Les Lettres d’Amabed/Lettre 15b d’Amabed

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Les Lettres d’Amabed
Les Lettres d’AmabedGarniertome 21 (p. 470-472).


QUINZIÈME LETTRE
D’AMABED.


Tu dois savoir, mon cher Shastasid, que le cicéron à qui monsignor m’a recommandé, et dont je t’ai dit un mot dans mes précédentes lettres, est un homme fort intelligent qui montre aux étrangers les curiosités de l’ancienne Roume et de la nouvelle. L’une et l’autre, comme tu le vois, ont commandé aux rois ; mais les premiers Romains acquirent leur pouvoir par leur épée, et les derniers par leur plume. La discipline militaire donna l’empire aux césars, dont tu connais l’histoire ; la discipline monastique donne une autre espèce d’empire à ces vice-dieu qu’on appelle papes. On voit des processions dans la même place où l’on voyait autrefois des triomphes. Les cicérons expliquent tout cela aux étrangers ; ils leur fournissent des livres et des filles. Pour moi, qui ne veux pas faire d’infidélité à ma belle Adaté, tout jeune que je suis, je me borne aux livres, et j’étudie principalement la religion du pays, qui me divertit beaucoup.

Je lisais avec mon cicéron l’histoire de la vie du Dieu du pays : elle est fort extraordinaire. C’était un homme qui séchait des figuiers d’une seule parole[1], qui changeait l’eau en vin[2], et qui noyait des cochons[3]. Il avait beaucoup d’ennemis : tu sais qu’il était né dans une bourgade appartenant à l’empereur de Roume. Ses ennemis étaient malins ; ils lui demandèrent un jour s’ils devaient payer le tribut à l’empereur ; il leur répondit : Rendez au prince ce qui est au prince : mais rendez à Dieu ce qui est à Dieu[4]. Cette réponse me paraît sage ; nous en parlions, mon cicéron et moi, lorsque monsignor est entré. Je lui ai dit beaucoup de bien de son dieu, et je l’ai prié de m’expliquer comment sa chambre des finances observait ce précepte en prenant tout pour elle, et en ne donnant rien à l’empereur : car tu dois savoir que, bien que les Romains aient un vice-dieu, ils ont un empereur aussi auquel même ils donnent le titre de roi des Romains. Voici ce que cet homme très-avisé m’a répondu :

« Il est vrai que nous avons un empereur ; mais il ne l’est qu’en peinture. Il est banni de Roume ; il n’y a pas seulement une maison ; nous le laissons habiter auprès d’un grand fleuve[5] qui est gelé quatre mois de l’année, dans un pays dont le langage écorche nos oreilles. Le véritable empereur est le pape, puisqu’il règne dans la capitale de l’empire. Ainsi Rendez à l’empereur veut dire Rendez au pape ; Rendez à Dieu signifie encore Rendez au pape, puisqu’en effet il est vice-dieu. Il est seul le maître de tous les cœurs et de toutes les bourses. Si l’autre empereur qui demeure sur un grand fleuve osait seulement dire un mot, alors nous soulèverions contre lui tous les habitants des rives du grand fleuve, qui sont pour la plupart de gros corps sans esprit, et nous armerions contre lui les autres rois, qui partageraient avec nous[6] ses dépouilles. »

Te voilà au fait, divin Shastasid, de l’esprit de Roume. Le pape est en grand ce que le dalaï-lama, est en petit : s’il n’est pas immortel comme le lama, il est tout-puissant pendant sa vie, ce qui vaut bien mieux. Si quelquefois on lui résiste, si on le dépose, si on lui donne des soufflets, ou si même on le tue[7] entre les bras de sa maîtresse, comme il est arrivé quelquefois, ces inconvénients n’attaquent jamais son divin caractère. On peut lui donner cent coups d’étrivières ; mais il faut toujours croire tout ce qu’il dit. Le pape meurt ; la papauté est immortelle. Il y a eu trois ou quatre vice-dieu à la fois qui disputaient cette place. Alors la divinité était partagée entre eux : chacun en avait sa part ; chacun était infaillible dans sa part.

J’ai demandé à monsignor par quel art sa cour est parvenue à gouverner toutes les autres cours. « Il faut peu d’art, me dit-il, aux gens d’esprit pour conduire les sots. » J’ai voulu savoir si on ne s’était jamais révolté contre les décisions du vice-dieu. Il m’a avoué qu’il y avait eu des hommes assez téméraires pour lever les yeux ; mais qu’on les leur avait crevés aussitôt, ou qu’on avait exterminé ces misérables, et que ces révoltes n’avaient jamais servi jusqu’à présent qu’à mieux affermir l’infaillibilité sur le trône de la vérité.

On vient enfin de nommer un nouveau vice-dieu. Les cloches sonnent, on frappe les tambours, les trompettes éclatent, le canon tire, cent mille voix lui répondent. Je t’informerai de tout ce que j’aurai vu.


  1. Matthieu, xxi, 19.
  2. Jean, ii, 7-9.
  3. Matthieu, viii, 32 ; Marc, v, 13 ; Luc, viii, 33.
  4. Matthieu, xxii, 21 ; Marc, xii, 17 ; Luc, xx, 25.
  5. Le Danube.
  6. Toutes les éditions du vivant de l’auteur, et les éditions de Kehl, portent avec lui. La correction avec nous a été proposée par M. Decroix, dans un errata manuscrit. (B.)
  7. Jean VIII, assassiné à coups de marteau par un mari jaloux ;

    Jean X, amant de Théodora, étranglé dans son lit ;

    Étienne VIII, enfermé au château qu’on appelle aujourd’hui Saint-Auge ;

    Étienne IX, sabré au visage par les Romains ;

    Jean XII, déposé par l’empereur Othon Ier, assassiné chez une de ses maîtresses ;

    Benoît V, exilé par l’empereur Othon Ier ;

    Benoît VII, étranglé par le bâtard de Jean X ;

    Benoît IX, qui acheta le pontificat, lui troisième, et revendit sa part, etc. Ils étaient tous infaillibles. (Note de Voltaire.)