Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Sabatei Sevi

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SABATEI SEVI.


De tous les imposteurs dont nous avons parlé, celui-ci est le plus célebre ; il vit le jour à Smirne en 1625, d’un Juif nommé Mardochée, qui étoit au service des Anglois en qualité de courtier. Basnage dit qu’il étoit fils d’un poulailler d’Alep ; mais nous aimons mieux suivre l’auteur du théâtre de la Turquie, qui étoit alors sur les lieux. Quoi qu’il en soit, Sabatei Sevi se montra de bonne heure rusé, insinuant, poli, & fort versé dans l’écriture. Il passa, en 1654, de Smirne à Thessalonique pour se perfectionner dans les sciences sacrées. Il y fit de si grands progrès en assez peu de tems, qu’il résolut dès-lors de se faire passer pour le libérateur d’Israël.

La fureur qu’il avoit d’étaler ses connoissances lui fit naître l’envie, quatre ans après, d’aller à Constantinople. Il espéroit d’être consulté comme un oracle dans cette grande ville : il ne se trompa point. Il prêchoit dans les champs à la vue des Turcs, qui se moquoient de lui, mais les Juifs l’admiroient. Il s’acquit la plus grande réputation parmi ceux de sa secte ; ils le regardoient comme un prophete : le peuple en vint à un si grand excès de vénération pour lui, que les autres Juifs appréhendant qu’ils ne fussent inquiétés si les Turcs s’appercevoient des honneurs que le peuple Hébreu lui rendoit, le firent embarquer pour Smirne, où il y a moins d’espions & plus de liberté qu’à Constantinople.

Après avoir passé quelques jours dans cette ville, le nouveau prophete se rendit à Jérusalem. Il avoit séduit l’esprit d’une fille de Galata : il se servit d’elle pour se faire annoncer. Cette imbécile dit à ses parens qu’elle avoit vu un ange environné d’une admirable clarté, ayant en main une épée flamboyante, qui lui avoit dit que le véritable messie étoit venu, & qu’il se manifesterait sur le rivage du Jourdain ; qu’il falloit se disposer à le recevoir, & à aller lui rendre hommage. Le pere, aussi crédule que sa fille, ayant communiqué cette vision aux rabins, ils déciderent qu’on ne pouvoit se dispenser d’obéir à des ordres qu’ils croyoient émanés du ciel.

La nouvelle de cette prétendue révélation ne fut pas plutôt répandue parmi le peuple, que beaucoup de Juifs vendirent leurs maisons & leurs meubles, & s’embarquerent pour Jérusalem. Dès qu’ils y furent arrivés, ils communiquerent à leurs confreres les motifs de leur voyage. Ceux-ci ravis de joie, conçurent bientôt l’espérance de voir le jour si desiré de la venue du messie. Un nouveau stratagème de Sabatei acheva de les persuader ; il distribua le rôle d’Élie à un autre fourbe, & il le produisit comme son héraut & son précurseur.

Rabin de Gaza, Allemand de nation, nommé Nathan Benjamin, étoit honoré dans tout le pays comme un prophete : on le consulta sur la nouvelle qu’on répandoit. Gagné par Sabatei avec lequel il étoit lié ou trompé par sa folle imagination, il répondit qu’il n’y avoit rien de si certain que la venue du messie, & que Dieu l’avoit député pour être son précurseur ; que dans peu de jours ils le verroient de leurs propres yeux.

Peu de tems après, Sabatei Sevi vint à Gaza ; Nathan Benjamin, qui avoit pris le titre de son précurseur, l’y reçut comme le véritable messie, & le déclara tel en présence des Juifs. Sabatei, par ruse ou par crainte, protestoit du contraire, & avouoit franchement qu’il ne l’étoit pas. Mais le refus qu’il faisoit d’accepter cette qualité, bien loin de désabuser ses stupides sectateurs, les confirma davantage dans leur croyance. Ils se jetterent à ses pieds sur le témoignage de Nathan Benjamin, & le reconnurent pour leur souverain.

Pendant le séjour qu’il fit à Gaza, il fut continuellement en conférence avec le prétendu prophete, qui lui suggéra, dit-on, les moyens de réussir dans son entreprise. Ait latro ad latronem. Il lui conseilla de retourner à Smirne : il devoit lui adresser dans cette ville une lettre comme venant de la part de Dieu, par laquelle l’Être-suprême le déclaroit le vrai messie, avec ordre exprès d’exercer son office.

Deux ou trois mois après son arrivée à Smirne, les députés de Nathan Benjamin s’y rendirent avec cette patente émanée du ciel, accompagnée d’une autre adressée à la synagogue. Il y déclaroit, de la part de Dieu, Sabatei Sevi vrai messie, & exhortoit toutes les tribus d’Israël à le reconnoître & à l’honorer comme tel. Nous ne pouvons mieux faire connoître ce misérable précurseur qu’en rapportant deux de ses lettres, l’une adressée à l’imposteur, & l’autre aux Juifs.

« Le 22 kesvan de cette année, au roi, notre roi, seigneur de nos seigneurs, qui ramasse les dispersés d’Israël, qui nous rachete de captivité, l’homme élevé au-dessus de ce qu’il y a de plus haut, le messie du Dieu de Jacob, le véritable messie, le lion céleste, Sabatei Sevi, dont l’honneur soit exalté & la domination élevée en fort peu de tems, & pour toujours. Amen.

» Après avoir baisé vos mains, & essuyé la poussiere de vos pieds, comme il est de mon devoir, ô roi des rois, dont la majesté soit exaltée, & l’empire étendu ; cette lettre sera pour faire connoître à votre souveraine excellence, qui est ornée & parée de la beauté de votre sainteté, que la parole du roi de la loi a illuminé nos visages. Ce jour a été un jour solemnel à Israël, & un jour de lumiere à ceux qui nous gouvernent ; car à peine a-t-il paru, que nous nous appliquons à faire vos commandemens, comme c’est notre devoir. Et quoique nous ayons ouï plusieurs choses terribles, nous sommes cependant courageux, & notre cœur est un cœur de lion ; nous ne demandons pas la raison des choses que vous faites, parce que vos œuvres sont merveilleuses. Nous sommes entiérement confirmés dans notre fidélité, & consacrons nos propres ames pour la sainteté de votre nom. Nous sommes présentement à Damas, dans le dessein de poursuivre notre chemin vers Scanderon, comme vous nous l’aviez commandé, afin que par ce moyen nous puissions monter & voir la face de Dieu dans sa splendeur, comme la lumiere de la face du roi de vie ; & nous, serviteurs de vos serviteurs, nettoierons la poussiere de vos pieds, & supplions votre excellente & glorieuse majesté d’avoir soin de nous, du lieu où vous habitez, de nous aider de la face de votre main droite & de votre puissance, & d’abréger le chemin qui est devant nous, & nous aurons nos yeux vers Jah ; Jah qui se hâtera de nous secourir & de nous sauver, afin que les enfans d’iniquité ne nous fassent point de mal ; nos cœurs soupirent pour lui, & sont consumés au-dedans de nous : qui donnera des ongles de fer pour être dignes de demeurer sous l’ombre de votre aile ?

» Ce sont ici les paroles du serviteur de vos serviteurs, qui se prosterne, pour être foulé par la plante de vos pieds.

» Nathan Benjamin ».


La lettre qu’il écrivit aux Juifs d’Alep & des environs étoit conçue en ces termes :


« Au reste des Israélites,
» paix sans fin,

» Cette lettre est pour avertir que je suis arrivé en paix à Damas, & que j’ai fait dessein d’aller rencontrer la face de notre seigneur, dont la majesté soit exaltée ; il est le souverain du roi des rois, dont l’empire soit étendu ; nous avons fait ce qu’il nous a commandé, & aux douze tribus de lui élire douze hommes : nous allons présentement à Scanderon, par son ordre, montrer nos visages ensemble, avec une partie de ses amis particuliers, auxquels il a permis de s’assembler dans ce lieu là. Présentement je vous fais savoir encore que vous ayez ouï des choses surprenantes de notre seigneur, que le cœur ne vous en manque point, & que vous n’ayez point de peur : au contraire, fortifiez-vous dans notre foi, parce que toutes ses actions sont miraculeuses, & ont tant de secret, que l’entendement humain ne les sauroit comprendre. Qui pourroit donc pénétrer leur profondeur ? Dans peu toutes choses vous seront clairement manifestées dans leur pureté, vous les connoîtrez, & vous les considérerez, & serez instruits par celui-là même qui en est l’auteur. Bénit est celui qui peut atteindre & arriver au salut du véritable messie, qui manifestera bientôt son autorité & son empire sur nous à présent & à jamais.

» Nathan Benjamin ».


Ces lettres, toutes extravagantes qu’elles sont, en imposerent au peuple, & même à une partie des docteurs, parce que Nathan qui les écrivoit, étoit, comme nous l’avons dit, un homme distingué chez eux. La multitude trompée par une humilité feinte, par son assiduité à se laver tous les matins, à aller le premier à la synagogue, & sur-tout par ses sermons pathétiques, ne le croyoit pas capable d’en imposer. En conséquence Sabatei Sevi, son digne ami, fut reconnu pour roi ; chacun s’empressa à lui porter des présens, pour pouvoir soutenir avec éclat sa dignité.

Le précurseur épuisoit sa rhétorique pour prouver à tous ceux qui venoient l’écouter que le libérateur de la nation étoit incontestablement Sevi, qu’il alloit se rendre maître de l’empire Ottoman, qu’il falloit seulement attendre neuf mois, pendant lesquels il devoit être caché, & causer de grandes afflictions au peuple ; mais qu’ensuite il paroîtroit sous la majesté d’un dieu, monté sur un lion, ramenant sa nation dans son ancienne patrie ; & pour qu’on le crût avec moins de peine, il ajouta qu’un temple magnifique, dans lequel il feroit les sacrifices ordinaires, descendroit alors du ciel.

Les docteurs de Smirne s’assemblerent pour délibérer sur une affaire qui devenoit de jour en jour plus importante. Le parti le plus sage & le plus éclairé ne trouva point les caractères du messie dans Sevi, ni ceux d’Élie dans son précurseur. On le condamna à la mort ; mais ce parti, comme on le pense bien, ne fut pas le plus nombreux ; il fallut céder à la multitude, prévenue par l’attrait de la nouveauté, & des chimeres que le précurseur lui avoit débitées d’un air de bonne foi. Sevi fit assembler le peuple dans la synagogue ; il célébra une nouvelle fête, prononça plusieurs fois le nom de Jehovah, & changea quelques paroles de la liturgie. On reconnut son autorité ; on croyoit même voir quelque chose de divin dans sa personne. Un second arrêt de mort, prononcé par les rabins, ne l’étonna point : il savoit que personne n’oseroit l’exécuter. Ses amis avoient gagné le cadi de Smirne : il alla le trouver dans son palais, & s’assura de sa protection. Le peuple publia que le feu sortoit de la bouche de Sevi lorsqu’il parloit au cadi, & qu’une colonne de feu avoit tellement épouvanté ce gouverneur des Turcs, qu’il avoit été obligé de le renvoyer, au lieu de le faire mourir. On le ramena en triomphe, en chantant ces paroles du pseaume : La droite de l’Éternel s’est élevée.

Il ne manquoit plus qu’un trône à ce nouveau roi ; il s’en fit dresser un ; il en éleva un autre pour la reine son épouse ; il apprit à parler en souverain, & regardoit tous ses imbéciles sectateurs comme ses sujets. Il donna des loix, & dressa une nouvelle formule de foi que tout le monde étoit obligé de recevoir comme venant du messie. Un Juif, moins dupé que les autres, nommé Lapeigne, cabaloit pour empêcher qu’on ne le reconnût. Sevi le fit demander à la synagogue pour le punir. Sur le refus qu’on fit de le lui livrer, il alla le chercher à la tête d’une troupe de 500 hommes, & Lapeigne n’évita la mort que par une prompte fuite. Ses propres filles se souleverent contre lui, & elles ébranlerent la foi de leur pere, ou du moins il feignit de croire. Plusieurs autres obligés de céder aux circonstances, suivirent le torrent, & affecterent de dire de bonne foi qu’ils s’étoient trompés. On appliquoit à cet imposteur avec art les oracles de l’ancien testament, & on en faisoit voir l’accomplissement dans sa personne : lui-même interprétant à son gré un passage d’Élie, annonça qu’il devoit s’élever sur des nues, & il voulut faire avouer à ses disciples qu’ils l’avoient vu dans les airs.

Lorsqu’il se vit parvenu à un si haut dégré d’autorité, il fit effacer des prieres le nom de l’empereur Ottoman, pour y placer le sien. Avant que de faire la conquête de son empire, il disposa des charges & des emplois en faveur de ses favoris, qui l’appelloient le roi des rois d’Israël, & qui donnoient à un de ses freres le nom de roi des rois de Juda. Il s’habilla dès-lors comme un monarque : l’or & la soie étoient sa parure. Il portoit une espèce de sceptre dans la main, & alloit toujours accompagné d’un grand nombre de Juifs lorsqu’il se montroit en public. On étendoit de très-beaux tapis partout où il devoit passer, & on le traitoit par-tout comme un ambassadeur de la Divinité.

Il seroit trop long de rapporter ici les extravagances qu’on débitoit sur ce fourbe & sur ses prétendus miracles, sur-tout dans les provinces les plus éloignées du pays où il se trouvoit. On publioit, entr’autres choses, comme une vérité constante que plusieurs enfans étoient tous les jours en extase, & que dans cet état, ils publioient qu’il étoit le vrai messie envoyé de Dieu. Quelques-uns affirmoient qu’il vivoit sans prendre aucun aliment, à l’exception d’un jour de la semaine ; d’autres, qu’il étoit si pur & si chaste, qu’il n’avoit jamais approché d’aucune femme, quoiqu’il fût marié depuis plusieurs années ; les autres enfin publioient que, par la vertu de sa seule parole, il avoit fait ouvrir plusieurs prisons pour mettre en liberté les Juifs qui y étoient détenus pour leurs crimes. Enfin qu’on s’imagine tout ce que l’enthousiasme le plus aveugle, joint à la bêtise la plus absurde, peut inventer, les Juifs le publioient de ce charlatan ; il n’oublioit rien lui-même pour entretenir leur délire, & il n’y avoit presqu’aucune prophétie dont il ne se fît l’application.

Un jour qu’il prêchoit dans la synagogue, il demanda à un médecin de sa secte, en présence de tout le peuple, l’explication d’un passage de l’Écriture qu’il prétendoit s’appliquer. Le médecin, trop adroit pour contredire Sabatei, qui s’étoit acquis un empire singulier sur tous les esprits, ne demandoit pas mieux que de lui complaire. Il se fit un plaisir de répondre à son gré ; mais en jettant la vue sur notre imposteur, il feignit une surprise extrême : l’éclat qui rejaillissent sur le visage du faux messie parut l’éblouir à un tel point, qu’il demeura tout interdit, sans pouvoir parler pendant un certain espace de tems. Après qu’il eut repris ses esprits, il expliqua le passage d’une maniere si favorable pour le messie, qu’il lui promit de le faire un de ses premiers officiers, dès qu’il aurait pris possession de sa monarchie.

Sabatei se voyant reconnu de la plupart des Juifs de Smirne, résolut d’aller recevoir les hommages de ceux de Constantinople. Il s’assembla avec tout son cortege & ses officiers sur une saïque, & il arriva au commencement de 1666. Son entrée fut à la fois pour lui un sujet de vaine gloire, & une source de chagrins. Les Turcs voyant que les Juifs alloient au-devant de lui avec un grand nombre d’esquifs & des saïques, furent choqués de cet aveuglement. Indignés de ce qu’on rendoit tant d’honneurs à un imposteur, ils le chargerent d’opprobres, d’injures, de coups de bâtons, & le mirent entre les mains des recors, qui le menerent du port à la prison. Cette réception à la Turque consterna tellement les Juifs, que la plupart demeurerent cachés, sans oser demander grace pour leur messie.

Après trois jours de prison, on l’en tira pour le mener au grand-visir. Ce ministre lui demanda d’abord s’il étoit vrai qu’il fût le messie des Juifs ; l’adroit Israélite voyant qu’il ne falloit pas employer devant un magistrat sévere le langage dont il se servoit avec ses imbéciles partisans, répondit franchement qu’il n’étoit qu’un simple homme comme les autres ; il ajouta qu’à la vérité il pouvoit se dire docteur de la loi, mais non pas messie, & que cette qualité ne lui avoit été donnée que par ceux de sa secte, qui le proclamoient tel malgré lui ; qu’au reste, il renonçoit à ce titre, dont il étoit indigne.

Le visir parut satisfait de cette réponse. Cependant, pour ôter toute occasion aux Juifs de parler à l’avenir du messie, il résolut de le faire mourir ; mais ayant consulté les gens de la loi, ils lui conseillerent de différer encore cette exécution. Il le renvoya en prison, & alors s’ouvrirent de nouvelles scenes, plus ridicules que les précédentes.

Les Juifs le regardant comme un juste persécuté, se rendoient en foule pour briser ses chaînes. Le visir averti de leur fanatisme, le fit conduire au château des Dardanelles, distant de 200 milles de Constantinople, & le fit enfermer dans celui qui est du côté d’Europe. Il croyoit leur ôter les moyens de le voir ; mais un éloignement de 70 lieues est un espace très-court pour des enthousiastes : un grand concours de peuple, hommes, femmes, enfans, abordoient de toutes parts aux Dardanelles : c’étoit un flux & reflux continuel de barques & de saïques qui jettoit les Turcs dans l’admiration.

Chacun d’eux faisoit en signe d’hommage des présens selon ses forces & son pouvoir.

Pendant son séjour aux Dardanelles, l’impudent Sabatei écrivit une lettre de consolation aux Juifs de Constantinople ; elle est du style d’un homme qui mérite de passer d’une prison d’état à une prison de démence. Voici cette rare épître :

« Le fils unique & le premier né de Dieu, Sabatei Sevi, le messie & sauveur d’Israël, à tous les enfans d’Israël, les bien-aimés de Dieu, paix. Attendu que vous avez été faits dignes de voir ce grand jour tant desiré d’Abraham, d’Isaac & de Jacob, pour le salut & rédemption d’Israël, & l’accomplissement des promesses de Dieu faites à vos peres par les prophetes, touchant son fils bien aimé, que votre tristesse & votre amertume se convertissent en joie, & vos jeûnes, en fêtes & allégresse, parce que vous ne pleurerez plus, mes chers enfans d’Israël, Dieu vous ayant donné un sujet de consolation inénarrable. Que nos réjouissances se fassent avec le tambour, les orgues & la musique, remerciant Dieu d’avoir accompli la promesse qu’il vous » a faite depuis tant de siecles, & faisant chaque jour ce que vous avez coutume de pratiquer aux calendes ; & que les jours & les nuits qui étoient consacrés au deuil & à l’affliction soient changés en jours de joie, à cause de mon apparition. N’appréhendez plus rien, parce que vous aurez le domaine de toutes les nations, & je vous mettrai en possession non-seulement de tout ce qui paroît sur la terre, mais encore de tout ce que la mer renferme dans ses abîmes : cela vous est réservé pour votre consolation ».

Cependant la nouvelle de l’apparition de ce faux messie se répandant dans les provinces de l’empire, les ministres des synagogues ordonnoient des jeûnes & des prieres publiques pour se disposer à sa venue ; ceux d’Alep passoient trois ou quatre jours sans manger, & ces insensés faisoient jeûner jusqu’aux enfans qui étoient à la mamelle. Quel aveuglement ! Ces tendres créatures devenoient la victime du fanatisme de leurs peres.

Quelques-uns donnerent dans un si grand excès de ferveur, qu’ils se jettoient tout nuds en plein hiver dans des ruisseaux, sans que ce bain salutaire pût modérer leur enthousiasme, & tempérer la chaleur de leur cerveau. Ces ridicules austérités, jointes aux bruits qu’ils faisoient courir sur les prétendus miracles de ce fourbe, indignoient les mahométans ; ils maltraitoient les Juifs de paroles & de coups ; & ces pénitences involontaires, jointes à celles qu’ils s’imposoient, ne contribuerent pas peu à affaiblir la plus noble faculté de l’homme.

Après que le messie eut passé quatre ou cinq mois en prison, on le conduisit à Andrinople, où étoit alors le grand-seigneur ; il avoit eu la hardiesse de lui signifier par écrit, à ce que disoit le peuple, qu’il étoit monarque de l’univers ; mais une telle folie paroît peu vraisemblable : il n’auroit jamais pu éviter la mort, s’il en étoit venu à cet excès de témérité ; il agissoit cependant avec les siens en souverain des souverains. Il envoya plusieurs brevets d’investiture à ses partisans ; il y disposoit des royaumes, des états ; il distingua, entr’autres, le médecin Juif de Smirne dont nous avons parlé. Ce charlatan le nomma roi de Portugal ; mais ce monarque à brevet n’eut garde d’aller prendre possession de son royaume ; au lieu du manteau royal, il n’auroit trouvé vraisemblablement que le sanbenito de l’inquisition.

Le mufti ayant informé sa hautesse de l’émotion que ce faux messie causoit parmi le peuple, le grand seigneur voulut le voir. Il lui demanda s’il étoit le messie des Juifs. Sabatei, aussi lâche devant ceux qui pouvoient le punir qu’il étoit insolent avec ceux qu’il mistifioit, fit la même réponse au sultan qu’il avoit faite au visir ; il répondit que non, & que les Juifs ne le proclamoient tel, qu’à cause de quelques petits talens & des connoissances particulières que Dieu lui avoit données : connoissances qui leur paroissoient au-dessus du commun. Il déclara hautement qu’il renonçoit à la qualité de messie, dont il n’avoit ni les attributs ni la puissance.

Voilà qui est bien, dit le sultan ; mais pour réparer le scandale que tu as donné au peuple de cet empire, & pour désabuser ceux de ta nation, il est à propos que tu te fasses Musulman, ou que tu te décides tout de suite à mourir. Il n’y avoit rien à répondre à ce raisonnement : aussi sa résolution fut-elle bientôt prise. Sabatei dit qu’il vouloit embrasser la religion du grand Mahomet, & qu’il vouloit vivre & mourir bon Turc. Le moulla ou prédicateur du grand-seigneur, nommé Vanli Afendi, prit la parole, & lui dit qu’avant de professer le mahométisme, il falloit qu’il crût en Jesus-Christ, fils de Marie, vierge, & qu’il le reconnût comme un grand prophete, & le véritable messie envoyé de Dieu. Il y consentit, en ajoutant que les Juifs étoient bien trompés d’en attendre un autre.

Après cette profession, bien digne du caractère du lâche Sabatei, le grand-seigneur changea son nom en celui de Handi Mhammud Aga, c’est-à-dire, mahométan pélerin de la Mecque. Au lieu de la qualité de Messie, il eut celle de capidgi bachi, c’est-à-dire, un des principaux portiers du serrail. Il lui assigna 4 liv. 10 s. par jour.

Voilà comment se termina cette ridicule farce, & où aboutirent les grands desseins de ce monarque de l’univers, qui avoit fait des rois, & qui finit par être lui-même dans une place obscure, l’aversion des Juifs, & le jouet des Mahométans.

Pour prouver la sincérité de sa conversion, ce déserteur du judaïsme demanda permission au grand-seigneur d’aller dans les synagogues annoncer la vérité de la religion qu’il avoit embrassée ; il prêcha pendant quelque tems les rêveries du Mahométisme. Sa principale raison étoit que la race d’Isaac étant éteinte, ils devoient s’attacher à celle d’Ismaël, c’est à-dire, aux Turcs ; autrement, ajoutoit-il, vous ne pouvez vous dire enfans d’Abraham. Voilà une doctrine bien différente de la premiere ; mais son éloquence ne réussit pas à leur faire changer de croyance, & il ne fut pas aussi facile de persuader la vérité des prodiges de Mahomet, qu’il le lui avoit été de se faire passer pour un homme à miracles.

On peut bien penser quelle fut leur confusion, en réfléchissant sur une si étrange métamorphose ; ils ne voyoient dans Sabatei qu’un abominable prédicateur du mensonge, & ils rougissoient de l’avoir appellé auparavant la bouche de la vérité ; ils étoient si honteux, qu’ils n’osoient plus paroître devant le peuple. Les Turcs & les chrétiens leur reprochoient sans cesse leur facilité à se laisser tromper par un fourbe, eux qui montrent tant d’astuce dans le plus petit négoce, & qui sont si opiniâtres à rejetter la croyance du véritable messie.

Outre l’opprobre dont ce séducteur les couvrit par son apostasie & ses prédications, il emporta d’eux plus de 1,500,000 livres en argent, en or & en pierreries ; mais il ne jouit pas long-tems du fruit de ses rapines : il mourut quelques années après, dans sa charge de capidgi, & bon Turc, au moins à l’extérieur.

Cet imposteur avoit eu trois femmes ; la troisième étoit une fille débauchée que ses parens avoient laissée en Pologne, sous la conduite d’un seigneur catholique. Il publia que l’esprit du pere, détaché de son corps, avoit passé de l’Asie jusqu’en Pologne, pour requérir sa fille, & la transporter toute nue dans sa maison. Il l’épousa, quoiqu’elle eût couru l’Allemagne, l’Italie, & il eut assez de crédit pour la faire regarder comme la reine de l’empire qu’il devoit conquérir. Le frere de cette femme, qui étoit marchand de tabac à Francfort, quitta sa boutique, & alla trouver son beau-frere, dans l’espérance d’avoir part aux charges de la couronne ; mais il revint, après avoir été nourri, comme les autres, de vaines illusions.

L’exemple de Sabatei prouve, dit M. Basnage, jusqu’où un imposteur peut pousser l’impudence, & le peuple, la crédulité ; & même cette crédulité juive ne fut pas arrêtée par la mort de Sabatei, car on prétendit depuis qu’il vivoit encore. Un autre imposteur sortant, pour ainsi dire, de son tombeau, persuada à un grand nombre de Juifs que c’étoit-là le messie qui devoit reparoître avec éclat dans le monde ; mais cette nouvelle comédie fit moins de bruit que l’ancienne, & elle finit, comme l’autre, par le ridicule,

L’auteur du Dictionnaire philosophique prétend que l’aventure de Sevi décrédita si fort la profession de messie, qu’il n’en a point paru depuis. Il auroit dû dire seulement qu’on n’en a point vu depuis Sabatei qui ait eu autant de réputation que lui. De tems en tems il s’est présenté quelques insensés qui se sont donnés pour le messie. En 1767, il y en eut un à Damas qui se fit un grand nombre de partisans. Le bacha craignant que cette folie n’eût des suites, & ne dégénérât enfin en sédition, le fit arrêter & conduire en prison, d’où vraisemblablement il n’est sorti que pour monter sur un échafaud, ou pour se soumettre à l’Alcoran.

Parmi les faux prophetes que nous avons fait passer en revue, il ne faut pas oublier Jacques Ziegler, Juif de Moravie, mort l’an 1559, lequel fut assez imbécile pour annoncer la prochaine manifestation du messie. Ce libérateur devoit être, selon lui, de la maison de David, & de la ligne de Nathan ; ses ancêtres avoient demeuré 1000 ans dans le royaume de Tunis ; ils avoient passé de-là dans le royaume de Grenade, d’où ayant été chassés par Ferdinand le catholique, ils s’étoient établis en Allemagne, où il étoit né depuis quatorze ans. Ziegler l’avoit vu à Strasbourg ; il gardoit un sceptre & une épée où la rouille devoit s’être mise, pour les lui remettre entre les mains, lorsqu’il seroit en âge de combattre ; il devoit alors détruire l’ante-Christ & l’empire des Turcs, étendre sa monarchie jusqu’au bout du monde, assembler un concile à Constance qui dureroit douze ans, & dans lequel tous les différends sur la religion seroient conciliés. Ce messie, comme on pense bien, ne parut point ; & ceux qui avoient cru cet imposteur, s’apperçurent trop tard qu’il les avoit abusés.

Un autre Ziegler confirma, vers l’an 1624, la prédiction du premier, & ne fut pas plus heureux dans ses prophéties.