Les Huit journées de mai/4

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Le Petit Journal (p. 82-105).


CHAPITRE IV.


Le mercredi 24.


Dépêche mensongère de Versailles. — Guerre à outrance. — Le point d’honneur des gouvernements. — Prise du Palais-Royal, des Halles centrales. — Incendie de l’Hôtel de ville. — Installation à la mairie du XIe. Exécution du comte de Beaufort. — Attaque de la butte aux Cailles. — Prise du Panthéon. — Mort courageuse de Raoul Rigault. — Exécution de quarante gardes nationaux. — Préparatifs à la Bastille, dans le faubourg Saint-Antoine et dans tout le XIe arrondissement. — Aspect de ces quartiers. — Positions des Versaillais dans la soirée. — Massacres dans Paris. — Cours martiales. — La mairie du XIe. — Exécution de l’archevêque de Paris et de cinq otages à la Roquette. — Paris en flammes. — Les Prussiens et les Versaillais. — Delescluze.


Le gouvernement de Versailles télégraphia à la province que le maréchal Mac-Mahon venait une dernière fois de sommer les fédérés de se rendre, sous peine d’être passés par les armes. C’était un odieux mensonge ajouté à tant d’autres. Jamais à aucun moment de la lutte dans Paris, ni après la prise de Montmartre, ni après l’occupation de la rive gauche, c’est-à-dire quand la victoire était impossible aux fédérés, aucune proposition, aucune sommation de déposer les armes ne leur fut adressée directement ou indirectement. Beaucoup auraient peut-être renoncé à la lutte, s’ils eussent connu l’inutilité de toute résistance. Mais M. Thiers, comme Cavaignac en 48, voulut prolonger le combat. Cette bourgeoisie qui avait capitulé d’enthousiasme devant les Prussiens, tremblait de rage à la seule pensée de céder devant Paris. Elle avait livré d’un vote unanime la pudeur, la fortune et la terre françaises, elle était prête encore à faire à la Prusse toutes les concessions, mais traiter avec des Français, des prolétaires, mais abandonner ses privilèges, son droit d’exploitation de la France, — plutôt la mort. Que lui faisaient et le bombardement, et les incendies, et le sort des otages ? que lui faisait d’exposer Paris, en prolongeant le combat, à une destruction complète, pourvu que le boulevard du socialisme fut écrasé et la revendication du peuple étouffée pour longtemps ? Que lui importait de triompher sur des ruines, si sur ces ruines elle pouvait écrire : « Paris fit la guerre à la bourgeoisie, Paris n’est plus ! »

Le 24, il ne restait aux fédérés qu’à venger d’avance leur mort. L’armée de l’ordre était montée à un degré de férocité que rien ne saurait peindre. « Ce ne sont plus, disait un journal conservateur, la France, des soldats accomplissant un devoir, ce sont des Français, résolus à écraser la barbarie. » La barbarie, c’est pour ces messieurs le peuple revendiquant des droits.

Dès cinq heures du matin, les Versaillais ouvrirent le feu contre le Palais-Royal qu’ils canonnèrent à outrance, et des combats acharnés se livrèrent dans les rues Richelieu et de Valois. A sept heures, cette position fut emportée par les troupes qui, maîtresses de la rue Neuve des Petits-Champs et de la place de la Bourse, avaient pu tourner les fédérés. Le mouvement d’ensemble avait été dirigé dès le matin : à droite, vers les halles centrales, d’où les troupes devaient gagner l’Hôtel de ville et la rue Turbigo, pendant qu’une colonne suivait les rues Rivoli et Saint-Honoré : au centre, vers les boulevards, pour arriver au Château-d’Eau ; à gauche, par la gare du Nord et le boulevard Magenta, vers le Château-d’Eau, sur lequel on marchait ainsi de plusieurs côtés.

La rue du Quatre Septembre n’avait pas été défendue. Le mercredi matin, un habitant du quartier se présenta derrière les pavés amoncelés à l’entrée de la place de la Bourse et agitant un morceau d’étoffe blanche au bout de sa canne, fit signe aux soldats postés au carrefour du nouvel Opéra, qu’il n’y avait aucun danger à s’approcher. Ces braves s’emparèrent immédiatement de la position. Ans Halles centrales, la lutte commença, terrible, de bonne heure. Les fédérés, retranchés dans l’église Saint-Eustache et les halles, furent assaillis par des nuées de soldats de la division Ladmirault. Enveloppés, cernés par toutes les rues adjacentes, plus de 500 restèrent sur place : trois cents, faits prisonniers, furent fusillés séance tenante ; le reste remontant la rue Turbigo, alla renforcer la barricade Saint-Laurent, en haut du boulevard Magenta.

A dix heures, l’Hôtel de ville n’était plus qu’un brasier. Depuis le matin on avait évacué les malades sur le XIe arrondissement. Le vieil édifice, témoin de tant de parjures, où tant de fois le peuple installa des pouvoirs qui se retournèrent contre lui, ne devait pas survivre à son véritable maître. Au bruit du beffroi et des clochetons qui s’abîmaient, des voûtes et des cheminées s’écroulant, des sourdes détonations et des explosions éclatantes, se mêlait la voix brutale des canons de la grande barricade du square Saint-Jacques qui balayait la rue de Rivoli.

La Commune, la Guerre et tous les services qui s’y rattachaient s’étaient repliés vers huit heures du matin sur la mairie du XIe arrondissement. On avait agité la question de se retirer sur Belleville, et de s’y fortifier. Mais c’eût été abandonner moralement le Château-d’Eau et la Bastille, et l’on préféra avec raison s’établir au point central de la résistance. Dès son arrivée à la mairie, la délégation de la Guerre se hâta d’installer au Père-Lachaise deux batteries servies par des marins et d’anciens artilleurs de la légion Schœlcher.

Bientôt, dominant l’incendie et la fusillade, on entendit ces redoutables pièces qui bombardaient les positions occupées par les Versaillais. Les obus tombaient dans l’espace compris entre la rue de la Monnaie et le faubourg Saint-Martin, mais sans faire grand mal aux troupes abritées sous les portes cochères.

Un incident, qui se passa vers dix heures à la place Voltaire, montra à quel degré de surexcitation nerveuse les esprits étaient montés. Un jeune officier de l’état-major, le comte de Beaufort, fut reconnu par des gardes d’un bataillon qu’il avait gravement insultés quelques jours auparavant au ministère de la guerre. On l’arrêta aussitôt. Le bataillon s’assembla, réunit ses officiers et les obligea à constituer un conseil de guerre qui s’établit dans une boutique du boulevard. Beaufort fut amené, jugé et condamné à mort. Delescluze, prévenu, accourut, parvint à pénétrer à grand peine, essaya de s’interposer, dit que Beaufort serait jugé par la Commune. Son collègue, le brave Mortier, le premier élu et le plus populaire de cet arrondissement, joignit vainement ses efforts à ceux de Delescluze. Le bataillon grondait, menaçant d’engager la lutte si on voulait lui soustraire le prisonnier. Il fallut céder pour éviter une mêlée affreuse. A midi, le malheureux Beaufort fut conduit dans le terrain vague situé derrière la mairie et il fut passé par les armes. — Ce fut le signal d’exécutions sans nombre. La défiance et l’irritation croissaient en raison du danger.

A midi, les membres présents de la Commune se réunirent. Il n’y eut plus de séances à proprement parler, mais une sorte de permanence où l’on se rencontra selon les nécessités du moment. Dans l’après-midi, le délégué à la Guerre parcourut ces quartiers et fit l’inspection des barricades.

Dans le courant de la journée, les Versaillais s’emparèrent des gares du Nord et de l’Est, qui commandent le boulevard Magenta, et sur les anciens boulevards, ils firent le siège des barricades de la porte Saint-Denis et de la porte Saint-Martin.

Sur la rive gauche, le général Cissey, l’aile droite touchant à la Bièvre, l’aile gauche aux abords du Panthéon, poursuivait sa marche en avant. La butte aux Cailles, position élevée de 65 mètres au-dessus de la Bièvre, se défendit merveilleusement. Ce fut là seulement que la résistance se changea en offensive. Profitant de la déclivité du terrain, de braves tirailleurs s’avancèrent contre les troupes régulières et les arrêtèrent toute la journée et toute la nuit. Le Panthéon fut moins heureux, mais il fallut, pour l’enlever, livrer une véritable bataille.

Déjà les approches du Luxembourg avaient coûté à l’année des pertes énormes. La résistance de la rue Vavin tient du prodige. Du haut d’une maison dominant la barricade, les fédérés aperçurent un régiment versaillais qui, campé, à 1,200 mètres et se croyant parfaitement à l’abri faisait tranquillement la soupe, suivant les saines traditions de M. de Failly. Une pièce de quatre de montagne fut hissée au deuxième étage, chargée à mitraille et pointée contre les soldats. Un seul coup leur tua vingt-quatre hommes.

Vers onze heures du matin, une brigade pénétra dans le Luxembourg par les rues d’Assas et de Vaugirard ; puis traversant le jardin, brisant la partie des grilles qui fait face à la rue Soufflot, les Versaillais s’emparèrent de la barricade de cette rue. Mal leur en prit, car les fédérés, les tournant par le boulevard Saint-Michel, leur firent éprouver des pertes énormes. Si les Communalistes avaient été en nombre, s’ils avaient pu renforcer leurs barricades des rues Royer-Colard et Gay-Lussac, la colonne versaillaise, parquée dans les rues Cujas et Mallebranche, aurait été faite prisonnière ; mais les forces étaient trop inégales. Un régiment entier se rua sur les barricades Royer-Colard et Gay-Lussac, s’en empara, déboucha par les rues du faubourg Saint-Jacques et d’Ulm, et, faisant sa jonction avec la colonne de la rue Soufflot, alla tourner les fédérés, qui, obligés d’abandonner le Panthéon, se replièrent sur les Gobelins. En même temps, la poudrière établie dans le jardin du Luxembourg, vers la vue de l’Ouest, sautait avec fracas. La commotion fut telle qu’elle suspendit un moment le combat.

Peu après, le procureur de la Commune, Raoul Rigault, tombait sous les balles des Versaillais. Il avait assisté à tout l’engagement et portait l’uniforme de commandant du 114e bataillon, qu’il avait revêtu pour la bataille. Il frappait à la porte de son domicile, rue Gay-Lussac, quand des chasseurs, voyant un officier, firent feu sur lui sans l’atteindre. La porte s’ouvrit, Raoul Rigault entra et les soldats, arrivant au pas de course, se précipitèrent à sa suite dans la maison. Ils s’emparèrent d’abord du propriétaire, M. Chrétien, qui au bruit était sorti ; mais son identité fut vite établie par les locataires. A peine sauvé, il s’empressa de livrer Rigault. Voici son témoignage, tel qu’il résulte d’une lettre qu’il envoya le 29 mai au Siècle :

» Entendant qu’on le poursuivait, Raoul Rigault monta au sixième étage, où je le rejoignis en lui disant qu’il lui fallait descendre ou que je serais fusillé à sa place. Il m’offrit de fuir sur les toits, ce que je refusai ; alors il me dit :

« Je ne suis ni un c ... ni un lâche, et je descends. »

» Je suis descendu chercher les chasseurs qui sont montés, et on l’a arrêté au deuxième étage.

» Raoul Rigault s’est présenté en disant : « Me voilà ! C’est moi ! » en se frappant la poitrine ; et il a remis au caporal son épée et son revolver. »

Les soldats l’entraînèrent. On l’amena au Luxembourg, où la cour martiale s’installait. A la hauteur de la rue Royer-Colard, l’escorte rencontra un colonel d’état-major, qui s’informa du nom du prisonnier. Rigault pouvait prolonger sa vie en se nommant. La prise d’un tel personnage était trop importante pour que les Versaillais l’eussent mis immédiatement à mort. Mais il dédaigna de demander un répit qu’il n’aurait pas accordé lui-même, et il répondit d’une voix éclatante : « Vive la Commune ! A bas les assassins ! » Aussitôt il fut acculé contre le mur et passé par les armes.

Son corps, revêtu d’un pantalon noir, d’une tunique d’officier ouverte et laissant voir un gilet noir, resta pendant vingt-quatre heures abandonné à l’entrée de la rue Royer-Colard, gisant dans une mare de boue et de sang. « La tête, encadrée par les cheveux et la barbe que le sang avait collés, était affreuse à voir. Tout le côté gauche de la figure, écrasé, ne formait qu’une plaie où l’œil gauche et la cervelle se confondaient dans un mélange noirâtre ; l’œil droit, ouvert, hagard, gardait une affreuse fixité. »

Ce ne fut que dix jours après que son corps fut rendu par les soldats et enterré au cimetière Montmartre.

Sa fin courageuse lui sera comptée. Il a conquis le repos. Mais ceux qui le firent tout-puissant seront à jamais responsables de tous les actes de sa dictature.

Non loin de l’endroit où il périt, l’armée massacra quarante gardes nationaux faits prisonniers dans une rue voisine du Panthéon. Un colonel les fit mettre en rang, et dit à l’un d’eux : « Vous, allez dans ce coin, » et il montrait un mur, distant d’une trentaine de pas. Le fédéré obéit, et avant d’atteindre le mur, il tomba fusillé par derrière. « A vous, maintenant, » dit le colonel en indiquant un autre prisonnier. Celui-là ne pouvait avoir le moindre doute, ayant vu le sort de son camarade. Et cependant sans dire un mot, calme, le front haut, les bras croisés, il Se mit en marche, et, comme le premier, il tomba foudroyé avant d’avoir atteint le mur. « A un autre, » dit le colonel. Trente-huit fois, cette horrible scène se répéta, et trente-huit fédérés, l’un après l’autre, marchèrent à la même mort, avec la même fierté. Seuls, les deux derniers, affolés sans doute par la vue de ce massacre, se jetèrent à terre où ils furent fusillés.

Maître du Panthéon, c’est-à-dire du point stratégique le plus important de la rive gauche, Cissey porta d’un côté son effort sur la butte aux Cailles, et de l’autre, il s’efforça de se rapprocher par la Seine, de l’Hôtel de ville attaqué de front par Vinoy. En même temps, les troupes remontaient la rue Turbigo et les anciens boulevards, livrant, à chaque pas, des assauts meurtriers, et le corps de Ladmirault opérait sur la Chapelle et la Villette. L’armée s’avançait ainsi, sur cinq lignes de front, refoulant peu à peu la résistance contre les remparts de l’Est.

De formidables préparatifs se faisaient à la Bastille, au faubourg Saint-Antoine, au Château-d’Eau, dans les IVe, IIIe, Xe, XI et XXe arrondissements. Rue Saint-Antoine, à l’entrée de la place, on achevait une puissante barricade soutenue par trois pièces d’artillerie. En arrière, une autre barricade couvrait les rues de Charenton, du faubourg Saint-Antoine et de la Roquette. Les munitions envoyées de l’Hôtel de ville étaient empilées le long des maisons. Mais là, comme ailleurs, ou ne prévoyait qu’une attaque de face, et c’était principalement par la barrière du Trône, que le faubourg Saint-Antoine et ces dernières positions devaient être enlevées.

À l’intersection des boulevards Voltaire et Richard-Lenoir, on commençait une barricade formée de tonneaux, de pavés et d’énormes balles de papier ; un fossé profond la défendait en outre du côté de la place du Château-d’Eau. Les maisons furent occupées à une assez grande distance. Cet ouvrage était inabordable de front, mais il devait être également tourné.

L’église Saint-Ambroise était devenue l’arsenal, depuis le transfert des services à la mairie du XIe. Les rues avoisinantes, le bas des mes Oberkampf, d’Angoulême, etc., ainsi que le faubourg du Temple, la rue Fontaine-au-Roi et l’avenue des Amandiers, étaient solidement barricadés.

A l’entrée du boulevard Voltaire, place du Château-d’Eau, un ouvrage s’élevait ; mais loin d’avoir l’importance qu’on lui a attribué, il atteignait à peine une hauteur de deux mètres. Derrière ce fragile rempart, soutenu seulement par deux pièces de canon, les fédérés devaient arrêter, pendant vingt-quatre heures, toutes les colonnes versaillaises débouchant sur la place du Château-d’Eau.

La chaleur était suffocante. Assis ou couchés à l’ombre des barricades, les hommes de ces quartiers causaient en attendant l’attaque. On ignorait en général l’ensemble des événements ; beaucoup s’étonnaient du silence de Montmartre. Ailleurs, on crut jusqu’au dernier moment — nous savons par quel stratagème — que la forteresse luttait toujours, ou bien allait être reconquise. On ne recevait ni renseignements, ni ordres, et les balles seules annonçaient le voisinage ou la présence de l’ennemi. Les obus du Père-Lachaise sifflaient sur la tête des fédérés, allant s’abattre sur les quartiers du centre. Parfois un passant ou deux traversaient, on courant, les rues et les boulevards éclatants de soleil, silencieux et déserts. Là, comme dans tous les quartiers de Paris où l’on se battait, la vie semblait suspendue en plein jour comme par une sorte d’enchantement.

Les barricades de la porte Saint-Denis et Saint-Martin tombèrent vers la fin du jour. Les soldats s’étaient emparés, peu à peu, des maisons latérales, et s’avançant sur les toits, ils purent, à six heures du soir, dominer les fédérés. On raconte que, à cet endroit, un lignard reconnut le cadavre de son père parmi ceux des gardes nationaux qui avaient été transportés sous les voûtes de l’Arc de Triomphe de Saint-Denis.

Le soir, 24, vers huit heures, la ligne de l’armée versaillaise s’étendait de la Butte aux Cailles à la Chapelle, en passant par la gare de Strasbourg, la porte Saint-Martin, l’église Notre-Dame, la Halle aux vins. Les fédérés ne possédaient plus que les XIe, XIIe, XIXe et XXe arrondissements, et une partie seulement des IVe, IIIe et Xe. L’armée figurait une sorte d’éventail dont le point fixe était le Pont-au-Change, le bord droit la Seine, celui de gauche la rue du faubourg Saint-Martin et la rue de Flandre, le demi-cercle, les fortifications. — L’éventail allait se fermer désormais jusqu’à ce que ses deux bords, repliés l’un contre l’autre, vinssent écraser Belleville, qui occupait à peu près le milieu.

Cependant, le sang coulait dans les ruisseaux de Paris. Dans le quartier du Luxembourg, on fusillait, disent les journaux versaillais, « nombre de femmes et d’enfants, accusés d’avoir tiré sur les soldats. » L’armée avait pris les mœurs sauvages des bandes espagnoles. Tout ce qui résistait était tué, quel que fût le sexe ou l’âge : un détachement du 26e de ligne occupait le parc Monceaux, où l’on amenait un grand nombre de prisonniers : ils étaient tous fusillés pêle-mêle ; on y entendait toute la journée le bruit sinistre des feux de peloton. A côté de l’École militaire, le procès des prisonniers est déjà terminé, disait un journal conservateur, ce n’est que détonations. La brigade Berthe fut chargée, à cet endroit, de cette ; besogne. La rage de tuer était telle, qu’il était impossible de sortir de chez soi, même pour aller aux provisions, sans courir le risque d’être fusillé. « J’ai vu, » écrivait à un journal belge un négociant notable de Paris, « j’ai vu, en tremblant d’indignation et de colère, fusiller des femmes, des enfants et des vieillards : j’ai vu entrer dans des maisons, passer au fil de l’épée, indistinctement, tous les habitants, jeter les cadavres par les croisées : j’ai vu dans les rues, de mes yeux vu, dans le quartier Rivoli, des soldats versaillais attiser eux-mêmes le feu, donnant à leur crime un semblant de justification en accusant les fédérés. »

Alors fut créée cette monstrueuse légende des pétroleuses, qui, faisant vite son chemin dans la terreur publique, coûta la vie à des milliers de femmes innocentes. Toute femme mal vêtue ou aux effets en désordre était dite pétroleuse ; c’était un arrêt de mort. Dans cette journée du mercredi, un témoin entendit, au coin de la rue de Rivoli et de la rue Castiglione, les cris d’une foule considérable. Des gendarmes, escortaient une femme traînée par deux artilleurs ; on l’accusait d’avoir jeté une fiole remplie de pétrole dans le ministère des finances qui brûlait depuis trois jours ! Elle avait le visage en sang, les vêtements arrachés, et ressemblait à un tas de haillons sur lequel on frappait à bras raccourcis. On la traîna jusqu’au coin du Louvre où on la jeta contre un mur. La foule, rangée en demi-cercle, vociférait : A mort ! à mort ! Les gendarmes tirèrent deux coups de revolver et firent rouler ce paquet humain dans une mare de sang.

A chaque instant l’annonce de quelque exécution nouvelle parvenait à la mairie du XIe arrondissement. Là, comme la veille à l’Hôtel de ville, l’encombrement était énorme : quelques chefs de service avaient conservé toute leur présence d’esprit au milieu de la débâcle, mais un grand nombre, soit qu’ils eussent été coupés par les Versaillais, soit qu’ils fussent en fuite, avaient disparu. Sur les escaliers, des femmes cousaient des sacs. Les cours regorgeaient de fourgons remplis de cartouches et de poudre, Dans la salle des mariages, où l’on avait établi la sûreté générale, on pénétrait confusément malgré la consigne des sentinelles. Sur les chaises, sur les bancs, par terre, des officiers, des fonctionnaires reposaient. Le délégué à la sûreté siégeait sur l’estrade, assisté de deux secrétaires assis en contre-bas. Il donnait des ordres, visait des permis, interrogeait les gens qu’on lui amenait, jugeait, décidait, parlant d’une voix polie, douce et basse, avec tranquillité. Nous revîmes dans les bureaux de la guerre installés en face de la Sûreté, X qui, comme la veille à l’Hôtel de ville, distribuait des ordres, au milieu du même bruit et avec la même sérénité. Le danger semblait encore avoir accru son inaltérable sang-froid.

Certains hommes se révélèrent à cette heure d’une trempe surhumaine, surtout parmi les acteurs secondaires du mouvement. Ils sentaient que tout était perdu, que leurs efforts étaient inutiles, qu’ils allaient mourir, et, au milieu de cette fournaise ils conservèrent le cœur tranquille, l’esprit lucide, la volonté froide. Jamais aucun gouvernement n’eut à sa disposition une aussi grande somme d’intelligence et d’héroïsme, que celui de la Commune. Mais jamais aucun ne fut plus inférieur à son milieu.

Nous apprîmes dans la soirée l’exécution de Chaudey et la mort de Rigault, en même temps que celle de l’archevêque de Paris et de cinq des otages. On lisait sur le bureau de la sûreté le procès-verbal de cette dernière exécution. Nous vîmes aussi, dans la même salle, celui qui l’avait conduite ; il en fit le récit devant nous. Nous le rapportons textuellement : pas un mot n’a quitté notre mémoire : il était neuf heures environ.

» Depuis hier, nous apprenions à chaque instant de nouvelles fusillades sommaires commises par les Versaillais. Comme beaucoup de gardes de différents bataillons se sont réfugiés ici après la prise de leurs barricades, on a su que le massacre général était le mot d’ordre et que ni les femmes ni les enfants n’y échappaient. Ce soir, l’exaspération est devenue terrible. Sachant que les otages étaient retenus à la Roquette, les gardes se sont présentés plusieurs fois, menaçant de tout-fusiller.

» Muni de pouvoir, j’allai[1] à la Roquette à sept heures et demie. Devant la porte, je dis aux gardes : Six otages vont être exécutes, qui va former le peloton ?

» Un grand nombre se présentèrent. L’un s’avança et dit avec un geste terrible : « Je venge mon père. » — Un autre : « Je venge mon frère. » — « Moi. dit un garde, ils ont fusillé ma femme. » Chacun mettait en avant ses droits à la vengeance. Je pris trente hommes et j’entrai.

» On m’apporta le registre d’écrou. Darboy, Bonjean, Ducoudray, Allard, Clerc et Jecker furent choisis, mais Jecker fut en dernier lieu remplacé par Deguerry.

» On les fit descendre de leur cellulle. Darboy se disculpait, balbutiant : « Je ne suis pas l’ennemi de la Commune. J’ai fait cependant ce que j’ai pu. J’ai écrit deux fois à Versailles. » Fort effrayé d’abord, il se remit un peu quand la mort lui parut inévitable, au pied du mur. Bonjean ne pouvait se tenir debout. « Qui nous condamne ? a-t-il dit. » J’ai répondu : « La justice du peu- ple. » « Oh ! celle-là n’est pas la bonne ! » a-t-il repris d’un tel air que les hommes ont ri. Je les ai fait taire.

» Arrivés au chemin de ronde, on les a placés contre le mur ; Bonjean s’est jeté à terre ; un feu de peloton les a tous renversés, sauf Darboy, qui est resté debout avec une blessure à la tête, une main en l’air. Une seconde décharge l’a foudroyé. Allard est mort avec un grand courage, Darboy convenablement, le reste assez mal. »

La gorge serrée par l’angoisse, nous écoutions ce récit fait d’une voix calme. — Quelques-uns d’entre nous se détournèrent, prévoyant avec terreur les conséquences certaines de cet acte de désespoir.

Nous montâmes à la lanterne qui couronne la mairie du XIe. Paris brûlait ! le Palais-Royal, le ministère des finances, la rue de Rivoli, la rue Royale, étendaient devant nous un rideau de feu. Les caprices de l’incendie élevaient dans la nuit sombre une fantastique architecture d’arceaux, de coupoles, d’édifices chimériques flamboyants. A droite, la porte Saint-Martin, à gauche, l’Hôtel de ville, la Bastille et Bercy projetaient en l’air de sanglantes colonnes de feu. D’énormes dômes blanc, jaillissant vers le ciel, révélaient des explosions formidables. A deux pas, à chaque minute, une lueur jaillissait dans la nuit, c’était le Père-Lachaise qui nous assourdissait de ses obus. Nous restâmes jusqu’au jour, muets et immobiles, regardant ces vagues de flammes. L’histoire se dressait derrière elles. — Les Athéniens abandonnant leur ville à l’incendie et au pillage pour se soustraire au joug des Perses ; Guillaume le Taciturne proposant de livrer à l’Océan le sol des Pays-Bas, plutôt que de le laisser fouler par l’étranger ; Saragosse défendant pied à pied, brûlant ses maisons contre l’envahisseur ; Moscou, dans son incendie sublime, s’offrant en holocauste à la Russie ! — Si, au mois de janvier, les Prussiens étaient entrés de vive force dans Paris et que les Parisiens eussent brûlé leur ville, le monde entier chanterait leur héroïsme, et le monde aurait raison, parce qu’il n’y a rien de plus noble que la grandeur de la passion au service de la grandeur de l’idée. Mais quoi ! ce peuple héros devant l’étranger devait donc être appelé assassin, criminel, misérable, parce qu’il mourait pour la République universelle, parce que, défendant sa religion, sa conscience, son idée, il préférait, dans son enthousiasme farouche, s’ensevelir dans les ruines de Paris plutôt que de l’abandonner à la coalition de despotes mille fois plus cruels et plus durables que l’étranger.

Qu’es-tu donc, ô patriotisme, sinon de défendre ses lois, ses mœurs et son foyer contre d’autres dieux, d’autres lois, d’autres mœurs, qui veulent nous courber sous leur joug ? Et Paris républicain, combattant pour la République et les réformes sociales, n’était-il pas aussi ennemi de Versailles, féodal et exploiteur de la misère humaine, qu’il l’était des Prussiens, que les Espagnols et les Russes le furent des soldats de Napoléon Ier ?

À une heure du matin, deux officiers pénétrèrent dans la chambre où se tenait Delescluze et lui apprirent l’exécution des otages. Il écouta sans cesser d’écrire le récit qui lui fut fait d’une voix saccadée et avec un geste terrible, pâlit, mais ne dit rien. Quand les officiers furent partis. Delescluze se retourna vers l’ami qui travaillait à côté de lui, et cachant sa figure dans ses mains : « Quelle guerre ! dit-il d’une voix étouffée. Quelle guerre ! »

Puis, il se promena avec agitation et tout à coup, comme dominant ses pensées, il s’écria brusquement : « Nous aussi, nous saurons mourir ! »

Pendant toute la nuit des dépêches se succédèrent sans relâche, toutes réclamant des canons et des hommes, sous menace d’abandonner telle ou telle position.



  1. X et non Ferré, comme l’on dit tous les journaux et la Cour martiale de Versailles. Il n’est pas vrai non plus que deux hommes du peloton se soient jetés aux pieds de l’archevêque, lui demandant pardon. La composition du peloton suffit à démentir cette fable produite par un ecclésiastique. De même pour toutes les paroles historiques qu’on prête à l’archevêque, elles sont absolument fausses : il ne parla que de ses démarches à Versailles.