, il m’écrivait, rappelant la venue de ce Schwartz, pauvre et sans ressources, dans notre magasin, rappelant ce hasard qui le plaça dans la même diligence que moi quand je m’enfuis à Paris, rappelant les paroles du cabaretier Lambert, complice du vol : « L’Habit Noir a fait d’une pierre deux coups ; il en tenait pour la petite marchande de ferrailles ! »

« Et André me retrouvait, mariée à ce mendiant d’autrefois, qui maniait maintenant des centaines de mille francs, et qui avait supprimé le message à lui confié dans l’île de Jersey !

« Ce qui a sauvé le baron Schwartz, c’est une autre erreur : André a cru que je l’aimais.

« Et André est le plus grand cœur qui soit au monde !

« Il était juge ; il s’était fait juge. Il n’agit pas comme ceux qui l’avaient condamné, lui qui n’avait pourtant ni le frein de la loi, ni la lumière des débats, ni les témoignages rendus sous la foi du serment. Il avait le temps de s’éclairer. Sa vie s’était donnée à cette œuvre. Il attendit, il chercha, il trouva. »

La baronne déplia la lettre et l’ouvrit, sautant les deux premières pages, chargées d’une écriture fine et serrée.

« Tout ceci est là dedans, dit-elle, portant le papier à ses lèvres d’un geste involontaire et presque religieux. Le reste doit vous être lu, parce qu’il contient notre ligne de conduite.

« … L’homme qui me vendit le brassard est mort ; celui qui se servit du brassard existe. Vous le connaissez, Julie, depuis plus longtemps que moi, car il fut cause de notre départ de Corse. J’ai la main sur lui, comme il eut si longtemps la main sur moi. Dans vingt-quatre heures, l’association des Habits Noirs sera brisée.

« Je sais tout. Dieu m’a permis de lire dans votre cœur comme en un livre. Le passé ne peut pas renaître, et cependant j’ai eu bien de la joie à l’heure où mon regard a pu plonger jusqu’au fond de votre pensée. Vous avez dit vrai ; sur l’échafaud, vous m’eussiez suivi… Mais la vie avec la honte est un plus rude supplice.

« Je n’ai rien à vous pardonner. Je donnerais pour vous plus que mon sang.

« M. Schwartz, sans être coupable dans les mesures de mes premiers soupçons, a mérité un châtiment. Il sera puni dans la juste mesure de son péché : rien de plus. Il est le père d’une douce enfant dont vous êtes la mère.

« Les choses sont prévues et réglées autour de vous, indépendamment de vous ; n’oubliez pas cela. Ceux qui s’approchent imprudemment de certains rouages, mis en mouvement par la vapeur, peuvent être entraînés et broyés. Vous êtes, pour quelques heures, entourés de mystérieux engrenages, mus par une puissance plus violente que la vapeur. Ne bougez pas, c’est un conseil, et c’est un ordre.

« Quoi qu’il puisse arriver du côté de Michel, de Blanche, de Maurice, d’Edmée, je les connais tous et je les aime, ne bougez pas. Je suis là, je veille, je réponds de tout, sauf du mouvement imprudent qui livrerait un de vos membres aux dents de la mécanique.

« Ne vous inquiétez pas de Michel surtout. C’est un lion, celui-là. Il a fallu l’enchaîner et le museler.

« Vous me verrez cette nuit… »

La baronne Schwartz s’arrêta parce qu’une discussion bruyante avait lieu dans son antichambre. La porte s’ouvrit et Michel entra, le visage rougi par une course forcée, et les cheveux baignés de sueur.

« Je savais bien que je trouverais tout le monde ici ! s’écria-t-il. On ne voulait pas me laisser passer, mais rien ne me résiste aujourd’hui… te voilà installé toi, fiancé ? »

Il adressa un signe de tête souriant à Maurice, baisa la main de sa mère et toucha de ses lèvres le front d’Edmée.

La baronne ne put retenir un sourire, tant cela ressemblait à une famille.

« Blanche ne nous manquera plus demain ! pensa-t-elle tout haut.

— Je vous dérange ? reprit Michel. Je ne suis pas de vos secrets. Je vais vous dire les miens : je sors de prison.

— De prison ! répétèrent la baronne et Edmée.

— Sainte-Pélagie, où j’avais été inséré de très bonne heure par les soins de ce bon M. Bruneau et de sa digne associée, Mme la comtesse Corona. Que leur ai-je fait à ces deux-là, le savez-vous, ma mère ?

— Non, répondit la baronne ; je l’ignore. »

Elle rêvait, et je ne sais quelle frayeur la prenait. Sans avoir aucune idée de ce qui allait se passer, elle prévoyait une violente catastrophe, et André, en parlant de Michel, le voulait enchaîné et muselé.

André qui menait tout, André, le destin de cette heure suprême !

« Il fait bon avoir des amis, poursuivit Michel. Le temps d’écrire un mot à Lecoq et de recevoir la réponse, ma lettre de change était soldée. Et fouette, cocher ! Savez-vous ce que j’apprends chez moi ? La cassette enlevée ! Entre parenthèses, si elle contenait des bijoux ou des valeurs, vous pouvez être tranquille, ma mère. Le brigand n’aura pas eu le temps d’en faire usage.

— Quel brigand ? demanda la baronne de plus en plus inquiète.

— Vous allez voir ; j’ai mon idée depuis longtemps. L’escalier a été redescendu quatre à quatre, et j’ai voulu en avoir le cœur net… Une occasion, vraiment ! les gens de police étaient en bas, donnant le signalement d’un quidam qui était mon homme, et s’informant…

— Je t’en prie, de qui parles-tu ? » murmura madame Schwartz.

Et Edmée, avec autorité :

« Dites le nom, Michel !

— Le nom ? voilà que je l’oublie, le nom ! mais c’est un des noms que prend ce Bruneau, quand il fait un mauvais coup…

— Et pourquoi le cherchait-on ? demanda Maurice.

— Pas pour le prix de vertu, mon beau-frère. Je trouverai le nom. En tous cas, j’ai mis les chiens sur la piste, la maison a été cernée, et le commissaire, nouant son écharpe, a monté les escaliers de ce Bruneau… Qu’est-ce que vous avez donc ? »

Autour de lui régnait un grand silence, et tout le monde était pâle.

« Je cherche ce diable de nom, reprit-il ; attendez… Maynotte, parbleu ! André Maynotte ! »

La baronne se leva toute droite, et Michel recula devant son regard épouvanté.

En ce moment, Mme Sicard, heureuse de faire du zèle, entra tout effarée.

« M. le baron ! s’écria-t-elle. M. le baron qui veut venir dans la chambre de Madame !

— Faites entrer, » dit Julie machinalement.

M. le baron Schwartz parut presque aussitôt derrière la camériste. Ces trois dernières journées l’avaient beaucoup changé et vieilli, mais il affectait un grand calme.

« Nouvelles ! dit-il en promenant un regard morne, mais sourdement inquiet sur les quatre personnes qui étaient là. Singulières ! Enterrement superbe. Comtesse Corona assassinée cette nuit.

— La comtesse Corona ! assassinée ! répéta la baronne, comme si sa cervelle ébranlée avait peine à saisir le sens des mots.

— Jolie femme ! malheureux ! » dit M. Schwartz.

Il ajouta, avec une évidente intention de porter coup et sans ellipse, cette fois :

« M. le préfet a été charmant pour nous. Il viendra ce soir. »

Et à l’oreille de sa femme :

« Nous cédons à une panique. Je suis plus fort que jamais !

— Et pour la comtesse Corona, commença Julie, sait-on ?…

— Habits Noirs, interrompit le banquier, reprenant sa sténologie. Maison cernée, rue Sainte-Élisabeth.

— Du côté de la rue Saint-Martin ? demanda Michel vivement.

— Juste ! répondit M. Schwartz, qui pirouetta et se dirigea vers la porte. Un nommé Bruneau.

— Ce serait ce coquin ! » s’écria Michel en suivant, malgré lui, le banquier.

Edmée et Maurice avaient saisi les mains de la baronne qui défaillait.

Michel dit encore :

« Le hasard a voulu… J’ai donné aux agents des indications…

— Bonnes ! fit M. Schwartz, passant le seuil sans se retourner ; traquenard organisé. Pas un chat sorti des deux maisons qui se touchent, sauf cette créature, Trois-Pattes. M. Mathieu. »

Michel revint vers sa mère et la vit qui chancelait entre les bras de Maurice et d’Edmée. Comme il s’approchait, elle le repoussa de la main avec une sorte d’horreur.

« André Maynotte est ton père ! » balbutia-t-elle en fermant les yeux.

Michel resta un instant foudroyé ; puis, sans mot dire, il s’élança dehors.

Il allait par les rues, courant comme un furieux et ne sachant certes pas quel extravagant moyen il essayerait pour rompre la ligne d’assiégeants qui entourait son père, lorsqu’à la hauteur de la Porte-Sainte-Martin il s’entendit appeler par son nom.

Trois-Pattes passait dans son panier, traîné par un chien de boucher. Il semblait être en belle humeur. Sa figure, immobile comme un masque, avait presque un sourire dans le fourré de poils hérissés qui l’encadrait.

« Je viens de chez vous, monsieur Michel, dit-il, pour vous donner des nouvelles du voisin Bruneau. Si on s’inquiète de lui quelque part, allez-y et dites que tous les rendez-vous tiennent pour ce soir. Dites aussi que la cassette est en bonnes mains, la cassette que vous n’aviez pas su garder. Je vous salue, jeune homme ; en prison, vous auriez été bien tranquille. Mais, puisque vous voilà dehors, regardez à vos pieds en vous promenant : il y a des trappes ! »