Les Industries chimiques au XIXe siècle/02

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Les Industries chimiques au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 63 (p. 958-983).
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LES
INDUSTRIES CHIMIQUES
AU DIX-NEUVIEME SIECLE

II.
LA SOUDE ARTIFICIELLE.

Une des industries chimiques dont les applications sont les plus variées, et dont l’histoire est la moins connue, est assurément celle de la soude artificielle. La soude fournit une matière première indispensable à un grand nombre de fabrications des plus importantes. En découvrant les moyens de la préparer artificiellement, la science a ouvert à la France une nouvelle source de richesse. Elle a en même temps déterminé l’essor de plusieurs industries et donné surtout à la production de l’acide sulfurique une impulsion qui a renouvelé en quelque sorte le champ de la chimie industrielle. Enfin cette découverte emprunte aux circonstances où elle s’est produite un motif particulier d’intérêt : c’est là une industrie toute française ; elle est née, elle a grandi sur notre sol ; elle a surgi au milieu de la crise la plus mémorable de notre histoire, la révolution française ; il lui a été donné de sauver notre prospérité commerciale d’une ruine imminente et d’être indirectement utile à la défense du territoire. Il y a donc, à retracer les origines récentes de cette fabrication, à en décrire les procédés, à en montrer l’influence sur diverses applications de la chimie, un intérêt que reconnaîtront sans peine les amis éclairés de la science.


I

La soude est un oxyde métallique, c’est-à-dire le produit de la combinaison d’un métal, le sodium, avec l’oxygène. Elle appartient, comme la potasse, avec laquelle elle a beaucoup de propriétés, par suite beaucoup d’applications communes[1], au genre de corps que les Arabes appelaient déjà au IXe siècle des alcalis, nom qui leur est resté[2]. Elle a une grande affinité pour les acides, et se combine avec eux pour former des sels. — En industrie, tantôt on utilise directement dette affinité des alcalis pour les acides, par exemple dans le dégraissage ; tantôt on ne s’en sert que pour produire des sels qu’on applique ensuite à des usages divers, par exemple dans la fabrication des savons formés d’acides gras et de soude ou de potasse. La véritable composition des alcalis était complètement inconnue aux anciens alchimistes ; ils ne se rendaient nul compte des réactions qui se manifestaient au contact des acides, et ils n’étaient guidés que par des tâtonnemens empiriques dans le dosage des deux substances nécessaires à la préparation d’un sel déterminé. Ils avaient cependant obtenu plusieurs sels alcalins, et les applications possibles de ces sels avaient été aperçues. C’est ainsi que la potasse, combinée avec l’acide nitrique[3], avait donné le salpêtre, un des ingrédiens de la poudre. Plusieurs sels de soude avaient été utilisés de même et alimentaient, à la fin du XVIIIe siècle, de grandes industries. Il suffira, pour indiquer l’importance qu’avait à ce moment la soude dans l’ensemble de la fabrication nationale, de dire quelques mots des savonneries et des verreries.

Colbert avait importé de Savone à Marseille la fabrication du savon, et la Provence avait vu se fonder bientôt de vastes usines très florissantes. Le savon blanc et marbré qu’elles livraient au commerce n’a pas perdu sa supériorité et occupe encore aujourd’hui le premier rang parmi tous les produits similaires des autres nations. On obtenait ce produit en combinant la soude avec les acides gras de l’huile d’olive, l’acide oléique et l’acide margarique. Nombre d’industries voyaient leur prospérité attachée à la prospérité des savonneries provençales. Tout le monde connaît en effet les multiples applications du savon : outre les usages domestiques, on sait qu’il est indispensable au blanchiment, à l’apprêt des étoffes, à la teinture, aux impressions sur tissus ; presque toutes les branches d’industrie qui se rattachent aux matières tissées sont tributaires des savonneries. Les verreries, de leur côté, consommaient d’immenses quantités de soude. Le verre n’est qu’un composé de silice ou pierre à fusil (acide silicique) et de diverses bases alcalines et terreuses, la potasse, la soude, la chaux, la baryte ; certains oxydes minéraux lui donnent les colorations les plus variées, quelquefois les plus fâcheuses : que la pâte contienne seulement des traces de fer, et au lieu de verre blanc on n’a que du verre commun à vitres, ou, si l’oxyde ferrugineux est en proportions plus fortes, du verre à bouteilles d’un vert foncé. Au contraire joignez à une pâte bien blanche à base de potasse une certaine quantité d’oxyde de plomb, vous avez le cristal. Augmentez la dose convenablement, vous obtenez le strass, dont le pouvoir dispersif est si remarquable qu’il approche presque de celui du diamant. Entre ces deux produits extrêmes, l’humble bouteille brune et le brillant cristal à facettes, que de produits intermédiaires et que de services rendus ! Les vitres, qui ont tant fait pour la commodité et la salubrité des habitations, les grandes glaces, dont l’apparition bouleversa l’art de décorer les appartemens, la gobeleterie commune et riche, les cristaux des lustres, tels étaient les objets de cette magnifique industrie, qui satisfaisait à la fois aux nécessités les plus usuelles et répondait aux besoins du luxe le plus recherché. On ne s’étonnera plus après cela de l’importance qu’elle avait conquise, et on se fera une idée du nombre immense d’intérêts, d’industries et de commerces secondaires qui gravitaient autour d’elle.

Or la France, qui consommait de si grandes quantités de potasse et de soude, en produisait des quantités insignifiantes, et tirait tous ses approvisionnemens de l’étranger. Ces deux alcalis étaient obtenus de temps immémorial soit en récoltant le natron durant l’évaporation d’eaux alcalines dans des lacs peu profonds, soit en brûlant certaines plantes cultivées sur les bords de la mer et en recueillant l’alcali contenu dans les cendres. Le natron est un carbonate de soude cristallisé ; certaines eaux contenant de la soude carbonatée en dissolution le laissent déposer en s’évaporant. On trouve des lacs formés de ces eaux et donnant, pour ainsi dire, la soude d’eux-mêmes en Égypte, en Hongrie, en Russie, aux Indes, au Thibet, au Pérou. Les cendres des végétaux contiennent aussi des alcalis ; si les végétaux ont grandi sur les plages maritimes, la soude domine dans ces cendres ; la potasse s’y trouve presque seule au contraire quand ils ont grandi dans l’intérieur des terres. On séparait l’alcali en lavant ces cendres : l’eau dissolvait la potasse ou la soude et l’entraînait avec elle, et l’on pouvait alors soit utiliser directement cette eau alcaline pour le lessivage du linge, soit, en la filtrant et la soumettant ensuite à l’évaporation, recueillir l’alcali en masses compactes ou granulées, blanches, rosées ou bleuâtres. Le natron était la première source de soude, l’incinération des végétaux marins la seconde. Les soudes brutes de cette deuxième provenance étaient connues dans le commerce sous les noms de soudes d’Alicante, de Ténériffe, d’Espagne, de Narbonne, etc. Les désignations seules indiquent combien le marché français, pour les approvisionnemens de soude, était dans la dépendance de l’étranger. Il existait bien un troisième moyen d’avoir de la soude ; en traitant les cendres, non plus des plantes croissant sur le bord de la mer, mais des plantes croissant dans le lit même des flots, — algues, fucus ou varechs, — on obtenait un produit appelé soude brute de varech, très pauvre en soude, très riche en composés salins, et qui fut de bonne heure employé à la fabrication du verre, pour laquelle la multiplicité des sels mélangés dans la pâte en fusion n’est pas une condition défavorable.

Tels étaient, en ce qui concerne la production de la soude, les immenses besoins et les ressources indigènes à peu près nulles de notre industrie au moment où commença la révolution française. Mise au ban des nations, frappée d’interdit par l’Europe coalisée, la France vit bientôt tarir toutes les sources qui alimentaient la richesse nationale. Ce n’était pas seulement la soude qui lui faisait défaut, c’étaient tous les corps chimiques dont la science était parvenue à tirer parti pour un usage industriel et commercial, c’étaient aussi tous ceux qui étaient indispensables pour les engins de guerre : le salpêtre, le soufre, avec lesquels on fait la poudre, le fer et le bronze des armes à feu. Nos arsenaux et nos poudrières se trouvaient paralysés en même temps que nos plus florissantes industries ; la défense du territoire et la richesse de la France semblaient à la fois irréparablement compromises. Nous fîmes face à tout : le soufre, qu’on retirait de Sicile, fut extrait de la pyrite martiale, minerai abondant en France et qui n’est qu’un bisulfure de fer ; le salpêtre fut retiré du sol des caves ; les cloches des églises fournirent le bronze des canons. Enfin les moyens d’obtenir la soude artificielle furent trouvés, et il en résulta sur le marché français une telle abondance de cet alcali, que l’on put appliquer la soude dans une foule de cas où l’on avait employé jusqu’alors soit la potasse, soit un mélange de potasse et de soude, et consacrer à la fabrication de la poudre toute la potasse qui pouvait exister en France dans les centres d’approvisionnemens ou être retirée de notre sol. La science et le patriotisme se prêtèrent ainsi un mutuel secours ; la chimie, née de la veille, entassa découvertes sur découvertes, et de cette détresse profonde, où il semblait que la France allait succomber, sortit, au point de vue scientifique et industriel, un ordre de choses nouveau, un progrès immense, dont ne devaient pas tarder à profiter, après leur défaite, les nations coalisées elles-mêmes qui, bien involontairement, avaient déterminé un si admirable mouvement.

La fabrication de la soude artificielle est une des plus importantes et des plus belles découvertes de cette époque féconde. Les procédés qui attestèrent alors le zèle inventif des savans préoccupés de remplacer la soude naturelle se présentèrent en si grand nombre, qu’il fallut réunir une commission chargée de comparer et d’apprécier les divers systèmes. La commission, qui comptait parmi ses membres des savans comme Pelletier et Darcet, déploya une telle activité dans ses travaux, que le 2 messidor suivant elle remettait au comité de salut public, un rapport très explicite sur les procédés, au nombre de seize, sur lesquels elle avait fait des expériences, et qui lui avaient été présentés par les citoyens Leblanc, Malherbe et Athénas, Alban, Daguin, Chaptal et Bérard, Guyton, député à la convention nationale, Carny, Ribeaucourt. Dans le courant de thermidor, la commission présentait un supplément au rapport précédent ; elle y rendait compte de trois nouveaux procédés présentés par les citoyens Souton, Duboscq et Huon, Valentino et Lorgna. On le voit, ni commissaires ni inventeurs n’avaient perdu de temps. Tous les travaux antérieurs, toutes les découvertes poursuivies dans le silence des laboratoires sortaient comme de dessous terre au moment de la crise.

Chose remarquable, parmi des procédés si divers et si nombreux, ; la commission discerna du premier coup celui que l’expérience d’un demi-siècle devait consacrer comme le meilleur. C’était le premier qu’elle eût à examiner, celui de Nicolas Leblanc, qui fonctionnait depuis peu de temps à Saint-Denis. La commission a donné une description très exacte des appareils de Leblanc, une discussion approfondie de son système, et, ceci est peut-être un fait unique dans les fastes des sciences appliquées, cette description et cet examen sont encore vrais aujourd’hui : l’admirable procédé de Leblanc s’est conservé jusqu’à nos jours sans subir de changement notable. Qu’il nous soit permis de tracer ici, d’une façon plus exacte qu’on ne l’a fait encore et d’après des documens authentiques, l’instructive histoire de l’invention et de l’inventeur.

Nicolas Leblanc, d’après les qualifications qu’il se donne lui-même dans ses ouvrages, était « ancien officier de santé, chimiste, ancien administrateur du département de la Seine, membre de plusieurs sociétés de savans et d’artistes. » Il était déjà connu dans les sciences par des travaux sur la cristallographie ; il avait donné une méthode qui porte encore son nom, et qui permet d’obtenir des cristaux isolés, complets, dont on peut à volonté accroître le volume en se plaçant dans certaines conditions qu’il a indiquées. La cristallogénie a occupé la plus grande partie de sa vie, et c’est sans doute uniquement de ses recherches sur les cristaux qu’il attendait une renommée scientifique. Il avait observé le premier que plusieurs sulfates cristallisent de la même façon et peuvent se superposer les uns aux autres dans des cristaux de même forme. Il avait ainsi mis le premier les savans sur la voie d’une théorie nouvelle, la théorie de l’isomorphisme. Les mémoires qu’il avait pressentes à l’Académie des Sciences sur cette matière en 1786,1787 et 1788 avaient obtenu les honneurs de l’insertion dans le recueil des savans étrangers, sur les conclusions favorables de Haüy, Berthollet et Darcet. Un rapport signé au Louvre le 25 juillet 1792 par Daubenton, Sage, Berthollet et Haüy émettait le vœu que N. Leblanc fût invité à former une collection complète de tous les sels cristallisés. « L’exécution de ce projet, ajoutait le rapporteur, mériterait d’autant plus d’être favorisée par des encouragemens particuliers que déjà Leblanc y a employé un temps considérable, et que sa constance à suivre ce travail lui a fait faire des sacrifices auxquels son peu d’aisance ajoute un nouveau prix. » Le 27 prairial an II, le comité d’instruction publique de la convention nationale décidait que le citoyen Leblanc serait chargé de rédiger un ouvrage sur la cristallotechnie ; les circonstances empêchèrent cet ouvrage de voir le jour. Enfin, le 30 thermidor an X, un rapport présenté par Haüy et Vauquelin proposait à l’Académie des Sciences « d’inviter le ministre de l’intérieur à fournir au citoyen Leblanc les moyens nécessaires pour continuer ses recherches sur la cristallisation des sels, et pour imprimer son ouvrage en vue de confirmer et d’étendre la théorie de la cristallisation, de former des collections complètes de cristaux bien purs, et de rendre à ses occupations chéries un savant que les malheurs de la révolution ont mis dans l’impossibilité de soutenir sa famille. »

Les derniers mots de ce rapport montrent que Leblanc n’avait pas échappé au sort ordinaire des inventeurs, et qu’il ne lui avait pas été donné de retirer grand profit de la découverte dont il avait enrichi l’industrie française. Cette découverte cependant, au moment même où fut rédigé ce dernier rapport, faisait déjà la prospérité de plusieurs grands établissemens. Si Leblanc éprouva dans sa carrière industrielle de cruels mécomptes, il ne paraît pas en avoir été abattu, et il semble au contraire qu’il ne considérait l’installation de sa fabrique de soude artificielle que comme un incident accessoire de sa destinée. Il y avait en lui du savant plus que du manufacturier. Déçu par l’usine, il rentra dans le laboratoire, et jusqu’à la fin de sa carrière poursuivit avec ardeur ses recherches sur la cristallisation. En 1802, la protection et les secours du citoyen Molard, directeur du Conservatoire des arts et métiers, lui permirent de continuer, dans un des laboratoires de cet établissement, ses persévérantes études. Il s’y adonna tout entier, et, sans parvenir à former une collection complète, comme il le voulait, put présenter aux yeux du public des produits très remarquables. Cette collection de cristaux était sa constante et chère préoccupation. « J’aurais pu l’avancer depuis plus de vingt ans, écrit-il avec mélancolie ; elle sera reprise un jour… Si cet art peut être rétabli…, qu’une main plus heureuse, un observateur plus éclairé s’en occupe ! Je serai consolé de n’avoir pu trouver de secours pour porter mon travail plus loin. » De la soude, pas un mot ; de cette fortune entrevue, pas un regret. Dans les écrits où il nous raconte vingt années de travaux patiens, à peine si une note succincte mentionne les deux années qu’il a consacrées à établir la fabrique de soude.

Les regrets se seraient bien compris cependant, et quelque amertume même chez le vieil inventeur eût été fort excusable, car Leblanc avait certainement conscience du service qu’il avait rendu à la France, et jamais peut-être entreprise industrielle ne débuta sous d’aussi favorables auspices. Leblanc n’eut pas plus tôt pris un brevet d’invention (27 janvier 1791) pour son procédé, qu’il parvint à trouver les ressources nécessaires à l’exploitation de son brevet avec un prince du sang pour associé. Une société se forma entre Leblanc, Dizé, Schée et le duc d’Orléans. Leblanc apportait dans l’association son brevet, Dizé un procédé de préparation de la céruse et du sel ammoniac ; les deux autres sociétaires fournissaient les capitaux ; On fonda l’usine de Saint-Denis ; on surmonta les premières difficultés qui attendent invariablement tout inventeur lorsqu’il passe des expériences du laboratoire à la fabrication en grand. Deux ans après, en 1793, les commissaires envoyés par le comité de salut public trouvaient l’usine en pleine activité, et le nouveau procédé avait l’honneur éclatant d’être déclaré le meilleur de tous ceux qui avaient été soumis à l’examen de la commission. C’est au moment où cette distinction si flatteuse semblait assurer la prospérité de l’établissement, au moment où des besoins nouveaux, immenses, assuraient à ses produits un inépuisable débouché, qu’une catastrophe inattendue allait ruiner toutes les espérances de Leblanc. La mort du duc d’Orléans, le séquestre rigoureux mis sur ses biens privèrent l’association des capitaux qui lui étaient indispensables. Leblanc avait eu l’idée de fonder une seconde usine à Marseille, à proximité des savonneries. L’idée était des plus heureuses ; un autre devait la réaliser plus tard et y faire sa fortune, tout en rendant un immense service à toute la Provence. Non-seulement Leblanc dut renoncer à ce projet, mais il fallut encore songer bientôt à liquider l’actif social : liquidation désastreuse ; les ustensiles, les meubles, les matières premières, les produits fabriqués furent vendus à la criée. La ruine de l’établissement était consommée sans retour, et dès lors le brevet même tombait dans le domaine public, l’inventeur se trouvant déchu de son privilège par suite de la non-exploitation de son procédé, dont le rapport de la commission avait fait connaître les moindres détails. En l’an VIII, une décision ministérielle réintégrait Leblanc dans la possession du local de l’usine de Saint-Denis ; c’est toute l’indemnité qu’il obtint pour le dommage qu’il avait subi de la publicité donnée à sa découverte. Il fit quelques tentatives pour installer de nouveau la fabrication ancienne dans ces bâtimens démantelés ; il ne parvint pas à réunir les capitaux nécessaires, et l’auteur de la plus grande des inventions modernes dans les industries chimiques mourut pauvre en 1806.

La mort de Leblanc ne désarma pas les rigueurs de la fortune qui l’avait poursuivi. Pendant que son procédé, employé de toutes parts, rendait à l’industrie d’incalculables services, sa famille ne retirait nul fruit de ses travaux, et sa découverte même lui était contestée. — En novembre 1856, l’Académie des Sciences était appelée à donner son avis sur une pétition adressée par la famille Leblanc à l’empereur Napoléon III, et l’honneur lui revenait ainsi de dire le dernier mot sur les origines de cette découverte. Toute la section de chimie fut chargée d’élucider la question ; voici les conclusions que présenta, au nom de la commission, M. Dumas, rapporteur, et qui furent adoptées par l’Académie : « 1° La découverte importante du procédé par lequel on extrait la soude du sel-marin appartient tout entière à Leblanc ; 2° Dizé n’a fait.de recherches en commun avec Leblanc que pour mieux déterminer les proportions des matières à employer, et pour établir la fabrique de Saint-Denis ; si donc, comme le désire la famille Leblanc, il s’agit de rendre un juste hommage à l’auteur de la découverte de la soude factice, c’est à la mémoire de Leblanc qu’il est dû, c’est à sa famille que le témoignage doit en être adressé ; 3° s’il s’agissait en outre d’indemnités à accorder en raison des pertes éprouvées par suite du séquestre mis sur la fabrique de Saint-Denis, ou de la divulgation du brevet de Leblanc et de son annulation, sauf avis d’une autorité plus compétente, la section penserait que ces indemnités doivent être partagées entre les divers associés, aux termes de l’acte d’association du 27 janvier 1791. » Ce solennel hommage rendu par le premier de nos corps savans à la mémoire de l’inventeur ne sera pas le dernier sans doute que la France décernera à Leblanc. Pour nous servir des termes de la pétition sur laquelle l’Académie avait à statuer, — termes qui sont rigoureusement exacts, mérite rare dans une pétition, — Leblanc est en effet « l’auteur d’une industrie qui a donné l’essor à toutes les applications de la chimie aux arts. »

Il ne faudrait pas croire cependant que la ruine, de l’usine de Saint-Denis eût paralysé la production de la soude artificielle et empêché le procédé de Leblanc de rendre au pays, dans les circonstances difficiles où celui-ci se trouvait engagé, les services qu’on en attendait. L’impulsion donnée à cette industrie par l’initiative du comité de salut public survécut à la liquidation de la société. Les besoins étaient les mêmes, les débouchés assurés pour le fabricant ; la production de la soude prit un accroissement rapide. Tandis que certaines fabriques de produits chimiques adoptaient un des nombreux procédés présentés à la commission du comité de salut public, d’autres, mieux inspirées, profitant de ce que Leblanc n’avait pu empêcher son brevet de tomber dans le domaine public, adoptaient complètement la méthode qu’il avait indiquée. Elles appliquaient ainsi, dès le premier moment le conseil donné par la commission, qui avait recommandé ce procédé aux manufacturiers comme le plus industriel et le plus économique. Elles eurent lieu de s’en applaudir, et toutes les usines qui n’avaient pas suivi cet exemple finirent par s’y ranger successivement. Parmi les manufacturiers qui cherchèrent d’abord le succès en dehors de la découverte de Leblanc, citons Alban, directeur de la manufacture de Javelle. La manufacture de Javelle fournissait aux blanchisseries de grandes quantités d’acide chlorhydrique. Le résidu de cette fabrication était du sulfate de soude. Pour extraire la soude de ce sulfate, Alban le faisait chauffer dans un four à réverbère avec du fer et du charbon. Ce moyen avait été proposé par Malherbe, ancien bénédictin, dès 1777.

Parmi ceux qui exploitèrent le procédé de Leblanc, le premier en date fut J.-B.-P. Payen. Il venait de perdre la charge, récemment acquise, de substitut de procureur du roi à Paris, quand il prit la résolution de se consacrer aux industries chimiques, qui naissaient alors et offraient un vaste champ aux intelligences sans emploi. Il établit en 1794 une usine dans la plaine de Grenelle, alors déserte[4]. Il était déjà parvenu à y fabriquer économiquement le sel ammoniac, qu’on tirait autrefois d’Égypte, et obtenait également comme résidu de cette fabrication le sulfate de soude ; c’est même le sulfate de soude de l’usine Payen que la commission employa dans les expériences auxquelles elle se livra sur le procédé Alban dans l’usine de Javelle. Payen ne fit pas comme Alban, il adopta le procédé Leblanc, sans y changer autre chose que la dimension des appareils, qu’il agrandit de manière à porter la production journalière de chaque four de 672 à 4,340 kilogrammes. Le procédé Leblanc fut successivement exploité ensuite dans les usines d’Alban à Javelle, de Gautier-Barrera, Anfry et Darcet, puis dans les soudières mieux situées de Marseille, de Chauny, de Rouen. Il fut bientôt évident que le danger était conjuré : les armées de terre et de mer de l’Europe ne pouvaient empêcher l’Océan et la Méditerranée d’apporter sur nos côtes l’eau salée ; nous ne pouvions jamais manquer de sel marin, par conséquent jamais manquer de soude. Peu d’années après, nous en produisions assez, non-seulement pour n’avoir rien à demander à l’importation, mais encore pour lui interdire rigoureusement notre marché, d’après les idées protectionistes du temps. Le Journal des Débats, qui était à cette époque le journal de l’empire, publiait le 20 juillet 1810 ce laconique décret, qui permet de mesurer l’espace parcouru en quinze années par l’industrie naissante : « L’entrée de la soude étrangère et des savons étrangers est prohibée par toutes les frontières de terre et de mer de l’empire français, » C’était là, pour les nations qui alimentaient autrefois notre pays de soude, un résultat inattendu de l’interdit dont elles nous avaient frappés. Il ne leur fut même pas donné de pouvoir installer immédiatement chez elles une fabrication qui nous avait affranchis de leur onéreux concours. L’état de guerre, en supprimant presque entièrement les relations internationales, empêcha que le procédé de Leblanc ne fût d’abord connu au-delà de la frontière. L’Angleterre, que son organisation industrielle mettait particulièrement à même de l’exploiter avec avantage, et qui en retire aujourd’hui de grands profits, ne le connaissait pas encore ; l’impôt énorme que la situation du budget anglais avait fait établir sur le sel (trente fois la valeur de cette denrée) s’opposait d’ailleurs à ce que la fabrication de la soude se développât dans la Grande-Bretagne. Ce n’est qu’en 1823, année où l’impôt sur le sel marin fut supprimé, que M. James Muspratt fonda une usine de soude à Liverpool. Il adopta complètement les procédés et appareils de Leblanc. Cette usine est encore l’une des plus grandes fabriques de produits chimiques qui existent en Angleterre et probablement dans le monde entier.


II

Il nous reste à exposer sommairement l’ensemble des réactions sur lesquelles repose le procédé de Leblanc. Nous aurons en même temps l’occasion de montrer les difficultés que les manufacturiers ont eu à vaincre, les produits chimiques dont les soudières ont déterminé ou favorisé la fabrication en grand et les étroites relations qui existent entre cette industrie et toutes les autres industries chimiques. Lorsque l’on attaque le sel marin par l’acide sulfurique, il se dégage un gaz acide, et il reste du sulfate de soude. Du temps de Leblanc, cette réaction était connue et utilisée, par exemple à Javelle, pour la production de l’acide muriatique ; mais on ignorait la composition de cet acide qui se forme et s’échappe à l’état de gaz pendant l’action de l’acide sulfurique : on le nommait, faute de mieux, acide muriatique, et le sel marin était considéré comme une combinaison de cet acide muriatique et de la soude. On supposait donc que l’acide sulfurique, déplaçant simplement l’acide muriatique, se combinait ensuite avec la base alcaline : c’était une erreur. On sait aujourd’hui que le sel marin est du chlorure de sodium, c’est-à-dire qu’il se compose uniquement de sodium et de chlore, et que l’acide muriatique est composé d’hydrogène et de chlore. La réaction de l’acide sulfurique sur le sel marin n’aurait donc pas lieu, ce que ne soupçonnaient ni Leblanc ni aucun des chimistes de son époque, sans l’intervention de l’eau. Cette eau, en se décomposant, fournit de l’oxygène au sodium et de l’hydrogène au chlore du sel marin, donnant ainsi de la soude qui se combine à l’acide sulfurique et un gaz qui se dégage, — l’acide muriatique, ou, pour employer l’expression plus exacte de la nouvelle nomenclature, l’acide chlorhydrique. Sans eau, pas de réaction ; heureusement il y a toujours de l’eau dans l’acide sulfurique que l’on emploie, et cette erreur théorique, conséquence inévitable des idées qui régnaient à l’époque de Leblanc, fut sans influence sur le résultat de la réaction. Nous voici donc en présence du sulfate de soude, et nous avons à lui retirer l’acide sulfurique pour obtenir la soude : c’est ici que se place l’invention de Leblanc. La plupart des chimistes qui proposèrent des solutions de cette question difficile chauffaient ce sulfate de soude avec des corps divers : Leblanc eut le mérite de mettre la main sur ceux qui donnaient les meilleurs résultats ; nous voulons parler de la craie ou carbonate de chaux et du charbon. Le charbon agit ici comme agent réducteur, c’est-à-dire qu’il décompose les autres corps pour leur prendre une grande partie de leur oxygène, et forme de l’acide carbonique ou de l’oxyde de carbone gazeux. Il reste en définitive du carbonate de soude et du sulfure de calcium. Ce qu’il y a de singulier, c’est que Leblanc, pas plus qu’aucun des chimistes de son temps, ne connaissait la théorie exacte de ces réactions. Ce n’est que dans ces dernières années, et après une ingénieuse hypothèse de Thénard, mais surtout par les travaux plus récens de MM. Dubrunfaut, Pelouze, Scheurer-Kestner, Kolb, qu’on a pu la donner d’une manière à peu près complète. Malgré cela, l’instinct de l’inventeur était si sûr, les premières expérimentations furent conduites avec tant de sagacité, que les doses furent établies par Leblanc et Dizé d’une manière irréprochable, que toutes les conditions de succès furent fixées, que soixante ans d’expérience et les progrès de la théorie n’ont rien changé à l’opération manufacturière que Leblanc avait indiquée. Il avait même introduit dans les fours un excès de craie et un excès de charbon dont aucune des théories chimiques d’alors ne pouvait rendre compte. L’excès de charbon a été expliqué : une partie était brûlée dans le four sans être utilisée dans la réaction ; mais l’excès de craie a exercé de toutes les façons la sagacité des chimistes. On avait fini par admettre qu’il donnait un équivalent de chaux libre, que cet équivalent de chaux libre se combinait au sulfure de calcium et formait un hypothétique oxysulfure de calcium insoluble. On ajoutait que cette insolubilité était précieuse pour séparer parle lessivage le carbonate de soude, résultat de l’opération, de cet oxysulfure de calcium, qui en était le résidu. Cette théorie était enseignée dans tous les cours de chimie, exposée dans tous les ouvrages classiques, lorsqu’on s’aperçut que le sulfure de calcium était suffisamment insoluble pour permettre de séparer les deux corps, et qu’il n’était nul besoin, pour expliquer l’insolubilité du résidu, de recourir à la présence de l’oxysulfure. On constata ensuite que cet oxysulfure ne peut se former à la température rouge (de 950 à 1000 degrés centigrades) du four à réverbère. Il fallait cependant trouver une explication pour le troisième équivalent de craie. On a reconnu aujourd’hui que cet excès compense une réduction trop forte de la craie à l’état de chaux, et que cette chaux intervient pour augmenter dans la soude brute la proportion de soude libre pu soude caustique, ce qui présente certains avantages. Cette théorie nouvelle a rendu compte de plusieurs phénomènes, depuis longtemps signalés par MM. Pelouze, Scheurer-Kestner et jusqu’ici inexpliqués, qui se produisaient pendant le lessivage ; elle a donné des indications précieuses sur la nécessité d’éviter un contact trop prolongé des lessives avec le marc de soude, sur l’espèce de grillage que peuvent subir les sulfures, soit dans le four, soit pendant l’exposition à l’air humide.

Reprenons un peu le cours de ces opérations : décomposition du sel marin par l’acide sulfurique, décomposition du sulfate de soude par le charbon et la craie dans le four à réverbère, lessivage de soude brute formée sur la sole du four. Dès la première opération, nous voyons intervenir un corps des plus importans dont l’industrie nouvelle a déterminé la production en grand, l’acide sulfurique. En peu d’années, un procédé des plus remarquables fut trouvé pour fabriquer l’acide sulfurique, et cette grande industrie, marchant parallèlement avec celle de la soude, dont elle était issue, a véritablement bouleversé toutes les industries chimiques. C’est à l’aide de l’acide sulfurique en effet, le plus puissant des acides usuels dans des circonstances données, que l’on parvient, soit directement, soit indirectement, à extraire de différens sels la plupart des acides employés dans les laboratoires et dans les arts. C’est grâce à lui que l’on obtient économiquement l’acide chlorhydrique, qui a rendu de si grands services aux papeteries, aux blanchisseries, aux usines d’impression des tissus, qui sert à. la préparation de la gélatine, du sel ammoniac, du chlore enfin, et des hypochlorites désinfectans et décolorans ; l’acide carbonique, utilisé industriellement dans la préparation des eaux gazeuses, l’extraction du sucre de betteraves, la fabrication des bicarbonates alcalins ; l’acide azotique, le plus puissant agent d’oxydation, qui dissout tous les métaux, même l’or[5] et le platine, quand il est uni à l’acide chlorhydrique, et à ce titre est indispensable dans toutes les industries qui s’exercent sur ces métaux et leurs alliages ; les acides tartrique, citrique, acétique. L’acide sulfurique lui-même a permis de transformer en engrais puissans les phosphates fossiles, d’obtenir économiquement les sulfates d’alumine, de potasse, de magnésie, d’ammoniaque, de cuivre, de fer, de quinine, qui ont tous des applications importantes et variées dans l’industrie, l’agriculture, la médecine, l’économie domestique. La production des courans électriques, la galvanoplastie, les dorures et argentures électro-chimiques, l’affinage de l’or et de l’argent, les recherches médico-légales, la fabrication des bougies stéariques, l’épuration des huiles de colza et des hydrocarbures, la dissolution de l’indigo, la préparation de la garancine, voilà, entre autres, des branches d’industrie qui ne peuvent se passer de l’acide sulfurique, qui ont été vivifiées par les progrès de la fabrication en grand de cet acide, fabrication dont nous pouvons nous regarder comme redevables aux premières soudières. C’est un remarquable exemple de la solidarité qui existe entre les découvertes et de la loi qui les fait, pour ainsi dire, sortir les unes des autres.

La fabrication de l’acide sulfurique a une telle importance qu’on a pu dire avec vérité : « La prospérité industrielle d’un pays est en raison directe de la consommation d’acide sulfurique que fait ce pays. » Cette fabrication a subi des vicissitudes nombreuses, dont l’industrie soudière a particulièrement ressenti les contre-coups. En voici une curieuse, et qui mérite d’être signalée dans l’histoire si accidentée des arts chimiques. Le procédé le plus ordinaire de préparation de l’acide sulfurique consiste à oxyder l’acide sulfureux au moyen de vapeurs nitreuses en présence de l’eau et de l’oxygène de l’air. L’acide sulfureux s’obtient alors par la combustion du soufre qu’on brûle dans un courant d’air, en tête des chambres de plomb où s’opère la réaction principale. On retira longtemps le soufre de Sicile. En 1838, une compagnie commerciale se fit concéder par le roi de Naples le monopole du soufre malgré les réclamations de la France et de l’Angleterre. Elle avait promis à ce prince de beaucoup augmenter les revenus de la couronne ; maîtresse du marché, elle haussa le prix du soufre. Grande émotion en Angleterre et en France. Pendant que les ambassadeurs de ces deux pays parlementaient à Naples, nos industriels songèrent à reprendre un procédé indiqué par Dartigues pendant la révolution et qui nous avait déjà fourni le soufre de nos poudres de guerre sous la république et l’empire : il consistait soit à distiller, soit à griller la pyrite martiale (bisulfure de fer). Ce procédé donnait le soufre à un prix un peu plus élevé que celui du soufre de Sicile ; il avait été abandonné dès le rétablissement de nos relations commerciales avec le sud de l’Italie. On s’empressa d’y revenir au moment de cette hausse inattendue. La production du soufre indigène, non moins que l’intervention diplomatique des gouvernemens, réduisit le prix du soufre de Sicile ; mais la nouvelle industrie française subsista et donna lieu à un incident qui parut d’abord bizarre. On signala un jour des cas d’empoisonnemens occasionnés par un certain vinaigre ; l’appareil de Marsh révéla que le vinaigre suspect contenait de l’arsenic. Le conseil d’hygiène, remontant de détaillant en détaillant au fabricant de vinaigre, trouve chez lui du vinaigre irréprochable, mais qui était un peu faible, et auquel on ajoutait, dans l’usine même, quelques centièmes d’acide acétique avant l’expédition au dehors. Cet acide acétique contenait de l’arsenic. On remonte au fabricant d’acide acétique, qui habitait les environs de Dijon. Celui-ci traitait par l’acide sulfurique l’acétate de soude, produit définitif des manipulations successives auxquelles sont soumis les produits pyroligneux dans la carbonisation du bois en vases clos. Il achetait cet acide sulfurique à une usine qui utilisait le soufre indigène des pyrites martiales ; de là tout le mal. Ces pyrites sont presque toujours arsenicales ; l’acide arsénieux, produit en même temps que l’acide sulfureux, se rendait avec lui dans les chambres de plomb, se dissolvait dans l’acide sulfurique et lui restait uni. Il fallut renoncer à employer l’acide sulfurique provenant du soufre indigène dans la préparation de tout composé alimentaire, acide acétique, tartrique, eau de seltz, sirops de glucose, etc. Il restait cependant assez d’applications possibles pour que l’exploitation des pyrites martiales présentât des avantages, vu les prix auxquels se maintenaient les soufres de Sicile. Les neuf dixièmes du soufre consommé en France, soit à l’état de soufre, soit à l’état d’acide sulfurique, peuvent aujourd’hui sans inconvénient être obtenus par le traitement des pyrites. Cette industrie, devint même florissante lorsqu’en 1850 une terrible épidémie végétale vint désoler une partie de l’Europe, la maladie de la vigne. On constata que le soufre combattait efficacement le développement des végétations cryptogamiques qui causaient cette maladie. Un débouché considérable s’ouvrit au soufre sublimé ou réduit en poudre, indigène ou étranger. Il est facile de distinguer à première vue le soufre sublimé du soufre réduit en poudre. L’un est de la fleur de soufre et se prend en masse, comme de la neige, quand on le serre dans la paume de la main ; l’autre est simplement du soufre pulvérisé et reste pulvérulent sous la pression des doigts. Revenons à la soude.

La première opération du traitement du sel marin exigeait d’un côté d’immenses quantités d’acide sulfurique, elle produisait de l’autre de véritables torrens d’acide chlorhydrique gazeux. Ce fut là un embarras grave. On condensait cet acide chlorhydrique, autant qu’on pouvait, dans une série de vases remplis d’eau, au travers desquels on forçait le courant gazeux à passer : on obtenait ainsi, il est vrai, des dissolutions acides qui avaient une valeur commerciale ; mais on ne tarda pas à produire beaucoup plus d’acide en solution que le commerce n’en réclamait, et on ne trouva plus le placement de ces encombrans produits accessoires. Une autre difficulté imprévue se présenta : on ne parvenait pas à dissoudre tout l’acide chlorhydrique. formé, et le courant gazeux que l’on laissait enfin échapper dans l’atmosphère était encore chargé de vapeurs acides corrosives. Ces vapeurs attaquaient les ferrures des bâtimens, se condensaient dans les stomates des feuilles, qui se desséchaient et tombaient aussitôt. Les mêmes vapeurs, répandues au milieu de l’air atmosphérique, exerçaient une pernicieuse influence sur la santé des populations environnantes. Ce n’étaient pas seulement les abords immédiats de l’usine qui ressentaient les fâcheux effets de ces émanations, les vents les portaient à de grandes distances. Péclet a pu reconnaître, à plus de 20 kilomètres de certaines usines à soude, des signes non équivoques de la présence dans l’air de gaz chlorhydrique exhalé de ces usines dans l’atmosphère. Si les habitans de la contrée où fonctionnaient les fabriques de soude étaient justement alarmés d’un pareil état de choses, le propriétaire de l’usine n’avait pas lieu d’être plus rassuré de son côté, car les inconvéniens qu’il imposait à ses voisins et dont il était responsable pouvaient se chiffrer en argent ; la menace d’avoir à payer des dommages écrasans était suspendue sur sa tête, et la découverte d’un moyen de condenser ou recueillir tout l’acide chlorhydrique devenait pour les soudières une question de vie ou de mort. Toutes ces difficultés ont été surmontées, et, comme il arrive souvent dans l’histoire des industries chimiques, chacune d’elles est devenue au contraire l’origine d’un progrès nouveau, d’un perfectionnement lucratif. L’acide chlorhydrique, que l’on parvenait à condenser, n’avait pas de débouchés suffisans : il fallait trouver des applications nouvelles de cet acide, en multiplier l’emploi dans les arts industriels. Ce problème fut résolu et donna lieu à plusieurs perfectionnemens intéressans d’industries diverses. Nous ne pourrions en donner le détail sans sortir de notre sujet ; on a pu voir plus haut combien les applications de ce corps chimique sont variées : un grand nombre ont été trouvées sous l’empire de cette nécessité si pressante de condenser l’acide chlorhydrique ou de lui trouver des débouchés. Restait la seconde difficulté, épurer l’air de toute émanation acide ; celle-là était plus grave, et, après avoir donné lieu aux expériences les plus curieuses, n’a été que depuis peu complètement résolue. Les usines qui étaient assez heureuses pour avoir auprès d’elles de vieilles carrières abandonnées songèrent d’abord à enfouir dans ces vastes profondeurs crayeuses les.vapeurs incommodes. Le remède était tout local, de plus il était mauvais. Le carbonate de chaux, dont étaient formées les parois de ces carrières, était attaqué par l’acide chlorhydrique et transformé en chlorure de calcium soluble qui tombait en déliquescence à l’humidité. Il en résulta des effondremens, des mouvemens à la surface du sol, les habitations supérieures se trouvèrent compromises : il fallut chercher un autre moyen. M. Rougier, de Septèmes près de Marseille, remplaça les carrières par des conduites cimentées avec des marcs de soude épuisés. Une large cheminée qui n’était pas attaquée par l’acide chlorhydrique fut remplie de fragmens de carbonate calcaire, que l’on renouvelait à mesure qu’ils étaient dissous ; il se produisait ainsi du chlorure de calcium, que l’on faisait écouler dans la mer. Pour cette invention, qui assainit toute une localité, M. Rougier obtint de l’Académie des Sciences un des prix de la fondation Monthyon. Le procédé généralement adopté en France aujourd’hui consiste en ceci : on fait passer les gaz dans une série de plusieurs centaines de bouteilles de grès, d’une contenance de 200 litres chacune. Ces bouteilles communiquent toutes entre elles par des tubes bien lutés, un courant d’eau les traverse en sens inverse du courant gazeux, de sorte que les gaz les moins chargés d’acide chlorhydrique se trouvent en contact avec de l’eau presque pure, qui dissout jusqu’aux dernières traces d’acide. C’est ce qu’on nomme une condensation méthodique. La dissolution acide que l’on recueille contient de 40 à 42 pour 100 de son poids d’acide pur, et marque environ 21 degrés à l’aéromètre Beaumé. En Angleterre[6], on a surtout adopté des dispositions imaginées par un savant manufacturier français, Clément-Désormes, et désignés par lui, dans son brevet d’invention, sous le nom de cascade absorbante. Nous avons eu occasion nous-même de voir, en 1862, les résultats des expériences en grand entreprises par nos voisins pour constater l’efficacité de ce procédé. Ces expériences ont déterminé l’installation définitive, dans presque toutes les usines de la Grande-Bretagne, de ces cascades absorbantes. Qu’on imagine une haute et large tour bâtie en pierres siliceuses ; l’intérieur de cette tour est rempli de coke ou mieux encore de fragmens de roches siliceuses ou de briques espacées ; les gaz sont introduits au bas de la tour, et avant de s’échapper au sommet ont à passer à travers les interstices de ces durs matériaux. Il leur faut donc suivre comme une série de petits canaux étroits, enchevêtrés, Hérissés d’aspérités, fourmillant de coudes, dans lesquels circule, en sens inverse des gaz, de l’eau qui tombe continuellement en pluie une au sommet de la tour et descend, à travers tous les intervalles, jusqu’à la base de celle-ci. Cette disposition est des plus favorables pour retarder la vitesse des gaz et multiplier les surfaces de contact entre le gaz ascendant et l’eau qui doit dissoudre l’acide chlorhydrique. Au bas de la tour, on recueille une dissolution d’acide chlorhydrique ; à la partie supérieure s’échappent librement les gaz qui n’ont pas été condensés, et qui, ne contenant plus d’acide, sont inoffensifs. Une commission spéciale d’experts, dont M. Hofmann, membre de l’Académie royale des Sciences de Londres, était le rapporteur, a constaté que ces gaz, dans les expériences auxquelles la commission se livra, n’exercèrent aucune action sur l’azotate d’argent et sur la teinture bleue de tournesol ; ils ne contenaient donc pas même des traces d’acide chlorhydrique, car les plus petites quantités auraient été immédiatement révélées par ces deux réactifs si délicats. Il ne faudrait pas espérer que la pratique industrielle donne constamment un résultat aussi parfait que celui qu’a observé la commission. Dans une exploitation industrielle, les choses ne se passent pas toujours comme dans une expérience soigneusement préparée ; cette dernière peut du moins montrer que le procédé a une réelle valeur, et elle doit faire espérer que, même en tenant compte des fuites qui peuvent se produire dans la maçonnerie, des tassemens dans la colonne de coke, de quelques négligences inévitables dans un travail continu de jour et de nuit, ce procédé fera disparaître les principales causes de plaintes, et restreindra les inconvéniens au voisinage immédiat de l’usine.

Nous n’avons pas grand’chose à dire de l’opération par laquelle le sulfate de soude est transformé en carbonate de soude en présence du charbon et de la chaux. Nous en avons indiqué la théorie ; cette transformation s’effectue à la température rouge, dans un four à réverbère, c’est-à-dire dans un four recouvert d’une voûte. Cette voûte renvoie sur la masse à traiter, qu’on étale sur la sole du four, la chaleur d’un foyer placé en avant. La flamme rampe le long des parois supérieures du four en se rendant à la cheminée. Des ouvriers brassent la matière pendant l’opération, pour faciliter la réaction en assurant le mélange intime des divers corps. Nous supposerons cette opération terminée, le lavage du résidu fait, les lessives évaporées, et le carbonate de soude, qui est le produit définitif, obtenu. Il semble que les fabricans soient au bout de leurs peines ; il n’en est rien : ils ont eu encore bien des préjugés à combattre, bien des occasions, qu’ils ne cherchaient pas, d’exercer leur esprit inventif.

Les soudes brutes artificielles différaient entièrement par l’aspect des carbonates de soude naturels auxquels l’industrie était accoutumée. Aussi le produit nouveau fut-il accueilli avec une extrême défiance. La routine consent difficilement à changer ses habitudes, et toute nouveauté lui semble à priori suspecte. C’est de la même façon qu’un autre produit d’une de nos belles industries nationales issues du malheur des blocus pendant la république et l’empire, le sucre de betterave, fut longtemps regardé comme possédant des propriétés saccharines beaucoup plus faibles que le sucre des colonies, auquel il est devenu en réalité identique par l’épuration complète. Il en fut de même pour le carbonate de soude artificiel. Toute une corporation d’acheteurs de soude, les blanchisseurs, refusa de s’en servir. On l’accusa de brûler le linge, de donner des lessives trop fortes ; peut-être ne serait-il pas impossible de trouver encore aujourd’hui des blanchisseries où cette doctrine est regardée comme indiscutable. Qu’y a-t-il pourtant de fondé dans ces reproches ? Nous pouvons le dire avec précision, car ils ont fourni l’occasion de la découverte d’une science nouvelle, la science des essais manufacturiers, avec le concours de laquelle nous pouvons les discuter complètement. Vauquelin montra d’abord que, artificielles ou naturelles, les soudes brutes ou raffinées sont très différentes les unes des autres au point de vue de la proportion de principes utiles, c’est-à-dire de soude et de carbonate de soude, qu’elles renferment. Les soudes brutes contiennent, outre des sels neutres solubles, du carbonate de chaux, des parcelles de charbon, quelques corps étrangers accidentels. Dans le blanchiment, la fabrication des savons, la soude et le carbonate de soude importaient seuls ; dans les verreries, les autres corps n’étaient pas absolument nuisibles à la fabrication des verres communs à bouteilles, mais ils étaient sans valeur, et constituaient même un excédant fâcheux de poids. Vauquelin proposa un premier moyen pour reconnaître la teneur en alcali d’un poids donné de soude : c’était de le dissoudre et de neutraliser la dissolution au moyen d’un acide, en ayant soin de déterminer le poids de l’acide employé. Ce procédé était assez expéditif ; il exigeait cependant deux pesées et quelques opérations délicates qu’un opérateur exercé pouvait seul accomplir avec exactitude. Un manufacturier-chimiste de Rouen, Descroizilles, a rendu à l’industrie le très grand service d’indiquer une méthode volumétrique beaucoup plus simple, dont on peut faire usage dans le moindre atelier, et qui a rendu générale, même chez beaucoup de petits commerçans et industriels, l’habitude de se rendre toujours compte, au moment de l’achat, de la valeur alcaline des produits achetés, c’est-à-dire de la quantité exacte de potasse et de soude qu’ils contenaient. Dès lors les applications des soudes brutes et raffinées se multiplièrent, et les relations entre les producteurs, les négocians et les consommateurs, reposant sur des bases certaines, devinrent régulières et loyales. Les cours s’établirent avec facilité, on ne considéra que la quantité de matière utile, sans tenir compte des matières inertes. Enfin les industriels qui employaient la potasse et la soude ne payèrent pas seulement leurs alcalis à un prix plus logique, ils purent les utiliser mieux et subordonner avec précision la force alcaline de leurs réactifs à l’effet qu’il s’agissait d’atteindre. Là ne se bornèrent pas les services de la méthode alcalimétrique. Descroizilles l’appliqua lui-même aux essais des vinaigres et des autres acides usuels, à la détermination de la force décolorante du chlore, à l’essai des propriétés tinctoriales de l’indigo, C’est en effet une nouvelle méthode générale d’analyse, dont le principe essentiel, la partie originale, est de substituer la mesure des volumes de solutions homogènes titrées d’avance à des pesées toujours délicates et difficiles. Cette méthode, perfectionnée depuis par Gay-Lussac et par plusieurs chimistes contemporains, a été l’origine et forme la base de tous les procédés volumétriques et des essais manufacturiers.

A l’aide d’un moyen d’investigation de pratique si facile et recommandé par des résultats si rigoureux, on put voir ce qu’il y avait de fondé et ce qu’il y avait d’injuste dans les plaintes dont la soude artificielle était l’objet. Il fut reconnu que, si on pouvait reprocher à la soude artificielle une action souvent trop énergique, c’est qu’elle était en réalité plus riche que la soude naturelle, et qu’à un même poids correspondait, dans le nouveau produit, une valeur alcaline plus considérable. Il fut alors très aisé de mieux diriger l’emploi du nouvel agent et d’en établir le dosage avec une entière certitude. On apprit également à tenir compte d’une autre cause d’erreur, la causticité des dissolutions. Naturelles ou artificielles, les soudes et potasses brutes sont des carbonates de potasse ou de soude. Soit pendant la préparation, soit dans l’exposition à l’air libre, la potasse ou la soude se combinent en effet avec l’acide carbonique de l’air, dont elles sont très avides, et forment avec lui un sel, moins énergique dans son action alcaline que la potasse ou la soude pure ou caustique. Les excellentes soudes naturelles de Ténériffe et d’Alicante avaient tout le temps, pendant la traversée, de se combiner avec l’acide carbonique de l’air, et, au moment où elles étaient livrées au commerce français, se trouvaient dénuées de toute causticité. Les soudes indigènes contenaient, à la sortie de l’usine, un mélange de carbonate de soude et de soude caustique, et il pouvait se faire qu’on les employât avant que cette causticité n’eût disparu. C’était tantôt un avantage qu’il était facile de s’assurer, tantôt un inconvénient qu’il était non moins aisé de faire disparaître par une exposition du produit brut à l’air atmosphérique.

Il semblerait, que des résultats si précis, des constatations si simples eussent dû culbuter la routine jusque dans ses derniers retranchemens ; il n’en fut pas ainsi, et le subterfuge, innocent du reste et fort ingénieux, au moyen duquel, ne pouvant la convaincre, on lui donna le change, est assez curieux. Parmi tous les alcalis exotiques qui étaient en possession de la confiance exclusive de certains consommateurs, il y en avait un, la potasse rouge d’Amérique, qui jouissait d’une faveur tout exceptionnelle. Les données scientifiques avaient peu de prise sur ces préjugés robustes, et les produits très supérieurs et plus économiques de l’industrie indigène n’étaient achetés qu’avec la plus grande répugnance, parce qu’ils forçaient à modifier les antiques recettes traditionnelles. Tout à coup on annonça quelques arrivages de ces produits tant désirés ; la provenance en paraissait bien établie, l’identité avec la potasse rouge d’Amérique incontestable ! C’était bien là le bois si connu des barils qui la portaient, les douves fortement cerclées ; c’étaient bien, une fois le baril ouvert, les mêmes gros fragmens anguleux, compactes et rougeâtres, trahissant l’origine du produit par la saveur caustique particulière qu’un très léger contact laissait au bout de la langue. Ces prétendues potasses d’Amérique, immédiatement achetées avec hausse et utilisées dans les usines, se comportèrent en effet, dans tous les usages auxquels on les employa, comme de la potasse rouge d’Amérique d’excellente qualité. A partir de ce moment, les arrivages se succédèrent régulièrement, toujours accueillis de même ; pas une plainte ne se manifesta. Ces potasses d’Amérique n’étaient cependant pas des potasses, et n’étaient pas davantage américaines ; elles étaient fabriquées près de Paris, dans une usine de Vaugirard, avec de la soude artificielle française, marquant 75 degrés à l’aréomètre Beaumé. On avait commencé par affaiblir cette soude de 75 à 55 ou 60 degrés, pour la ramener au degré alcalimétrique de la potasse rouge d’Amérique, en la mélangeant avec un sel neutre inerte, du sel marin. La couleur était due à l’addition d’un sulfate de cuivre, qui avait produit un précipité rouge de protoxyde de cuivre ; on avait obtenu l’aspect anguleux des fragmens en fondant la matière et en la cassant après l’avoir laissé refroidir dans des marmites de fonte. Voilà comment la conciliation s’était faite. Le produit avait du reste la même force alcalimétrique et présentait les mêmes qualités que les potasses rouges d’Amérique les plus estimées. Seulement les consommateurs entêtés qui avaient forcé un manufacturier à déployer tant d’imagination pour leur vendre de la soude française au lieu de potasse américaine payaient avec bonheur de 120 à 140 francs un produit qui, d’après sa teneur alcaline, valait alors de 75 à 80 francs, et dont cette série de manipulations élevait bien inutilement le prix.


III

Dans l’exposé rapide que nous avons présenté des premiers progrès de la chimie manufacturière, on a du remarquer que les deux industries principales de la soude artificielle et de l’acide sulfurique, associées dès l’origine, ont toujours marché de conserve, appuyées l’une sur l’autre. Rien ne faisait prévoir qu’elles dussent jamais s’affranchir de cette mutuelle dépendance, lorsqu’une nouvelle industrie chimique, commençant à se développer sur les rivages français de la Méditerranée, fit pressentir que les relations des deux industries fondamentales allaient subir des modifications profondes. Il s’agissait en effet d’extraire directement le sulfate de soude des résidus liquides des salines, rejetés de tout temps à la mer. On voulait aussi retirer de ces résidus certains composés riches en potassium qui nous auraient dispensés de demander à l’étranger, comme on l’avait fait jusque-là, presque toutes les potasses que nous consommions.

Tout le monde connaît l’industrie des salines : l’eau de la mer est amenée, pendant la belle saison, dans des bassins de moins en moins profonds ; elle s’y éclaircit et s’y concentre spontanément par l’évaporation. Il arrive un moment où elle est saturée, c’est-à-dire où elle contient la quantité maximum de sel qu’elle peut garder en dissolution à cette température. L’évaporation continuant, le sel cesse d’être tenu en dissolution et se dépose au fond du bassin sous la forme de petits cristaux cubiques[7]. À mesure que le sel se dépose, les matières étrangères que contient l’eau de mer se concentrent de plus en plus dans le liquide non évaporé : ce sont des sels de magnésie, de soude, de potasse et de chaux. Voici, d’après les analyses de M. Usiglio, la proportion de sels que contient un litre d’eau de la Méditerranée, puisée loin des côtes et de toute cause perturbatrice.

Sel marin (chlorure de sodium) 30gr.182
Chlorure de magnésium 3,302
Sulfate de magnésie 2,541
Sulfate de chaux 1,392
Bromure de sodium 0,570
Chlorure de potassium 0,518
Carbonate de chaux 0,117
Oxyde de fer 0,030

Ainsi sur 38 grammes 1/2, en nombre rond, de substances solides tenues en dissolution, l’eau de la mer contient 30 grammes de sel marin et 8 grammes 1/2 de corps divers, c’est-à-dire que le sel marin n’entre que pour les 4/5 dans la proportion des composés salins dissous dans les eaux de la Méditerranée ou de l’Océan[8]. Après que le sel marin était complètement déposé, le liquide qui restait n’était donc pas un résidu sans valeur, et, à mesure que les découvertes, se succédèrent, on vit de plus en plus quels services on en pouvait tirer. Naturellement les découvertes ne se produisirent que lentement : on ne débuta pas par connaître la composition exacte de l’eau de mer telle que nous l’avons donnée plus haut ; c’est là au contraire le fruit de longues années de recherches patientes. Au moment où les premières recherches furent entreprises, on ne connaissait même pas en chimie l’existence de l’iode et du brome. C’est précisément aux travaux sur les eaux-mères des marais salans et sur les sels extraits des plantes marines que l’on doit la découverte de ces deux corps. On procéda d’abord à tâtons. C’est au chimiste manufacturier Courtois qu’est due la découverte de l’iode, corps simple qui se range chimiquement dans la famille du chlore. Il le retira des eaux-mères des sels de varechs, dans un établissement où il lessivait les cendres de ces végétaux pour en extraire les sels neutres de soude et de potasse. Gay-Lussac étudia les propriétés du nouveau corps et en donna une histoire complète. C’est à M. Balard que revient l’honneur d’avoir trouvé un troisième corps simple de la même famille, le brome, encore inconnu jusque-là. Il le retira des eaux-mères des marais salans et en fit une étude approfondie. L’iode et le brome ont joué un rôle important dans les progrès de la photographie. L’extraction de ces deux métalloïdes et des sels alcalins obtenus par l’incinération des algues marines s’effectue depuis avec un grand succès sur nos côtes de Normandie et de Bretagne. Un des premiers établissemens de ce genre, fondé près de Cherbourg par M. Cournerie, est devenu une importante usine, qui est en pleine voie de prospérité sous la direction de M. Cournerie fils, ingénieur de l’École centrale. Un habile chimiste, M. Moride, a même récemment proposé d’améliorer les conditions d’extraction de l’iode et supprimé toute cause de perte par volatilisation en carbonisant les algues au lieu de les incinérer. Des établissemens de même ordre et non moins florissans se sont également formés sur les côtes d’Angleterre. Ce n’est pas là cependant qu’il faut chercher la plus importante application des sciences chimiques à l’industrie au point de vue de la production de la soude : M. Balard a installé dans les marais salans des bords de la Méditerranée une exploitation remarquable, qui à pour but principal l’extraction du sulfate de soude et des sels de potasse. La première de ces opérations est fondée sur un fait observé d’abord par Green et vérifié par Berthier : la double décomposition qui s’opère entre le sulfate de magnésie et le sel marin sous l’influence d’une température inférieure à 0 degré ; les deux sels, mis en présence dans ces conditions, échangent, pour ainsi dire, les élémens qui les constituent et donnent du sulfate de soude et du chlorure de magnésium. Partant de cette donnée, M. Balard réussit à extraire des marais salans le sulfate de soude ; il adopta des dispositions si ingénieuses, il utilisa si heureusement les lois théoriques de la solubilité des sels, qu’il parvint à fabriquer annuellement sur un hectare de marais salans 1,125,000 kilogrammes de sulfate de soude cristallisé et 200,000 kilogrammes de chlorure de potassium en traitant ces eaux-mères jusque-là dédaignées et rejetées à la mer.

Cette belle industrie mérita au savant qui l’avait fondée les honneurs de la grande médaille à l’exposition internationale de Londres en 1862. Elle présentait une lacune cependant : la réaction chimique sur laquelle elle était tout entière basée exigeait une température inférieure à 0 degré pour pouvoir se produire. L’exploitation des marais salans était donc livrée au caprice des saisons, et par la force même des choses condamnée à de longs chômages. Il était évident que ce n’était pas là une difficulté insoluble : on sait en effet[9] que la chaleur n’est qu’une modification de la force, et que* partout où on peut faire fonctionner une machine, on a sous la main une source de chaleur, et par suite, au moyen de transformations qui ne sont plus un embarras pour la mécanique moderne, une source de froid. Au moment même où l’on se préoccupait de refroidir les marais salans, on savait que les Anglais avaient installé dans l’Inde de puissantes machines à vapeur de plus de cent chevaux de force destinées à fabriquer industriellement d’immenses blocs de glace. Il n’y avait donc pas lieu d’être inquiet sur le résultat final. La science était saisie de la question, elle ne devait pas tarder à la résoudre complètement. Dans les galeries de cette même exposition de Londres fonctionnait déjà en effet une machine qui offrait une solution inattendue, économique et élégante de ce problème : production de la glace par la combustion du charbon ; nous voulons parler de l’appareil de M. Carré. Immédiatement construit dans de grandes proportions et employé dans les salines du midi de la France, cet appareil y permet depuis ce moment d’abaisser la température jusqu’au degré nécessaire pour déterminer la production du sulfate de soude. Il a permis aussi de décupler la fabrication de ce corps sans dégagement d’aucun gaz ; il a développé dans la même proportion la production de l’autre base alcaline, la potasse.

L’industrie nouvelle était donc définitivement constituée ; elle avait conquis l’aplomb manufacturier ; il semblait que rien ne pût désormais en compromettre la prospérité. Elle était pourtant sérieusement menacée ; des recherches depuis longtemps poursuivies en Allemagne venaient d’aboutir à un résultat satisfaisant ; on. avait constaté la possibilité d’exploiter un immense gisement souterrain riche en composés salins analogues à ceux des marais salans. Ce gisement, que l’on trouve à Stassfurt, près de Magdebourg, en Prusse, et à Anhalt-Bernbourg, dans le duché de ce.nom, est un immense amas stratifié, lentement formé par les dépôts de la mer aux époques géologiques, et enfoui depuis dans les entrailles de la terre par l’accumulation de dépôts postérieurs[10].

La découverte d’une si puissante formation naturelle de sels de potasse ne date guère que de l’année 1860. Elle eut parmi les savans et les industriels un grand retentissement ; les deux localités, jusque-là peu connues, où le gisement avait été signalé furent l’objet de nombreuses visites de la part de tous ceux qu’intéresse ce bon marché de la potasse. Le minéral appelé carnallite, dont la mine renferme des quantités considérables, donne par son épuration un produit contenant jusqu’à 80 centièmes de chlorure de potassium. Une mine inépuisable de potasse se révélait. L’exploitation cependant fut, durant les premières années, languissante. En 1861, on ne parvint à extraire que 4,350 tonnes de carnallite ; en 1862, on retira 17,250 tonnes, en 1863 40,000 tonnes ; en 1864, on a dû en retirer 60,000 tonnes, si on s’en rapporte aux résultats publiés pour le premier trimestre. On le voit, la nouvelle exploitation est sortie de la période d’épreuves ; elle est en plein progrès ! Dès 1865, les premiers échantillons de chlorure de potassium ont apparu sur le marché français, au Havre d’abord, où la compagnie des mines d’Anhalt le livre au prix excessivement bas de 25 francs les 100 kilogrammes, à Paris ensuite, où ils sont livrés à 25 ou 30 fr. Il ne faut pas se dissimuler que c’est là pour les salines méridionales une redoutable concurrence. Sans doute, on continue à exploiter dans ces dernières les produits potassiques des eaux-mères, en même temps que le sulfate de soude, mais les avantages sur ce point sont sensiblement amoindris. Les prix de la soude elle-même ne peuvent manquer de se ressentir de l’abondance et du bon marché de la base alcaline rivale, la potasse. Le succès obtenu en Allemagne a éveillé l’attention des Français : au mois de mars 1863, les salines de l’est ont envoyé en Prusse un ingénieur des mines pour étudier les conditions géologiques du bassin de Stassfurt et les conditions économiques de cette nouvelle exploitation, afin d’appliquer, s’il y avait chance de succès, les résultats de cette étude aux gisemens salifères de la France.

Quoi qu’il en soit, voilà nos approvisionnemens en potasse et en soude assurés à jamais. On doit s’en applaudir d’autant plus que les sources qui nous fournissaient la potasse commençaient à s’appauvrir. Le procédé barbare qui a longtemps servi à préparer cet alcali si important, l’incinération des forêts, ne pouvait suffire longtemps ; les forêts s’épuisaient rapidement en Allemagne, en Russie, en Amérique, en Toscane. Aujourd’hui nous retirons la potasse soit d’une mine qui. semble inépuisable, soit des flots de la mer, qu’on peut certes exploiter indéfiniment. Il est impossible qu’elle nous fasse désormais défaut. Il est impossible aussi que la production de la soude artificielle ne continue à exercer sur les industries chimiques la grande et féconde influence dont nous avons cherché à montrer les principaux résultats.


PAYEN, de l’Institut.

  1. Il est presque impossible de faire l’histoire de la soude sans parler de la potasse ; c’est ce qui nous arrivera souvent dans le cours de cette étude. Ces deux corps sont tout à fait similaires et peuvent être substitués l’un à l’autre dans une foule d’usages industriels. Il y a cependant des applications spéciales à chacun d’eux. Tandis que certains sels de potasse sont en effet déliquescens, comme le carbonate, c’est-à-dire qu’ils attirent l’humidité et se liquéfient à l’air, plusieurs sels de soude, le sulfate entre autres, sont efflorescens et se réduisent spontanément en poudre au lieu de se liquéfier. Le nitrate ou azotate de potasse toutefois résiste mieux à l’humidité que le nitrate de soude. On emploie donc la potasse, à l’exclusion de la soude, pour la préparation du salpêtre destiné à fabriquer la poudre, qui redoute l’humidité.
  2. On sait que le mot alchimie est également arabe. Il se compose de l’article ai et d’une corruption du nom de Cham, que les adeptes de la science occulte regardaient comme l’auteur des premières recherches sur le grand-œuvre. Beaucoup de dénominations empruntées par la chimie moderne à l’ancienne alchimie sont de même arabes.
  3. Les propriétés de l’acide nitrique ou azotique furent indiquées par Albert le Grand, qui le nommait eau dissolvante, Albert le Grand fit des cours à Paris en 1225 avec un tel succès que la salle où il professait devint trop étroite pour l’affluence des auditeurs, et qu’il dut continuer ses leçons en plein air, sur une place qui prit le nom de place Magni Alberti, dont nous avons fait place Haubert.
  4. On n’y voyait, au milieu de rares bouquets d’arbres poussant dans le sable, qu’une seule maison d’habitation, un ancien rendez-vous de chasse du prince de Conti. La même propriété avait appartenu plus tard à Quidor, surintendant de police. L’activité du surintendant Quidor était proverbiale ; on le nommait « Quidor qui ne dort pas. »
  5. De là le nom d’eau régale donné anciennement au mélange liquide des acides nitrique et muriatique qui dissout l’or, appelé à cette époque le « roi des métaux. »
  6. Les usines anglaises ne furent pas moins éprouvées que les nôtres par les réclamations que soulevaient les émanations du gaz chlorhydrique. A la suite de procès engagés par les corporations de Liverpool contre l’usine Muspratt, celle-ci fut obligée de s’éloigner de Liverpool et d’aller s’installer à Newton. L’éloignement des grands centres était du reste un palliatif bien insuffisant ; on ne faisait que reporter sur d’autres localités les graves inconvéniens qui résultaient du malsain voisinage des soudières,
  7. Dans les salines du midi, un phénomène dont j’ai pu étudier toutes les circonstances à la saline de Marignane, près de Marseille, marque le moment où arrive le terme de saturation de l’eau salée. La superficie du liquide prend une teinte rouge et exhale une légère odeur de violette. Les ouvriers disent alors : la table va sauner (le bassin va donner du sel). Voici à quoi ce singulier phénomène est dû. Plusieurs petits êtres organisés, animaux et végétaux, notamment de petits crustacés branchiopodes un petit végétal microscopique globuliforme, tous deux roses (car le crustacé se nourrit du végétal et laisse voir à travers son corps transparent la couleur des globules qu’il a avalés), vivent et flottent dans l’intérieur de l’eau salée. À mesure que l’évaporation se produit, la densité du milieu dans lequel ils se meuvent augmente ; il arrive un moment où elle est assez considérable pour qu’ils ne puissent plus rester dans l’intérieur. Ils remontent alors comme ferait un morceau de liège placé au fond du liquide, ils s’élèvent à la surface de celui-ci, et y forment cette mince couche rose et odorante.
  8. L’eau de la Mer-Morte, qui se concentre sans cesse et ne s’écoule pas, a une composition bien différente : elle doit être, elle est en effet beaucoup plus chargée de sels minéraux. Voici les résultats de l’analyse pour 1,000 grammes :
    Eau 736
    Chlorures de Magnésium 146
    Chlorures de calcium 31
    Chlorures de sodium. 78
    Chlorures de potassium 7 264
    1,000


    On voit que cette eau contient au minimum quatre fois plus de substances salines que les mers qui baignent nos côtes.

  9. Voyez, dans la Revue du 1er mai 1863, de l’Equivalence de la Chaleur.
  10. Les couches très régulières de ce gisement se succèdent dans l’ordre suivant en partant du bas : 1° une couche de sel gemme pur d’une grande puissance (les sondages entrepris jusqu’à ce jour ont pénétré jusqu’à 150 mètres de profondeur dans cette couche sans en atteindre la base) ; 2° une zone de sel gemme de 30 mètres d’épaisseur, contenant des proportions variables et qui atteignent 5 pour 1,000 de chlorure de potassium, et à la partie supérieure des sels de chaux et de magnésie ; 3° une couche de kieserite, ou sulfate de magnésie, à un seul équivalent d’eau ; 4° la carnallite, chlorure double de potassium et de magnésium, avec 12 équivalens d’eau ; cette couche, par la richesse en potassium des sels qui la constituent, est la plus importante du gisement ; 5° la tachydrite, chlorure double de calcium et de magnésium. Enfin le gisement contient encore quelques corps moins intéressans au point de vue industriel mélangés aux précédens ou isolés dans la masse en rognons globulaires.