Les Mémoires du Diable/Édition 1858/18

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Michel Lévy (tome Ip. 231-238).


XVIII

COMMENT LES FEMMES ONT DES AMANTS.


Lorsque Luizzi approcha de l’horloge où il devait retrouver Laura, il fut obligé de percer un groupe assez nombreux de jeunes élégants qui se pressaient autour de deux femmes qui les accablaient de railleries. L’une d’elles se tourna vers lui, c’était madame de Farkley. Elle s’empara rapidement du bras d’Armand et perça le cercle dont elle était entourée. On lui fit place avec cette courtoisie moqueuse qui respecte la femme parce qu’elle est femme, mais qui montre en même temps que le respect ne s’adresse qu’au sexe et non à la personne. Armand et madame de Farkley étaient à peine à quelques pas du groupe, que celle-ci lui dit d’un ton languissant :

— Vous êtes monsieur de Luizzi, n’est-ce pas ?

— Oui, Madame.

— Vous arrivez de Toulouse ?

— Oui, Madame.

— C’est vous que j’ai eu le plaisir de voir chez madame de Marignon ?

— Oui, Madame.

— Mais savez-vous bien, Monsieur, que vous avez été précédé ici par une réputation colossale ?

— Moi, Madame ? et à quel titre, mon Dieu ? Je suis l’homme le plus obscur de France.

— Obscur, parce que vous êtes discret, Monsieur ; car il vous est arrivé, dit-on, des aventures qui auraient suffi pour mettre un homme à la mode, si elles n’étaient datées de Toulouse.

— En vérité, Madame, je n’ai aucune envie de me rappeler le passé quand je suis près de vous.

— En vérité, Monsieur, vous êtes ingrat envers le passé ; car on m’a assuré qu’il est difficile de rencontrer une personne plus complétement belle que cette pauvre marquise du Val, et une femme plus charmante que la petite marchande, Madame… Madame… comment l’appeliez-vous ?

— Je puis vous jurer que ces souvenirs n’ont rien de bien flatteur, et que, ne fussé-je pas près de vous, je voudrais encore les oublier.

— Voilà qui est mal, Monsieur, et en quoi les hommes manquent tout à fait de justice et de générosité. Je ne pense pas qu’une liaison doive être éternelle ; qu’un homme que des intérêts graves, une grande ambition, peuvent entraîner loin d’une femme qu’il a aimée, doive lui garder une inaltérable fidélité d’amour. C’est impossible. Mais du moment qu’il ne l’aime plus ou qu’il en est séparé, qu’il se fasse son ennemi ou son détracteur, voilà ce qui me semble odieux et méprisable.

— Ce sont des crimes dont je ne suis pas coupable, dit Luizzi, et je vous proteste que personne ne professe un plus profond respect pour les deux femmes dont vous venez de parler.

— Ah ! voici une autre sorte de ridicule, repartit madame de Farkley en se jetant doucement en arrière pour s’appuyer ensuite plus doucement sur le bras de Luizzi et lui faire sentir cette frêle élasticité de son corps qui se pliait et se tendait à chaque pas par un mouvement d’un abandon et d’une volupté indicibles.

— Que voulez-vous dire, Madame ? une autre sorte de ridicule ? y en a-t-il donc à respecter des femmes qui méritent de l’être ?

Madame de Farkley se pencha vers Luizzi de manière à ce que ses deux bras fussent passés dans le sien, et marchant ainsi, la poitrine appuyée à son épaule, elle lui dit presque dans l’oreille :

— Vous êtes un enfant, baron.

Cette parole fut prononcée de ce ton de supériorité séduisante qui, dans la bouche d’une femme comme madame de Farkley, semble dire à un homme comme Luizzi : « Vous ne savez pas tout ce que vous valez, et vous perdrez mille chances de réussir parce que vous êtes trop modeste. » Le baron crut devoir le prendre ainsi ; cependant il répondit :

— Je ne comprends pas plus que je sois un enfant que je ne comprenais pourquoi j’étais ridicule.

— Ni ridicule ni enfant, si vous le voulez : je vous demande pardon de l’expression. Vous n’êtes pas vrai, ou plutôt, vous n’êtes pas naturel.

— Il y a une chose que je suis assurément ; c’est bien gauche, car je ne comprends pas davantage.

— Eh bien ! reprit madame de Farkley en continuant ce manége de coquetterie physique pour ainsi dire, qui consiste dans une attitude de corps, dans des inflexions de voix, dans une main ravissante habilement dégantée pour relever une barbe de masque qui découvre des lèvres pleines de volupté jouant sur des dents virginales, dans ces mille petites ruses qui détaillent une femme, beauté à beauté, aux yeux d’un homme qui l’examine ; eh bien ! reprit-elle, je vais m’expliquer tout à fait. Vous avez de l’honneur dans le cœur, monsieur le baron, et personnellement j’aurais à vous remercier de l’intention d’une bonne façon à mon égard, si vous ne vous étiez trompé comme tout le monde sur ce qui est arrivé ce soir : c’est pour cela que j’oserai vous donner, à vous qui êtes encore un assez jeune homme, un conseil que vous ferez bien de suivre. Vous ne savez ni avouer ni nier une femme, et cependant c’est en cela que consiste tout l’art de savoir vivre avec nous. Je vous prends pour exemple. Je viens de vous parler de deux femmes. Je suppose, car je ne sais rien de ce qui est, je suppose que l’une des deux seulement vous ait appartenu ; eh bien ! vous m’avez répondu sur l’une et sur l’autre avec la même phrase insignifiante et banale. Si cette phrase a un sens, si elle est vraie, vous faites injure à l’une d’elles en protégeant du même mot celle qui a fait une faute et celle qui n’en a pas fait ; si cette phrase est, comme je le disais, insignifiante et banale, vous faites encore injure à celle qui n’a pas été coupable en ne la défendant pas mieux que celle qui l’a été.

— Mais si aucune ne l’a été, Madame, que pouvais-je répondre ?

— Oh ! reprit Laura vivement, ne changeons pas la question : j’ai supposé qu’il y en avait une de coupable ; en ce cas, croyez-vous m’avoir bien répondu ?

— Oui, Madame, car la discrétion est une vertu du monde tout au moins.

— Et c’est cette vertu avec laquelle on déshonore presque toutes les femmes. Tout se sait, tout se sait exactement dans de pareilles aventures, Monsieur ; mais, lorsqu’on ne peut pas douter d’une intrigue et qu’on voit un homme la nier, les femmes lui en savent gré, et elles ont grand tort ; en effet, le lendemain, si cet homme se trouve par hasard dans leurs relations habituelles, il est assez probable qu’on lui supposera une nouvelle intrigue, et, comme ces femmes n’ont pas cru pour une autre les protestations de cette vertu que vous appelez discrétion, on ne croira pas davantage pour elles les mêmes protestations discrètes.

— Mais à ce compte, Madame, reprit Luizzi, il faudrait donc à la première question répondre la vérité ? Puis, considérant madame de Farkley d’un air impertinent, il ajouta : Il y a des femmes pour qui cette théorie devrait être bien dangereuse.

— Qui sait, Monsieur, répondit madame de Farkley sans paraître émue, qui sait quelles sont les femmes qui auraient à redouter cette exacte vérité ? Un amant, Monsieur, c’est comme le chiffre 1 posé dans la vie d’une femme ; s’il arrive après lui un fat qui se vante de ce qu’il n’a pas obtenu, le monde pose ce zéro après le chiffre fatal, et le monde lit 10, répète 10. Soyez sûr, Monsieur, que, dans l’existence d’une femme et en bonne arithmétique galante, un amant et un fat équivalent à dix amants.

Luizzi trouva que madame de Farkley plaidait sa propre cause d’une manière assez directe. Comme il crut pouvoir lui répondre sans trop de détour, il reprit :

— Et sans doute, Madame, vous poussez ce système numérique dans toutes ses conséquences, et vous supposez qu’un second fat équivalant à un second 0, la renommée d’une femme va de 10 à 100, à 1,000 amants, ainsi de suite, selon le nombre des fats ?

— En vérité ! Monsieur, reprit madame de Farkley, j’en connais qui n’auraient pas eu un jour à donner à ceux qu’on leur prête, si l’on en faisait une liste exacte ; mais il y a encore des femmes plus malheureuses que celles dont je viens de vous parler.

— Cela me paraît difficile, dit Luizzi.

— J’espère vous le prouver. Il y a telle femme à qui l’on prête tous les amants du monde et qui n’en a pas eu un seul.

— Pas un seul ! dit Luizzi en finassant sur le mot et en regardant Laura d’un air plein de raillerie.

— Pas un seul ! monsieur le baron, répondit-elle, pas même vous.

Luizzi demeura assez embarrassé de cette apostrophe, et répondit assez gauchement :

— Je n’ai jamais eu cette présomption, Madame.

— Et vous avez tort ; car vous êtes peut-être le seul homme pour lequel on eût bien voulu laisser une fois à la calomnie le droit de n’être que la vérité.

— Et sans doute j’ai fait évanouir maladroitement toute cette bonne volonté ?

— C’est ce que je ne puis vous dire ce soir, Monsieur, car j’aperçois mon père et il faut que j’aille le rejoindre.

— Ne le saurai-je jamais ? dit Luizzi.

— C’est aujourd’hui samedi ; lundi c’est le dernier bal de l’Opéra. Si vous voulez vous trouver ici à la même heure, peut-être aurai-je quelque chose de plus à vous apprendre, à moins que ce que j’ai à dire à mon père ne m’oblige à vous revoir plus tôt.

Madame de Farkley s’éloigna et laissa Luizzi fort embarrassé de ce qu’il venait d’entendre. Avant d’entrer chez lui, il fut l’objet des plaisanteries de tous les élégants dont il était connu. M. de Mareuilles, entre autres, lui dit d’un ton presque de mépris :

— Il paraît, mon cher Armand, que vous avez beaucoup de temps à perdre ?

— En quoi, s’il vous plaît ? répondit le baron.

— Deux bals masqués pour madame de Farkley, mon cher, car nous avons entendu votre rendez-vous pour lundi, c’est beaucoup trop en vérité, et vous me paraissez le plus grand niais de la terre si demain vous n’êtes pas chez elle à midi pour vous excuser de ne pas y être à présent.

Luizzi réfléchit un moment ; puis, voulant se tirer de la perplexité où l’avait mis la conversation étrange de cette femme, il regarda Mareuilles d’un air sérieux, et lui dit :

— Êtes-vous bien sûr, monsieur de Mareuilles, de ne pas faire de fatuité pour mon compte, dans ce moment ?

M. de Mareuilles se troubla vivement à ces mots de Luizzi ; mais le baron ne put savoir si c’était la honte d’être véridiquement accusé de mensonge, ou l’indignation d’en être faussement accusé, qui fit pâlir le fat. Tous les amis de Mareuilles crurent, à ce qu’il paraît, à ce dernier sentiment ; car ils éclatèrent tous de rire en disant à celui-ci :

— Ah ! très-bien ! très-bien ! ne va pas te fâcher, au moins ! Luizzi est superbe, parole d’honneur ! il croit à la vertu de notre belle Laura, il est capable de l’épouser en troisièmes noces ; car vous saurez, mon cher monsieur le baron de Luizzi, qu’elle est déjà veuve de deux maris.

De Mareuilles qui, dans le premier moment, avait paru prêt à répondre à Luizzi par une provocation, prit tout à coup un air bon homme, et, tendant la main au baron, il lui dit :

— Voyons, mon cher Armand, pas d’enfantillage ! Cette femme a encore un plus grand tort que celui d’avoir beaucoup d’amants, c’est celui de les compromettre et de les exposer d’une manière indigne. Son premier mari a été tué en duel pour elle ; le second de même, et ce n’est point sa faute si beaucoup d’entre nous ne se sont pas coupé la gorge ensemble pour une vertu sur laquelle nous avons eu du moins le bon esprit de nous expliquer avant d’en venir à des extrémités. Du reste, madame de Farkley vous a donné un rendez-vous pour après-demain ; après-demain c’est le lundi gras ; eh bien ! si le mardi au matin il vous prend encore fantaisie de vous battre pour elle, ce jour-là je serai à votre disposition, ce jour-là seulement, entendons-nous bien ! car j’aime à faire les choses en leur temps, et je vous déclare que, le mercredi des cendres, les folies du carnaval sont finies pour moi.

— Ma foi ! répondit Luizzi, mécontent de lui, mécontent de tout le monde, ne sachant véritablement ce qu’il devait penser, et impatient de cette perplexité perpétuelle où il passait sa vie, ma foi, dit-il, je ne vous réponds ni oui ni non : à mardi au matin.

— À mardi au matin, dirent tous les jeunes fous en ricanant ; nous irons vous demander à déjeuner, baron, et nous espérons que madame de Farkley daignera nous faire les honneurs de la table.

Tant d’assurance laissa Luizzi confondu. Il reculait devant l’idée que le monde pût parler avec ce mépris d’une femme qui ne l’aurait pas mérité. Il rentra chez lui bien décidé encore une fois à ne s’en rapporter qu’à lui-même de l’opinion qu’il devait avoir des autres, et il s’endormit dans cette sage résolution. Mais il était écrit quelque part que de nouveaux incidents le forceraient d’en changer malgré lui. Le lendemain, au moment où il se levait, son valet de chambre lui remit plusieurs lettres. L’une d’elles était de madame de Marignon, et le style et le sujet étonnèrent grandement le baron. Voici quelle était cette lettre :


« Monsieur,

« Lorsque M. de Mareuilles vous présenta chez moi, il m’en demanda la permission. Le nom que vous portez et la considération qui devrait en être la suite, ne sont pas, je dois vous le dire, une autorité suffisante pour que vous ayez cru pouvoir vous dispenser de ce devoir. Assurément, l’artiste que vous avez amené sans m’en prévenir est un homme d’un immense talent ; mais il y a des convenances au-dessus de tous les mérites, il y en a aussi au-dessus de tous les noms, et, quoique le vôtre soit illustre, monsieur le baron, il ne l’est pas assez pour vous affranchir de celles que le monde impose à tous ceux qui cherchent à s’y faire respecter. Je ne m’explique pas davantage. Pardonnez à une femme, qui par son âge pourrait être votre mère, de vous donner des conseils dont votre jeunesse a besoin, et veuillez croire à la sincérité des regrets que j’éprouve de ne plus pouvoir vous compter au nombre des personnes qui veulent bien honorer mon salon de leur présence. »

Lorsque Luizzi lut cette lettre qui lui donnait un congé si formel, il bondit dans son lit, en poussant les exclamations les plus extravagantes.

— Ah çà, se disait-il, est-ce que je deviens fou ou stupide ? qu’est-ce que c’est que ce chanteur que j’ai mené chez madame de Marignon ? En quoi ai-je manqué aux convenances, de façon à me faire chasser (car on me chasse) de chez elle ? Est-ce pour avoir été m’asseoir à côté de madame de Farkley ? cette femme est donc une fille publique, et je suis son jouet ? c’est se compromettre que de la regarder, que de lui parler ? Ah ! je veux avoir le cœur net de tout ceci.

Après cette réflexion, il chercha une plume pour répondre à madame de Marignon ; mais, au moment où il commençait sa lettre, il se prit à penser que l’impertinence qu’on venait de lui faire méritait une sévère leçon :

— On me fait honte de m’être assis à côté de madame de Farkley, on la chasse et on me chasse ; eh bien, pardieu ! je veux apprendre à madame de Marignon que, lorsqu’on fait son amie intime d’une madame du Bergh et d’une madame de Fantan, on devrait être moins scrupuleuse sur le compte des gens qui se présentent chez vous.

Et se montant sur cette idée, il ajouta encore :

— Et madame de Marignon elle-même, quelle est-elle ? d’où vient-elle ? quelle est sa vie ? Il faut que je le sache à l’instant même, et que ce soit elle qui me demande en grâce de lui faire l’honneur de rentrer chez elle.

Et sur ce, Luizzi fit sonner sa sonnette, et le Diable parut aussitôt.

— Mons Satan, lui dit le baron, point de préambule, point de réflexion, point de dissertation morale ou immorale ; tu vas me raconter tout de suite la fin de l’histoire de madame du Bergh, puis celle de madame de Fantan, puis celle de madame de Marignon.

— Cela fait trois histoires à t’apprendre, trois histoires de femmes ! En voilà pour trois semaines au moins, il faut que tu m’accordes un délai.

— Non, je veux, j’exige que tu commences tout de suite, et, puisque le bruit de cette clochette a le don de te faire sentir plus cruellement tes éternelles tortures, je les rendrai si épouvantables que tu obéiras sans délai. Commence donc !

— Pour commencer tout de suite, c’est la moindre des choses, mais c’est finir qui est diabolique. Je suis tout prêt à commencer, si tu veux me dire quand tu veux que j’aie fini. Je t’ai demandé trois semaines.

— Je ne te donnerai pas trois jours, repartit Luizzi.

— Je n’en exige que deux, répondit le Diable. C’est aujourd’hui dimanche, il est midi. Eh bien ! mardi, à pareille heure, quand tu sauras de madame Farkley ce qu’elle est, à l’heure où tous tes amis viendront ici te demander une explication, tu pourras leur répondre, tu pourras répondre aussi à madame de Marignon, car tu sauras tout ce que tu veux savoir.

— Soit ! dit Luizzi ; et, puisque ce récit doit être si long, tâche de commencer tout de suite.

— Je tâcherai surtout de l’abréger, repartit le Diable, et, si tu veux m’y aider, cela te sera facile.

— Et comment ?

— En ne m’interrompant pas et en me laissant conter à ma guise.

— Soit !

Luizzi était couché, le Diable se mit dans un vaste fauteuil, il tira la sonnette, et dit au valet de chambre de Luizzi :

— Le baron n’est chez lui pour personne, entendez-vous bien ? pour personne.

Le valet de chambre se retira. Le Diable, ayant allumé un cigare, se tourna vers Luizzi et lui dit :