Les Hautes Montagnes/52

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(p. 110-113).

52. Le rocher du Maure.

Cette journée fut la plus belle de toutes. Jamais ils n’aimèrent autant Phanis que ce jour où ils le retrouvaient.

Ils sont inséparables aujourd’hui. Ils sont allés tous ensemble voir l’eau qui jailli du rocher ; Ils sont descendus tous ensemble aux platanes. Chacun aurait donné sa vie pour les autres.


L’après-midi venu, ils ont décidé de rentrer.

— Dis-nous, Phanis, tu es monté sur un rocher hier ? a demandé Andréas.

— Oui, a dit Phanis, et il a montré le rocher.

Ils se sont tous retournés et ont regardé cet étrange sommet ; ils ont pris peur. C’est donc ça le rocher du Maure ! Ils l’ont bien observé jusqu’à la pointe.

— Tu es monté jusqu’en haut ? a demandé Andréas.

— Non, je me suis arrêté plus bas. Je ne pouvais plus monter.

Andréas a dit alors :

— On va y monter tous ensemble.

— Andréas ! a fait Costakis terrifié.

— Toi tu te rappelles les paroles de la vieille Charmène et tu as peur, a dit Andréas. Mais dis-moi, Phanis y est bien allé au rocher du Maure ? Et pourtant il est là avec nous. Il ne lui est rien arrivé. On ne va pas se laisser intimider comme les grand-mères. »

— Et s’il nous arrive quelque chose ?

— On est cinq, a dit Andréas.


Ils ont tous suivi.

Ils gravissaient le rocher à grand peine ; ils manquaient de souffle et se sont arrêtés deux fois pour respirer.

Quand ils sont arrivés aux rocs, il leur a fallu marcher tout autour pour trouver un passage au travers, tant étaient serrées les énormes pierres qui entouraient le rocher. On aurait dit qu’elles s’étaient dressées là exprès pour faire barrage.

Des yeuses poussaient entre deux. Des oiseaux sauvages au bec crochu sortant des trous s’envolaient dans les airs.

— Allons-nous en, dit Costakis, on ne peut pas passer.

Costakis a peur du fantôme. Il se rappelle les paroles de la vieille Charmène comme s’il les entendait. Il se souvient du vieux près du moulin qui a fait un signe de croix au sujet du rocher du Maure.

Tandis qu’il marche, il réfléchit : « Qu’est-ce qu’on vient chercher ici ? Ça a l’air d’un lieu hanté ! Le défilé tout autour, le côteau infranchissable, les grandes pierres qui gardent le Maure. Il doit être là, sur la pointe ; il doit dormir… il va nous entendre en train de monter… il va surgir. Il nous attrapera, nous jettera au fond de je ne sais quelle caverne obscure. Pour des années et des années… »

— Allons-nous en, dit Costakis, on ne peut pas passer.

— On passera, dit Andréas.

Costakis a fini par se taire. Depuis qu’ils sont venus vivre en forêt, il prête attention à ce que dit Andréas. Mais aujourd’hui il le voit comme supérieur. Aujourd’hui la parole d’Andréas est un ordre. Qui a retrouvé Phanis ?

Costakis a suivi.


Entre deux pierres Andréas a trouvé une crevasse remplie de petits arbustes. Il l’a d’abord sondée soigneusement avec son bâton, a posé le pied dedans, est monté sur une pierre plus haute, et de là il a sauté en bas.

— Venez, venez, a-t-il crié, ici ça passe.

Il est monté de nouveau sur la pierre et a aidé les autres. Ils ont grimpés l’un après l’autre. Par là ils avançaient plus librement vers la pointe.

Mais à la pointe ils ont de nouveau trouvé quelques grandes pierres. Celles-ci étaient très différentes. Elles étaient noires…

— À coup sûr c’est la caverne du Maure ! Il doit être assis au sommet pour observer tout autour. On est des inconscients ! Qu’est-ce qu’on vient chercher ici ? ont pensé deux ou trois des jeunes voyageurs. S’ils le pouvaient, ils feraient demi-tour : maintenant ils ressentent la terreur. Leurs petits cœurs battent violemment, comme celui d’un lièvre.

Ils ne veulent plus avancer. Ils marchent avec difficulté. À chaque instant ils s’attendent à voir une pierre se redresser, lentement.


Arrivés à la pointe, il n’y avait rien. Les pierres ici étaient des pierres comme toutes les autres. Ils les ont bien regardées, ils les ont écoutées, ça restait des pierres.

Où donc est le Maure ?

Au lieu de voir le Maure là-haut, les enfants ont vu un spectacle rayonnant.

Là-bas tout au fond, très très loin, la mer étale attendait le soleil, le soleil de Phanis.

Le soleil descendait vers la mer, il grossissait et rougissait. Les montagnes avaient les sommets rouges. Les nuages brillaient de lumière.

Est-ce que ce sont des petits nuages là qui flottent dans l’air ou bien des angelots ? Personne ne sait.

Le soleil s’est dilaté encore, il a rougi totalement, il a touché l’eau. Et après avoir contemplé le monde un instant, il a sombré.

C’est pour cet instant de beauté que Phanis s’était perdu.