Les Immémoriaux/1/Le Prodige
LE PRODIGE
Térii fuyait sur le récif. Il avait à grand’peine échappé à la foule hargneuse. Hagard et haletant, il détalait sans trêve. Des balafres brûlantes, poudrées de safran, coupaient son visage. Ses couronnes flétries glissaient de la tête aux épaules. Son maro déchiré dénudait ses cuisses, et, trempé d’eau de mer, collait aux genoux qui s’en embarrassaient. Une vague s’épaula, frémit, et lui vint crever sur la tête : il roula, piqué par les mille pointes de corail vivant qui craquaient dans sa peau. Se redressant, et sautant pour esquiver une autre vague, il s’effrayait ; c’était là jadis un châtiment de prêtre impie !… Des haèré-po, même des sacrificateurs, avaient dû, pour des fautes moindres, courir tout le cercle de l’île. On les voyait, assaillis par la houle, franchir en nageant les coupures du récif, reprendre pied et s’élancer encore, harcelés de gens en pirogues qui brandissaient des lances. Térii sentit que sa fuite douloureuse était une première vengeance des dieux rancuniers ; — mais il trouva bon qu’elle offrît, à la fois, un moyen d’échapper aux poursuites : nul ne se risquait, derrière lui, dans la mer obscure.
Le récif, après un grand détour, revenait côtoyer les terres. Le fugitif interrogea la nuit : tous les chants étaient morts, — mangés par le vent, peut-être ? Des lueurs éparses vacillaient seules par instant. Alors, il souffla. Puis, incertain, lourd de dépit et défiant l’ombre, il vint rôder aux abords de la fête, parmi les couples endormis.
Le firmament nocturne blêmissait. Dans l’imprécise clarté nouvelle, Térii heurta des corps étendus. Pas un ne s’éveilla : il reconnut les guerriers Nuú-Hiviens et s’étonna de les voir appesantis et veules : le áva maori ne donne point, aux vivants qui sommeillent, ces faces de cadavres ni cet abêtissement… L’un d’eux, le front ouvert, n’était plus qu’un mort en vérité. Un autre qui se vautrait à son flanc, le tenait serré comme un fétii. — Rien à redouter de ceux-là ! Térii les enjamba. Il piétinait des monceaux de vivres à demi dévorés, des cochons dépouillés, prêts pour la cuisson, des noix de haàri éventrées, des colliers et des parures pour la danse.
Un clair rayon de jour éveillé dansa sur les cimes. Dans la fraîcheur du matin, des femmes se dressèrent. Leurs yeux étaient pesants ; leurs gestes endoloris de fièvres amoureuses. Mêlées aux hommes qui, cette nuit-là, les avaient enlacées, et nues sous les fleurs souillées, elles étendaient les bras, s’écrasaient le nez et la bouche de leurs paumes humides, et joyeuses dans l’air froid, frissonnaient en courant à la rivière. Térii se souvint que sa dernière épouse avait paru dans la fête : elle reposait près d’un façonneur-de-pirogues. Il la secoua. Tous deux coururent s’ébrouer dans les eaux de la grande Punaáru. Puis, vêtus d’étoffes abandonnées, ils marchaient vers ce coin du ciel d’où souffle le maraámu-sans-trêve, pour regagner, comme on regagne un asile, la terre sacrée Papara.
Ils cheminaient sans paroles. Le sentier ondulait selon la forme du rivage. Soudain, il fonça vers la montagne comme s’il pénétrait en elle. Les rochers broussailleux proéminaient sur la grève, et la base du mont, excavée d’une arche béante, semblait s’ouvrir vers le ventre de la terre. Des franges de fougères humides comblaient la bouche immense d’où s’exhalaient des souffles froids. Nul bruit, que le clapotement rythmé de gouttelettes claquant sur des eaux immobiles. Térii connut alors qu’on frôlait, de tout près cette fois, non plus du lointain de la mer-extérieure, la grotte redoutable Mara : mais ce lieu, frappé de tapu, réservait un refuge possible : le fuyard, malgré sa peur, creva les feuillées : la caverne parut.
Les yeux emplis de soleil, il ne vit rien, d’abord, que le grand arc sombre enveloppant des profondeurs basses perdues au loin dans une nuit. Il frissonna quand l’eau, plus froide que celle des torrents, lui mordit les pieds. Ses yeux raffermis discernaient lentement des formes dans l’ombre : des rochers ; d’autres encore, plus lointains, et, vers l’extrême reculée de la grotte, un pli obscur où la muraille allait rejoindre la face de l’eau. Autour de lui claquaient toujours les gouttelettes répétées, régulières, qui suintaient de la voûte. La colline, chargée d’eau, suait par toute son assise, et son flux mystérieux, disaient les prêtres, balançait les gonflements du lac Vaïhiria, perdu très haut dans sa coupe de montagnes… — « Reste-là », cria une voix.
Térii aperçut parmi des rocs dont les contours figuraient un homme, un homme qui s’efforçait à imiter ces rocs, par son immobilité. On eût dit l’image droite et dure d’un tii taillé dans la montagne. Et il se souvint : la grotte Mara faisait la demeure de Tino l’inspiré ; et celui-ci, pour la rendre inaccessible, répandait de terrifiants discours. Tino avait sans doute abandonné la fête avant que survînt la nuit de l’aube, et, sitôt passé le souffle du dieu, ressaisi l’asile terrestre.
— « Que fais-tu, toi ? » hasarda le voyageur.
L’autre ne parut point entendre, ni bouger, ni parler même. Cependant, on répondit :
— « J’obéis à Oro-atua. Je me change en pierre. » La voix roulait, grondait, rebondissait plusieurs fois avant de s’éteindre.
Térii voulut toucher et flairer le faiseur-de-prodiges. Il entra dans l’eau gluante et se mit à nager. L’ombre s’approfondit autour de lui. Le fond de la caverne reculait à chaque brasse. L’homme au rocher restait très proche, à la fois, et très lointain. Un coup d’œil en arrière, et Térii mesura la clarté du jour qui s’éloignait : la voûte tout entière parut peser sur ses épaules, et clore, ainsi qu’une paupière insupportable, le regard du ciel. Angoissé, le nageur se retourna, hâtivement, vers le bord. La voix ricanait :
— « Eha ! l’homme qui pagaie avec ses mains, sous la grotte Mara ! l’homme qui veut serrer l’eau dans ses bras et compter les poissons sur ses doigts ! La fierté même ! Prends une pirogue ! »
Térii oublia tous les tapu, et qu’un dieu, peut-être, habitait là. Il saisit une pierre. Elle vola, parut effleurer la voûte, et puis creva l’eau tout près de la rive : elle n’avait pas couru la moitié d’un jet de flèche.
— « Hiè ! » se moquait encore la voix. « Les souffles dans la grotte sont plus forts que tes cailloux… Voici ma parole : la grotte Mara est tapu : les souffles sont lourds et mauvais : les souffles sont lourds… » Et après un silence : « Va-t’en, toi ! Va-t’en, toi ! je me change en pierre… »
Térii regagna le sentier. Rêveur, il essuyait dans l’herbe ses pieds chargés de fange. Puis il reprit sa route dans la grande lumière. Tétua cheminait toujours à son côté ; et le récif, l’éternel compagnon des marches sacrées, le châtiment des prêtres oublieux, grondait avec une longue menace. Le soir venait. Les crabes de terre, effrayés par les pas, fonçaient dans leurs trous en y traînant des palmes sèches qui craquaient. — Les errants allaient encore : à la nuit tombée ils s’arrêtèrent : la vallée Papara ouvrait son refuge devant eux. Mais le haèré-po n’en venait point à s’apaiser : la voix entendue sonnait encore à ses oreilles.
Des nuits nombreuses avaient fui, et Térii n’osait plus reprendre, auprès des sacrificateurs, sa place au maraè. Il ne s’aventurait plus en allées nocturnes, et ne franchissait même pas sans effroi le seuil de sa demeure. Tous les jours il se désappointait. Ses rêves ambitieux : l’accueil des Arioï, les offrandes du peuple dévôt, la montée triomphale à ces terrasses dont il frôlait à peine les derniers degrés, tout cela s’était enfui de son espoir en même temps que les mots rebelles échappaient à ses lèvres, sur la pierre-du-récitant ! Il sentait un autre homme surgir en lui, et se lamenter sans cesse : un homme malheureux et las. Auparavant, ses peines, il les recouvrait de pensers joyeux, et elles s’endormaient ; ou bien elles mouraient d’elles-mêmes en son esprit. Maintenant son chagrin était plus tenace, ses regrets constants. Il ne pouvait plus les jeter par-dessus l’épaule comme font les pêcheurs d’une pêche empoisonnée. Mais ces regrets pesaient sur lui, le harcelaient et s’enfonçaient jusque dans ses entrailles. Il sursautait durant le temps du sommeil, déclarant l’obscurité trop grande, et retournait, en quête de rêves apaisants, sa tête douloureuse sur le coussin de bois qui lui meurtrissait la nuque. Le jour, il languissait, appesanti, sans désirs, sans joies d’aucune sorte. Par-dessus tout la crainte lui vint que Pomaré, dont il avait irrité l’orgueil en confondant l’histoire des Ancêtres, ne lui dépêchât, par son véa de mort, ces pièces arrondies et noires qui désignent les victimes. Alors, on l’assommerait à l’improviste d’un coup de massue, et son corps, traîné par les porteurs-d’offrandes, tomberait du haut de l’autel dans le charnier mangeur de cadavres.
Chaque matin, sortant d’un assoupissement équivoque, il retrouvait sa tristesse assise au bord de sa natte et plus fidèle qu’une épouse. Il s’indignait qu’elle ne fût pas envolée : c’est le propre des étrangers seuls, de se plaindre plusieurs nuits sans répit ; de verser des larmes durant des lunaisons entières ! Les hommes de Tahiti ne succombent pas, d’habitude, à ces sortes de fièvres. Il est vrai que les étrangers recourent, pour s’en guérir, à d’incroyables remèdes : voici qu’un marin Piritané, ayant pris un grand chagrin à voir s’enfuir la femme qui dormait avec lui, ne parlait plus, et ne voulait pas d’autres compagnes. Un jour, on le trouva suspendu à la grosse poutre de son faré, le cou serré dans sa ceinture d’étoffe, le visage bleu. « Il est fou », songeait Térii, « de vouloir s’en aller de la vie parce que l’on n’est point satisfait des jours qui passent et qui s’en iront, certes, d’eux-mêmes ! » Et il s’efforçait d’imaginer d’autres fêtes, encore, et d’autres épreuves, dont il sortirait, cette fois, triomphant. Mais il retombait plus lourdement dans le dépit du passé. Il y décelait la malfaisance des hommes au nouveau langage : leurs dieux avaient surpris ses menées : ils accablaient l’incantateur !
Des échos le hantaient aussi de sa rencontre, sous la grotte, avec l’inspiré de Oro. « Je me change en pierre », avait proclamé la voix. Térii se souvint que les hommes, sous le secours des dieux, peuvent dévêtir la forme humaine et se parer de telle autre image. Ainsi, disait-on, pendant une saison de dure famine, le vieux Téaé, prêtre et Arioï, s’était offert à sauver son peuple. Oro l’avait transfiguré, après des rites, en un grand arbre fécond. Des paroles rythmées contant l’histoire prodigieuse, et que l’on disait sur un mode enthousiaste, venaient chanter sur les lèvres du haèré-po :
« Or, Téaé, comme l’île avait faim, réunit les hommes de sa terre, les hommes maigres et desséchés ; les femmes aux mamelles taries ; et les enfants pleurant pour manger.
Téaé leur dit : — Je vais monter dans la vallée. Je dirai vers Té Fatu le maître, des parlers puissants. Allons ensemble dans la vallée.
Ils le suivirent. Les torrents avaient soif, et la grande Punaàru descendait, goutte à goutte, dans son creux de cailloux secs. Derrière eux venaient des cochons maigres, réservés pour la faim des derniers fours.
Voilà qui n’était point trop hasardeux à tenter ! Térii, s’imagina, par avance, guider allègrement lui-même quelque foule espérante. Il prolongea sa rêverie :
« Comme ils arrivaient au mont Tamanu, qui est le ventre de l’île, Téaé leur dit : creusez dans la terre un trou pour y plonger un grand arbre.
Et Téaé descendit dans ce trou. Il invoqua Té Fatu le maître avec des parlers suppliants. Il se tenait immobile, bras levés, jambes droites.
Térii se répéta : « bras levés, jambes droites… » Était-ce une posture d’ancien inspiré ? sans doute, et favorable au prodige : car le prodige se manifestait :
« Voici que le torse nu se durcit autant qu’un gros arbre. La peau devint écorce rude. Les pieds, divisés, s’enracinèrent dans le sol ingrat. Plus que tout homme le vieillard grandissait.
Ses deux bras devinrent dix bras. Puis vingt, puis cent, puis des centaines. Pour ses mains qui étaient mille, c’étaient mille feuilles palmées offrant aux affamés de beaux fruits inconnus.
Les gens de Tahiti s’en rassasièrent, disant : cela est bon. Car cet arbre fut le Uru[1], qui depuis lors nourrit la grande île, et la presqu’île, et les terres au-dessous de l’horizon.
Pourquoi donc, espérait Térii, ne pas tenter aussi quelque aventure prestigieuse, et se remettre en grâce auprès du peuple toujours accueillant aux faiseurs de prodiges ? — Quant aux prêtres, qui regardent d’un mauvais œil les exploits divins accomplis sans leur aide, on mépriserait leur ressentiment.
« Je me change en pierre », avait crié la voix sous la caverne. Il désira se changer en arbre. Cette pensée lui semblait parfois désir d’insensé ou de petit enfant qui se croit, dans ses jeux, transformé en chien ou en chèvre. Mais un tel espoir, seul de tous les autres, rassérénait un peu ; il s’y raccrochait comme aux pirogues défoncées qui surnagent à peine, et qu’on sent couler sous le poids. Il lui devenait décidément insupportable d’être en butte aux railleries des porteurs-d’idoles, des manants ; et qu’on le désignât de l’un à l’autre pour celui qui avait « oublié les Mots ».
Il dit à sa femme son dessein d’accomplir un prodige. Elle s’en égaya beaucoup : — « Je veux bien de toi comme tané », reprit-elle avec moquerie, « et non pas comme un fruit bon à manger ! » Puis elle s’empressa de tout dénoncer à ses compagnes.
De bouche en bouche passaient les paroles prometteuses du haèré-po coupable. Tout d’abord, les fétii de la terre Papara vinrent considérer ce prêtre comme on entoure un insensé qui divague. Mais, hormis cette histoire, ses entretiens semblaient d’un sage. On disputait avec lui sans désir de le voir se dérober, et l’on s’en retournait indécis. Car c’est être bien avisé, que de discerner, en une nuit, l’homme réfléchi, d’un autre qui s’égare : lorsqu’un dieu vient s’en mêler… éha ! il faut encore plus de subtilité ! À tout hasard on vénéra le dieu. On s’empressa donc autour du nouvel inspiré. Les railleries s’apaisèrent. Des femmes l’entouraient, et les vieillards ne lui parlaient plus qu’avec les grands mots antiques. De jeunes garçons ne le quittaient pas. Ils veillaient sur ses moindres discours, les retenant dans leur mémoire ainsi que surhumains, pour se les transmettre pieusement.
L’œuvre annoncée, Térii ne se hâtait point de la réaliser. Repu d’hommages et d’offrandes, il se reprenait à vivre gaîment. Il ignorait l’issue réelle de l’imprudente promesse. Les disciples nouveaux le pressaient d’affirmer ses pouvoirs : il répondit, en considérant Hina : que les temps du ciel n’étaient encore pas favorables. Ainsi, il jetait avec profondeur des parlers obscurs, comme les maîtres conseillent d’en mêler parmi les desseins ambigus. Puis il feignit de discourir en dormant ; car il savait combien la voix d’un rêveur étonne les gens éveillés. Une nuit, où on l’avait pressé davantage, il proclama d’un accent mesuré : — « L’Homme deviendra différent de l’Homme, au temps où les Chiens de l’Aurore monteront plus haut, dans le ciel des étoiles, que les Six-petits-Yeux. » Il tenait cela pour impossible, et espérait écarter l’épreuve. Décidément on s’irrita. Il dut fixer la nuit du prodige à la première lune de la première lunaison.
Elle arriva très vite, la nuit du prodige. Comme Térii frottait des bois secs afin d’en tirer du feu, il entendit un grand tumulte. On criait son nom : « Eha ! Térii ! Eha ! le haèré-po ! La lune va monter ! N’oublie pas ! »
— « Cette lune n’est pas bonne », assurait-il encore, bien que perdu tout espoir de reculade. Et il détestait l’enthousiasme des hommes pour tout ce qui lève leur curiosité, et qu’ils saluent du nom de divin par dépit de leur ignorance… — « Aroha ! » disaient les arrivants respectueux, « Aroha pour l’inspiré ! — Tu es le grand inspiré sur la terre Papara. — Oro atua va parler à travers tes dents ! E ahara ! C’est le dieu… Roule-toi sur le sol et nous te porterons. — Mords-nous et nous te donnerons nos membres. — Prends nos femmes, nous dirons : nous sommes contents ! »
Tous ensemble hurlaient :
— « Tu as promis, Térii !
— C’est vrai ! » soupirait l’autre avec amertume, « je suis inspiré et je leur dois un prodige. »
La foule se pressait, heureuse de se donner un maître de plus — bien qu’on en connût de nombreux, déjà, sur toute la grande île. Les gens de Papara, surtout, renchérissaient, en raison de la gloire inattendue :
« — Tino a disparu ! Tino s’est changé en pierre sous la grotte Mara ! Térii, que feras-tu dans la terre Papara ? Prends courage ! nous irons avec toi dans la nuit. Nous soutiendrons tes forces avec des chants et des rites ! Quand tu seras mort, ou bien transfiguré, alors on dira ton nom dans les récits répétés. » D’avance, ils composaient sur un mode glorieux, le péhé pour les funérailles :
« Tino s’est changé en pierre, mais Térii à Papara a mieux fait encore ! »
Une femme s’approcha : — « J’étais privé d’enfants. J’ai dormi près du faré de celui-là : je serai mère ! » Une autre : — « Mes entrailles étaient mêlées dans mon corps, et Térii, en me pressant le ventre, m’a guérie ! »
Térii s’étonnait lui-même de ces pouvoirs nouveaux. Une troupe de suppliants l’entoura. — « Mes yeux se couvrent — Mes os me font mal — Dis les signes qui défendent contre les atua-requins ! » Tous ils se tournaient vers lui, se pendaient à ses gestes, à ses lèvres efficaces, à toute sa personne guérisseuse. On lui amena une fille de Taïarapu que de jeunes hommes avaient emportée dans la brousse. Elle demeurait percluse depuis l’effroi de ces enlacements brutaux. Ses yeux imploraient. Térii, comme faisaient les maîtres, palpa les jambes fléchies, en agitant ses lèvres au hasard : d’un bond la fille fut droite, et dansait dans sa joie de l’inespérée guérison. Térii se troubla : il accomplissait donc ce qui échappe aux efforts des autres hommes ! Lui, le haèré-po oublieux chassé du maraè, il dominait sur la foule, il protégeait, il guérissait…
Alors, obéissant en vérité à un être nouveau qu’il subissait, plus fort que lui-même, et qui pénétrait en lui, il s’enroula fièrement le bras gauche de la tapa blanche, signe du dieu descendu. Puis redressé, confiant en la force survenue, il fixa le troupeau des suppliants : on palpitait sous son regard. En retour, il sentit, des innombrables yeux ouverts dans l’ombre sur ses yeux, monter une foi sans limites, une certitude des choses inouïes qu’il devait accomplir. Ses prophéties, ses paroles d’aventure, il les avait jetées dans la foule, comme à travers la brousse on disperse les folles semences de l’aüté : et voici que ses paroles ayant germé, se multipliaient inespérément dans la foule ! Ces gens l’appelaient Oro transparu. Il devenait Oro. Son cœur bondissait. Jamais encore il n’avait frémi de la sorte. Il pouvait tout. Il cria :
— « Nous irons vers la montagne ! Cette nuit est la nuit attendue ! »
Et, vêtu comme jadis du maro sacerdotal, peint de jaune et poudré de safran, précédé de porteurs-de-torches, entouré de fétii, acclamé par des centaines de gens frénétiques, il ordonna la marche au prodige.
D’abord, il fallut franchir la puissante Vaïraharaha, dont le cours inégal déconcerte les riverains. Puis la Vaïhiria vint couper le passage. Le sentier disparut. Térii tourna sa face droit sur la montagne, et chemina le long du torrent. On connut alors son dessein de monter au lac, dont les bords sont fertiles en merveilles. Mains tendues, l’inspiré devançait tous les autres qui se coulaient aveuglément, parmi les fourrés, dans la trouée de ses pas. Derrière eux s’apaisait la grande voix du récif. Pas un bruit, que le gémissement des herbes piétinées : les longues vallées où rôdent les esprits sont dépeuplées de vivants, et muettes.
Bien que le temps des sécheresses fût établi depuis une lunaison et dix nuits, les eaux tombées des nuages confluaient encore. Elles emplissaient les troncs juteux des arbustes, pénétraient les larges feuilles grasses ; et les tiges gluantes, brisées au passage, laissaient couler une salive claire. L’eau divisait les roches, polissait les cailloux ronds. L’eau jaillissait du sol en sources vives, et pleuvait, à lourdes ondées, du premier firmament. L’eau bruissait, courait, giclait en surabondance. La terre détrempée, fangeuse et molle, refusait de porter les hommes : leurs pieds s’enlisaient. Il fallut, à l’encontre du flot qui bouillonnait sur les poitrines, remonter à même le creux du torrent.
La Vaïhiria précipitait sa course, plus mobile plus hâtive, plus jeune, dévalant par grands bonds saccadés. C’était un corps-à-corps incessant des marcheurs avec la vivace rivière. Elle glissait entre les pas, ainsi qu’une anguille preste. Parfois aussi, les genoux énormes des montagnes s’avançaient contre elle, se fermaient pour l’étrangler au passage. La vallée se barrait d’une muraille on eût dit moins pénétrable qu’une enceinte de lieu sacré. Mais l’insaisissable esquivait l’obstacle, tournait les roches et se dérobait en ressauts imprévus. Et la ravine, un instant élargi, se refermait plus loin sur la mobile rivière qui palpitait encore, ondulait, frétillait, fuyait toujours.
Térii, depuis un long temps, perçait la route. Il appesantit ses pas. Les fidèles accoururent. D’aucuns prirent la tête, et coupaient, à grandes morsures de haches de fer, les troncs et les membres d’arbres. Une dernière fois la Vaïhiria surgit d’un fourré sombre et disparut. On s’en prit à la montagne. Les pierres boueuses, ébranlées par les pieds et les mains des premiers à l’escalade, roulaient en sursautant sur les suiveurs, qui trébuchaient. Mais on reconnaissait vite, à tâtons, les rocs les plus fermes, et quelles tiges, aux solides racines, pouvaient prêter appui.
Enfin, dans un dernier coup de jambe donné sur la terre humide, comme les reins se dressaient, ayant dompté la dernière colline, le lac, à travers un treillis de feuillées apparut, immuable, silencieux et froid.
Térii choisit sur le bord un monticule isolé. Il avait dépouillé toute fatigue et toute peur. Les paroles prestigieuses bourdonnaient en sa tête. Il dit, comme avait dit Téaé :
« Creusez dans la terre un trou pour planter un grand arbre… »
On se hâta : il descendit en invoquant Té Fatu, le maître, avec des parlers suppliants. Il se tenait immobile, bras levés, jambes droites. Ses compagnons s’écartèrent, afin de ne point mettre obstacle au labeur divin ; aussi pour n’être pas frôlés dans le sombre par les esprits rôdeurs. Comme le prodige pouvait tarder et que la pluie est incessante sur le lac, ils s’empressèrent d’élever des abris, les dressant à l’encontre du vent qui s’épand de la vallée Papénoo ; et ils attendaient, pleins de foi. Peu à peu, la fatigue les gagna. Le sommeil vint.
Térii veillait, enfoui jusqu’aux genoux dans la terre. Il espérait de toute son ardeur ; il se crispait sur le souvenir du vieux Téaé ; il s’inquiétait : en quel arbre, ou bien en quel être allait-il se changer ? Les entrailles lourdes, il épiait le durcissement de ses jambes, la rudesse imminente de sa peau. Sans quitter la posture prescrite il pencha la tête et se mordit le bras : la chair était souple encore, et sensible à ses dents. Puis il s’affirma que ses pieds fouillaient la terre, comme des racines, et les soupesa d’un effort anxieux : ses pieds restaient libres. Il écouta l’ombre à l’entour : les faré bâtis à la hâte étaient silencieux ; le lac, les montagnes, les arbres et les hommes, dormaient.
Il leva les yeux : Hina-du-ciel, vêtue de nuages roussâtres, promenait dans le firmament tourmenté sa face immortelle. Les nuées blondes passaient vivement devant elle en troublant sa lueur : Térii douta que les dieux fussent propices. Indécis, il rêvait, le regard perdu. Jamais peut-être il n’avait aussi longuement contemplé le visage de la nuit ni tous les êtres environnants. Seuls les étrangers ont cet usage de considérer les montagnes nocturnes en proférant des mots sans valeur : « Beau ! Splendide… ! » Ou bien de s’étonner sur la couleur rouge du ciel à la tombée du jour, ou de flairer avec délices les odeurs exhalées de la terre, ou de suivre dans les nuages le contour des sommets, avec de grands gestes des bras. En même temps, leur visage s’éjouit comme si dans les monts, les airs, les nuées, ils discernaient de merveilleux aspects. — Que peut-on chercher autour de soi, sinon des présages ? Leurs yeux perçoivent peut-être des visions et des signes qui échappent aux yeux maori ? Térii s’efforçait à deviner ces signes.
Le lac lui apparut sans limites et sans fond. Dans l’obscur, surgissaient les croupes de montagnes assombries par les taillis. De pâles filets fluides, miroitant sous Hina, ruisselaient des épaules de la terre, et venaient se perdre dans les eaux froides. Très haut, les nuées accrochées sur les crêtes, nivelaient tous les sommets. D’autres nuages couraient dans le ciel, et leur ombre sur le lac volait comme un coup d’aile brune. Térii frissonnait sous leurs caresses impalpables. Du sol, où plongeait son corps, des haleines montaient, et les gouttes de pluie moites qui détrempaient ses épaules allaient rejoindre la sueur du sol.
Sans doute, rien du prestige ne se trahissait encore. Tous ses membres vivaient toujours à part de la nuit, à part de la terre et des arbres… — des arbres ! des arbres ! — ses fétii, ses compagnons de veille et de miracle ! Il sourit à ces divagations. Non : ce n’était pas le prodige attendu. Pourtant, quoi donc se révélait ainsi ? Car des souffles vivants, exhalés par tous les êtres à l’entour, le pénétraient doucement : l’onduleux dépli des montagnes coulait en lui par ses regards ; les odeurs, le silence même s’animaient de palpitations inconnues. Des parlers obscurs et doux ; d’autres sentiments plus indicibles tourbillonnaient dans sa poitrine. Un charme passa dans sa gorge et ses paupières. Soudain, sans effort ni angoisse, il pleura. Nul ne lui avait révélé ces pleurs sans cause, excepté pour des rites. Il dit : « Pour imiter les nuées… » et il s’étonna d’avoir parlé.
Et très loin de ces mondes familiers, de ces terres vivantes si proches de sa chair et de tous ses désirs, il entrevit le Rohutu promis, mais froid, mais lugubre, et morne, et si hasardeux ! — Voici que l’esprit, dès la mort, plongé dans les ténèbres, et aveugle, s’en irait vers les deux pierres ambiguës, à Papéari de Mooréa. À tâtons l’âme déciderait sa future existence en touchant l’un des rochers : la pierre Ofaï-pohé tuait sans retour. La pierre Ofaï-ora ouvrait la route vers le champ de délices. Toujours aveugle, l’âme dérivait, à l’aventure, escortée d’indifférents atua, suivie de milliers d’autres âmes incertaines. Sur les rives, en courant, elle cueillait le parfum tiaré dont certaines senteurs, au hasard encore, étaient mortelles, et la replongeaient dans la nuit. Même, les esprits des plus mauvais, agrippés en chemin par les impitoyables justiciers, revêtaient leurs propres cadavres, et par trois fois on grattait jusqu’aux os leurs chairs décomposées et toujours vivantes !
Le haèré-po frémit dans son corps. Il haletait ; mais sa gorge ne pouvait plus crier. Il regardait toujours éperdûment. Il flairait. Il écoutait. Il épiait — mais quoi donc changeait en lui ! Il résistait et se révoltait… Soudain, surgit dans ses entrailles, — et plus violent que l’emprise d’un dieu, — un amour éperdu pour son île, la Tahiti-nui de ses jours terrestres, pour la mer-du-récif, la mer-abyssale, les autres ciels, les autres terres, pour tout cela qui se dérobait à lui, qui fuyait ses yeux, ses mains… — Ha ! il mourrait à tout cela ? Dans un grand effort, il souleva ses pieds restés vifs ; il secoua ses membres, humains encore ; il retrouvait tout son être d’homme, resté homme, et le ressaisissait. Puis, étreint d’une peur sans nom, il bondit hors du trou, creva le fourré derrière lui, s’y vautra, heureux de manger le sol et de courir et de vivre encore et enfin. Par grands sauts joyeux il échappait à ses fidèles, aux dieux, aux prodiges promis.
Bien avant le jour, les disciples de Térii guettaient le tertre isolé. La forme du vivant se confondait avec les arbres sombres. On le devinait toujours immobile : « bras levés, jambes droites ». Certains se hasardèrent. C’étaient les plus enthousiastes et les mieux confiants. Ils contemplèrent, avec un dépit, la place déserte, et ils riaient, dans leur embarras. — Cependant, on ne pouvait désappointer le peuple, ni compromettre, par avance, sa ferveur pour de nouveaux inspirés ! Il convenait de façonner vite un prodige : les uns voulaient planter là quelque feuillage et le donner en vénération. D’autres n’osaient ; mais, choisissant un bloc de pierre grise crevassé d’empreintes imprévues, ils le roulèrent au bord du trou ; puis, éveillant la foule avec de grands cris, ils proclamèrent l’excellence et les pouvoirs de leur maître, qu’un atua des nues, Oro, véritablement, avait emporté sur ses épaules.
La foule admira. — Comme tous avaient froid sous la pluie de l’aurore, ils songèrent au retour. Afin que l’aventure ne fût point inutile aux appétits des vivants, on cueillait çà et là, le féi qui remplit cette vallée, et l’on pourchassait les cochons sauvages. — L’histoire prestigieuse se répandit sur le contour de l’île. Des gens avisés prétendirent monter au lac, et voir, et flairer : on les mena vers la pierre insolite. Mieux que les autres, ils reconnurent les signes formidables que le pas du ravisseur avait frappés sur la roche. Se prosternant, ils adoraient le vestige du dieu.
- ↑ Arbre-à-pain.