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Les Immémoriaux/3/Les Hérétiques

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G. Crès. (p. 236-263).
Troisième partie


LES HÉRÉTIQUES

Ce jour-là, comme bien d’autre jours nombreux déjà depuis la cérémonie, Térii, — qui ne se disait plus Térii, mais Iakoba, — s’employait à louer le Seigneur. Tous les hommes Lui doivent d’interminables remerciements ; et, plus que tous les hommes, celui qui tiré au hameçon d’un tel abîme d’ignorance avait été, presque à son insu, conduit vers le baptême, et revêtu sitôt du beau nom fort avantageux de chrétien. Iakoba était celui-là. Non plus que ses compagnons il ne percevait exactement encore les profits de sa dignité nouvelle. Néanmoins, d’une lunaison à l’autre il s’obstinait à les attendre sans défiance ; car le Livre disait :

« L’Éternel est mon partage et mon calice. — Un héritage délicieux m’est échu ». L’on ne pouvait savoir, de l’héritage ou du calice, ce qu’il fallait désirer par-dessus l’autre, mais, pour être obscurs, l’un et l’autre de ces mots promis n’en restaient pas moins admirables. Le chrétien répétait donc sans lassitude :

« Un héritage délicieux m’est échu…

— E ! Térii ! é ! » interrompit mal à propos un petit garçon essoufflé, glissant la tête entre deux bambous. Le chrétien méprisa ce stupide enfant qui venait jeter, au milieu de la prière, un vieux nom désormais perdu… L’autre se reprit :

— « E ! Iakoba ! Voici Paofaï tané, Paofaï Tériifataü qui marche près de l’eau… Il dit que tu es son ancien fétii. Viens le voir, et parler… »

Une grande vision brève des courses d’autrefois, par les chemins de Havaï-i, sauta devant les yeux du converti, comme avait surgi déjà, pendant le baptême, le mauvais souvenir païen. Iakoba serra les paupières : il voulait étrangler ces niaiseries, les chasser loin de son regard, parce qu’elles déplaisent au Seigneur. Mais il les sentit s’enfoncer en lui-même, et dit avec rudesse à l’enfant : — « Vois, je répète les prières ; laisse-moi ! » Puis il tourna le feuillet. Il hésita devant les nouveaux signes : malgré la vertu de son rang et que, ces trois lunaisons passées, il les ait tout entières données à contempler le Livre, certains mots le rebutaient encore ; il répéta :

« L’Éternel est mon partage et mon calice — un héritage délicieux… »

— « Aroha ! Térii a Paraü-rahi ! » Paofaï parut. Sa bienvenue sonna fortement. Mais le chrétien, sans trouble, continua de parler au Seigneur :

« Un héritage délicieux m’est échu, — une belle possession m’est accordée… » Décidément, ses yeux malhabiles le décevaient. Il feignit quand même, devant l’autre, une grande assurance en récitant au hasard. Enfin, pliant le Livre : « Améné », prononça-t-il sans hâte. Puis il répondit au salut de l’arrivant : — « Que tu vives en Kérito le vrai dieu. » Et il lui tendit la main.

Le vieillard ricana : — « Toi aussi, Térii, comme tous les autres ? La honte même ! Les gens de Tahiti sont devenus les petits chiens des étrangers ; des petits chiens bons à rôtir ! » Il siffla de haine et vint s’asseoir sur les nattes. Son dos était penché comme un tronc de haári fléchi par le vent maraámu : mais le vieil homme lui en imposait encore. Bien que l’accoutrement fût resté celui d’un païen sans aveu, il traînait dans les plis du maro blanc sacerdotal une imprescriptible noblesse. Iakoba fut saisi d’un respect inattendu. Il n’osait interroger. Tous deux se considéraient sans paroles. Enfin Paofaï conta son retour.

Il dit, avec des gestes dépités, le grand voyage sans profits et sans compagnon : puisque son fétii, son disciple, l’avait si tôt laissé en route. Il dit son arrivée étonnamment tardive dans la terre Vaïhu, et la déception de cette arrivée : un instant, il avait cru les signes-parleurs tout pleins d’enseignements… d’ailleurs, il en ramenait avec lui. — Et il prit à sa ceinture une palette de bois brun, polie par la peau des doigts, et sur laquelle s’incrustaient des centaines de petites figures, si confuses, si pressées, qu’elles pétillaient toutes et dansaient devant les yeux.

Iakoba parut s’impatienter. Sans répondre il considérait le chemin et la plage ainsi qu’un homme qui attend ou redoute la venue d’un autre homme. Paofaï parlait toujours pour soi-même :

— « Chacune de ces figures, bien chantée, désigne un être différent : ce poisson-là, nageoires ouvertes, est un dieu-Requin. Ceci représente : Trois-chefs-savants. On voit en plus la Terre, la Pluie, le Lézard mort. Voici la Baleine, et toute la suite des dieux-fardés : le dieu peint-en-rouge, le dieu peint-en-jaune, le dieu à l’œil-contourné. D’autres signes, — Paofaï les indiquait avec une hésitation, — sont moins discernables : Éclat-du-Soleil — une Chose-étrange — les Yeux-de-la-terre — Homme excitant le vent — deux Projets en tête… Hiè ! » siffla-t-il enfin, « mais après ? après tout cela ? Comment fixer, avec ces mots et ces figures éparses, une histoire que d’autres — qui ne la sauraient point d’avance, — réciteraient ensuite sans erreur ? » Il se tapotait la cuisse du bout de la planchette-incrustée, et son regard passait, avec un dédain, sur Iakoba, toujours indifférent, et sur les signes illusoires : « Non ! ce n’est pas là autre chose que les tresses nouées, si faussement nommées « Origine-de-la-Parole » et bonnes seulement à raconter ce que l’on sait déjà ! et impuissantes à vous enseigner davantage… Les bois-intelligents ? mieux vaudrait en façonner des bordés de pirogue, car dans cette misérable terre Vaïhu, on s’arrache le moindre tronc d’arbre ; toutes ces promesses autour des signes… inventions de pagayeur fou ! »

Le chrétien daigna répondre : « Les signes, veux-tu que je te les enseigne ? » Fier de son nouveau savoir il montrait le Livre. Paofaï avec un grand mépris refusa :

— « Non ! les signes Piritané ou n’importe quels autres ne sont pas bons pour nous ! Ni aucun de tous vos nouveaux parlers ! Prends garde, Térii, la chèvre ne renifle pas comme le cochon, et le bouc n’aboie pas comme le chien. Quand les bêtes à quatre pieds échangent leurs voix, prends garde, c’est qu’elles vont mourir. » Il poursuivit avec tristesse :

— « Les hommes maori, voici maintenant qu’ils essaient de siffler, de bêler, de piailler comme les étrangers. En même temps que leurs propres langages voici qu’ils changent leurs coutumes. Ils changent aussi leurs vêtures. Ha ! tu n’as pas vu des oiseaux habillés d’écailles ? Tu n’as pas pêché des poissons recouverts de plumes ? J’en ai vu ! J’en ai pêché ! Ce sont les hommes parmi vous qui s’appellent « convertis », ou bien « disciples de Iésu ». Ils n’ont pas gardé leurs peaux : ils ne sont plus bêtes d’aucune sorte : ni hommes, ni poules, ni poissons. Reprends ta peau, Térii que je déclare plus stupide qu’un bouc ! Reprends ta peau ! »

Le chrétien marqua, en haussant les épaules ainsi qu’il avait vu faire les Missionnaires, que ces dires ignorants restaient pour lui sans importance. Néanmoins, il montrait une inquiétude : car le prêtre Noté ne tarderait point à paraître, marchant, selon qu’il avait coutume tous les jours, vers le faré-de-prières. Il surprendrait Paofaï et s’indignerait. Celui-ci ne semblait pas songer à s’en aller vite, car il reprit :

— « Oui ! Partout ils font ainsi, maintenant, les hommes maori ! Ils honorent les étrangers ; les étrangers acceptent les hommages, et leur haleine empoisonne tout.

— Les étrangers sont parfois des envoyés du Seigneur », répliqua le chrétien. « D’ailleurs, on ne peut les mépriser sans risquer bien des ennuis. »

Paofaï murmura par dedans ses lèvres avec cette voix assourdie des Maîtres qui, sous le couvert de paroles plaisantes, répandent de justes avis :

— « Qu’ont-ils fait les hommes de Moüna-Roa ? Ils n’ont pas méprisé le chef blanc Tuti.

» Qu’ont-ils fait les hommes de Moüna-Roa ? Ils ont honoré leur grand ami Tuti durant deux lunaisons.

» Qu’ont-ils fait, les hommes de Moüna-Roa ? Au commencement de la troisième, ils l’ont dépecé avec respect, afin de vénérer ses os. »

Il plissa le cercle de ses paupières :

— « Les hommes de Moüna-Roa ont été bien avisés ! Pourtant, le chef Tuti ne lançait pas de maléfices ! mais vous, depuis — non pas deux lunaisons, — des centaines, vous honorez avec persévérance les maîtres survenus. Quand vous partagerez-vous donc leurs os ? »

Iakoba frémit avec cette horreur prescrite au chrétien qui doit subir de telles impiétés. Il n’ignorait pas que le vieillard entendait seulement frapper, par ces paroles violentes, l’esprit de ceux qui les recueilleraient. Mais tant de gens pouvaient les redire aux chefs… Noté lui-même allait survenir, et les entendre… Cependant, Iakoba n’osait, malgré tout son ennui, chasser le vieux discoureur, et il dut écouter d’étonnants parlers de songe : Paofaï se savait malade — comme un homme qui nourrirait dans ses entrailles un atua justicier. Au milieu d’un sommeil double, il avait connu Tahiti-nui et toutes les îles de même race, de même ciel, se lamentant sous le regard de Hina sans pitié. Les terres, plus que jamais plantureuses et grasses, étaient vides, privées d’hommes vivants et de femmes pour cueillir les beaux fruits ; les cimes désertes ; les cavernes emplies de silence ; la mer-abyssale immobile et sans rides. Il répéta : — « La mer sans rides, sans souffles, sans bruits, sans ombres, morne, et moi aussi. »

Puis, fermant la bouche, il regarda soudain avec défiance par-dessus l’épaule de Iakoba qui tressaillit, tourna et aperçut le Missionnaire entré à l’improviste. Le visage de Noté ne parut point surpris ni fâché.

— « Que tu vives… quel est ce fétii ?

— Son nom est… » L’autre hésitait, sachant qu’un nom païen mordrait les oreilles du Piritané aussi durement qu’un appel de conque ou de tambour défendus. « Son nom est… Ioséfa. »

Le vieillard sauta, en dévisageant le chrétien au parler faux :

— « Homme menteur ! mon nom est Paofaï, Tériifataü ! me crois-tu si débile que je perde le souvenir de mes mots, comme tu le fis, Térii au grand-Parler, sur la pierre-du-récitant ? » Il ajouta : — « Je suis sacrificateur au maraè Papara ! »

Noté répondit avec douceur :

— « Mon frère, il n’y a plus de maraè sur la terre Papara, ni sur aucune autre terre. Car l’arii-rahi, inspiré par le Seigneur, les a fait démolir et jeter à l’eau.

— Aué ! vieux prêtre fourbe ! Pas de maraè ! » Paofaï, hurlant d’épouvantables menaces, secoua les épaules ainsi qu’un insensé, creva derrière lui la barrière de bambous, et s’en alla, marchant à grands pas irrités vers la mer.

Noté soupira. Puis il dit :

— « Térii, mesure l’abîme qui sépare ce méchant païen de toi-même, bien qu’ignorant encore ; et redouble ton zèle, afin d’être admis bientôt, comme les autres, à professer ta foi, à dépouiller toutes les erreurs en même temps qu’à changer ton nom. »

Eaha ra ! le Missionnaire pouvait méconnaître cette belle évidence : que Térii n’était plus Térii, mais Iakoba, et baptisé, et chrétien ! Mais cela ne transperçait donc point dans les yeux, dans les narines, et n’éclairait donc pas le corps entier ? Certes, le converti se souvenait avec trouble de sa témérité, et que, mêlé comme un voleur à la foule, il avait surpris le rite sans en avoir auparavant rempli toutes les épreuves. Mais l’assurance du prestige nouveau surmonta ses inquiétudes. Il dit avec orgueil :

— « Je suis baptisé, et chrétien de premier rang ! »

Noté ne se récria point. Mais seulement :

— « Le Seigneur fait bien ce qu’il fait. Si j’ignorais ton nouveau titre, je t’en savais du moins tout près d’être digne, et t’aurais moi-même, sans tarder, convié parmi les disciples de Kérito. Et quel est ton nom de chrétien ?

— Iakoba ». — Comment un homme sur la terre Tahiti pouvait-il ignorer…

— « Eh bien ! Iakoba, rends grâces, en vérité, au Seigneur. Bien que tu sois le plus tardif de tes frères à être venu vers nous, et vers Lui, tu me parais l’un des plus excellents parmi Ses nouveaux disciples, et l’on peut, sans craindre, se confier à toi pour tout ce qui regarde Son triomphe et la gloire de Son nom. Ainsi, je m’en remets à ton aide. Voici qu’on achève de construire un grand faré-de-prières, sur la terre Punaávia. On y placera deux chrétiens sûrs et habiles. Ils auront le titre de « Diacres du second rang dans l’église chrétienne des Îles Tahiti ». Tu peux devenir l’un d’entre eux. »

Iakoba se sentit pénétré d’une fierté solennelle, et d’un grand espoir. Il se recueillit :

— « Aurai-je un maro noir, comme ceux qui aident les Missionnaires ?

— Tu auras un maro noir et un autre vêtement, noir aussi, pour habiller tes épaules. Tu prendras place à côté du Missionnaire. Tu visiteras les malades avec lui. Quand il sera loin, tu réuniras toi-même toute l’assemblée-de-prière, et tu liras, dans le Livre, devant tous tes compagnons.

— Serai-je inspiré ? » hasarda encore Iakoba. Car si Iésu, le dieu véritable, descendait en lui, quel ne pourrait pas être son mépris des stupides sorciers d’autrefois, tout pleins de Oro, le dieu sans valeur.

— « Certes », dit Noté. « Le Seigneur habitera dans ton cœur.

— Dans mon ventre.

— Non ! non ! dans ton cœur. » Noté expliqua longuement que les plus nobles parties de l’homme n’étaient point les entrailles, mais la tête, où naissaient les paroles non encore parlées, et le cœur, d’où sortaient les sentiments généreux : la foi, l’amour…

— « Pourtant, quand je suis triste, ce sont mes entrailles qui s’agitent ?

— N’importe. Le Seigneur habitera en toi. »

Iakoba sourit d’avance à tous les honneurs attendus. Il y eut un répit. Noté regardait vers la mer-extérieure, et semblait prendre intérêt à écouter crever la houle sur le récif. Puis il dit assez vite, en examinant le nouveau converti :

— « Quoi de nouveau sur les « mamaïa ? »

— Les fous ? On savait bien qu’il y en avait toujours, nombreux ou rares, selon que le peuple les honorait en les déclarant « illuminés-du-dieu » ou bien les pourchassait à coups de massues, comme imposteurs. Pourquoi le Missionnaire s’en inquiétait-il ?

Noté répondit que les fous dont il entendait parler n’étaient point ces pauvres insensés plutôt dignes de pitié que de haine, dont les paroles, divaguant sans mesure, restent néanmoins innocentes ; — mais qu’il désignait par ce vocable méprisant ces mamaïa d’autant plus détestables qu’ils savaient leur folie, et s’y plongeait abominablement. Au moins les ignorants d’autrefois avaient pour eux leur ignorance même, — bien qu’à dire vrai, la loi du Seigneur soit empreinte au cœur de tous les hommes ! — Mais ces gens-là mélangeaient les rites, en inventaient d’autres, et leurs impiétés ne savaient pas de bornes. Les chrétiens, indignés, avaient raison de crier : « Mama-i-a ! ce sont des fous ! » Et les Missionnaires, avec plus de raison encore, renchérissaient : « Bien pis ! ce sont des « hérétiques ! »

Térii prit un air grave et réservé, et dit ne point connaître « ces gens-là ».

— « Hélas », avoua Noté, « nul ne les connaît avec certitude. Ils se dérobent, se cachent, se dissimulent avec une déplorable habileté. On sait qu’ils se rassemblent la nuit dans la montagne, en suivant des chemins incoutumiers ; personne encore n’est parvenu à surprendre, ni leurs actes — qui sont probablement réprouvables, — ni leurs noms, qui demeurent cachés. »

Noté poursuivit, sans perdre de vue le baptisé :

— « Alors, Iakoba, les chefs ont pensé à toi — car il faut que tous les chrétiens véritables, même ceux de la dernière heure, s’unissent et se défendent : ta conversion et ton baptême furent manifestement providentiels. On te dit, parmi tes compagnons, habile et rusé. Peu de gens encore devinent ton nouveau titre et tes vrais sentiments. Tu n’es pour tous qu’un voyageur indifférent, et nul ne s’inquiétera de ta présence dans la montagne où ils se réfugient. Tu écouteras donc leurs paroles, que tu retiendras aisément, et leurs noms. On dit qu’ils se réuniront ce soir dans la vallée Tipaèrui.

— Mais, ce sont peut-être des hommes malfaisants ? » observa le chrétien. Noté le rassura : le Seigneur n’abandonne point ceux qui se remettent en Lui. Le disciple prêt à risquer, pour Le servir, un très faible danger, devient l’objet de toutes les faveurs.

« Alors, vraiment, » demanda Iakoba, « vraiment, j’aurai un maro noir ? »

Une seconde fois Noté promit.

Soudain, le faré vibra de rires, de voix amies, d’appels, de petits cris amusés, et s’emplit de la troupe joyeuse des fétii de chaque jour. Ils revenaient du bain avec un grand délassement des membres, de la figure, des yeux, de toute la peau rafraîchie. Les oreilles d’Eréna se paraient de fleurs rouges, ouvertes elles-mêmes comme d’autres oreilles parfumées. Ses cheveux étaient ceints de feuilles menues et odorantes aussi, et sa poitrine respirait à travers la tapa ouverte. Aüté la pressait, toute étreinte, si bien qu’ils se glissèrent à la fois entre les poteaux d’entrée. Rébéka portait les maro mouillés, tordus à la hâte, et qui ruisselaient. Samuéla, fier d’un plein panier d’écrevisses, chantonnait un petit péhé jovial. Ils aperçurent le Missionnaire : sitôt Eréna-aux-Fleurs cacha les grandes corolles et couvrit son sein nu. Le pêcheur assoupit sa chanson. Toute joie tomba.

Noté reconnaissait depuis longtemps Samuéla pour l’un des premiers et des plus certains disciples de Iésu ; et il lui serra la main avec une grande bonté. Cependant, le visage de Rébéka semblait inquiet, et plein de cette confusion nouvelle que les gens nommaient « haáma », d’un mot Piritané, faute de pouvoir la désigner en leur langage. Cela prenait soudain les filles en présence des étrangers. — « Quelle est cette femme ? » demanda le Missionnaire.

— « C’est la femme de Iakoba », répondit vivement Samuéla. « Il est son tané depuis longtemps.

— Le dire est vrai, » consentit Iakoba, « mais je pense qu’elle dort aussi bien auprès de Samuéla qu’avec moi-même ». Ils continuèrent tous deux à parler ensemble sans pouvoir se mettre d’accord. Rébéka restait indifférente au partage de ses nuits. Le Missionnaire insistait pour être renseigné là-dessus.

Iakoba ne s’expliquait point cette curiosité, ni que l’on disputât sur ses enlacements. Il entendait bien en disposer lui-même. Mais le Professeur de Christianité, empris d’un grand zèle, s’efforça de le détromper : ces actions-là ne sont permises que précédées d’un nouveau rite, — il disait « mariage » — qui, d’abominables et impies, les rend tout aussitôt excellentes aux yeux du Seigneur. Voici quelle était la célébration : d’abord, le Missionnaire déclarait, devant l’assemblée chrétienne : « celui-ci, et celle-là, désirent être unis en mariage. » Alors la foule décidait s’il était bon de les unir, ou mauvais. — Puis, quelques jours après, on se rendait au faré du Missionnaire, ou bien d’un homme appelé magistrat. Le magistrat disait au tané de prendre, dans sa main droite la main droite de la femme, et demandait encore…

— « Bien ! bien », interrompit Noté. Il conclut : « Iakoba, tu dois épouser cette femme. »

En vérité Iakoba n’eût pas imaginé de telles mœurs. De tous les imprévus surgis depuis son retour, ce rite lui semblait le plus stupéfiant. Quoi donc ! les Missionnaires avaient, avec un juste mépris, aboli de grandes coutumes : la part-aux-atua pendant le festin, les victimes avant la guerre, le rite de l’Œil, et tant d’autres, et voici qu’ils entouraient de réticences et de cérémonies ce passe-temps dormir avec une femme, le plus banal de tous ! bien qu’assez plaisant. Mais cela, Iakoba devinait bon de ne pas l’exprimer. Il consentit :

— « J’épouserai donc la femme Rébéka. » Puis il ajouta : « Alors, elle ne pourra plus s’en aller du faré, maintenant ?

— Jamais. Vous serez joints devant le Seigneur, jusqu’à votre mort. »

Iakoba se réjouit. Car Rébéka se montrait toujours ingénieuse en habiletés de toutes sortes. Il aurait désiré accomplir aussitôt le rite profitable. Mais Noté s’éloigna, non sans avoir, avec des mots obscurs, rappelé au chrétien le service attendu pour cette nuit même, et la dignité promise en retour.

Iakoba vit tomber le soir avec une inquiétude. Il dissimula, jetant à ses compagnons du faré que le poisson donnerait, cette nuit, pour la pêche avec des torches. Mais il ne prit pas de torches : deux nattes fines, seulement, et à la dérobée. Puis il s’esquiva. Hors de vue, il vêtit les nattes : couvert ainsi qu’un vil ignorant d’autrefois, il ne risquait point de lever la défiance des fous. Il atteignit l’eau Tipaërui. Il tourna brusquement sa marche vers les terres-du-milieu.

Ainsi, durant une autre nuit, déjà, voici tant d’années, lui-même avait mené, le long d’une autre rivière, vers le lac dont les eaux sommeillent, une foule enthousiaste pendue à ses pas. — Mauvais souvenir, et parler païen ! Le vieux Paofaï avec ses histoires de sorcier en était la cause. Il est des gens dont l’approche équivaut à tous les maléfices. Mais qu’importaient les racontars et les erreurs de temps bien oubliés déjà, — à juste titre ! Cette nuit, que voilà, le chrétien n’avait plus rien à faire qu’à servir le Seigneur.

Aussi bien, la remontée de la rivière devenait-elle ardue : un vivant, même un baptisé qui sait à quoi s’en tenir sur les esprits-rôdeurs, ne marche point dans l’obscur, du même entrain qu’au plein jour levé ! L’haleine s’angoisse très vite, et s’écourte ; les jambes vacillent ; les oreilles s’inquiètent à n’entendre que le bruit des pas dans l’eau ou sur les feuilles humides ; et les yeux s’effarent qui ne servent plus à rien. Le marcheur indécis s’alarmait du silence, de l’ombre épanchée autour de ses pieds, et surtout du ciel éteint par-dessus sa tête : Hina-du-firmament était morte pour deux nuits encore, et de lourdes nuées, étouffant les petits regards des étoiles, approfondissaient les ténèbres sur le sol.

Iakoba se prit de peur : peur d’être seul : plus grande peur à n’être point seul : car des êtres imprécis, — pouvait-on dire vivants ? — et venus, on ne savait d’où, commençaient à frôler le chrétien épouvanté dont les pas se précipitaient, — vers quel but, il ne devinait pas encore. Comme il tâtonnait au hasard, ses doigts touchèrent des cheveux. Aussitôt, tâtonnantes aussi, des mains, d’autres mains que les siennes, passèrent le long de sa propre figure et descendirent sur son manteau de nattes. Il étendit les bras, trouva des corps autour de lui, les sentit nombreux, hâtifs, vêtus de nattes eux-mêmes. Quels insensés, vraiment, que ces Mamaïa, pour se hasarder ainsi dans la nuit ! Mais quel courage ne montrait-il pas lui-même, à se mêler à leurs troupes équivoques ! Soufflant d’orgueil, il s’enhardit ; et il osa palper ces furtifs rôdeurs du sombre dont la multitude, à chaque enjambée, croissait.

Il en venait à l’improviste, de toutes les faces de l’obscur, et par des routes inconcevables. Leur approche seulement se décelait par un bruit bref de fourré crevé, et un remous dans les marcheurs qui se serraient pour accueillir les autres. Car on allait, coude à coude, par un étroit sentier couvert. Et rien ne marquait le défilé de tous ces gens, que le frémissement des feuilles froissées et le pétillement des petites branches.

Mais, à mesure qu’on gagnait sur la montagne, et que l’on s’écartait des demeures des hommes, la foule laissa bruire ses bouches nombreuses et avides de parler. Il se fit un murmure continu de mille petits souffles, de claquements légers de langues, d’appels de lèvres menus comme des battements de cils. Par-dessus tout, la voix sifflante des cimes d’aïto — qui cernent les lieux tapu, — s’épandit ; la foule s’arrêta, houla comme une vague qui s’étale, et remplit le creux de la vallée. Malgré l’éclaircie dans le fourré, malgré qu’il fît bâiller toutes grandes ses paupières, Iakoba ne put rien discerner encore, sous la caverne du ciel noir, que des formes indécises d’arbres balancés. Autour de lui, à hauteur d’humain, la haie de ténèbres demeurait impénétrable. Il songea qu’on disait dans les récits :

« C’est la Nuit — la nuit sans visage,
la nuit pour ne-pas être-vue… »

Soudain, tous les souffles étant tombés hormis le sifflement des branches, une voix surgit :

— « Qui suis-je, pour vous tous ? »

Iakoba, épouvanté, s’affirma que ce n’était point là paroles dites par une bouche d’homme. Non ! pas un homme n’aurait parlé avec cet accent-là !…

— « Qui suis-je, pour vous tous ? » On se mit à répondre sourdement :

— « Tu n’es plus l’homme Téao ! Tu es l’atua descendu !

— Qui suis-je pour vous tous ?

— Tu es encore l’esprit du prêtre Paniola, dont on a fouillé les os sous la terre. Dis la prière, comme lui, la prière ! »

Ainsi, c’était le prodige : la voix insoupçonnable venait d’une poitrine d’inspiré ! Mais que voulaient dire les autres voix, et pourquoi ce prêtre oublié qu’ils mêlaient à leurs invocations comme un secourable génie ? — Ha ! le chrétien se souvenait… l’effarante histoire, on ne pouvait se la remémorer au milieu du sombre et des grands arbres. Pourtant, Téao la rappelait, impitoyable, et récitait comment deux hommes Paniola[1] vêtus de longues tapa blanches, étaient venus vivre, jadis, parmi les gens de la presqu’île ; comment, pour la première fois, — si longtemps avant les Missionnaires — ces premiers maîtres avaient mis sur les lèvres, avec une ferveur, le nom de Iésu-Kérito. — Était-ce bien le même atua ? — Avec lui, par-dessus lui peut-être, ils disaient honorer une femme divine, sa mère, que nul homme jamais n’avait touchée. Ils invoquaient parfois un être subtil : « Souffle-du-dieu ». Leurs paroles étaient bonnes. Mais l’un d’eux, malade sans blessures et sans maléfices, mourut au bout d’une année. Deux lunaisons de plus, et l’on avait rouvert le sol, jusqu’à son cadavre, et arraché, avec piété, les clous des bois qui l’entouraient, et disputé ses moindres vêtements, et décidé que ses os seraient tapu. Alors on s’était demandé : le fantôme ! qu’est-il devenu ? Le fantôme vaguait depuis : Téao sentait parfois le recueillir dans ses propres entrailles. — Et tout cela qu’il n’était pas bon même de penser sans paroles, Iakoba dut l’écouter, mots par mots, dans l’implacable nuit. Son angoisse grandissait. Il tressaillait à chaque bruissement nouveau. Il aurait voulu ses oreilles sourdes. Il aurait voulu s’enfoncer dans la terre humide… Il n’avait pas eu cette épouvante, seul, bras levés, jambes droites, au bord du Vaïhiria : il s’était enfui de tout son être. Ici, l’effroi du vent nocturne pesait sur ses membres et les engourdissait. Cependant, la voix se tut. Une grande clameur monta de la foule suppliante vers l’inspiré qui haletait d’allégresse ; et qui se retint, pour dire avec douceur :

— « Je te salue, Maria, le maître est avec toi. Tu es choisie parmi toutes les femmes, Iésu, le fruit de tes entrailles est béni. »

La foule, doucement, reprit les mêmes paroles. Un apaisement tombait parmi les mots inattendus. Téao, sur la même voix confiante, priait encore :

— « Souffle-du-dieu ! Souffle-du-dieu ! descends au milieu de nous ! donne-nous de chasser les imposteurs et ceux qui ont volé ton nom ! Ô Kérito qui me pénètre, Kérito que nous avons connu bien avant qu’ils ne t’apportent, et invoqué bien avant qu’ils ne t’invoquent, donne-nous de faire périr tous les chrétiens ! Qu’ils meurent par ton nom ! par ta force ! ceux-là qui se servent injustement de toi. »

Changeant d’haleine, il cria :

— « Les chrétiens et leurs prêtres nous appellent les Fous ! En vérité, qui sont les fous, d’eux-mêmes ou des nôtres ? Où sont les vrais disciples, les enfants du dieu ? À tout instant du jour nous l’appelons, nous l’attendons, et nous vénérons, avec nos mains jointes et nos fronts baissés, la seule parmi les femmes qui ne connut point l’homme, Maria, que nous disons la Paréténia ! »

La foule reprit :

— « Nous te saluons, Maria Paréténia. »

Ces paroles, ces rites étaient inattendus pour l’homme Iakoba dont l’esprit vacillait au milieu de tout cet inconnu, autant que ses yeux hésitaient dans le noir impénétrable. Le Souffle divin, l’Esprit bon, déjà les missionnaires en avaient enseigné le culte, et les secours à tirer. Mais cette femme, génitrice du dieu, d’une race tellement inouïe que sa chair était demeurée libre de l’homme, et d’un être si indicible qu’il avait fallu, pour l’invoquer, ce verbe sans égal dans le parler maori : la Paréténia, — cette femme, le chrétien peureux s’empressa de la nommer aussi, confusément, comme un recours à l’épouvante. Sans mesurer l’impiété commise — car il mélangeait sa voix à celle des fous détestables, — il se surprit à murmurer :

— « Je te salue. Maria Paréténia. » Il se réjouit de la divinité nouvelle, et d’être venu.

L’obscurité, moins lourde, ne rassérénait pas encore. Dans une indécise vision s’agitaient des ombres, on eût dit sans forme. Surtout, l’oreille percevait, à travers le grand bruit de prières, des voix mieux affirmées : le bourdonnement des gosiers d’hommes ; les sifflements des filles, des souffles doux, de petits sanglots… — Mais non, le calme ne se pouvait tenir ; Tous ces bruits, divers, multiples et profus, étaient-ils bien haleines de vivants ? — Le chrétien, pour se rassurer, remâchait les dires de ses nouveaux maîtres : les génies-rôdailleurs avaient fui devant le dieu Piritané : on n’avait plus à craindre leurs passades, leurs morsures, leurs maléfices. Néanmoins, Iakoba épiait les moindres frôlements autour de lui : en vérité, les errants sans visages n’auraient pas respiré d’une autre sorte… ils étaient là… à l’effleurer : au ras de terre comme lui, un souffle haletait, anxieux, répété, parfois mélangé à la grande voix de la foule, et parfois s’envolant tout seul. Puis un autre s’éleva dans un autre recoin de la nuit. Puis d’autres au hasard. Malgré son assurance, le chrétien désira qu’une grande lumière, en éclatant à l’improviste, dissipât ces exhalaisons mauvaises, ces voix du sombre sourdant de toutes parts. Son front se mouillait et s’affroidissait ; toute sa peau ridait sur ses membres sans vigueur. Bien que dressant les oreilles, il n’osait plus même écouter…

— « Ha. » Ses entrailles se tordirent : il se ramassa, bondit en arrière : une main froide, aux doigts on eût dit innombrables, avait touché ses cuisses et son ventre, et montait sur sa figure. Une autre main surgit. Deux bras l’étreignirent. Il tomba, roula, renversé sous un corps entier agrippé à son corps : et deux seins durs pesaient sur sa poitrine. Il étouffait, sans espoir d’être vivant, sous l’emprise de cette Femme-des-ténèbres qui s’acharne aux tané vigoureux, les enlace, les épuise. Des jambes le saisirent. Des mains le fouillèrent, avides, violentes. Alors, couru d’un grand sursaut, il tressaillit malgré la crainte, et, tendant les reins par habitude, s’arc-bouta, surmontant l’être équivoque — et brusquement éclata de rire : il tenait un corps de femelle vivante, aux chairs grasses et tièdes, aux flancs onduleux et hâtifs sous les caresses arrachées, sans plus rien du fantôme imaginaire ! Sitôt, la peau sèche encore de peur, il frissonna de plaisir ; il desserra sa gorge anxieuse : pris d’un grand désir haineux il secoua, de tous ses membres, la femme étendue, stupide maintenant, et abandonnée.

Au même instant, tous les bruits chargés d’inquiétude s’éclaircirent pour son oreille avertie. Ces râles et ces gémissements, c’étaient les milliers de voix de la volupté ! Ha ! l’on pouvait respirer à son aise : rien que des vivants, bien vivants, empressés de joie : la joie le gagnait lui-même : dans son dos, dans tous ses membres, coulait, avec un délice, l’apaisante certitude d’être sauf, et de jouir encore. Il serra plus durement, dans un dernier sursaut, cette épouse de hasard et d’effroi qui gémissait elle-même doucement ; et la laissa tomber. Puis il s’étaya sur ses poings, dominant la nuit, comme s’il avait, en écrasant les hanches de la femme, dompté sur son corps tout l’obscur et toutes les épouvantes.

La voix de l’inspiré ne s’entendait plus. On sait que les filles se disputent tous les mâles qu’un dieu il n’importe lequel, anime et rend puissants. Téao, sans doute, ne pouvait à la fois parler et les réjouir. Mais, en sa place, d’autres voix répétaient la calme prière, et d’une lèvre à l’autre lèvre passaient d’ineffables hommages vers la femme qui n’avait jamais subi le poids d’un époux. Pour elle, et vers elle, montait dans l’air aveugle l’envol de ces plaisirs, de ces cris, de ces ressauts de voluptés d’autant précieux à son rite qu’elle avait dû les ignorer. L’on ne taisait son nom, et la louange de son nom, que pour s’enlacer encore jusqu’à l’épuisée détresse. Et ceux-là qui gisaient, vides de désirs et sans forces pour de nouveaux ruts encore, se redressaient dans un autre élan pour dire, avec une joie fervente :

— « Je te salue, Maria Paréténia. »

Ainsi la femme auprès de Iakoba se cambra, seins tendus, dressant la gorge et tournant la bouche vers le firmament caché : comme ses compagnes elle prononça : « Je te salue, Maria Paréténia. » Puis, n’entendant point la voix de son tané, elle flaira en lui un douteux compagnon, peut-être un équivoque envoyé des chrétiens… et lui cria dans la figure :

— « Dis la prière, aussi, toi ! » Il hésitait, maintenant que rassuré, à partager ces pratiques détestables. Elle se coula sous lui, baissa la tête et lui mordit le flanc. Ses jambes nouèrent la cuisse de Iakoba qui la sentit menaçante, hargneuse, prête à le dénoncer. Il céda :

— « Je te salue, Maria Paréténia. »

Elle s’obstinait : — « Dis aussi la prière-pour-exterminer les Missionnaires : ô Kérito ! donne-nous de chasser les voleurs de ton nom ! de faire périr tous les chrétiens ! » Il répéta : — « Donne-nous de chasser les voleurs de ton nom ! de faire périr tous les chrétiens ! » Alors, elle lâcha, en quête d’un nouveau tané.

Lui, retomba. Une faible et pale lueur vaguait enfin par la vallée. Mais l’esprit de Iakoba restait noir et confus, ses entrailles entremêlées. Autour de lui, des formes à peine discernées s’enlaçaient toujours sans trêve. De nouvelles imprécations s’épandaient sur des modes indécis, chargées de rites et de noms inattendus. L’une d’elles, plus incroyable parce que plus familière à la fois et vieille comme le firmament sans âge, le fit tressaillir :

« Sauvez-moi, sauvez-moi, c’est le soir des dieux ! Veillez près de moi, ô dieu ! près de moi, ô maître… »

— « Paofaï Térii-fataü ! » hurla Térii, redevenu, par le prodige des mots et de la nuit, le haèré-po soumis et le fils de ce vieillard qu’il avait, au grand jour, méprisé comme païen. Saisi d’un indicible étonnement, il écoutait la forte voix grave :

— « Voici ma parole vers vous — vous que les hommes au nouveau-parler appellent insensés : je suis venu : je vous ai trouvé sages. — Mais gardez-vous, dans vos discours, de mélanger les dieux ! Quand on les convie ensemble, les atua se battent ! alors les hommes pâtissent, le corail mange la montagne, les îles meurent, et la mer se tarit ! »

Certains arrêtaient leurs propres supplications. D’autres invoquaient toujours la Paréténia. Paofaï cria plus durement :

— « Laissez dans ses nuages le dieu Kérito qui n’est pas bon pour nous. Laissez dans sa lune, qui n’est pas notre Hina, l’autre déesse, que l’on dit Maria ! Elle ne parle point notre langage ; comment nous entendrait-elle ! Mais nos montagnes et nos vents, jusqu’au firmament septième, et nos eaux, jusque par-dessous l’abîme, sont pleins de grands dieux secourables qui savent nos parlers, qui mangent nos offrandes, qui fécondent nos terres et nos femmes, qui prévoient tous nos désirs. Chassez les autres ! Brûlez leurs faré-de-prières comme ils ont brûlé nos simulacres… Brûlez, ou bien ils vous dévoreront… »

La foule grondait, indécise. On réentendit de toutes parts :

— « Iésu-Kérito, notre père, donne-nous de faire mourir tous les chrétiens ! »

— « Hiè ! hiè ! » siffla Paofaï : « Dites : Oro ! dites : Tané ! dites : Ruahatu ! ou bien : dieu-peint-en-rouge ! dieu-peint-en-jaune ! dieu à l’œil-contourné ! Mais ne changez pas de noms, ne changez pas d’atua, ne changez pas… »

Ses imprécations se perdirent dans le tumulte croissant, comme une rivière, même gonflée, disperse impuissamment sa limpidité dans la vaste mer saumâtre. Malgré qu’il égalât les plus grands parleurs de tous les temps oubliés, les Mamaïa, sans écouter plus, poursuivaient leurs prières équivoques. Téao, sans doute épuisé par l’emprise du dieu et les faveurs des filles, avait tu ses paroles. Mais d’autres inspirés se levaient de tous côtés, et dans chacun de ces inspirés, surgissait un dieu. Certains criaient : « Le souffle est sur moi de Iohané le Baptiseur ! Il annonça le Kérito ! J’annonce un autre… un autre ! » — « Paolo » proclamait-on, « Paolo me conduit et m’enseigne : j’éclairerai les yeux aveugles que les Missionnaires n’ont pas su rouvrir ! » Des cris d’humains sans sexe, sans années : « Mikaëla ! » — L’Esprit Bon ! le Souffle… — Salomona ! tu m’aideras : je dirai des parlers nouveaux ! la Bonne-Parole n’est pas close !

— Oro est mort — Abérahama redescend parmi les hommes ! — Oro est mort — Iohané ! — Iésu — Iéhova — C’est le soir, c’est le soir des dieux. »

Docilement, avec toute la foule, Térii ou Iakoba, devenu mamaïa lui-même, répond à tous les appels. Sa voix n’est plus la sienne ; il la disperse au hasard des autres voix. Son corps, aussi hagard que ses paroles, chancelé et continue d’étreindre des femmes ; mais il ne les rassasie plus. Enfin, il désire étendre ses épaules, et s’assoupir : la nuit blêmit. L’aube point.

D’un effort, il se leva : quel danger à se laisser connaître par ces Mamaïa dont il avait surpris le culte et les abominations ! Il dévala vite le sentier si péniblement gravi, aperçut des porteurs-de-bananes et se mêla parmi eux. Il remémorait : « le chef des « hérétiques » ? Téao tané. Leurs paroles ? exterminer les chrétiens. Leurs actions ? enlacer des femmes en dehors du « mariage », comme avait dit Noté. » Aucun doute sur tout cela : ces tapu qu’on venait d’inventer, cette Loi nouvelle que l’on attendait d’un jour à l’autre, pourraient châtier ces impies, maintenant qu’il les avait épiés et surpris. Le chrétien se réjouit de montrer ainsi son zèle. Les Missionnaires seraient contents.



  1. Espagnols.