Les Mémoires d’un veuf/Chiens

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Œuvres complètes - Tome IVVanier (Messein) (p. 191-192).

CHIENS


Le grand Baudelaire a chanté les bons chiens de la paresseuse Belgique. Moi, chétif, je veux essayer de dire un chien de Paris. Jean Richepin décrivait naguère excellemment une variété de cette race si supérieure à notre humanité d’aujourd’hui, — le chien bohème, noceur, innocemment entretenu, mais pas souteneur du tout, le chien de café, de brasserie, de caboulot ou de taverne, flâneur et fier dans son genre qui est le bon.

Quoi qu’il en soit, voici le mien de chien.

Je vis très haut — voyez un peu l’orgueil — dans une chambre dont la fenêtre enfile la rue la plus passante du Paris auvergnat.

Dans cette rue, juste au milieu de la chaussée à tout instant traversée par les plus rapides omnibus, dix fardiers à la minute et mille fiacres en une heure, s’est installé un superbe terre-neuve, noir comme le corbeau dont il a l’audace sans en posséder la sauvagerie, qui y sieste en lazzarone et y règne en don Juan. Les amours et son sommeil daignent parfois s’apercevoir qu’il y a des roues et que des chevaux existent, mais c’est tout le bout du monde, et les fardiers et les omnibus et les fiacres se détournent plus souvent que lui ne se dérange.

Plusieurs jaloux, dont quelques-uns de sa taille qui est formidable, tentent bien de le troubler dans les expansions de sa flamme mille-e-tresque mais en vain. Un court aboi met en déroute ces espèces — et quand la cruelle nature, une fois satisfaite, le retient dans le dos-à-dos traditionnel auprès de l’objet chéri du moment, son regard rouge et ses belles dents, que corrobore un grondement dont je ne vous dis que cela, font autour d’eux un large cercle d’apprentis et de trottins.

Un poète de ma connaissance ne manque jamais — en revenant de la crémerie voisine avec un peu plus d’appétit qu’auparavant — de s’exclamer, cynique :

« À sa place qui de nous pourrait encore en faire autant ? »