Les Immémoriaux/3/Les Baptisés
LES BAPTISÉS
Mais dès son réveil, le lendemain, Térii sentit sa bouche nauséeuse, son visage tour à tour suintant et sec, ses membres engourdis, ses entrailles vides. Il se prit à déplorer les festins de jadis, où malgré qu’on ignorât la boisson brûlante, le plaisir coulait à flots dans les rires, dans les chants, dans les étreintes vigoureuses. On bâillait ensuite à l’aube naissante ; on se tendait dans un grand étirement ; on courait à la rivière, — sitôt prêt à d’autres ébats. — « Les étrangers feraient piètre figure s’ils devaient, comme les Arioï, jouir toute une vie dans les îles, et toute une autre par-dessus le firmament ! »
Térii dit ces paroles à voix haute, sous le faré de Rébéka devenu son propre faré. La femme prit un air improbateur, et Samuéla qui s’éveillait, considéra longuement le fétii bavard. Il ne cacha point sa tristesse : Térii était bien l’ignorant, l’aveugle, le païen que ses discours avaient déjà dénoncé. Il importait de lui dessiller les yeux, de l’instruire, de le guider. Lui-même, Samuéla, aidé par le Seigneur, le mènerait dans la voie véritable.
Térii n’osait pas répliquer : son oubli néfaste pesait donc toujours sur lui ! toujours, puisque ses compagnons, des femmes, et le premier venu parmi les manants, pouvaient l’insulter en lui jetant tous ces vocables obscurs… Il dit :
— « D’autres haèré-po que moi ont perdu les mots : le peuple les a laissés tranquilles. Voici des dizaines d’années que tout cela est fini ! »
Samuéla comprit la confusion, et son maintien se fit plus sérieux encore : — « À dire vrai, Térii, ton esprit est brouillé par delà ce qu’on aurait pu croire ! Ce n’est pas la vieille erreur sur l’infâme pierre-du-récitant qui nous paraît aujourd’hui déplorable : ne l’avions-nous pas oubliée ? et faut-il garder des parlers aussi ridicules que celui-là ? mais nous regrettons la nuit de tes pensers d’à présent, et n’aurons point de répit que tu ne sois éclairé enfin. »
Le voyageur, bien que surpris, songeait que l’homme Samuéla était peu digne à se poser en maître. Quoi donc ! un fabricant de pirogues prétendait instruire un prêtre maintenant ? D’ailleurs, malgré son moment d’oubli, Térii savait fort bien, encore, ce qu’il savait, sur les dieux, les chefs, le culte, les tapu. Il n’entendait recevoir aucune leçon :
— « Vous m’appelez ignorant, » conclut-il, « vraiment ! je veux rester l’ignorant que je suis !
— Hiè ! » Samuéla eut un petit rire : les Missionnaires ne pensaient point ainsi, et les Missionnaires, on devait les écouter et les croire. Des gens, comme Térii, avaient, pendant quelques lunaisons fait la sourde oreille : « Eh bien !…
— Eh bien ? »
Samuéla, sans répondre, cria le nom d’un homme qui raclait, à dix pas du faré, une coque sur le sable. L’interpellé tourna la tête et s’approcha. On aperçut une marque ignoble tatouée sur son front :
— « Lui non plus ne voulait rien entendre, » dit simplement Samuéla ; et il ajouta : « d’ailleurs, tu ne pouvais mieux trouver que moi, parmi les fétii de Paré. Voici douze semaines que je suis Professeur de Christianité ; et professeur de premier rang… »
Térii ne répliqua point. Et dès le soir, et durant les veillées qui suivirent, on s’efforça de l’éclairer. Aux longs avis précieux de l’ancien façonneur-de-pirogues, à la « Bonne-Parole » ainsi que l’on disait avec un respect, se mélangeaient d’autres histoires non pas ennuyeuses, où renaissaient toutes les années d’absence. Au début de la nuit, on allumait les graines de nono enfilées sur de petites baguettes, et l’huile, coulant de l’une sur l’autre, pénétrait toute la tige ; la flamme, alors, se prolongeait d’elle-même, comme les beaux récits qui se suivaient, indiscontinument.
Ainsi Térii put connaître par quelle suite de prodiges l’atua Kérito, — que l’on nommait également « Le Seigneur » — s’était manifesté favorable aux armes de Pomaré ; et se convaincre en même temps à quel point toute aventure dépendait de ce nouveau dieu. — Pomaré d’abord, s’était vu repoussé de ses nouvelles conquêtes. Même les terres qu’il tenait auparavant le récusaient pour leur chef. Battu de vallée en vallée, fuyant au hasard vers Mooréa, redébarquant à l’improviste, aué ! c’était alors un bien petit personnage !
— « Ce ne fut jamais qu’un indigne voleur », affirma Térii, en songeant à la noble lignée des arii de Papara que l’autre avait dépossédée. Les assistants murmurèrent : « Voilà qui n’est pas bon à dire ! » — « Non », reprit le conteur, « Si Pomaré, en ce temps-là, portait une telle misère, c’est qu’il demeurait encore païen. Il persistait à tuer des hommes pour les offrir aux dieux de bois ridicules ; il observait des rites exécrables ; il dormait sans dissimuler avec d’autres femmes que la sienne. Enfin il n’aimait point les prêtres étrangers, ou Missionnaires, qui sont les envoyés du vrai dieu ; et tous les gens qu’on leur savait favorables étaient certains de l’expier aussitôt. Par exemple, Haàmanihi no Huahiné… »
Térii se souvint de ce grand-prêtre qui feignait avec persévérance le respect des étrangers, afin de gagner leur aide : il apparaissait bien ingénieux ; mais les Arioï l’avaient chassé de leur troupe.
— « Eh bien ! Haámanihi fut attiré, avec adresse, hors de la vue de tous, auprès de la colline « de l’arbre isolé ». Là, un homme blême, un méchant matelot dont Pomaré suivait parfois les avis, s’agitait pour qu’on tuât le grand-prêtre. Nul n’osait. Il ne faut point réfléchir trop longtemps à un meurtre : abattre un guerrier à la guerre, bon cela ! mais hors la guerre, les coups portent mal. L’homme blême prit une hache et courut sur Haámanihi. Le vieux, sans armes, se sauvait en traînant sa grosse jambe. L’autre le joignit, et, par derrière, lui ébrécha l’épaule. Haámanihi roula sur le dos. Comme il hurlait, on lui écrasa la mâchoire et l’on s’enfuit. Le vieux cria jusqu’à la tombée du soleil.
— En vérité, il avait un bon gosier ! » ricana Térii, heureux de savoir son ennemi en pièces, mais il interrogea : — « Pourquoi donc l’atua Kérito, que Haámanihi servait par ruse, le laissa-t-il succomber ainsi ? »
Les Missionnaires avaient répondu à cela, que le prêtre était frappé sans doute en raison de grandes fautes passées : pour avoir troublé peut-être leur premier sacrifice, en offrant à Kérito des cadavres d’hommes. — « Et puis, » conclut Samuéla, « Ses desseins sont impénétrables, » et il poursuivit :
— « Alors, les envoyés du vrai dieu furent pris d’une grande peur que Pomaré ne rejetât sur eux le crime ordonné par lui-même. Ils abandonnèrent Tahiti. Deux seulement osèrent demeurer. Mais voici que leur vint une autre disgrâce : Pomaré l’ancien, Vaïraatoa, qui ne leur était point ennemi, comme il montait un jour en pirogue, chancela soudain, étendit les bras, tomba, mourut. — De nouveau ils proclamèrent la marque du dieu très-puissant : le chef périssait manifestement sous Sa main, pour ne point avoir assez fortement pris la défense de ses envoyés. Certes, il n’apparaissait pas un atua qu’on pût traiter avec dédain ! L’ignorant devait reconnaître, par tous ces exemples depuis lors fidèlement conservés, combien il fallait compter avec Lui ? »
Térii, au contraire, eût volontiers raconté cette mort comme une vengeance de Oro, dont Pomaré le fils avait enlevé les simulacres, les Plumes rouges, et dépouillé le maraè sur la terre Atahuru : tout cela, sur les conseils de Vaïraatoa. N’était-ce point le véritable mot à dire là-dessus ? — Mais il garda prudemment ce penser par dedans sa bouche. Il suffit que, de part et d’autre, les atua rivaux se tiennent satisfaits et tranquilles : explique ensuite qui pourra !
— « Toutes ces choses », poursuivait le Professeur, « et tant d’autres maux, secouaient les entrailles de Pomaré qui ne comprenait pas encore : ses yeux étaient fermés, — comme les tiens, Térii, à la lumière de vie. Non ! il ne pouvait pas comprendre, et il s’obstinait dans ses erreurs. Il disait n’avoir rien négligé des rites ; il multipliait les offrandes et entassait les vivres sur l’autel du dieu le plus obligeant. À son passage, les charniers se comblaient de victimes et s’entouraient, comme d’un mur, d’ossements propitiatoires. Scrupuleux plus que jamais de toutes les coutumes, de tous les tapu, il avait, avec piété, empoisonné son premier fils dès le ventre de la mère, si bien que l’épouse Tétua n’avait point survécu aux manœuvres sacramentelles : tout cela sans issue que des combats malheureux, des abandons, des embuscades ! Cependant, il gardait à son service plus de quarante petits mousquets, qu’on porte sur l’épaule, et deux autres, fort gros, montés sur des bateaux ronds. Et malgré ses mousquets, malgré ses nouveaux amis, — de rusés hommes blêmes, racaille échappée aux navires de passage, — malgré ses atua mêmes, il se voyait toujours battu, pourchassé, traqué… Eha ! se serait-il donc trompé de dieu ? »
Térii ne put tenir : — « Mais enfin, il avait les Plumes ! »
Samuéla jeta, sans s’interrompre, un regard de mépris. — « Alors, le chef misérable eut cette idée heureuse de raconter ses craintes au prêtre Noté qui ne l’avait point, malgré tous les dangers, délaissé comme les autres. Inspiré par Kérito, le prêtre enseigna Pomaré. D’abord il lui montra l’usage des petits signes parleurs ; et bientôt l’arii put les expliquer aussi vite que glissent les yeux, — ce qui s’appelle « lire » ; quelque temps après, les retracer lui-même, — ce que l’on nomme « écrire ». Par-dessus tout, il en venait à connaître, de la bouche de Noté, les pouvoirs de ce nouveau dieu, de ce dieu Très-Puissant qui tient les îles et les peuples dans Sa main, écrase ceux qui lui déplaisent, exalte ceux qui nomment Son nom. Le chef, dans un grand enthousiasme, promit à Kérito dix maraè pour lui tout seul, et quatre cents yeux de victimes.
— Bien ! bien ! » approuva Térii, qui espérait d’admirables fêtes.
Samuéla se récria : — « L’impiété même ! au contraire, Kérito tient en horreur ces coutumes sauvages. Les offrandes qu’il réclame ne doivent point être mouillées de sang : et il célèbre tous ses sacrifices dans le cœur de ses fidèles. Ainsi Noté dissuadait le chef impie. En même temps, il le pressait d’en finir avec toutes ses erreurs, de mépriser des dieux impuissants, imaginés par les plus vils sorciers, et qui n’avaient pas prévalu à lui conserver ses terres. Qu’il brûle leurs autels, leurs maro consacrés, leurs simulacres et les plumes ; et qu’il en piétine avec dégoût les débris, pour se vouer tout entier au seul maître qui pourrait jamais lui rendre tous ses biens, toutes ses vallées, et disperser les plus terribles ennemis !
» Pomaré s’obstinait dans sa défiance : que deviendraient ses dieux familiers ? Brûleraient-ils en même temps que leurs simulacres ? Et tous ces troupeaux d’esprits, les anciens et l’arrivant n’allaient-ils pas se battre autour de sa personne, peut-être même dans son ventre ou sa poitrine ? Le prêtre l’éclairait avec sagesse, et lui révélait comment des tribus réduites à rien, en d’autres pays, s’étaient relevées avec le secours du Seigneur — qui toujours rendait à ses fidèles, justice. Et la justice de ce dieu-là, on la nommait pillage, massacre et dispersion des peuples qui le dédaignaient ! « Maéva ! Maéva pour Iéhova ! » criait alors Pomaré, dont les yeux s’ouvraient lentement à la véritable lumière. Il ne se lassait plus d’entendre indéfiniment ces beaux récits pleins d’assurances. — Enfin, à bout de ruses, déçu, tout seul, sans espoir et manifestement négligé par ses dieux, il décida de s’en remettre à l’autre, au nouveau, afin de tâter son pouvoir. Il vint dire au prêtre Noté : « Vite ! baptise-moi ! »
Térii ne comprenait point. Il fallut, avec une complaisance ennuyée, lui apprendre qu’on nommait « baptême » une cérémonie destinée à… mais c’était une autre histoire. Et l’on reprit le cours du bon récit.
— « Le prêtre Noté refusa le baptême. Personne, parmi les païens, » avoua Samuéla, « n’avait encore reçu le rite ; et nul ne l’a reçu depuis. Cependant nous l’attendons avec désir. Il faut s’y préparer fort longtemps d’avance, changer de noms et de vêtements, et donner des preuves publiques de ses bonnes intentions. — Lorsque le prêtre eut dit cela, Pomaré se mit en colère : un rite, après tant d’autres, ne lui coûtait pas. Mais ces marques à divulguer devant tous les manants, le laissaient plus indécis. Noté ne voulut rien abandonner : l’arii concéda la « preuve de la Tortue ».
Térii doubla son attention : la Tortue, mets divin par excellence, ne doit pas être touchée avant que les dieux en aient reçu la meilleure part. Les en priver, c’est appeler des calamités sans nom !
— « Donc, Pomaré assembla les derniers chefs qui le suivaient encore, fit pêcher une grande tortue, la dépeça, et, s’arrogeant la première part, mordit à même ; — non sans trembler ni jeter à la dérobée des coups d’œil épieurs vers le maraè voisin.
— « Ho ! »
— « Les dieux ne bougèrent pas. Pomaré ne mourut point, ni personne parmi ses fétii. Et tous les chefs, après avoir frémi, s’empressèrent à donner aussi des marques de bon vouloir, en insultant ces dieux qui ne se regimbaient pas. Comme on ne parvenait point à saisir de nouvelles tortues, — elles sont rares, en cette saison, dans la baie Papétoaï, — ils s’ingénièrent à tenter autre chose, et mieux : certains s’en allèrent troubler une fête païenne. Ils reçurent des coups. Le prêtre Noté les combla de belles paroles, et, leur donnant le titre admirable de « martyrs du Seigneur », déclara : « le sang des martyrs a toujours été la bonne semence. » Plus encore : le grand-prêtre Pati, au milieu d’un concours de gens épouvantés, saisit les images divines, le poteau sacré, le poisson, les plumes ; fit allumer un grand brasier : les y jeta…
— Ho ! Ho ! » cria Térii, stupéfait : « Et quoi donc ensuite ? »
Samuéla ricanait : — « Ensuite ? rien du tout. Les dieux de bois étaient de bois, comme plaisantent les Missionnaires. Ils brûlèrent donc, en craquant, avec un peu de fumée. » Térii ne pouvait cacher son ébahissement.
— « Et dès lors, sur la terre Mooréa, la Bonne-Parole se répandit. Pomaré, de nouveau plein d’espoir, réconfortait à son tour les siens, plus assidus puisqu’ils le sentaient plus robuste. Parfois, il lisait pour eux dans le Livre : « Après ces événements, la parole du Seigneur fut adressée à Abérahama, dans une vision, et il dit : Abérahama, ne crains point, je suis la quadruple natte qui te protège la poitrine, et ta récompense sera grande. » D’autres temps, il feignait d’avoir reçu, dans un double sommeil, des leçons prophétiques. Il racontait : « Moi, et les chefs ignorants, nous récoltions du féï dans la montagne. Et voici : les tiges coupées de mes mains se levèrent, et se tenaient debout ; les autres féï et tous les arbres à la ronde les entouraient, en se prosternant devant elles ! Et voici encore : le soleil, la lune et douze étoiles, les douze maîtres Arioï, je les ai reconnus, se balançaient autour de moi ! » Chacun de ces mots, bien que jetés d’une voix malhabile, suscitait de nouveaux partisans, et par là on mesurait d’avance la vertu de ce Livre dont les vocables demeurent efficaces jusque dans les plus médiocres bouches.
» Pomaré suppliait encore, pour obtenir le baptême. Il voulait convaincre les Missionnaires : n’avait-il point annoncé leurs triomphes, leurs bienfaits, avant que nul homme au nouveau-parler ne fût débarqué sur sa terre ? « J’ai rêvé la Bonne-Parole. J’ai rêvé ! J’ai rêvé ! » leur affirmait-il, sur un air inspiré. Mais Noté, qui savait peut-être combien il est aisé d’annoncer les choses à venir, — quand elles sont venues, — résistait aux désirs du chef. En revanche, l’arii reçut un jour, de la terre Piritané, un message où il était nommé : « le grand Réformateur » et « le grand roi Chrétien d’un peuple sauvage. » Pomaré se gonfla d’orgueil et répondit : « Amis, je suis content de vos paroles. Mais envoyez en même temps beaucoup de mousquets, et ce qu’il faut pour tuer les païens ; les guerres sont nombreuses dans ce pays : si j’étais battu par mes ennemis qui sont aussi les vôtres, on chasserait tous vos fétii. »
» Il importait, en effet, d’essayer un dernier grand coup. Sans attendre les provisions de guerre implorées, on s’ingénia pour en trouver d’autres. Les feuillets à signes qu’on avait fabriqués dans l’île, en grand nombre déjà, au moyen de petits morceaux de plomb noircis, on les déchiquetait pour en rouler des cartouches ; et ces petits morceaux lourds, on les fondait pour en façonner des balles. Et quelles vertus meurtrières n’auraient point ces armes, puisque le Livre même dont elles étaient faites, leur prêtait sa puissance. Or, le Livre disait : « J’enverrai ma terreur devant toi ; je mettrai en déroute tous les peuples chez lesquels tu arriveras, et je ferai tourner le dos à tous les ennemis. »
» Enfin, l’île Mooréa tout entière fut prête, et se mit debout. Comme on marchait vers la mer, le prêtre Noté parla, mieux qu’un orateur-de-bataille, et récita : « C’est peu, que tu sois mon serviteur, — pour relever les tribus de Iakoba. — Je t’établis pour être la lumière des nations — Pour porter mon salut jusqu’aux extrémités de la terre — Ainsi parle le Seigneur, le Sauveur, le Saint d’Israëlé… » Pomaré frémit, en criant : « Je suis ton serviteur, pour relever les tribus de Iakoba — Pour être la lumière des nations… » Et il fit bondir sa pirogue. Soixante autres, portant plus de cent mousquets, le suivirent. On se jeta sur l’île Tahiti. Le rivage était désert. On s’en empara. Pomaré loua le Seigneur de ce premier succès. »
Samuéla prit un instant de répit. Les lumières devenaient fumeuses. L’épouse Rébéka, secouant les noix brûlées, fit tomber les cendres. Les flammes jetèrent d’autres éclats. La nuit fraîchissait. Les corps immobiles frissonnèrent un peu, et l’on s’étira, sans dormir encore, sous des étoffes chaudes fabriquées selon l’usage piritané, de poils de chèvres ou de semblables animaux. À l’écart, dans un recoin du faré, se caressaient Eréna et son amant, — réconciliés comme il en arrive toujours.
On leur avait donné, pour eux tout seuls, une natte qu’Aüté dissimulait derrière un coffre. Car les tané de son pays, et presque tous les hommes blêmes, ont coutume de se cacher quand ils caressent une femme. Ils ont bien d’autres manies encore. Eréna, dans son parler amusant, ne finissait pas de les narrer à ses compagnes. Elle était fière d’avoir si bien dérouté son ami : car il ne savait rien de ses vrais ébats sur le navire si plaisant. Et quand, repris de son inquiétude, il hasardait : — « Mais, qu’est-ce qu’ils t’ont fait les matelots… Au moins, tu n’es pas descendue dans le bateau avec eux !… » Eréna jurait que « Non ! sur le vrai Dieu ! » — bien que ce parler fût interdit par les Missionnaires. Or, ce soir-là, une amie de jeux, ignorant ce qu’il faut taire ou raconter devant des oreilles d’amant à peau blême, interrogea : « Tu as dû recevoir de bien jolis présents, du matelot qui t’a menée dans le ventre du pahi, et qui t’a gardée si longtemps ? »
Aüté sauta sur la natte ainsi qu’un homme réveillé trop vite, et dévisagea son amie. Il ne parut point encore décidé à la battre, mais il la repoussa de lui, et sanglota longtemps, étendu à cette place où, d’habitude, il l’enlaçait avec frissons. Parmi ses larmes revenaient toujours d’ennuyeuses paroles : « Il t’a prise, il t’a prise comme moi, le sale matelot ! Il t’a embrassée partout, hein ? Et tu l’as serré dans tes bras… » Il jetait, avec reproche, des regards perdus sur le souple corps de la fille qui n’osait point se couler près de lui : le tané s’apaiserait tout seul, et bien vite sans doute, mais il fallait se garder de rire pour ne pas le peiner davantage. Il répétait : « Tout près, tout près du matelot… » Voilà qui semblait le chagriner, que l’autre ait pu toucher de ses mains… Mais Eréna, fâchée qu’il la supposât aussi éhontée, reprenait vivement : — « Près de lui ? Hiè ! pas du tout ! J’avais gardé ma tapa ! » Quoi donc lui fallait-il de plus ? Il ne parut point consolé. Décidément, elle eut pitié : soulevant le visage de l’ami qui pleurait à travers ses mains, elle glissa son bras sous la gorge tressautante. Vraiment, il avait une vraie peine. Leurs larmes à tous les deux se mélangèrent. Elle se frôla, disant : — « Aüté… Pauvre tané chéri… » Et l’on ne savait pas, dans le sombre, si leurs voix étaient plaintives seulement. Néanmoins, comme cela détournait l’attention, Rébéka dit avec rudesse : — « Eh ! les enfants, la paix ! sur votre natte. Samuéla, reprends la Bonne-Parole pour Térii et pour nous-même. »
— « En ce temps-là, Pomaré venait donc de reconnaître son erreur. Il lui fallait encore persuader les païens demeurés obstinément païens et par là même fort inquiétants. Il importait de les battre, afin d’affirmer la vertu des rites nouveaux. Mais, de leur propre gré, en un jour manifestement choisi par l’Éternel, puisque c’était le jour du Seigneur, ils vinrent au-devant du combat. Souviens-toi de ce jour, Térii. Les Missionnaires, qui dénombrent avec grand soin le cours des lunaisons, l’appellent « Jour inoubliable de l’année mil huit cent quinzième après la naissance de Kérito. » Depuis lors, il est passé trois autres années. Ainsi, tu peux dès maintenant répondre à ceux qui te le demanderont : que tu vis dans la mil huit cent dix-neuvième année des Temps Chrétiens. »
Térii, point curieux de parlers aussi confusément inutiles, somnolait en attendant la suite du récit.
— « Le chef, et tous ses fétii, prenaient part aux cérémonies conduites par un Missionnaire dans le faré-pour-prier du lieu Narii, pas loin du rivage Atahuru. Les païens, comme de vils crabes de terre, longeaient le récif et contournaient la pointe Outoumaoro. On les aperçut, et, dans une forte indignation l’on voulut se jeter sur eux. Mais Pomaré, pris de peur, cherchait dans le Livre un enseignement belliqueux et subtil. Il savait au hasard qu’un grand guerrier comme lui, jadis attaqué par des hordes idolâtres au milieu d’un sacrifice au vrai dieu, ne s’était pas détourné du rite, mais, confiant dans le Seigneur, avait paisiblement achevé sa louange, et puis écrasé les païens. Le stratagème était bon à suivre. Le chef reprit courage. Si bien que l’hymne terminé, il fut des premiers à bondir.
Ses meilleurs partisans, munis de mousquets tout prêts à craquer, venaient derrière lui ; et plus loin, surveillés par le Missionnaire, marchaient les nouveaux disciples : ceux-là dont les desseins n’étaient pas bien affermis — et qu’on avait munis d’armes peu méchantes par crainte de les voir changer de but. Malgré leur aveuglement et qu’ils servissent encore d’absurdes idoles, les païens n’étaient pas ennemis à dédaigner. Leur chef, Opufara, les menait avec une grande hardiesse. Mais les gros mousquets de Pomaré, portés sur des pahi amarrés au rivage, tonnèrent. Les grosses pierres qu’ils jetaient, renversaient, en un seul coup, plus de trois combattants ! Opufara hurlait : « Ceux qui sont morts, c’est par leur faute ! La honte même ! Voyez-vous pas qu’on vise trop haut ou bien trop bas ? Baissez-vous ! ou sautez par-dessus les grosses pierres ! » Sitôt, une petite le perça lui-même : mais il bondit en avant d’une manière si terrible, que Pomaré qu’il menaçait tourna sur ses jambes et s’encourut au hasard.
— La ruse même ! » dit Térii, sachant combien il est plus digne, pour un guerrier, de fuir avec adresse, que de recevoir quelque mauvais coup sans profit : Pomaré s’était montré là bien avisé.
— « Les Missionnaires ne disent pas cela, » reprit Samuéla. « Ils condamnent ces ruses, et n’en ont pas de meilleures. — Cependant, Opufara ne put aller loin ; il tomba sur les genoux en étreignant un tronc de haári. Les mousquets faisaient merveille, toujours, et les païens, ayant vu trébucher leur chef, comprirent, par ce signe, que les dieux n’étaient plus avec eux. On les dispersa vite. Les guerriers du Seigneur, frémissant de joie, cherchaient Pomaré pour acclamer son nom. Mais Pomaré avait si bien couru, et si loin, qu’on ne put, de quelque temps, le découvrir. Des gens le joignirent enfin, assez haut sur la montagne, couché sous un abri de feuilles ; ils eurent peine à le convaincre du triomphe et que les païens n’existaient plus devant lui. Le chef vit ses fétii tout ruisselants de joie. Il reconnut la grande victoire, et bénit le Seigneur, disant : « Mon rêve était bon : l’atua Kérito a combattu dans ma personne et les païens ont disparu à mon regard. » Puis il lança vers l’île Mooréa deux pirogues messagères, dont les véa devaient crier partout : « Battus ! Ils sont battus ! par la Prière toute seule ! » Enfin, il surprit autour de lui quelques prisonniers dont il ordonna le massacre.
» Car il est dit, dans le Livre : « Tu dévoreras tous les peuples que l’Éternel, ton dieu, va te livrer, et tu ne jetteras point sur eux un regard de pitié. » Mais le Missionnaire, ayant parlé vite, avec colère, Pomaré dut arrêter ses gens. » Samuéla, baissant la voix, poursuivit : — « Eha ! il eut tort : les épargnés trouvèrent bien ridicule ce chef qui les gardait en vie ! — En revanche, dans la saison qui vint, on brûla tout ce qui se pouvait brûler ; on démolit tout ce qui se pouvait démolir. Car il est dit dans le Livre encore : « Vous renverserez leurs autels, vous briserez leurs statues, vous abattrez leurs idoles, et vous brûlerez au feu leurs images taillées ! » En place, on bâtit des « écoles ». Après quoi, Noté promit le baptême. Et dans l’île, et dans les îles, tous attendent depuis lors cet autre jour plein de promesses. »
Samuéla se tut. Térii, sans contester, admira les hauts faits du chef aimé de Kérito. — Un homme vieux, dans le faré plein de silence et de sommeil, dit la prière de chaque nuit, et l’on s’endormit, les oreilles rassasiées de la Bonne-Parole.
Une par une, et interminables au gré des bons disciples de Iésu, les nuits passaient, et d’autres nuits, cheminant vers l’aube où s’éveillerait enfin ce jour du baptême annoncé par les Professeurs de Christianité comme sublime, resplendissant, et pareil à une seconde naissance plus précieuse mille fois que l’autre naissance. Et tous les heureux que la bonne récitation du Livre faisait dignes à partager le rite, n’avaient plus d’autres pensers que pour lui. — Térii ne savait point exactement s’il rirait de cet enthousiasme, ou s’il devait le jalouser : il ressort, parfois, tant d’imprévu profitable des coutumes les plus saugrenues. Beaucoup des nouveaux usages lui devenaient d’ailleurs, familiers, malgré parfois leur incommodité. En même temps, une honte l’étreignait depuis son retour, honte diverse et tenace, qui sortait de son maro de sauvage, de ses gestes surannés, — bien que libres, — de ses paroles « ignares et païennes » comme ils disaient tous autour de lui. Il aspirait à dépouiller cela ; à n’être plus différent des autres fétii, ni traité comme un bouc fourvoyé dans un abri de cochon mâle. — Était-ce donc si difficile ? Que demandait à ses disciples ce dieu mis en vogue, au hasard peut-être, par les Piritané : se morfondre sans pêcher ni danser tout au long des journées tapu ; ne posséder qu’une seule épouse ; et s’en aller parfois dormir, avec une feinte d’écouter, au faré-de-prières… Pas une de ces piètres exigences ne pouvait arrêter longtemps. À quoi bon s’en occuper tant de lunaisons par avance !
Cependant, les fétii redoublaient leur empressement, et les efforts des muscles n’étaient pas moins grands que l’entrain des paroles. Les faré s’éveillaient au bruit des marteaux de bois martelant, sur un autre bois sonore, la tapa frappée sans répit. Les chanteurs, appliqués à conformer les ébats de leurs gosiers aux dures mélodies prescrites, psalmodiaient — comme ils disent, — à perte de salive. Des gens, — que leur métier d’autrefois désignait pour cette tâche : dérouler sans erreur les beaux récits du Livre, les haèré-po des temps ignorants, — étouffaient avec joie leur mémoire païenne. Et désormais, c’était les séries d’ancêtres de Iésu-Kérito, fils de Davida, qu’ils répétaient sans trêve, les yeux clos, le cou tendu, avec des lèvres infaillibles. Si bien que les Missionnaires émerveillés ne cessaient de rendre grâce au Seigneur : « Par qui, ces hommes avaient été choisis, dénoncés, élus pour conserver la Bonne-Parole. » Et la Bonne-Parole, en effet, bruissait dans toutes les bouches. Les fabricants de signes-parleurs — que ne troublaient plus les guerriers en quête de balles, — s’étaient remis à l’œuvre et livraient, par centaines, plus vite qu’on aurait imaginé, ces feuillets blancs tatoués de noir. On les roulait ensuite sur eux-mêmes. Mieux encore : on coupait ces feuillets en morceaux d’égale grandeur, pour les coudre entre deux lames de bois recouvertes de la peau d’un chat.
Tous en réclamaient ; même les aveugles. Comme les fétii hésitaient à leur confier ces objets inestimables, — inutiles, croyait-on, à des gens dont les yeux regardent la nuit, — le prêtre Noté avait parlé sur un mode véhément : « Donnons le Livre à ceux-là qui ne voient point. Car c’est vraiment la Lumière de vie, plus précieuse cent fois que la lumière du jour, comme l’esprit est plus précieux que le corps et l’éternité plus importante que le temps. » Il se répandait, en outre, une histoire merveilleuse, propre à faire tressaillir ceux-là dont le regard est mort : Hiro, prêtre païen de Hiro le faux dieu, venait de « trouver, comme Taolo, encore appelé Paolo, son chemin de Tama » : Il marchait, plein de pensers impies dans une vallée toute encombrée de grands arbres. Une branche s’abattit et le frappa au front. Il tomba, se releva aveugle, et, comme Taolo, dut être reconduit à son rivage par ses compagnons apeurés. N’était-ce point là le signe où se marquait la colère du vrai dieu ? Il l’avait reconnu avec des larmes, et il désirait le baptême. Pour mieux affirmer son regret et son espoir aussi, il réclamait le nom de Paolo, assuré que le Seigneur, après le rite, lui rendrait la joie de ses yeux. Tous les aveugles avec lui espéraient le même prodige.
Dès lors, ce fut un enthousiasme avide et pieux : les fabricants ne pouvaient plus satisfaire ces affamés de la nourriture divine. La valeur des échanges croissait. La « Bonne-Parole », ou Evanélia, « selon Mataïo », que l’on pouvait, trois lunaisons auparavant, acquérir toute cousue pour dix bambous d’huile de haári et deux cochons moyens, ne fut plus échangée à moins de quinze bambous et quatre cochons forts. L’Evanélia selon Ioané, très recherché dans les autres îles, tenait encore plus de fidèles sur la terre Tahiti. Les livres selon Marko et Luka comptaient partout des demandeurs. On venait en implorer de fort loin : des voyageurs, sortis de la mer, arrachaient avec transport les feuillets aux mains des fabricants, laissaient une fort belle offrande, et s’en retournaient, sans penser même à emplir leurs entrailles. Quelques-uns se réunirent, pour charger une pirogue à deux coques, de tapa, de cochons mâles et d’huile parfumée : afin qu’on leur donnât seulement la moitié d’un livre entre eux tous… Alors, les Professeurs de Christianité déclarèrent qu’on devait se réjouir grandement : non point que l’abondance de ces offres et de ces dons importât en vérité aux Missionnaires ! mais parce que le prix qu’on attachait à posséder le Livre, rendait manifeste et indiscutable à tous, la valeur du Livre.
Sous le faré de Térii, chacun, selon sa manière, préparait le grand jour : Samuéla, marchant sans repos de la montagne à la rive, amassait pour le festin d’énormes tas de féi roux. Sous les marteaux de Rébéka, les tapa s’allongeaient, gluantes d’abord. Eréna les étalait au soleil, et se privait d’autres besogne : afin, disait-elle, de ne plus quitter son ami. Elle entendait bien assister à la fête mieux parée que toutes ses compagnes, et réclamait de belles chaussures, et surtout un vêtement dur, un vêtement qui étrangle les hanches, comme en portent les épouses Piritané. Aüté refusa. Elle supplia, dès lors, pour un chapeau surmonté de belles plumes frisées, l’obtint, et accourut se faire admirer de son amant. Il se mit à rire et retourna le chapeau : elle l’avait placé, « comme un poisson qu’on ferait nager à l’envers ». — Ces hommes blêmes sont parfois déconcertants : les fétii, en revanche, la déclaraient jolie dans sa parure neuve.
Les derniers soirs furent consacrés, dans tous les faré, à répéter la « Réponse du Candidat qui demande le Baptême ». Si l’on interroge : « Qu’est-ce que l’Assemblée Chrétienne ? » il faut réciter :
« Une Assemblée Chrétienne est une société d’hommes pleins de foi, réunis volontairement dans le but d’un culte public, d’une édification mutuelle, de la participation à la nourriture du Seigneur, et de la propagation de la Christianité. »
Mais les baptisants ne lèveraient point cette question-là. Ils diraient plutôt avant d’imposer le rite : « Reconnaissez-vous Iéhova comme seul vrai dieu et Iésu-Kérito comme seul sauveur des hommes ? » On répondrait : — « Je reconnais Iéhova comme seul vrai dieu et Iésu-Kérito comme seul sauveur des hommes… » Samuéla, qui récitait tout d’une haleine et alternait ingénieusement demandes et réponses, s’arrêta, plein d’orgueil. Il savait encore beaucoup de parlers du même genre, de la même utilité, — mais assez différents : car s’il n’y a qu’un seul vrai dieu, il n’y a pas qu’un seul vrai missionnaire ; et tous ne s’entendent pas dans la seule vérité. Mais on doit satisfaire chacun, en variant les cérémonies et les discours. Térii décidément admira. Il conserva soigneusement tous ces dires en sa mémoire, parmi beaucoup d’autres pensers nouveaux, non moins profitables.
Cependant, un soir, Samuéla apparut déconcerté : il s’était mêlé à une Assemblée de Professeurs et s’en retournait indigné : les Missionnaires, après avoir annoncé, promis et rendu désirable le Baptême, ne venaient-ils point déconsidérer le rite en affirmant que nul bénéfice n’en était plus à attendre ! mieux encore : que le Baptême ne se devait pas nommer un « rite », mais le « souvenir », seulement, de ce que Iésu lui-même avait fait : « Les Professeurs, s’ils vantent encore des vertus et des prodiges, ne sont que des imposteurs, des impies : presque des païens comme les autres ; surtout, qu’on n’accorde point à un peu d’eau la grâce contenue seulement dans le cœur du Candidat quand il récite : « Je crois à Iésu-Kérito, seul sauveur… » — Samuéla se décevait : voilà qui n’était pas bon à dire maintenant que tous espéraient de si grandes choses. Térii, cependant, comprit et ricana : les Missionnaires demeuraient donc les gens parcimonieux qu’ils avaient su déjà se montrer ! les rites, les festins, les réjouissances leur déplaisaient encore. — Cependant peu de gens s’en inquiétèrent : une fête ! on préparait une fête ! pour quel nom, pour quel but et sous quelles paroles, il importait vraiment assez peu. On reprit l’entrain. On démesura l’enthousiasme. Enfin, parmi les désirs et l’attente de tous, l’aube joyeuse resplendit.
Dès avant le plein soleil, la foule environna le grand faré-de-prières — que l’on disait aussi Cathédrale — et jeta, contre les murailles blanches, ses premiers appels. Mais, ainsi qu’il convenait, pas un seul des mauvais usages dépouillés ne se laissait plus discerner. On les repoussait comme néfastes et ridicules : pas de conques ni de tambours, aucune victime ; et pour cortège, rien qui pût rappeler les agitations coupables d’autrefois : mais on se montrait avec respect le double défilé lent et taciturne des Écoles. À droite, marchait l’École des Tané, à gauche, l’École des Filles. Dans la première, de nombreux haèré-po — maîtres eux-mêmes jadis — témoignaient de leur zèle en se faisant disciples et en se mêlant volontiers aux enfants. La foule en reconnut plusieurs, et les acclama : or les gosiers eux-mêmes avaient mué leurs voix en même temps que leurs cris : on chantait : « Huro ! Huro ! » à la façon piritané, ou bien « Hotana ! Hotana pour le Seigneur ! » sur un ton particulier, imité des disciples de Kérito dans la terre Iudéa. Parmi tout cet entrain neuf, Térii l’Ignorant se sentit démesurément isolé. Samuéla et les fétii du faré commun l’avaient quitté sans paroles, comme on s’écarte d’un manant mangé d’ulcères, et s’en étaient allés tenir place, au meilleur rang qui fût, parmi les candidats empressés. Toute l’assemblée houlait et refluait à l’aventure. L’Ignorant, bien qu’il n’osât s’égaler aux autres, voulait voir, et entendre, et jouir de la fête — et il errait dans les remous agités.
Il se trouva soudain poussé, sans piétiner lui-même, à toucher cette estrade bâtie près de l’eau Faütaüa, et de laquelle Pomaré, les Missionnaires et les chefs dominaient la multitude. Le prêtre Noté dont le visage, malgré tant de saisons douloureuses, apparaissait limpide et triomphal, demanda qu’on arrêtât les cris. Térii se souvint que de coutume celui-là parlait sans mesure durant de bien longues heures. Il se repentit de sa curiosité. Pressé par la foule, il dut écouter le vieil homme.
— « Et Iésu, s’étant approché, leur parla ainsi : Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. Allez, instruisez tous les peuples, les baptisant au nom du père, du fils, et de l’esprit bon, et enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. » Puis le discours s’étendit confusément. Comme les rumeurs, au bout d’un long temps, se faisaient impatientes et aigres, il précipita ses paroles, vanta prestement le Livre, et s’arrêta, couvert par la multitude qui hurlait vers le Baptême.
Pomaré, avant tout autre, devait recevoir le rite. Non pas que les chefs fussent, aux yeux de Kérito, différents de leurs serviteurs ; — mais l’Arii s’était montré le plus empressé parmi les disciples nouveaux du vrai dieu : il importait de consacrer sa hâte et son rang : car ce qui se fait sur la terre doit être ratifié dans le ciel du Seigneur. Et l’on accommoda la cérémonie au besoin de sa dignité : sans qu’il descendît, comme le peuple, à se plonger dans la rivière, il courba seulement sa noble tête sous la main de Noté le baptiseur. Celui-ci, répandant un peu d’eau, dit fortement les mêmes paroles qu’avaient dites Iésu : « Je te baptise au nom du père, et du fils, et de l’esprit bon. » Puis un autre Missionnaire plus âgé proclama Pomaré « Roi des Îles Tahiti et du Dessous-du-Vent », l’engageant à se montrer « digne toujours de sa haute profession et de l’éminente situation qu’il occupait devant les anges, les hommes et le Seigneur lui-même. » Enfin, il lui donna le nom de « Pomaré-le-deuxième dit le Réformateur. »
Aussitôt, la foule se rua vers l’eau sacrée, et remplit le creux de la rivière d’un autre torrent hâtif et tumultueux. On se trempait jusqu’aux épaules et presque jusqu’aux yeux, pour que le rite fût plus efficace. Les baptisants, sur le bord, allaient de l’un à l’autre : « Reconnaissez-vous Iésu-Kérito pour le seul Sauveur des hommes ? » Les Candidats répondaient sans erreur, recevaient le baptême et s’en venaient avec des cris d’allégresse. Et tous, mêlés sans dignité, — manants et chefs, haèré-po d’autrefois, guerriers et femmes, — couraient à la rivière en chantant « Hotana ! Hotana ! »
Le Réformateur, cependant, marchait vers le faré-de-prières. Il passa tout près de Térii qui le dévisagea : rien ne transparaissait en lui de la vertu du rite : ses pas allaient sans noblesse ; ses cheveux broussaillaient encore, seulement un peu collés par l’eau purifiante ; et son nez ne s’était point ennobli. Soudain, d’autres figures, — visions immémoriales peut-être des temps oubliés, — s’imposèrent devant les yeux de l’Ignorant : il entrevoyait un superbe homme nu, non point mouillé d’un peu d’eau sous une main de vieillard, mais baigné dans la forte mer houleuse, à Matavaï de Tahiti. Des pirogues, par centaines, ceinturaient la béante baie, et tenaient l’écart, attentives à ne point troubler les monstrueux et bienveillants requins, dieux autant que les dieux du firmament septième, qui venaient laver le chef, et le sacrer de leurs dures nageoires bleues. L’homme nu, ramené sur la rive, avait volé jusqu’au maraè sans toucher le sol : car, au long du cortège onduleux et sonore, les prêtres, en criant, portaient les dieux ; les chefs portaient le chef, devenu lui-même dieu. Il avait ceint le Maro Rouge : il avait mangé l’Œil : on ne lui parlait plus qu’avec les grands mots réservés.
Ha ! Térii tressaillit et chassa, d’un grand effort, ces inquiétants souvenirs. Il prit peur qu’on ne vît clair dans ses entrailles : une honte lui survint. N’était-il pas le seul, dans cette foule, à remuer encore de tels pensers ? Il tenta de les mettre en fuite. Mais il les sentait savoureux et nobles, et resplendir en lui-même au-dessus des spectacles présents… Et les Missionnaires, à vrai dire, n’étaient rien de pareil aux grands Arii d’autrefois.
Mais c’était là parlers sauvages, — avait dit Samuéla ; — parlers périlleux désormais : le chef se manifestait baptisé, et tous les fétii : Térii, contre tous les autres n’aurait donc pas reçu le rite ! Ne pouvait-il aussi bien qu’eux répondre les « Paroles du Candidat ? » Se laissant aller à la foule, il se retrouva bien vite dans l’eau jusqu’aux épaules, comme les autres. Un baptisant commençait : « Reconnaissez-vous croire à Iésu-Kérito comme au seul Sauveur des hommes… ? » Térii répondit à peine : déjà l’autre lui avait inondé le visage, et jeté les paroles. Comme de nouveaux arrivants attendaient impatiemment sur le bord, il dut leur faire place.
Il s’ébroua sans bien comprendre, mais satisfait et mieux attentif à sa personne : il était chrétien ! non plus Térii l’Ignorant. Térii… quel nom stupide ! Aussitôt, il voulut s’en dépouiller, et comme il murmurait au hasard le premier mot qui l’eût fait rire à son retour, et qu’il eût retenu, « Iakoba », il dit gravement : « Je me nommerai Iakoba ». Ensuite il tâta ses membres, ainsi qu’il avait fait jadis dans la nuit du prodige : ses membres gardaient leur forme et leur couleur. Il ne lui parut point que son haleine fût plus longue ni ses yeux plus habiles à lire les présages, dans le ciel. Une grosseur qu’il portait sur le pied gauche n’avait pas rapetissé. Ses dents ébréchées ne s’étaient point aiguisées de nouveau. Une fois de plus, malgré son double effort, le prodige et le baptême, rien ne changeait dans son corps d’homme vivant… que son nom peut-être. Il en conçut une fierté, avec un dépit.
Or, les promesses et l’espoir avaient été si grands et si fervents parmi ses compagnons, qu’il se reprit à attendre encore, et considéra la foule : tous les gens autour de lui restaient semblables à eux-mêmes par la démarche, le nombre de leurs pieds et les gestes de leurs figures. Quoi donc ! Était-ce seulement les pensers cachés des entrailles qui devaient s’illuminer ?… « La lumière de vie… » avaient assuré les envoyés du dieu… Il s’inquiéta de ne point s’en éblouir encore. Bien qu’à dire vrai, mieux eût valu jouir par toute sa personne, plutôt qu’en paroles obscures, des bienfaits promis. — Un court gémissement lui fit tourner la tête : l’aveugle Hiro, baptisé suivant son désir sous le nom de Paolo, revenait de la rivière, et toujours aveugle. Derrière lui tâtonnait la longue file des hommes aux yeux morts, et toujours morts. — Ceux-là non plus n’avaient pas rencontré la Lumière.