Les Immémoriaux/1/Oro
ORO
Le temps des pluies prenait fin. Oro, par sa présence au firmament de l’île, avait fécondé la grande Hina-terrestre, et s’en allait, imperturbable, avec son cortège de nues, vers d’autres terres, ses autres femelles, pour les féconder aussi. Il convenait de pleurer sa retraite ; car le Resplendissant, jaloux d’hommages, aurait pu s’attacher à des pays plus dévots, et tarder en son retour. — Ainsi jadis, affirmaient les gens de Nuú-Hiva : le soleil-mâle n’avait point reparu. Mais l’homme Mahui, plus fort que tous les hommes, poursuivant l’atua vagabond jusque par les confins du monde, avait saisi les cheveux de lumière, et fort heureusement ramené le soleil dans le ciel Maori, — où il le fixa par des nœuds.
C’était aux Arioï, issus de Oro, que revenait le soin de ces lamentations d’absence. Ils sanglotaient donc, pendant les nuits prescrites, avec une grande dignité. Néanmoins, comme le fécondateur, en s’éloignant, dispensait à ses fidèles de surabondantes récoltes, on pouvait, sans l’irriter, mêler à la tristesse rigoureuse cette joie des sens agréée par lui en guise des plus riches offrandes : on pouvait s’éjouir sans scrupules. Et Térii prenait pitié de ses frères dans les autres îles, qui, de ce double rite, se réservaient les seules douleurs.
Il attendait ces fêtes avec hâte, se flattant d’y obtenir enfin, par son impeccable diction, le rang quatrième entre les haèré-po — ce rang que distingue le tatu de l’épaule : car il négligeait maintenant, comme inutiles à sa mémoire assurée, les faisceaux, les baguettes, et les tresses que l’on accorde aux nouveaux récitants. Parfois, malgré l’incantation, des craintes indécises le harcelaient, comme des moustiques importuns. Voici qui l’irritait par-dessus tout : le maraè de Papara n’était point, cette saison-là, désigné pour l’assemblée. Les prêtres d’Atahuru s’étant faussement prévalus d’une majesté plus grande, Pomaré, dont ils étaient le meilleur appui, n’avait pu les récuser. Mauvais présage, et nouveaux sortilèges ! Térii n’entrevit donc pas sans inquiétude levéa-des-fêtes, envoyé par l’Arii vers le cercle de l’île, passer en proclamant aux chefs, aux possesseurs de terres, aux manants, la célébration, sur la rive Atahuru, des adieux solennels aux esprits.
Ceint du maro jaune, l’annonciateur courait sans trêve. À son approche, on flairait le sol, en tombant visage bas. Nul ne hasardait un murmure aussi longtemps que s’entendaient craquer, sous ses pieds, les feuilles sèches. Mais le vêtement divin empêtrait l’homme dans son élancée : il l’avait jeté sur ses épaules : rapide et nu, il levait haut les palmes messagères qui frissonnaient au vent de sa course.
Dès l’aube de fête descendaient de l’horizon, sur la mer, les pirogues houleuses, pressées, déchirant les vagues. Des banderoles tendues entre des perches claquaient dans la brise. Les chants des femmes, les cris des pagayeurs, les aboiements des chefs de nage excitant à forcer, les clameurs des riverains partis à la rencontre, bruissaient au loin parmi d’autres rumeurs plus graves : l’invocation d’arrivée, entonnée par les prêtres de Oro. Leur flottille, sainte, par excellence, était partie, voici trois nuits, de la terre Raïatéa : elle accourait ; mais leur pirogue maîtresse devait, avant toute autre pirogue, entrer dans les eaux du récif.
En ces lieux déconcertants, la ceinture de corail se coude brusquement vers la terre. Les flots du large, roulant sans obstacle, viennent crever sur le sable brun et s’épanouir en arcs d’écume jusqu’au pied du maraè. Cela désappointait Térii, plus familier des lagons silencieux. Son trouble s’accrut. Il parcourait d’un regard craintif les terres élevées environnantes : rien encore, sinon des présages hostiles : la Punaàru, invisible dans son creux, cheminait péniblement, à demi desséchée. Les deux mornes qui l’enserraient n’étaient pas également couverts de nuages. Il pleuvait dans la vallée. Mais la brume détrempée au large découvrait, plus menaçante encore, la terre Mooréa, mordant le ciel horizontal.
La grande pirogue doublait de vitesse. Elle vint, avec un crissement sec, enfoncer dans le sable ses deux coins de bois acérés. Les proues jumelles fouillaient le sol comme des groins de cochons mâles, cependant que la mer, battant leurs flancs, les soulevait, de secousses haletantes. On sauta sur le rivage pour étayer le pahi : les porteurs d’idoles, avec de grands respects, débarquaient à travers l’embrun les images des dieux. Les autres atterrissaient en jetant des saluts, des souhaits, des rires. Seuls demeuraient au large les quatre navires d’offrandes qui réclamaient, sans toucher le sol, d’être portés jusqu’au parvis réservé.
Aussitôt, les veilleurs de la montagne avaient, à grands cris, dénoncé la marche du cortège. À leurs voix, les hauteurs dominant la rivière se couvraient de longues files de gens. Ils débouchaient par les ravins et, pour la plus grande hâte, cheminaient au milieu même des ruisseaux. Alors ils vacillaient sur les galets arrondis. La vallée, qui, longtemps avant le corail, s’épanouit largement, les vomissait en flots sur la plage. Pour la plupart, c’étaient des manants d’épaisse carrure, voûtés par les fardeaux quotidiennement soulevés et que le port des gros régimes de féï a bossués aux épaules et à la nuque de proéminences molles. Ils portaient, en présents pour les atua, de plantureuses grappes rouges, des bananes, des racines mûres de taro. Les mieux avisés, cependant, n’avaient choisi que d’immangeables fruits verts. Ils diraient, avec astuce, en les dédiant au fécondateur : « C’est tout ce qu’il nous est possible, Oro, de t’offrir. Mais reviens promptement parmi nous ; donne-nous une autre récolte, et abondante : nous pourrons alors te repaître plus dignement ! » Ainsi, sans privation de soi-même, on inciterait le dieu pour les saisons à venir.
En même temps, de tous les coins des vents, irruaient les peuplades foraines venues des îles sœurs, et que l’attrait des belles fêtes attire et englue comme l’huile nono les mouches de marais. Tous ces gens étaient divers de tailles, d’allures, de cheveux, et de couleurs de peaux. Agiles et bruyants, les hommes de Nuú-Hiva en imposaient aux autres par le belliqueux de leurs gestes. De farouches rayures de tatu bleu, barrant toute la face, leur enfonçaient les paupières et démesuraient le rictus qui fait peur à l’ennemi. Ils agitaient avec prestesse d’énormes massues habilement entaillées. Chaque figure incrustée sur leurs membres signifiait un exploit. — Plus bruns, desséchés par l’eau salée, les marins d’Anaa, l’île basse, se tenaient à l’écart, et défiants un peu. Leurs femmes étaient fortes, dont les torses musculeux tombaient sur des jambes petites. Comme elles partageaient les rudes travaux des hommes, pêchant et plongeant aussi, la salure marine avait parsemé leurs peaux d’écailles miroitantes, et leurs yeux, gonflés et rouges, brûlés par les reflets du corail, s’abritaient mal sous des cils endoloris. Beaucoup de ces gens, mutilés par les voraces atua-requins, balançaient gauchement des moignons sanieux. Sevrés de bonne chère, ils admiraient tous les merveilleuses provendes inconnues à leurs appétits. Chez eux, sur les récifs ras comme un pont de pirogue, sans rivières, sans flaques d’eau pour la soif, on se contentait des fruits du haari, et de poissons. Ici, les plaisirs du manger semblaient chose coutumière. Des mets extravagants, que l’on supposait nourriture divine et seulement exister dans les récits d’aventures, emplissaient de nombreux paniers, pendaient aux mâts, aux branches, aux épaules ; on en tirait aussi des cachettes souterraines. Le pays était bon ! — D’autres voyageurs, encore, se pressaient, mais ceux-là venus des îles froides. Les plus grêles d’entre eux, les plus blêmes, avaient, depuis cinq nuits, débarqué d’un navire étranger pêcheur de baleines. Ils s’émerveillaient des grands arbres et des faré hautement charpentés, et ne concevaient point que l’on pût, dans un seul tronc, creuser un pahi tout entier. Mais ils souriaient de mépris vers les tii aux yeux plats, aux torses roides, qui jalonnent les vallées : — « Ce sont des petits d’atua ! Nous avons, sur notre terre, des images taillées dans des blocs de montagne. Elles sont très énormes. Cent hommes ne pourraient maintenant les dresser. Il y en a des milliers. Nous les jetons à bas ». Ils ajoutaient avec orgueil : « Notre île se nomme : Nombril-du-monde. » On ignorait ce pays.
Et ces peuples errants, accourus par les chemins des eaux et derrière le firmament visible, s’entendaient néanmoins comme des frères séparés par aventure, et qui se retrouveraient. Tous les mots dont ils désignaient les êtres autour d’eux, le ciel, les astres, le culte et les tapu, ces mots étaient frères aussi. Chacun sans doute les disait à sa manière : le rude prononcer des gens d’Anaá et de Nuú-Hiva — qu’ils appelaient Nuku-Hiva — heurtait les molles oreilles des Tahitiens beaux parleurs. Ceux-ci roulaient volontiers sur la langue les syllabes qui frétillent. D’autres glapissaient avec le creux de leur gosier. Mais on oubliait ces discords, et, de part et d’autre, on échangeait de longs appels de bienvenue.
Un silence lourd comme le ciel nuageux tomba soudain sur la foule. Les clameurs des hommes fléchirent, et la triple sonorité sainte — voix du récif, voix du vent, voix des prêtres, — s’épanouit seule dans la vallée. Le cortège se mit en route : les Maîtres-du-jouir, et devant eux Haamanihi, le menaient avec une grande majesté.
Derrière marchaient les chefs, les promeneurs-de-nuit, les sonneurs de conque marine, les sacrificateurs et les gardiens-des-images. Bien plus haut sur la marée des épaules se balançaient les Plumes Rouges, simulacre du dieu ; — et si prestigieuses, que Hiro jadis avait couru le monde à les poursuivre, que Hina pleura durant cinq nuits leur envolée, que l’on passait une vie de vieillard à guetter, sans le tuer, le surprenant oiseau qui leur prêtait naissance ! Tous ensemble, les prêtres et les Plumes, accédèrent à l’enceinte sacrée. Le peuple se rua sur les barrières, et le rite annuel déroula ses gestes immuables.
Pomaré le jeune, sauté à bas de son porteur, s’écartait des autres chefs ; et l’on remarqua vite que ses gens, nombreux, dissimulaient sous leurs nattes épaisses des armes aux manches frottés de résine : ils semblaient plus prêts aux batailles qu’à honorer les dieux. Perdu parmi ceux-là, sans insignes, sans pouvoirs, le père de l’Arii n’était rien autre que le premier serviteur de son fils. Même, un grand homme tout branlant s’avança vers le chef, le torse dépouillé par respect. Sa barbe jaune, qu’il taillait parfois pour en tresser les touffes et les offrir aux prêtres, s’ébroussaillait sur sa poitrine. On s’étonnait de son âge avancé. Certains disaient quarante années ; d’autres cent. Nul n’affirmait rien là-dessus, ni lui-même, plus insouciant encore des saisons passées. C’était l’aïeul de Pomaré. Il s’arrêta sur les plus bas degrés et rendit hommage à son jeune descendant. — L’autre considérait sans répondre, avec indifférence, le vieillard débile. Car « l’enfant en naissant », disent les Récits, « devient le chef de son vrai père et le père de ses ancêtres « . — L’homme chevrotant vacilla sur ses jambes et disparut dans la foule.
Cependant, les sourdes voix des maîtres Arioï achevaient le chant originel où l’on proclame :
« Arioï ! Je suis Arioï ! et ne dois plus, en ce monde, être père.
Arioï ! Je suis Arioï ! mes douze femmes seront stériles ; ou bien j’étoufferai mon premier-né, dans son premier souffle. »
Une troupe de desservants entoura l’autel. Ils présentaient les plus disparates offrandes : des féï roux et luisants ; des poissons crus à la chair appétissante, et d’innombrables cochons, qui, les pattes ligotées, grognaient en s’agitant par petits bonds sur le dos. Plusieurs des nobles animaux avaient les flancs rougeâtres : des Nuú-Hiviens crièrent au sacrilège ; car Témoana, grand-prêtre dans leur île, avait jadis échangé sa personnalité pour celle d’un cochon rouge. Dès lors, tous les rouges leur devenant tapu, ils réclamaient pour qu’on déliât ces parents à quatre pieds. Leurs murmures se perdirent dans la rumeur envahissante. On amenait enfin, pompeusement, des chiens maigres, au long poil, les avant-bras liés derrière les oreilles, et que des gens forçaient à marcher à la manière des hommes. Tous ces dons, jetés par des milliers de mains plus haut que l’enceinte, volaient sur les têtes et tombaient devant Haamanihi. D’un geste il distribuait à son gré. Les victimes négligeables, aussitôt égorgées par les bas sacrificateurs, suffisaient aux petits autels. Les plus dignes, les plus grasses, disparaissaient derrière le faré des prêtres : on ne les entendait point hurler sous le couteau. Haamanihi choisit une truie pleine qu’il fit déposer sur l’autel culminant. Les Arioï chantaient :
« La truie Orotétéfa mit bas sept petits :
Cochon du sacrifice,
Cochon du maro rouge,
Cochon pour les étrangers,
Et cochon pour la fête en l’honneur de l’amour… »
Armé d’une coquille tranchante, le grand-prêtre s’approcha de la bête dédiée. Il lui ouvrit péniblement la gorge. Les Arioï chantaient :
« Cochon pour être mangé,
Deux cochons pour conserver la race,
Tels furent les présents divins portés à Vaïraümati, la femme grasse et belle, choisie comme épouse par Oro-atua. »
Les haèré-po considéraient l’agonie de la bête. Elle mourut oreilles dressées : c’était signe de guerre malheureuse. On observa le chef : Pomaré gardait sa nonchalante attitude. — Un remous courut dans la foule : deux étrangers, des hommes au nouveau-parler, s’approchaient avec quelque défiance, et les gardiens de l’enceinte les pressaient de se dévêtir, comme tous, par respect pour le dieu. On disputait, on s’agitait. Mais Haamanihi expliqua au peuple que ces gens étaient aussi des prêtres et de grands sacrificateurs dans leur pays ; qu’ils servaient des dieux forts et complaisants : nul ne gagnerait à les inquiéter.
Le peuple, déjà, flairait le moment des ripailles. Car, sitôt les atua repus, les desservants devaient lancer, par-dessus les barrières, le surplus des offrandes. Ils commencèrent : poissons et chiens rôtis passaient, en nombre merveilleux, au-dessus des faces tendues à suivre leur vol. Des mains plus nombreuses les happaient avant la chute et se crispaient dans les proies. Ils s’acharnaient plus que tous, les rudes vagabonds des montagnes, privés de chairs et ignorants des choses de la mer : l’un d’eux, s’emparant d’une tortue, crut l’étrangler avec ses doigts : la tête disparut sous la coquille : on se moqua de son dépit. Cependant, les Tahitiens du rivage, replets et satisfaits, somnolaient sur le ventre en attendant l’heure des beaux discours.
Soudain, les gardes écartèrent la racaille, et, dans un galop alourdi par leurs charges ballottantes, des porteurs-de-victimes traversèrent le parvis. Trois corps, cerclés de bandelettes, tombèrent avec un clappement mou. On les hissa jusqu’au sommet de l’autel. Les têtes roulaient sur la pierre, et tous les yeux morts, ouverts plus que nature, regardaient au hasard. C’étaient trois malfaiteurs que l’on avait, à l’improviste, assommés sur le choix d’Haamanihi. Le grand-prêtre, d’un coup d’ongle, fit sauter, de chacun des orbites, les yeux, qu’il sépara sur deux larges feuilles. La première, il l’éleva tout près des simulacres divins. Il tendit l’autre à Pomaré, disant avec force :
— « Mangeur-d’Œil, Aï-Mata, sois nommé, chef, comme tes ancêtres et comme tes fils. Repais-toi de la nourriture des dieux. Mange aussi du courage et de la férocité. »
L’Arii, ouvrant la bouche, feignit d’avaler les yeux. À cette vue, les étrangers commencèrent à glapir, on ne sait pourquoi, sans aucun souci de la majesté du lieu et du rite. L’un d’eux, le plus petit, montrant à la fois sa mâchoire et les corps étendus, pressait de questions ses voisins : — « Vous n’allez pas… — Non ! non ! » protestaient avec dégoût les riverains de l’île. Mais les pêcheurs Paümotu et quelques hommes de la terre Nuú-Hiva considéraient avec un regret des entrailles les trois cadavres qu’on précipitait au charnier. Ils se moquèrent des étrangers : ceux-ci, dans leur terre Piritania, ne mangeaient donc pas la chair des ennemis ? Même pas les cœurs ? Mais quel autre moyen de se débarrasser, une fois pour toutes, des rancuniers esprits-errants ? — Un long hurlement aigre, et sans sexe, fit taire les querelles. On se précipita :
Un homme nu, les yeux retournés, le visage suintant et tout le corps agité de secousses hoquetantes, franchit l’enceinte. Nul n’osait l’écarter : son bras gauche entouré de tapa blanche le défendait contre la foule, et marquait un inspiré. Son nom d’homme se disait Tino, et son corps habitait misérablement la grotte froide Mara. Mais quand soufflait l’âme du dieu, alors il devenait Oro lui-même : ses gestes étaient gestes de Oro : son parler, parler de Oro ; ses désirs et ses ruts se manifestaient divins : alors des femmes exultantes venaient s’offrir et l’entraînaient avec elles. — Or, cette fois, la présence souveraine s’affirmait indiscutable, éclatante, irrésistible, et passait en rafale : sous l’emprise, le vivant fléchit, vacilla, croula ; son échine ployait comme un arc tendu à rebours ; sa voix sifflait, ses dents craquaient ; sa tête martelait les dalles, en sonnant. Seuls l’entourèrent les porteurs-d’idoles, habiles à manier impunément les dieux — et tous les êtres équivoques. Ils retendirent sur l’autel, et voici que Tino, soudain se transfigura : les paupières béantes et paisibles, le front asséréné, les narines molles, et tout le visage paré d’un charme solennel, il se dressa près des poteaux sacrés, et parla.
Il disait sans effort, avec les mots qu’on attribue aux dieux supérieurs, d’admirables récits ignorés. Il disait aussi des choses à venir : — une guerre insidieuse ; la mort d’un Arii ; des sortilèges nouveaux par-dessus l’île… — La foule frémit. Les disputes et les rumeurs pour manger s’apaisèrent. Chacun tira des plis de son maro le bambou dans lequel on promène les petits dieux domestiques, pour les honorer, parfois, de prières. Beaucoup de femmes, les yeux fixes, considéraient l’inspiré sans pouvoir en détourner leurs visages ; puis, tombant en arrière avec un cri rauque, elles imitaient ses postures, et l’on disait qu’à travers le corps vulgaire de Tino, elles avaient aperçu l’atua. Des hommes aussi, dévêtus, bondirent dans l’enceinte, proclamant que Tané ou Fanaütini les pénétraient, les possédaient… Mais on dénonça la fraude : ils espéraient, par cette ruse, voler le culte des prêtres et la faveur des épouses ! Des gardiens les chassèrent à coups de massue. Puis Tino tomba sur lui-même, épuisé par l’âme dévorante du dieu.
Haamanihi avait subi, non sans une impatience, l’intervention de l’inspiré dont les fâcheuses prophéties disloquaient parfois ses propres desseins. Il se hâta de faire crier l’heure des grands Parlers, en laissant défiler d’abord quelques haèré-po du commun. Mais nul n’écoutait ceux-là. Le grand-prêtre se réservait un discours plus ingénieux. Assis, les jambes repliées, sur la pierre du récitant, il commença de narrer, dans un silence, l’atterrissage à Tahiti-nui de la grande pirogue sans balancier ni rameurs dont le chef se nommait Uari. Elle précédait, de deux années, le navire de Tuti[1], et c’était, vraiment, la première de son espèce : des aventures étonnantes s’en suivirent :
— « Cette pirogue était lourde et chevelue. Les hommes de Matavaï pensèrent à l’arrivée d’une île voyageuse.
» Ainsi jadis avait flotté, vers Tahiti-nui, la terre Taïarapu, que les gens du rivage, munis de fortes tresses du roa, purent tenir et amarrer à la grande Tahiti.
» Comme les riverains pagayaient vers la haute pirogue pour y jeter des feuillages de paix, l’on entendit un bruit de tonnerre : sur le récif, un homme tomba.
» Il n’avait pas reçu de pierre ; pas de lance à travers le corps. On le soutint par le dos : il fléchit comme un cadavre. Les pêcheurs de Matavaï redoublèrent leurs présents.
» Les étrangers descendirent au rivage. Ils étaient pâles, et parfois on les voyait enlever leurs chevelures. »
Fier de savoir, Haamanihi s’enthousiasmait à répéter ces Dires. Avec noblesse et vivacité, et par d’admirables gestes des épaules, de la tête, de toute sa personne, il évoquait les autres gestes accomplis, par d’autres hommes, jadis, durant d’autres saisons. Il attachait tous les regards. Son haleine était longue, sa langue agile, ses bras et ses épaules exercés à scander son discours. C’était un beau parleur.
Puis vint le tour de Térii à Paraürahi. La foule, repue, prêtait aux discoureurs une attention plus frémissante, et son éveil tumultueux inquiéta le haèré-po qui montait à l’épreuve. La chevelure jaunie de safran, le torse peint de lignes d’ocre, les jambes enduites de la terre jaune des fêtes solennelles, Térii gagna la pierre-du-récitant. Fléchissant les genoux, étendant les mains pour cadencer le dire monotone, les paupières fermées à demi, la tête relevée, la gorge tendue, il commença le récit depuis longtemps répété :
« Dormait Té Tumu avec une femme inconnue : De ceux-là naquit Tahito-Fénua.
Dormait Tahito-Fénua avec une femme inconnue : De ceux-là naquit Atéa-Nui.
Dormait Atéa-Nui avec la femme…
Pendant que d’elles-mêmes s’évoquaient les paroles premières, Térii songeait combien ce Dire devait plaire à Pomaré, jusque-là traité comme un usurpateur, et dont nul ne s’était mis en peine, jamais, de publier les aïeux.
« … De ceux-là naquit Taaroa Manahuné.
Dormait Taroaa Manahuné avec la femme Télua é Huri du maraè Teraüpoo :
De ceux-là naquit Téü… »
— D’autant mieux que Térii, parmi les nombreuses lignées conservées dans la mémoire des prêtres, avait habilement choisi la plus flatteuse, par laquelle s’affiliait le chef au façonneur des cieux, de la mer et des terres, par laquelle il se reliait, en quatorze générations, à l’origine des êtres.
« Dormait Téü avec la femme Tétupaïa du maraè Raïatéa :
De ceux-là naquit Vaïraatoa, qui est dit Pomaré.
Dormait Vaïraatoa avec la femme Tétua-nui Réïa, du maraè Raïatéa :
De ceux-là naquirent Térii Navahoroa vahiné, puis Tunui é aï i té Atua, qui est dit aussi Pomaré, qui est l’Arii-rahi. »
Le dernier de ces noms, il le prononça en regardant le chef. L’Arii, ennobli de la sorte, ne cachait pas son agrément. Cette ascendance affirmait ses droits sur l’île Paümotu, dont son ancêtre Taároa Manahuné avait été possesseur.
Térii poursuivait. Afin d’étaler toutes les prérogatives, il dénombrait les genèses, fort douteuses, à dire vrai, qui rattachaient Pomaré aux Arii de Papara :
« Dormait le chef Tavi, du maraè Taütira, avec la femme Taürua,
puis avec la femme Tüitéraï du maraè Papara :
De ceux-là naquit Tériitahia i Marama.
Dormait Téritahia i Marama avec la femme Tétuaü Méritini, du maraè Vaïrao… »
Il disait tout d’une haleine les beaux noms ancestraux, marquant d’un geste mesuré du bras chacun des accouplements éternels. Un bruissement montait de la foule emmenée par le rythme, par le balancement des mots, et qui récitait, elle aussi, les séries originelles interminablement redoublées.
« … De ceux-là naquirent Aromaïtéraï, du maraè Papara ; et Tuitéraï, qui dormait avec Téroro.
Dormait Aromaïtéraï, avec Téraha-Tétua :
De ceux-là naquit Tévahitua, dit Amo, dit… »
Un silence énorme écrasa brusquement le murmure des écouteurs surpris : le récitant avait changé les noms ! Térii sursauta, et sa voix un instant chancela, qui semblait s’étayer sur les rumeurs environnantes. Il reprit :
« … De ceux-là naquit Aromaïtéraï…
… Dormait Aromaïtéraï avec… »
Le vide muet persistait à l’entour. On ne suivait plus, des lèvres, le parleur égaré. On le dévisageait. On attendait. Les Arioï, interdits, cessèrent d’avaler les mets présentés. Les desservants se tinrent immobiles. De proche en proche le silence gagnait, étouffant les innombrables bruissements dont pétillait l’enceinte. Il semblait qu’un grand filet de palmes se fût abattu sur les clameurs des hommes ; et dans l’air immobile et tendu monta, de nouveau, la triple sonorité sainte : voix du vent dans les arbres-aïto, voix du récif hurlant au large, voix du haèré-po, mais grêle et hoquetante. — Cette voix, la sienne, familière quand il l’épandait dans la sérénité de ses prières d’études, Térii la crut venir d’une autre bouche, lointaine et maléficieuse. Il se raidit, crispa la main pour chercher, du geste accoutumé, les nœuds secourables de la tresse-origine, et hasarda :
« … dormait Aromaïteraï avec la femme… »
Le nom s’obstina dans la gorge. Térii pencha son regard, et vacilla de peur sur la pierre haute : les têtes, en bas, comme elles étaient petites, et toutes rondes ! Et chacune dardait sur lui des yeux malfaisants… Il lui parut aussi que Haamanihi triomphait. Térii chercha ses maîtres. Il ne vit en leur place que les deux étrangers hostiles, aux vêtements sombres parmi les peaux nues et les peintures de fête : cette fois, le sortilège était manifeste. L’incanté proféra bien vite les formules qui dissolvent les sorts. Il balbutiait davantage. Enfin, les yeux grands ouverts, les lèvres tremblantes, il se tut.
Alors, dans l’abîme de silence, soudain frémit, roula, creva le torrent tumultueux des injures, des cris, des imprécations outrageantes qu’on hurlait dans tous les langages, avec les grimaces guerrières réservées à l’ennemi : l’erreur du récitant méritait la colère de Oro : qui donc apaiserait les dieux, si les prêtres eux-mêmes en venaient à les exaspérer ! C’était à de telles erreurs, non pas aux étrangers, — criait Haamanihi, — qu’on redevait les calamités dernières ! Il entraîna les gens d’Ataharu à répéter les mêmes paroles. Les hommes des îles voisines, amusés du spectacle, suivaient l’exemple et invectivaient au hasard. On se pressait de proche en proche, et la houle des épaules, déferlant sur l’enceinte de bois, la disloqua dans un remous. Malgré les gardiens indignés, malgré le tapu du lieu, une ruée de gens, dont chaque homme n’eût osé même effleurer un poteau d’offrande, se haussa vers le parvis sacré. Chacun s’étayait sur son compagnon, s’étonnait de sa propre audace, et avançait en piétinant de rage. On enserrait, sans issue, le prêtre exécrable.
Térii n’avait point quitté la pierre-du-récitant où le liait une attente épouvantée du châtiment tout proche. Il bondit enfin. Des mains se crispèrent dans sa peau, et des haches de jade, entrechoquées, cliquetaient très haut, à bout de bras. La mêlée pressée empêchait de les abattre : on profiterait du premier recul. — Mais un appel strident, celui qui désigne aux coups le plus dangereux adversaire, détourna les gens acharnés : Paofaï avait sauté sur la pierre élevée : de la voix, des yeux, des mains tendues, il montrait les véritables ennemis, les jeteurs de sortilèges, les empoisonneurs de sa race : les hommes au nouveau-parler. On oublia Térii qui tomba de crainte, ou de ruse. — Où donc les autres ? On les entourait. Alors Haamanihi lança des serviteurs, qui, s’emparant avec feinte des étrangers, les dérobèrent au tumulte ; et pour mieux égarer encore la rancune de la foule, il insultait violemment son rival :
— « Paofaï ! Paofaï Tériifataü ! Père ! Tu es Père et Arioï malgré tes promesses ! Eha ! l’homme qui a perdu la parole est ton fils ! Pourquoi l’as-tu laissé vivre, quand sa mère a mis bas ? »
Pomaré, cependant, ne tentait rien pour apaiser le peuple. Couvert par ses gens, il observait que l’erreur du haèré-po insultait à ses ancêtres, et présageait mal. En expiation de la faute, il dépêcha deux envoyés-de-mort vers un autre maraè.
Puis les vagues soulevées dans la foule irritée tombèrent. Les rumeurs devinrent confuses et lasses. Car Oro, cheminant sur le ventre du ciel au lieu le plus élevé de sa route quotidienne, alourdissait les gestes et abaissait les paupières. Ses regards pénétraient d’une torpeur les êtres vivants. Son haleine desséchait la terre grasse et humait la buée de la mer. Les esprits du dormir-le-jour voletaient dans les souffles d’air lent. L’île accablée, que seule affraîchissait la brise accourant du large, ayant assourdi ses tumultes, apaisé ses haines, oublié ses guerres et repu ses entrailles, s’assoupit.
Comme le jour tombait, l’on s’étira pour les danses. Alors des prêtres de haut rang s’inquiétèrent ; et ils haranguaient la foule : quoi donc ! on allait s’éjouir quand les atua, les chefs et la terre Atahuru supportaient cette insulte et toutes ces profanations : l’oubli d’un haèré-po, la ruée du peuple à toucher l’autel ? — Mais le bon sommeil avait passé : les dieux n’avaient-ils point dormi de même, puisque rien ne se manifestait dans les nuages ou sur les eaux… Et pour la faute, on s’en prendrait au coupable, — quelques riverains, sans hâte, se mirent à sa recherche, — ou bien à d’autres, ou bien à personne. Les atua se taisaient toujours, l’Arii restait indifférent, et la fête, à peine suspendue, reprit tous ses ébats : vite, on ménageait des places rondes où préparer la boisson rassurante, le áva de paix et de joie, — que les Nuú-Hiviens, dans leur rude langage, appellent kava. Autour du bassin à quatre pieds creusé dans un large tronc de tamanu, s’assemblaient par petits groupes les gras possesseurs-de-terres, leur fétii, leurs manants, leurs femmes. Une fille, au milieu du cercle, écorçait à pleines dents la racine au jus vénérable, puis, sans y mêler de salive, la mâchait longuement. Sur la pulpe broyée, crachée du bout des lèvres avec délicatesse dans la concavité du tronc, elle versait un peu d’eau. On brassait avec un faisceau de fibres souples qui se gonflaient de liquide, et que la fille étreignait au-dessus des coupes de bois luisantes. À l’entour, les tané buvaient alors la trouble boisson brune, amère et fade, qui brise les membres, mais excite aux nobles discours.
Les cercles s’agrandirent. Des torches de bambous desséchés craquaient avec des éclats rouges. Déjà les gens du rivage Taütira, parés de couronnes, la figure peinte, le corps enroulé de fines étoffes longuement battues, lançaient des cris et s’agitaient. Durant vingt nuits ils avaient redit avec soin chaque part de leur chant. Les femmes, au milieu des groupes, jetaient un appel prolongé, perdu, qui retombait sur les mugissements des hommes. Ceux-ci entrechoquaient d’un battement égal de petits cailloux cliquetants, et ils cadençaient leurs soubresauts. Les voix montaient avec charme sur des contours habilement apprêtés, et les paroles, enjolivées de beaux sons étendus, s’improvisaient, comme il convient, au hasard des lèvres.
Or, les Nuú-Hiviens scrupuleux redoutaient à mélanger leurs chants aux ébats du peuple en liesse. La joie pérennelle de la terre Tahiti leur pesait ; surtout lorsque le kava, aiguisant les esprits, réveillait en eux le respect des atua et du culte. Alors ils se remémoraient les Dires impérissables, et si réservés que l’homme mort Pukéhé avait dû reparaître tout exprès pour les enseigner aux autres hommes. Alors tressaillaient leurs appétits guerriers. Ils attendaient, au retour dans leurs îles, ces festins héroïques où il importe de mâcher le cœur de l’ennemi le plus audacieux. On les vit se retirer dans la montagne. Et bientôt, de leur repaire, descendit un murmure qui s’enflait, se perdait, puis se gonflait de petites clameurs, enrouées d’abord, débonnaires, satisfaites et menaçantes enfin : les Nuú-Hiviens entonnaient ce péhé où s’expriment, après un signal, la faim, la chasse, le rut et la mort du cochon propitiatoire.
Sur la plage on entourait une estrade où de jeunes hommes, habiles à simuler des gestes, et à figurer d’amusantes histoires, s’ébattaient pour la joie des spectateurs. L’un d’eux cria, en langue vulgaire, qu’ils allaient feindre l’aventure de l’ « Homme bien-avisé ». On riait à l’avance : cette parade était pleine d’enseignements. — D’abord se montra un gros chef-terrien. Il portait de très précieux objets : deux haches de fer, un collier de coquilles, des plumes rouges pour le maro divin. Ces plumes, on les savait fausses, — feuilles découpées et peintes. Mais les petits parmi les dieux s’en contenteraient : pourquoi paraître plus exigeant ? L’homme entoura ce trésor d’une tapa luisante, puis de plusieurs nattes fines, et appela des serviteurs. Les maigres manants avancèrent. Le maître déclara partir pour d’autres îles, et montrant son inestimable fardeau, menaça de grands châtiments si, pendant son absence, la moindre part s’en escamotait. Il disparut.
Les autres se consultèrent : la meilleure garde à tenir autour du trésor était de s’endormir dessus : ils s’endormirent. — Survint un homme qui s’annonça « prêtre de Hiro-subtil ». Il épia les serviteurs, avisa la natte, sortit, et rentra en apportant une autre semblable. Il s’accroupit derrière les dormeurs, et, d’une paille de bambou, effleura la nuque du premier. Le manant geignit, s’ébroua, chassa d’un coup d’ongle le moustique importun : mais sa tête avait glissé. Même jeu pour l’autre : le trésor était libre. Prestement, le prêtre substitua les nattes vides, et s’enfuit, emportant le magot, au milieu d’un enthousiasme d’envie. On célébra le dieu Hiro, père de telles ruses.
Mais le plaisir des yeux s’annonçait plus vif encore. Pomaré, montant sur l’estrade, y venait recevoir, dans les formes prescrites, l’hommage de ses fétii d’Atahuru : trois femmes, élevées sur les épaules des porteurs-d’offrandes, furent déposées devant lui. Elles avaient tout le corps enroulé de tapa ; et cela, qui doublait leur embonpoint, les rendaient plus désirables. Les trois femmes saluèrent le chef et commencèrent à danser.
D’abord, leurs pas étaient lents, car les étoffes lourdes. Puis trois jeunes hommes, saisissant le coin flottant de leurs parures, tirèrent. Les filles tournoyaient sur elles-mêmes. Les nattes longues démesurément se déroulaient en changeant de couleur : blanches, rouges, blanches et rouges encore. On les dévidait à grandes brasses. Le dernier pli vola : les filles, nues, dansaient plus vite. Le chef agréa l’offrande, et s’emparant des précieuses tapa, laissa les femmes à ses gens.
Des battements sourds, roulant dans les rumeurs, grondèrent : les tambours appelaient aux danses. Un frémissement courut dans toutes les cuisses à leur approche. Leurs sonneurs, — vieillards aux yeux morts, — palpaient avec adresse, du bout des doigts, les peaux de requins tendues sur les troncs creux : et leurs mains écaillées voletaient, comme de jeunes mains vives sur un ventre d’épouse. Aussitôt, les couples se dressèrent. Les femmes — poitrines échevelées sous les fibres jaunes du révaréva, tempes cerclées de couronnes odorantes — avaient noué étroitement leurs hanches d’une natte mince, afin d’étrangler, sous le torse immobile, ces tressaillements dont sursautent les genoux. Les tané se paraient de coquillages miroitants, d’agrafes nacrées, de colliers mordant la nuque. Ils tenaient leur souffle, tendaient les reins et écarquillaient leurs oreilles : un coup de tambour les décocha.
Tous, d’abord tournés vers le meneur-de-danses, imitaient ses gestes, — dépliant les bras, balançant le corps, inclinant la tête et la relevant avec mesure. Puis, à tout petits pas précis et vifs, comme s’ils piétinaient sur les orteils, ils approchèrent jusqu’à se flairer. Les visages restaient impassibles ; les paupières des femmes, baissées : il convient, pour un temps, de cacher ses désirs. Brusquement, sur un batté bref, tout se tut ; tout cessa.
Une femme sortit de la foule, ajusta ses fleurs, secoua la tête pour les mieux fixer, fit glisser sa tapa roulée, et cria. Les battements recommencèrent. Jambes fléchies, ouvertes, désireuses, bras ondulant jusqu’aux mains et mains jusqu’au bout des ongles, elle figura le ori Viens t’enlacer vite à moi. Ainsi l’on répète, avec d’admirables jeux du corps, — des frissons du dos, des gestes menus du ventre, des appels des jambes et le sourire des nobles parties amoureuses, — tout ce que les dieux du jouir ont révélé dans leurs ébats aux femelles des tané terrestres : et l’on s’exalte, en sa joie, au rang des êtres tapu. À l’entour, les spectateurs frappaient le rythme, à coups de baguettes claquant sur des bambous fendus. Les tambours pressaient l’allure. Les poings, sonnant sur les peaux de requins, semblaient rebondir sur la peau de femme. La femme précipitait ses pas. Des sursauts passaient. La foule on eût dit, flairait des ruts et brûlait. Les reins, les pieds nus, s’agitaient avec saccades. Les hommes, enfiévrés, rampaient vers des compagnes. Parfois, les torches, secouées, jetaient, en pétillant, un grand éclat rouge. Leurs lueurs dansaient aussi. Soudain la femme se cambra, disparut. Des gens crièrent de plaisir. Dans la nuit avancée, des corps se pénétrèrent. Les flammes défaillaient ; l’ombre s’épancha.
Alors, la confusion des nuits sans Hina devint effarante. Au hasard, dans les ténèbres, vaguaient des chants dispersés, des appels, des sanglots et des rires repus. Tous les peuples, dans tous leurs langages, poussaient d’incertaines rumeurs : sur la rive sourdait la colère des Paümotu réclamant on ne savait quels esclaves. Un parti d’Arioï déplorait avec gémissement l’en-allée sans retour de Tupaïa, l’Arii des prêtres ; et leurs mots désolés roulaient, comme des pleurs, de toute la hauteur des voix. Les femmes, durement secouées, exhalaient des plaintes ambiguës. Un chien hurla. Mais les haleines fléchissaient. Les poitrines s’épuisaient. Les hanches secouées retombèrent. La nuit se prit à désirer l’aube. Sur les vivants abreuvés de jouir, descendit, des montagnes endormies, un grand souffle affraîchissant.
Un silence. Un tumulte : des cris rauques, bondissant dans la vallée, emplirent toute la plage. Pesamment des gens se dressèrent pour écouter : et des Nuú-Hiviens parurent dont les hurlements sans nom faisaient ce nouveau vacarme. Ils couraient comme des crabes de terre, et les torches qu’ils agitaient semblaient folles elles-mêmes. On reconnut : c’étaient ces hommes qu’un navire d’étrangers avait munis de la boisson brûlante… Ils se heurtaient, s’injuriaient. L’un d’eux se mit à larmoyer. Les autres se moquèrent. Il se précipita, et, d’un coup de hache, fendit une mâchoire. On s’écartait. Il revint, s’acharna, écrasa une tête. Il pleurait toujours.
— Eha ! qu’était donc cette ivresse inconnue qui, loin d’apaiser les membres comme l’ivresse du áva maori, pousse au meurtre et rend stupide et fou ?
Mais tous les yeux, lassés, s’abandonnèrent. L’homme furieux s’allongea parmi ses compagnons, paisiblement. Le matin parut.
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Uari : Wallis, 1767.
Tuti : Cook.