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Les Historiettes/Tome 1/38

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 255-261).


LE MARÉCHAL D’ESTRÉES[1].


Le maréchal d’Estrées est le digne frère de ses six sœurs, car ça toujours été un homme dissolu et qui n’a jamais eu aucun scrupule. On dit même qu’il avoit couché avec toutes six. Étant encore marquis de Cœuvres, il pensa être assassiné à la croix du Trahoir[2] par le chevalier de Guise, qui étoit accompagné de quatre hommes. Le marquis sauta du carrosse et mit l’épée à la main. On y courut, et il ne fut point blessé. On lui donna à commander quelques troupes dans la Valteline ; je crois qu’il étoit en Italie en ce temps-là, et que, le trouvant tout porté, on se servit de lui. Il battit le comte Bagni, qui commandoit les troupes du pape. C’est ce Bagni qui étoit encore nonce ici, il n’y a que deux ans. Pour cet exploit, la Reine-mère le fit maréchal de France. Un peu devant, on n’avoit pas voulu le faire chevalier de l’Ordre. Après il alla échouer contre une hôtellerie fortifiée. Ce n’est pas un grand guerrier. Son grand-père étoit huguenot, et comme Catherine de Médicis faisoit difficulté de lui donner emploi à cause de cela, il lui fit dire que son… et son honneur n’avoient point de religion.

Il avoit été ambassadeur à Rome du temps de Paul V. Il fit assez de bruit, et le pape étant mort, ce fut par sa cabale et par ses violences que Grégoire XV fut élu. Ce pape, quand il l’alla voir, lui dit : « Vous voyez votre ouvrage, demandez ce que vous voulez : voulez-vous un chapeau de cardinal ? je vous le donnerai en même temps qu’à mon neveu. » Le marquis, étant aîné de la maison, le refusa[3]. Depuis, Bautru le voyant fort vieux, et jouer sans lunettes, lui disoit : « Monsieur le maréchal, vous avez eu grand tort, vous deviez prendre le chapeau ; ce seroit une chose de grande édification de voir le doyen du sacré collége livrer chance sans lunettes. » Il a toujours joué désordonnément. Quelquefois son train étoit magnifique ; quelquefois ses gens n’avoient pas de souliers. Comme il a l’honneur d’avoir été toujours brutal, il vouloit tout tuer, quand il avoit perdu, et encore à cette heure, il lui arrive de rompre des vitres. On dit qu’un jour ayant perdu cent mille livres, il fit éteindre chez lui une chandelle et cria fort contre son sommelier, de n’être pas meilleur ménager que cela ; que cette chandelle étoit de trop, et qu’il ne s’étonnoit pas si on le ruinoit. C’est un grand tyran, et qui fait valoir son gouvernement de l’Ile de France autant que gouverneur puisse jamais faire. Quand il y envoie son train, il le fait vivre par étapes. Il a presque toutes les maltôtes et fait tous les prêts. Son fils, le marquis de Cœuvres, s’en acquittera aussi fort dignement.

Le maréchal a été marié en premières noces avec mademoiselle de Béthune, sœur du comte de Béthune et du comte de Charrost. Il en a eu trois garçons : le marquis de Cœuvres, le comte d’Estrées et l’évêque de Laon.

En secondes noces, il épousa la veuve de Lauzières, fils du maréchal de Thémines. Depuis, on l’appela le marquis de Thémines. Il en a eu un fils qui fut tué à Valenciennes en 1636. On l’appeloit le marquis d’Estrées. Bautru disoit qu’il n’y avoit pas au monde une seigneurie qui eût tant de seigneurs, car il y avoit un maréchal d’Estrées, un comte d’Estrées et un marquis d’Estrées.

Le maréchal, qui en toute autre chose est un homme avec lequel il n’y a point de quartier, est pourtant fort bon mari, a bien vécu avec sa première femme et vit bien avec sa seconde. Son fils aîné lui ressemble en cela, car il a supporté avec beaucoup d’affliction la mort de la sienne, quoiqu’elle ne fût point jolie ; c’étoit la fille de sa belle-mère.

Le maréchal d’Estrées a une bonne qualité, c’est qu’il ne s’étonne pas aisément. Il est assez ferme et voit assez clair dans les affaires. Quand Le Coudray-Genier, peut-être pour se faire de fête, s’avisa de donner avis au feu Roi qu’à un baptême d’un des enfants de M. de Vendôme on le devoit empoisonner par le moyen d’une fourchette creuse dans laquelle il y auroit du poison qui couleroit dans le morceau qu’on lui serviroit, M. de Vendôme se voulut retirer. Le maréchal le retint, et lui dit que, puisqu’il étoit innocent, il falloit demeurer et demander justice. Effectivement, Le Coudray-Genier eut la tête coupée[4].

Le maréchal a fait quelques bonnes actions en sa vie. Quand le cardinal de Richelieu fit faire le procès à M. de La Vieuville, M. le maréchal d’Estrées demanda la confiscation de trois terres de M. de La Vieuville et les lui conserva, après lui en avoir envoyé le brevet. M. de Saint-Simon, qui eut les autres, n’en usa pas ainsi, et depuis il y a eu procès pour les dégradations qu’il y avoit faites.

Il ne voulut point commander en Provence je ne sais quelles troupes que le cardinal de Richelieu y envoyoit, que conjointement avec M. de Guise. Il refusa de prendre le gouvernement de Provence sur lui. M. le maréchal de Vitry le prit.

Ambassadeur à Rome avant la naissance du Roi (Louis XIV), il y demeura encore jusqu’à la grande querelle qu’il eut avec les Barberins.

Le maréchal avoit un écuyer nommé Le Rouvray. C’étoit un vieux débauché, tout pourri de v..... ; d’une piqûre d’épingle on lui faisoit venir un ulcère. Jamais je ne vis un si grand brutal. Une fois, pour ne pas perdre une médecine qu’il avoit préparée pour un cheval de carrosse qui n’en eut pas besoin, il la prit et en pensa crever. Cet homme avoit un valet qui tenoit académie de jeu. C’est le privilége des écuyers des ambassadeurs. Ce valet fit quelque chose. Le barisel[5] le prit, il fut condamné aux galères. Comme on l’y menoit avec beaucoup d’autres, Le Rouvray, avec un valet-de-chambre du maréchal, n’ayant chacun qu’un fusil et leurs épées, mettent en fuite vingt-cinq ou trente sbires, qui avoient chacun deux ou trois coups à tirer, car ils ont, outre leur carabine, des pistolets à leurs ceintures, et outre cela ils sont munis de bonnes jacques de maille. Le Rouvray, victorieux, met tous les forçats en liberté. Voilà un grand affront aux Barberins. Le maréchal fait sauver son homme, et lui donne, pour le garder à la campagne, huit ou dix soldats françois des troupes des Vénitiens, car il eut peur qu’on ne lui fît chez lui quelque violence. Les Barberins emploient un célèbre bandit, nommé Julio Pezzola, qui met des gens aux environs du lieu où étoit Le Rouvray : je pense que c’étoit sur les terres du duc de Parme, à Caprarole ou à Castro. Le Rouvray, comme il étoit fort brutal, s’évade et s’en va à la chasse sans ses soldats.

Les bandits ne le manquent point, et de derrière une haie le tuent et en apportent la tête au cardinal Barberin. Le maréchal jette feu et flammes. Pour l’apaiser, Julio Pezzola, qui ne faisoit pas semblant de s’être mêlé de rien, va trouver Guillet, garçon d’esprit, qui étoit au maréchal, et lui offre de lui apporter la tête des sept bandits qui avoient fait le coup, et lui dit : « Patron miò, è un povero regalato un piatto di sette teste ? Non se c’è mai servito un tale a nessun’ principe. »

Enfin, la chose alla si avant que le maréchal sortit de Rome et s’en alla à Parme, où il excita le duc de Parme, déjà fort brouillé avec le Pape, à faire tout ce qu’il fit. Dans la belle expédition qu’ils poussèrent ensemble jusque dans la campagne de Rome, j’ai ouï dire à Guillet que leurs dragons firent honnêtement de violences, et que les paysans leurs disoient : « Illustrissime signor dragon, habbiate pietà di me. » Dans les écrits que le Pape fit faire contre le maréchal, je trouve qu’il lui faisoit bien de l’honneur, car, à cause qu’il s’appeloit Annibal d’Estrées[6], on y disoit que c’étoit Annibal ad portas, et ce nom leur fit dire bien des sottises.

Le maréchal fut long-temps qu’il n’osoit revenir, car le cardinal de Richelieu n’avoit pas trop approuvé sa conduite. Enfin il fit sa paix. Le reste se trouvera dans les Mémoires de la Régence.

À l’âge de soixante-dix ans, ou peu s’en falloit, il alla voir madame Cornuel, qui, pour aller à quelqu’un, le laissa avec feu mademoiselle de Belesbat. Elle revint, et trouva le bon homme qui vouloit caresser cette fille : « Eh ! lui dit-elle en riant, monsieur le maréchal, que voulez-vous faire ? — Dame, répondit-il, vous m’avez laissé seul avec mademoiselle : je ne la connois point ; je ne savois que lui dire. »

  1. François Annibal d’Estrées, duc, pair et maréchal de France, né en 1573, mort le 5 mai 1670. On a de lui : Mémoires de la régence de Marie de Médicis, 1666, in-12. Ils font partie du tom. 16 de la deuxième série de la Collection des Mémoires relatifs à l’Histoire de France.
  2. On appeloit ainsi le carrefour formé par les rues du Four et de l’Arbre-Sec, dans la rue Saint-Honoré.
  3. Son aîné fut tué au siége de Laon, et lui, qui étoit nommé à l’évêché de Noyon et au cardinalat, prit l’épée ; le chapeau fut pour son cousin de Sourdis. (T.)
  4. Cet événement eut lieu en 1617 ; on en trouve le détail dans les Mémoires de Déageant ; Grenoble, 1668, in-12, pag. 74 et suiv. Le gentilhomme y est appelé Gignier. Levassor a suivi le récit de Déageant dans son Histoire de Louis XIII, liv. 2e ; Amsterdam, 1757, in-4o, tom. 1er, pag. 681. Les Mémoires de Déageant n’ont pas été réimprimés dans la Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, mais on les trouve dans le tom. 3 des Mémoires particuliers, publiés en 1756 en 4 vol. in-12.
  5. Le barisel, en italien barigello, est un officier chargé de veiller à la sûreté publique et d’arrêter les malfaiteurs. Il est le chef des sbires. Ses fonctions correspondent à celle que le chevalier-du-guet remplissait autrefois à Paris.
  6. Il s’appeloit François-Annibal. (T.)