Les Historiettes/Tome 2/31

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 256-262).


MADAME D’YÈRES[1],
MADAME DE SAINT-ÉTIENNE ET MADEMOISELLE
DE RAMBOUILLET.


L’abbaye d’Yères, à quatre lieues de Paris, ayant vaqué, madame de Rambouillet la demanda pour sa seconde fille. Le cardinal de Richelieu en avoit déjà disposé en faveur d’une parente de M. Des Noyers ; cependant on s’y obstina à cause de la proximité de Paris ; et, par la faveur de madame d’Aiguillon, on en vint à bout. S’ils eussent su le peu de satisfaction qu’ils en devoient avoir, ils n’y eussent pas pris tant de peine. Dès que l’abbesse fut installée, elle déclara qu’elle ne vouloit point pour directeur celui que sa famille lui avoit destiné ; elle en prit un autre. Elle traita mal deux de ses sœurs qu’on mit avec elle, ne fit rien de ce qu’il falloit faire pour mettre son abbaye en réputation ; en un mot, elle n’a reçu en vingt-quatre ans que quatre religieuses ; et il y avoit trois ans qu’elle étoit, avec des novices, en chambre garnie à Paris ; et il n’y avoit plus en tout que six religieuses quand on obtint un bref du pape, car l’abbaye va directement au saint Siége, par lequel il nommoit pour directeur un prêtre de grande réputation, nommé M. de Blancpignon, qui l’est déjà des Carmélites et de deux ou trois autres ordres de filles dans Paris. Il va à Yères ; elle s’y trouve, déclare qu’il est son ennemi ; cependant elle ne le connoissoit pas, et elle obtient un nouveau bref du pape qui nomme M. l’archevêque de Sens. Elle l’avoit demandé, à cause que l’hôtel d’Yères[2] touche l’hôtel de Sens, et que l’archevêque avoit voulu en avoir quelques chambres pour sa commodité. Durant l’intervalle de ces deux brefs, M. de Blancpignon avoit dit qu’à moins de faire venir d’anciennes religieuses à Yères, on n’y sauroit remettre l’ordre ; on en fit venir de Montmartre. L’abbesse d’Yères les pensa faire mourir de faim ; madame de Montmartre fut contrainte de leur envoyer de quoi vivre. Ce second bref arrivé, on instruit le pape de la surprise qu’on lui avoit faite, et que ce qu’elle avoit exposé contre M. de Blancpignon étoit faux. Le pape le nomme derechef, et transfère l’abbesse aux filles de la Miséricorde. La supérieure de la maison la flatta pour faire faire madame sa nièce coadjutrice ; cependant un beau jour elles se brouillèrent et se séparèrent. Voilà madame d’Yères logée chez un loueur de carrosses. Elle plaide et fait imprimer un factum, ou plutôt un libelle diffamatoire contre sa famille, et dit là-dedans que tout ce qu’elle souffre ne vient que de ce qu’elle n’a pas voulu faire sa sœur de Pisani coadjutrice, et elle envoie cela dans tous les couvens. Il n’y a rien de plus faux ; on ne l’en a jamais pressée, et madame de Pisani la seroit de Saint-Étienne, si elle avoit voulu ; mais c’est une bonne fille sans ambition, qui veut vivre dans une maison plus austère ; et puis aujourd’hui (1663) madame de Montausier est trop bien à la cour pour manquer une bonne place pour sa sœur, si elle s’en mettoit bien en peine. Le Parlement ordonna que madame d’Yères seroit mise dans quelque maison religieuse, et on l’obligea à aller loger dans une maison où il y a une espèce de communauté de filles, dans la rue Saint-Antoine. Elle dit qu’on lui avoit démis deux côtes, en la pressant de sortir de chez elle ; puis elles étoient rompues ; enfin elle n’en ose plus parler. Le premier président a empêché que cela ne fût plaidé ; il en a fait un procès par écrit[3].

Madame de Saint-Étienne, Louise-Isabelle d’Angennes, étoit religieuse à Yères avec madame de Pisani, sa sœur ; mais il fallut les en tirer toutes deux, parce que madame d’Yères est une fort déraisonnable personne. M. de Montausier les alla quérir. Elles ont été, à plusieurs reprises, à l’hôtel de Rambouillet, à cause des troubles qui les empêchoient de demeurer à La Villette, où on les avoit mises en attendant.

Voici comment madame de Saint-Étienne eut cette abbaye. La pénultième abbesse de Saint-Étienne, croyant que Dieu en seroit mieux servi, remit l’élection dans cette maison, et, avec le consentement du Roi, obtint en cour de Rome tout ce qui étoit nécessaire pour ce nouvel établissement, avec cette exception toutefois que celle qui a été la dernière abbesse lui succéderoit. Cette dernière a vécu fort long-temps, et plus de dix ans avant sa mort, ses religieuses commencèrent à faire des brigues. Cela mit un tel désordre dans le couvent que cette pauvre abbesse, ayant quelque crédit auprès de madame La Palatine[4], qui avoit été quelque temps sa pensionnaire, la supplia très-humblement de faire en sorte que le roi nommât une coadjutrice, et qu’on remît les choses en leur premier état. Madame La Palatine en parle à madame la marquise de Rambouillet, qui obtient le brevet pour madame de Rambouillet, la religieuse. Aussitôt les cabaleuses de Saint-Étienne font les enragées jusqu’à enfermer leur abbesse, la traiter de radoteuse, et lui envoyer des poupées, comme si elle eût été en enfance. Elles se pourvoient contre la nomination du Roi. Enfin, après bien de la peine, tant par le support de l’archevêque, que par le crédit de la famille, l’affaire fut jugée au conseil d’en haut à l’avantage de madame de Rambouillet, et le sacre du Roi s’étant fait incontinent après, la Reine elle-même, car il ne falloit pas moins que cela, la mit en possession. Les rebelles furent assez insolentes pour déclarer à la Reine qu’elles ne reconnoîtroient jamais une coadjutrice ; elles firent des protestations contre tout ce qui s’étoit fait, et les plus envenimées se retirèrent chez leurs parents. Celles qui étoient demeurées ne se plaignoient que d’une chose, c’est que leur coadjutrice ne faisoit rien qui leur donnât lieu de mordre sur elle ; et peu après elles commencèrent à se radoucir. L’année suivante, M. et madame de Montausier et mademoiselle de Rambouillet y firent un voyage. La douceur et l’adresse de ces deux sœurs remirent quasi toutes les religieuses dans le devoir, mais l’humanité de M. de Montausier acheva de les réduire[5]. C’est ainsi qu’elles en parloient, et cela fit assez rire madame la marquise de Rambouillet. Il pensa bientôt après se repentir de son humanité, car ces bonnes filles l’assassinèrent de leurs lettres. Peu de temps après l’abbesse mourut, et la coadjutrice fut universellement reconnue de toutes les religieuses, excepté de la fille de M. Bodeau, dont nous parlerons ensuite[6] ; mais elle revint après. En retournant de Reims, madame de Montausier et sa compagnie passèrent à Liancourt. On alla dire à madame de Liancourt que c’étoit madame la marquise de Rambouillet ; elle en eut la plus grande joie du monde, car elle ne souhaite rien tant que de lui faire voir toutes les merveilles qu’elle a faites en ce beau lieu[7] ; mais quand elle vit que madame de Rambouillet n’y étoit pas, elle en eut un dépit étrange, et leur dit qu’elle avoit quelque envie de les renvoyer sans leur montrer sa maison.

Madame de Saint-Étienne a plus d’air de madame de Montausier que pas une de ses sœurs. Elle est gaie, caressante, bonne et spirituelle, mais non pas tant que madame de Montausier ni que mademoiselle de Rambouillet. Elles s’est gouvernée de sorte que toutes les religieuses et la ville même de Reims l’aiment extrêmement. Comme elle partoit pour venir ici cette année pour un procès, elle alla à Saint-Remi de Reims voir la sainte Ampoule ; il y avoit une presse étrange. « Jésus ! dit-elle, quelle foule ! Ne l’avez-vous jamais vue ? — Ce n’est pas pour la sainte Ampoule, dirent-ils, que nous venons, c’est pour voir madame de Saint-Étienne. »

Mademoiselle de Rambouillet ne voulut pas être religieuse. On la tira d’Yères, quand sa sœur fut mariée : elle s’appelle Angélique-Clarisse d’Angennes. Mademoiselle Paulet lui donna son nom, et je pense qu’elle lui donna aussi ses cheveux, car il n’y a qu’elle de rousse dans la famille. En se coiffant de faux cheveux, cela peut passer ; mais la petite vérole l’a bien gâtée, en sorte qu’elle n’est nullement belle et n’a que la taille, mais avec une grande maigreur. Elle a de l’esprit, et dit quelquefois de fort plaisantes choses ; mais elle est maligne, et n’a garde d’être civile comme sa sœur. On dit pourtant qu’elle est bonne amie. Nous parlerons d’elle dans l’historiette de Voiture et dans celle des Précieuses[8].

  1. Claire-Diane d’Angennes de Rambouillet, abbesse d’Yères, mourut le 19 mars 1669. Sa sœur Catherine-Charlotte d’Angennes, qu’on appeloit madame de Pisani, lui succéda. (Gallia christiana, tome 7, page 612.)
  2. C’étoit une maison acquise en 1182, par Ève, troisième abbesse d’Yères ; suivant d’anciens titres, elle étoit située près de la porte de Paris. La rue des Nonaindières en a pris son nom, de l’hôtel que les nonains d’Yères y possédoient.
  3. Claire-Diane d’Angennes de Rambouillet, abbesse d’Yères, mourut le 19 mars 1699 ; sa sœur Catherine Charlotte d’Angennes, qu’on appelle madame de Pisieux, lui succéda. (Gallia christiana, t. 7, p. 612.)
  4. Anne de Gonsague, princesse Palatine.
  5. Effectivement il a grande humanité pour ses valets ; il les fait bien traiter s’ils sont malades et les récompense. On est fort propre et fort réglé chez lui. (T.)
  6. Voyez l’article de mademoiselle Paulet, t. I, p. 196.
  7. Jeanne de Schomberg, duchesse de La Rocheguyon, morte le 14 juin 1674, a fait de Liancourt un des plus beaux lieux de France. On a de cette dame un petit livre qu’on ne peut assez estimer. Il est intitulé : Réglement donné par une dame de haute qualité à M***, sa petite-fille. Cet ouvrage, publié en 1698 par l’abbé Boileau, et réimprimé en 1779, fut composé par elle pour la duchesse de La Rochefoucauld, sa petite-fille. Elle s’y montre profonde moraliste.
  8. Mademoiselle de Rambouillet épousa, le 27 avril 1658, François Adhémar de Monteil, comte de Grignan, dont elle a été la première femme. Elle est morte le 22 décembre 1664.