Les Liaisons dangereuses/Lettre 66

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Lettre LXVI.

Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil.

Vous verrez, ma belle amie, en lisant les deux lettres ci-jointes, si j’ai bien rempli votre projet. Quoique toutes deux soient datées d’aujourd’hui, elles ont été écrites hier, chez moi & sous mes yeux : celle à la petite fille dit tout ce que nous voulions. On ne peut que s’humilier devant la profondeur de vos vues, si on en juge par le succès de vos démarches. Danceny est tout de feu ; & sûrement à la première occasion vous n’aurez plus de reproches à lui faire. Si sa belle ingénue veut être docile, tout sera terminé peu de temps après son arrivée à la campagne ; j’ai cent moyens tous prêts. Grâce à vos soins, me voilà bien décidément l’ami de Danceny ; il ne lui manque plus que d’être Prince[1].

Il est encore bien jeune, ce Danceny ! croiriez-vous que je n’ai jamais pu obtenir de lui qu’il promît à la mère de renoncer à son amour ; comme s’il était bien gênant de promettre, quand on est décidé à ne pas tenir ! Ce serait tromper, me répétait-il sans cesse : ce scrupule n’est-il pas édifiant, surtout en voulant séduire la fille ? Voilà bien les hommes ! tous également scélérats dans leurs projets, ce qu’ils mettent de faiblesse dans l’exécution, ils l’appellent probité.

C’est votre affaire d’empêcher que madame de Volanges ne s’effarouche des petites échappées que notre jeune homme s’est permises dans sa lettre ; préservez-nous du couvent ; tâchez aussi de faire abandonner la demande des lettres de la petite. D’abord il ne les rendra point, il ne le veut pas, & je suis de son avis ; ici l’amour & la raison sont d’accord. Je les ai lues ces lettres, j’en ai dévoré l’ennui. Elles peuvent devenir utiles. Je m’explique.

Malgré toute la prudence que nous mettrons, il peut arriver un éclat ; il ferait manquer le mariage, n’est-il pas vrai ? & échouer tous nos projets Gercourt ? Mais comme, pour mon compte, j’ai aussi à me venger de la mère, je me réserve en ce cas de déshonorer la fille. Que sait-on ? En choisissant bien dans cette correspondance, & n’en produisant qu’une partie, la petite Volanges paraîtrait avoir fait toutes les premières démarches, & s’être absolument jetée à la tête. Quelques-unes des lettres pourraient même compromettre la mère, & l’entacheraient au moins d’un négligence impardonnable. Je sens bien que le scrupuleux Danceny se révolterait d’abord ; mais comme il serait personnellement attaqué, je crois qu’on en viendrait à bout. Il y a mille à parier contre un que la chance ne tournera pas ainsi ; mais il faut tout prévoir.

Adieu, ma belle amie : vous seriez bien aimable de venir souper demain chez la maréchale de… ; je n’ai pas pu refuser.

J’imagine que je n’ai pas besoin de vous recommander le secret vis-à-vis de madame de Volanges, sur mon projet de campagne ; elle aurait bientôt celui de rester à la ville : au lieu qu’une fois arrivée, elle ne repartira pas le lendemain ; & si elle nous donne seulement huit jours, je réponds de tout.

De… ce 9 septembre 17…
  1. Expression relative à un passage d’un poème de M. de Voltaire