Les Historiettes/Tome 2/32

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 262-271).


CROISILLES ET SES SŒURS.


Croisilles[1] étoit de Béziers. À son arrivée à Paris, il fit connoissance avec un autre Croisilles, aussi Languedocien, qui se disoit son parent. Cet homme étoit gouverneur du comte de Guiche, aujourd’hui maréchal de Gramont, et du comte de Louvigny, son frère, qui étoient alors à l’Académie. Il eut aussi entrée à l’hôtel de Rambouillet, chez madame de Combalet[2] et chez madame la Princesse, par le moyen de mademoiselle Paulet, qui, du côté de son père, étoit sa parente.

Croisilles étoit d’assez agréable conversation, d’une lecture et d’une mémoire prodigieuse. Il produisoit aussi ; mais pour vouloir trop raffiner, et, ce qui est de pis, pour n’avoir pas trop de jugement, tout ce qu’il faisoit n’étoit point intelligible, ou pour mieux dire c’étoit du franc galimatias. Dans ses épîtres héroïques, il dit que les fleurs sont des superficies doublées. C’est de lui que Voiture se moque quand il dit : Il faudra mettre cela au chapitre des menteries claires ; et encore : C’étoit un de ces beaux jours dont Apollon faisoit parade. Le cardinal de Richelieu mit au-devant de ce livre : Quiconque voudra trouver du françois en cet ouvrage, ait recours au privilége.

M. le comte de Guiche et feu madame de Longueville, à la prière de madame de Rambouillet, lui firent donner un prieuré de cinq à six cents écus de rente, qui dépendoit d’une des abbayes de M. le comte (de Soissons). Quelque temps après, un nommé M. Poitevin, qui avoit été précepteur de ce prince, et sur la tête duquel on avoit mis tous ses bénéfices, vint à mourir. On proposa Croisilles pour mettre en la place de cet homme, et parce qu’en ce temps-là il écrivoit, ou avoit dessein d’écrire contre les athées, on remontra à M. le comte qu’il tireroit quelque avantage du livre que Croisilles mettroit au jour. Il le fait donc son Custodi nos avec mille écus de rente, outre son prieuré, et bouche à cour. La nouvelle de cet établissement ne fut pas plus tôt arrivée à Béziers que l’aînée des deux sœurs qu’il avoit, qui étoit demeurée veuve d’assez bonne heure, lui écrivit qu’elle se disposoit à le venir trouver. Lui, qui ne vouloit point en être chargé, lui conseilla de se retirer en une religion, et lui promit de l’assister, quand elle y seroit ; que c’étoit une retraite convenable à l’état où elle se trouvoit. Cette femme ne laissa pas de venir. Croisilles ne la veut point voir, de sorte que ne sachant que devenir, elle s’avisa, le bureau d’adresses venant d’être établi, de se faire écrire sur le registre, en qualité de femme veuve de bon âge qui cherchoit mari. Cela lui réussit par bonheur, et pour trois sous elle fut mariée à un vieillard qui avoit quelque chose. Depuis, ce bon homme étant mort, elle en attrapa encore un autre qui la crut une personne de condition, parce qu’elle avoit une suivante ; mais cette suivante, c’étoit sa fille. Après elle fit venir ici sa cadette, dont Croisilles ne se tourmenta pas plus que de l’aînée. Cette fille avoit eu quelques aventures dans la province. Un jour qu’elle alloit à la campagne à cheval avec un de ses amis (cela est ordinaire en Languedoc, où l’on est plus libre qu’ici), elle passa par des landes qui durent environ deux lieues, de sorte qu’on n’y pouvoit être secouru, en façon quelconque. Par malheur elle fut rencontrée par quelques chevau-légers d’une compagnie qui avoit eu son quartier d’hiver auprès de Béziers. Ceux-ci la voulurent traiter de g...., et d’autant plutôt qu’ils la trouvèrent assez libre, et qu’elle chanta, quand ils l’en prièrent. Ils la voulurent emmener de force, et elle étoit bien empêchée, quand elle aperçut un gentilhomme qui venoit à eux. Ce cavalier avoit la mine d’une personne de qualité. Elle court au-devant de lui, demande sa protection ; mais elle s’étoit mal adressée, car c’étoit un officier de la même compagnie qui, l’ayant vue de loin, avoit envoyé ces gens devant pour l’arrêter, et lui s’étoit caché tout exprès pour quelque temps. Ce gentilhomme la pressoit plus que les autres, quand elle lui dit qu’il prît bien garde à ce qu’il feroit, qu’elle appartenoit à des personnes de condition, qu’elle étoit parente de madame de La Braigne : or cette dame étoit respectée en ce pays-là, et cet officier la connoissoit fort. « Je me soumets, lui dit-elle, à tout ce qu’il vous plaira, si elle ne m’avoue pour sa parente ; faites-en l’expérience et menez-moi à sa maison. » Il eut peur de s’attirer une méchante affaire, et l’y mena ; mais cette fille n’eut pas plus tôt le pied dans la cour qu’elle se moqua de lui, lui confessa qu’elle n’étoit point parente de madame de La Braigne, et lui dit qu’il ne se savoit guère bien servir de l’occasion.

Revenons à Croisilles. Il ne fut pas long-temps chez M. le comte, soit par sa faute, ou par la faute d’autrui, sans être mal avec plusieurs des officiers de son maître, qui lui rendoient tous les jours de mauvais offices auprès de lui. M. le comte, s’étant retiré à Sédan, crut qu’il ne seroit pas à propos de laisser le titulaire de tous ses bénéfices au pouvoir du cardinal de Richelieu ; il le manda donc. Croisilles fut tout aussitôt dire cette nouvelle à madame de Rambouillet, et ajouta : « J’ai mandé mes neveux, je suis obligé de les attendre pour les placer. » Mais il ne disoit point : « Je m’en irai quand cela sera fait. » Madame de Rambouillet lui représenta les obligations qu’il avoit à M. le comte, et lui conseilla de l’aller trouver le plus tôt qu’il lui seroit possible ; mais il étoit arrêté à Paris par d’étranges liens. Ce fou, soit qu’il crût qu’il étoit à propos que les prêtres fussent mariés, comme ils l’étoient autrefois, et qu’il pensât que c’étoit un trop grand péché que de coucher avec une femme que l’on n’a pas épousée, soit qu’étant amoureux, il ne vît pas d’autre moyen de contenter sa passion, ce fou s’étoit marié clandestinement. Il avoit eu par quelque rencontre la connoissance de la veuve d’un procureur au parlement, nommé Poque, qui avoit une fille de quatorze ans ou environ, et du bien honnêtement. Il fit accroire à cette femme, parce qu’il étoit toujours en habit long, qu’il étoit conseiller d’état, qu’il avoit de grands appointemens, et que si on ôtoit les sceaux à M. Séguier, il y avoit pour le moins aussi bonne part qu’un autre. Il ne l’alloit voir qu’en carrosse, car il en avoit tantôt de l’hôtel de Soissons, tantôt de l’hôtel de Rambouillet, et tantôt du comte de Guiche. Cette innocente, persuadée que Croisilles disoit vrai, reçoit un si bon parti à bras ouverts. Il la pria que tout se fît secrètement, « parce que, disoit-il, j’ai un neveu qui attend ma succession, et je ne veux pas qu’il me trouble en cette affaire. » On passe le contrat, où il ne mena que son valet, nommé Élie Pilot, qu’il fit passer pour un honnête homme de ses amis. Durant la lecture du contrat, il avoit mis son mouchoir sur sa tête, feignant d’avoir chaud, et en tenoit les glands dans sa bouche. Il s’imaginoit par ce moyen qu’on ne remarqueroit pas les traits de son visage. On jeta les bans, sous le nom d’Élie Pilot, car il se nomma toujours du nom de son valet, et signa de même ; mais son valet, comme témoin, signa Jean-Baptiste Croisilles. Il eut permission de se marier à Linas, entre Paris et Étampes. Il part à midi, y va coucher, et de peur d’être reconnu dans une hôtellerie, il fit si bien avec de l’argent qu’il gagna le jardinier d’un M. Du Puy, de Paris, qui a une maison dans ce bourg, et y coucha. Il se maria le lendemain matin, et revint coucher à Paris. Il mena sa femme dans le logis de sa belle-mère, et leur fit trouver bon qu’il s’en revînt chez lui ; mais il laissa son valet avec elle. Il n’y coucha jamais ; il y alloit souvent, et demeuroit seul avec sa femme. Pilot y couchoit toutes les nuits.

Cela dura près d’un an, sans que personne en sût rien ; mais au bout de ce temps-là, la belle-mère découvrit la fourbe, et alla s’en plaindre à madame d’Aiguillon, qui d’abord n’en voulut rien croire. Pour s’en éclaircir, un jour que Croisilles, avec beaucoup d’autres gens, étoit chez elle, elle envoya quérir cette femme, la fit cacher, et lui fit demander si Croisilles étoit dans la compagnie. Cette femme le montra. Madame d’Aiguillon ne voulut pas pourtant faire éclater cette affaire ; elle envoya chercher M. Vincent[3], qui fut d’avis d’aller à Linas, y alla en effet, et amena le prêtre qui avoit marié Croisilles, et deux marguilliers qui l’avoient assisté. Il plante ces trois hommes en sentinelle à un coin de rue, d’où l’on voyoit au visage tous ceux qui sortoient de l’hôtel de Soissons. Ces gens reconnurent Croisilles entre cent autres ; il étoit rousseau, et facile à reconnoître.

Cependant M. le comte l’avoit tant pressé qu’il avoit été contraint de partir. Il ne fut pas plus tôt à Sédan, que ce prince lui reprocha son crime, et le fit garder dans une maison de la ville. Cela venoit de ce qu’un joueur de luth flamand, nommé Van-Brac, qui avoit été autrefois au grand-prieur de Vendôme, et qui étoit alors à M. le comte, lui avoit découvert le mariage de Croisilles, et s’étoit joint à la belle-mère pour lui faire faire son procès. C’étoit un petit fourbe qui espéroit qu’on le trouveroit assez honnête homme pour le mettre en la place de M. de Croisilles.

Notre prêtre marié écrit à mademoiselle Paulet, sa parente, qui n’a jamais cru qu’il fût coupable que quand elle l’a vu condamner et qu’on le tenoit en prison. Elle en parle au comte de Guiche, et celui-ci à M. le cardinal, qui, étant outré contre M. le comte de ce qu’il avoit méprisé madame de Combalet, étoit ravi de le décrier, et de faire voir qu’il faisoit des injustices. On envoie demander Croisilles de la part du Roi, et peu de temps après on le vit à Paris en liberté. On consulte son affaire ; on lui conseille de se retirer s’il se sent tant soit peu coupable, sinon, de se justifier. Il ne voulut croire que sa tête. Il intente un procès contre la mère de sa femme et contre Van-Brac. Le procès étant en état, il fallut se mettre en prison. On le juge : il est condamné à tenir prison perpétuelle dans un monastère. On l’eût condamné à être pendu, sans les pressantes sollicitations que mademoiselle Paulet fit faire. Croisilles en appela à Lyon devant le primat des Gaules. Cependant, comme il étoit prisonnier à l’officialité, le comte de Guiche, le marquis de Montausier, le marquis de Pisani, et Arnauld (Corbeville) résolurent de l’enlever, en faveur de mademoiselle Paulet ; mais, comme ils étoient sur le point de faire le coup, il vint une inspiration au comte de Guiche d’en parler auparavant à M. le cardinal. « Vous avez bien fait de m’en parler, répondit Son Éminence, car après cela je ne vous eusse jamais voulu voir ; j’entends que l’on fasse justice. » Je vous laisse à penser si le comte fut camus d’entendre cela. Il a dit cent fois depuis que quand il songeoit combien il avoit couru de fortune pour si peu de chose, il étoit encore tout éperdu. Le cardinal voyoit bien que M. le comte de Soissons ne manqueroit pas de se prévaloir d’une semblable violence. Je ne sais si les parties de Croisilles eurent le vent du dessein qu’on avoit fait ; mais, à leur requête, il fut transféré à la Conciergerie. Croisilles avoit dit que Pilot étoit le mari, et que lui n’avoit été que témoin ; la femme et Pilot avoient dit aussi la même chose, tellement que mademoiselle Paulet, de peur que cette jeune femme par infirmité, et ce valet par intérêt, ne se laissassent aller à dire le contraire, les fit enlever de chez la mère un beau matin, et les fit mettre au jardin de M. Bodeau[4], à Saint-Victor. Là, pour achever la comédie, ils devinrent mari et femme, soit qu’ils le crussent à force de le dire, soit que l’oisiveté et la solitude leur en eussent fait venir l’envie. Enfin, on la trouva grosse. Leurs parties ayant découvert où ils étoient, les firent arrêter. Pilot fut mis au Châtelet, et la femme à la Conciergerie. Ils furent long-temps sans se dédire ; mais, ennuyés d’une si triste demeure, ils confessèrent la vérité au bout de quatre ans, de sorte que la sentence fut confirmée à Lyon.

Cet homme, tant il étoit sage, se mit à écrire dans la Conciergerie contre ses propres protecteurs, et fit une apologie qui est la meilleure chose qu’il ait faite[5]. Là, il dit que madame d’Aiguillon l’avoit trahi pour faire avoir ses bénéfices à M. le cardinal de Richelieu, et il n’épargne pas même mademoiselle Paulet, qui, durant huit ans, non-seulement a sollicité pour lui d’une aussi grande ardeur que si c’eût été pour elle (jusque là que tous les ennuis qu’elle a eus ont peut-être abrégé sa vie), mais a dépensé dix mille livres à l’assister.

Depuis, on fit parler à la belle-mère ; car Van-Brac cessa de poursuivre après la mort de M. le comte, voyant qu’il n’y avoit plus de bénéfices à tenir. Cette femme dit que pourvu qu’on la remboursât de ses frais et qu’on lui rendît sa fille, elle étoit toute prête à se désister ; mais le clergé poursuivoit à Rome. Enfin, vers la fin de 1649, car les vieilles affaires s’en vont toujours en fumée, Croisilles sortit à sa caution juratoire, et il fut ordonné qu’il en seroit plus amplement informé. Je crois qu’on a trouvé à propos d’assoupir l’affaire. Croisilles mourut un an après de maladie[6]. Mademoiselle Paulet n’étoit plus à Paris quand il sortit de prison.

Madame de Rambouillet dit qu’elle a trouvé dans l’examen des esprits, que les gens du tempérament de Croisilles, étant prêtres, étoient sujets à se marier. Il avoit une plaisante vision : il croyoit qu’il mourroit si on le chatouilloit ; or, un jour M. Chapelain, qui gesticule comme un possédé, en lui contant quelque chose avec chaleur, gesticuloit de toute sa force. Croisilles crut qu’il le vouloit chatouiller : « Mais, monsieur, lui dit-il en se retirant, que voulez-vous faire ? » Chapelain, qui ne savoit rien de sa vision, répondoit : « Ce que je veux faire… je vous veux faire comprendre.... » Et il recommençoit de plus belle. L’autre répétoit : « Mais, monsieur, vous n’y songez pas… — Je n’y songe pas ? j’y songe fort bien ; mais c’est vous qui n’y songez pas, car… » Et là-dessus, il gesticuloit tout de nouveau. « Mais je vois bien votre dessein, arrêtez-vous enfin. » Madame de Rambouillet, après en avoir bien ri, appela M. Chapelain, et lui dit l’affaire.

Voiture avoit fait ce Pont-breton :

J’ai vu Belesbat
Doux comme une fille,
Puis j’ai vu Croisilles
Dans son célibat,
Comme un crocodille
Qui vient du sabbat

  1. Jean-Baptiste Croisilles. (Voyez son article dans la Biographie universelle.)
  2. Nièce du cardinal de Richelieu.
  3. Depuis canonisé sous le nom de saint Vincent de Paul.
  4. Voyez sur ce Bodeau l’article de mademoiselle Paulet, tome I, p. 196.
  5. Elle a été imprimée en 1642, in-4o.
  6. L’abbé de Marolles étoit fort attaché à Croisilles, qu’il avoit rencontré en 1637, à l’hôtel de Soissons. Il le défend dans ses Mémoires de la grave accusation portée contre lui. Croisilles mourut en 1651, dans un état voisin de la misère. (Mémoires de Marolles ; Paris, 1656, in-folio, pages 109 et 189.)