Les Mémoires du Diable/Édition 1858/19

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Michel Lévy (tome Ip. 238-248).


XIX

SUITE DU PREMIER FAUTEUIL : UNE AFFECTION.


— As-tu jamais lu Molière ?

— Satan, Satan ! tu abuses de ma patience ; je t’ai demandé la fin des aventures de madame du Bergh.

— J’y viens, monsieur le baron, j’y viens.

— Sans doute, mais par des détours qui m’ennuieront.

— Et que tu allonges indéfiniment.

Luizzi contint son impatience, et répondit :

— Parle donc, parle comme tu l’entends !

— Eh bien ! dit le Diable, as-tu jamais lu Molière ?

— Oui, je l’ai lu, lu et relu.

— Eh bien ! puisque tu l’as lu, lu et relu, as-tu jamais remarqué que ce poëte bouffon avait la pensée la plus grave de son époque ? as-tu jamais remarqué que cet écrivain, qui a parlé de tout en termes si crus, a été l’âme la plus chaste de son temps ? as-tu jamais remarqué que ce moqueur si plaisant a été le cœur le plus mélancolique de son siècle ?

— Oui, oui, oui, oui, dit Luizzi avec emportement et comme s’il eût compris une seule des questions que le Diable venait de lui faire ; oui, oui, ajouta-t-il, j’ai remarqué tout cela, mais qu’en veux-tu conclure ?

— Rien du tout, repartit le Diable : mais je veux te demander encore si tu as remarqué que dans cet auteur à la pensée grave, à l’âme chaste, au cœur mélancolique, il y a cette phrase dans une pièce appelée le Malade imaginaire : « Monsieur Purgon m’a promis de me faire faire un enfant à ma femme. »

— Oui, je connais cette phrase, répondit Luizzi ; mais je ne vois pas…

— Tu ne vois rien, repartit le Diable en l’interrompant. Seulement, si jamais, comme tu en as l’intention, tu fais imprimer et publier ces souvenirs, n’oublie pas de mettre en épigraphe cette phrase à l’anecdote que je vais te raconter.

— Sur madame du Bergh ? dit Luizzi.

— Sur madame du Bergh, repartit le Diable.

— Enfin ! s’écria Luizzi.

— Nous y voilà ! dit Satan… Or, quand du Bergh fut mort, Nathalie demeura quelque temps en face de ce cadavre, et la première chose qu’elle se demanda, ce fut si elle devait faire à son père la confidence de son crime. Nathalie était une fille beaucoup trop supérieure pour garder longtemps cette incertitude, elle savait le secret de son père, son père ne savait pas le sien ; il fut décidé par elle qu’elle se tairait. Pour cela, il lui fallut un courage bien extraordinaire, celui de passer la nuit près de ce cadavre, de le déshabiller, de le mettre dans son lit, et de faire en sorte que, lorsqu’on entra le lendemain dans la chambre, on pût croire qu’elle avait dormi à ses côtés. D’après ce que je t’ai raconté cette nuit, il ne te paraîtra pas extraordinaire que la mort de du Bergh n’ait pas excité le moindre étonnement et qu’il ait été très-judiciairement enterré, sans qu’on se soit occupé autrement de la manière dont il était mort. Firion lui-même n’en eut pas le moindre soupçon et crut au désespoir très-réel de sa fille ; cependant quelque chose l’intriguait, sur quoi il eût bien voulu être éclairé, c’était de savoir si du Bergh était mort seulement de son médecin, ou bien si une première nuit de noces, si imprudemment offerte à un moribond, n’avait pas contribué à l’achever. Firion eut bientôt l’explication la plus formelle de son doute.

Le lendemain de la mort de du Bergh, il pénétra dans la chambre de sa fille ; celle-ci en avait fait fermer les rideaux, ne voulant point laisser pénétrer jusqu’à elle une lumière qui lui était devenue insupportable depuis qu’elle avait perdu le seul être qu’elle pût aimer. Ce fut avec de pareilles phrases qu’elle reçut monsieur son père, et le père les écoutait d’un air de contrition convaincue et y répondait de même, quand Nathalie laissa tomber, au milieu de ses sanglots, cette phrase au moins extraordinaire pour une jeune fille :

« — Si du moins il m’avait laissé un gage de sa tendresse ! Si, après lui, je pouvais aimer dans ce monde un être qui me le rappelât !… »

Le père Firion crut avoir enveloppé de toutes les précautions oratoires possibles la question qu’il voulait faire à sa fille lorsqu’il lui dit doucement :

« — Pauvre enfant ! n’as-tu donc pas quelque espérance de voir réaliser ce bonheur ? »

Nathalie ne put s’empêcher de regarder son père en face et de lui répondre d’une voix dans laquelle il n’y avait plus ni sanglots, ni larmes, ni lamentations :

« — Non, mon père, non, je n’ai point cette espérance ; mais j’en ai une autre que vous comprendrez mieux que personne, parce que mieux que personne vous savez ce que c’est qu’aimer son enfant. »

Firion était toujours sur ses gardes, car il ne savait jamais jusqu’où pouvaient aller les caprices de la charmante Nathalie. Le ton qu’elle venait de prendre lui causa un véritable effroi ; cependant il cacha ses sentiments et lui répondit le plus paternellement qu’il put :

« — Je suis heureux de savoir qu’il te reste encore une espérance, et je suis persuadé que celle-ci est digne de toi, qu’elle est raisonnable et qu’elle ne repose pas sur des utopies de sentiment, qui seraient le bonheur si elles existaient, mais qui n’existent pas.

— Vous avez raison, mon père, reprit Nathalie en redonnant à ses paroles et à son visage toute la sentimentalité possible, oh ! vous avez raison ; je sais maintenant que l’amour est un rêve impossible ; je sais que c’est une passion égoïste, cruelle, et dont les infâmes calculs du monde ont altéré la divine essence. Aussi je vous le jure, mon père, j’ai fermé mon cœur à ce vain sentiment. Non, je ne veux plus aimer ni espérer d’être aimée ; mais il est une affection, plus grande, plus sainte, plus profonde que l’amour, à laquelle je veux vouer ma vie. Mon père, mon père ! ajouta-t-elle avec des larmes, votre tendresse pour moi m’a éclairée sur la plus puissante des affections : mon père, je veux être mère. »

Cette déclaration fit bondir Firion sur sa chaise, plutôt pour ce qu’elle avait d’extravagant dans la manière dont elle était dite que dans le désir lui-même. Il se remit un peu de son trouble, puis répondit à sa fille :

« — Eh bien ! mon enfant, quand le temps de ton deuil sera écoulé, ou, si tu le veux absolument, après les dix mois que la loi impose aux veuves avant de leur permettre de se remarier, je te donnerai un nouvel époux : et d’ici là je te chercherai un parti convenable. »

À cette réponse, Nathalie considéra son père d’un air à la fois plein de curiosité et de réflexion, et, du ton d’un client qui demande à son avocat le sens d’un texte de loi qu’il s’imagine avoir découvert le moyen d’éluder, elle dit à Firion :

« — Mais pourquoi, mon père, impose-t-on ce délai aux femmes avant de leur permettre de se remarier ? »

Firion parut fort embarrassé de la question. Mais il était de ces hommes qui pensent qu’une femme peut et doit savoir la vie et les obligations que lui impose la loi écrite. Ainsi, après avoir entendu sa fille répondre si nettement à la question qu’il lui avait faite, il crut pouvoir répondre aussi clairement que possible à la question qu’elle venait de lui poser :

« — Dans les dix mois qui suivent la mort d’un mari il peut naître un enfant, quoique ordinairement la grossesse d’une femme ne dure pas plus de neuf mois ; cet enfant appartenant au mari décédé, la prévoyance de la loi n’a pas voulu que la femme contractât de nouveaux liens avant qu’elle fût bien sûre de sa position vis-à-vis de la famille qu’elle quitte et de la famille dans laquelle elle va entrer. »

Nathalie devint toute pensive, pendant que Firion continuait d’un air dégagé :

« — Mais ceci tient à des considérations de fortune, de droits de succession, à des questions d’état qui seraient beaucoup trop longues à te bien expliquer.

« — Je vous crois, mon père, dit Nathalie, je vous crois ; de sorte que si je devenais mère d’ici à dix mois, mon enfant serait celui de M. du Bergh ?

« — Sans doute, dit le père redevenu fort embarrassé.

« — Légalement parlant ? veux-je dire, repartit Nathalie. »

Firion commençait à ne plus comprendre, ou plutôt il commençait à avoir peur de comprendre. Il chercha donc à détourner la conversation, et dit à Nathalie :

« — Demain nous partons, nous retournons à Paris ; là tu trouveras des hommes dignes de toi, de ta fortune, des hommes qui te mettront dans une position si élevée, que les bonheurs de la vanité remplaceront ceux de l’amour auxquels tu veux renoncer.

« — Mon père, je ne porterai pas d’autre nom que celui du seul homme que j’aie aimé.

« — Mais alors, dit Firion poussé dans ses derniers retranchements, que veux-tu dire, Nathalie ?

« — Mon père ! répondit l’intéressante veuve vierge en tombant aux genoux de son père avec des larmes et des sanglots, mon père, je vous l’ai dit, je veux être mère ! »

— Un inceste ! s’écria Luizzi.

— Mon cher, vous êtes stupide ! dit le Diable avec emportement, vous n’avez pas la moindre idée des ressources de la vie ; vous êtes de la littérature de notre époque d’une manière effrénée, vous faites tout de suite un drame abominable d’une chose qui me paraît très-divertissante. Il n’y a pas le moindre inceste dans tout ceci.

— Eh bien ! voyons, dit Luizzi avec impatience, dis-moi le reste de cette conversation.

— Le reste de cette conversation, repartit Satan, dura juste les deux minutes que tu viens de me faire perdre par ta sotte interruption, et, comme tu sais qu’entre nous les instants sont précieux, je ne te raconterai pas la fin de cette conversation, je t’en dirai le résultat.

— Je t’écoute, repartit le baron, qui cette fois se promit bien de ne pas interrompre, quelque extravagance qu’il plût au Diable de lui raconter. Et le Diable reprit :

— Le lendemain de ce jour, le père Firion s’en allait dans les environs de B…, marchant à travers champs, abordant les paysans qu’il rencontrait et causant amicalement avec eux. Le premier était un homme de quarante-cinq ans, laid et rachitique ; Firion s’éloigna immédiatement ; le second était gros, court, robuste, mais ignoblement sale et pauvre ; le troisième était un vieillard de soixante ans. Firion passa rapidement. Il allait se diriger d’un autre côté, lorsqu’il aperçut un superbe jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, qui travaillait avec une ardeur qui annonçait une vigueur peu commune et qui chantait ; sa voix promettait une poitrine largement développée. Après l’avoir considéré en silence, Firion, qui venait de quitter sa fille, s’approcha de lui et lui dit…

— Comment ! s’écria Luizzi, pris à la gorge par l’outrecuidance de la position, comment ! il lui dit…

— Vous êtes un imbécile ! reprit le Diable. Vous oubliez que Firion était un homme d’esprit. Firion dit au beau goujat :

« — Mon bon ami, voulez-vous être remplaçant ?

« — Remplaçant de qui ? dit le jeune homme.

« — Remplaçant d’un de mes neveux qui est frappé par la conscription.

« — Merci, merci ! répondit l’autre ; je me trouve exempt comme fils de femme veuve, et je n’ai pas envie d’aller faire pour un autre le métier qui m’aurait déplu pour mon propre compte. D’ailleurs, vous trouverez assez de jeunes gens dans le pays disposés à faire votre affaire.

« — Pardieu ! dit Firion, ce sera difficile, parce que mon neveu est un très-beau garçon, et que le gouvernement veut absolument qu’on lui rende des hommes d’une qualité égale à celle des hommes qu’on lui enlève.

« — Ma foi, dit le goujat en se rengorgeant et en se posant sur la hanche, ce sera difficile comme vous dites, et je crois que ça vous coûtera cher.

« — Oh ! dit Firion, le prix n’y fait rien : je payerais bien un garçon comme toi mille écus.

« — Je crois bien ! dit le paysan en prenant sa bêche et en se remettant au travail : excellente précaution pour écouter sans avoir l’air de vouloir entendre. Je crois bien ; il y a une vieille veuve dans le pays qui me reconnaîtrait plus que ça en mariage, si je voulais devenir le remplaçant du défunt.

« — Bon ! dit Firion, je me suis trompé, ce n’est pas mille écus que je voulais dire, c’est deux mille écus.

« — Votre neveu a un bon oncle, dit le paysan en se baissant jusqu’à terre et en sifflotant un petit air qui semblait ne pas être de la circonstance.

« — Trois mille écus ! dit Firion.

« — Ça pourrait bien aller à ce grand rouge qui est de l’autre côté du chemin.

« — Quatre mille écus ! » dit Firion.

Le paysan se releva sur sa bêche, et dit alors d’un air dont il ne fut plus le maître :

« — Qu’est-ce que ça fait quatre mille écus ?

« — Cela fait douze mille francs.

« — Douze mille francs ! c’est un beau denier. Et combien qu’on a de rentes avec douze mille francs ?

« — Six cents francs.

« — Six cents francs ! dit le paysan en réfléchissant et en ayant l’air de calculer. Ça fait-il trois francs cinq sous de rente par jour ?

« — Non. Trois francs cinq sous de rente par jour font à peu près douze cents francs de rente par an, repartit Firion, qui n’avait pas gagné tous ses millions sans avoir une certaine habitude des calculs.

« — Eh bien ! dit le paysan, trois francs cinq sous de rente par jour, douze cents livres par an, combien faut-il d’argent pour cela ?

« — Vingt-quatre mille francs.

« — Si vous avez vingt-quatre mille francs, je suis votre homme.

« — Est-ce dit ?

« — C’est dit.

« — Alors suis-moi tout de suite chez le médecin.

« — Qu’est-ce que vous voulez dire avec votre médecin ?

« — Mon bon ami, je ne veux pas acheter chat en poche, et, comme tu seras obligé de passer à la visite du conseil de recrutement, je ne veux pas qu’on te refuse pour quelque vice de conformation que je ne connais pas.

« — C’est pour ça, dit le manant. Allons, allons, je suis un honnête homme, de cœur et de corps, entendez-vous ? et je n’ai rien à cacher, rien du tout.

« — J’en suis enchanté, dit Firion ; allons, viens. »

Et, sans autre explication, Firion emmena le manant devant le médecin le plus célèbre des eaux.

À ce moment, le Diable s’arrêta et dit à Luizzi :

— Tu ne m’interromps plus.

— C’est qu’il me semble que je comprends, dit Luizzi, et que je n’ai pas besoin de supplément d’explication.

— Eh bien ! que comprends-tu ?

— Mons Satan, répondit Luizzi, il y a de ces choses que le Diable peut raconter ou penser, mais qu’un homme du monde serait fort embarrassé de dire en bons termes. Toutes les choses que tu me racontes sont d’ailleurs si extraordinaires !

— Extraordinaires ! En quoi ? dit le Diable. La seule chose extraordinaire, c’est que cela ne se passe pas toujours ainsi ; c’est qu’un père de famille ne prenne pas pour sa fille les précautions que l’État prend pour ses régiments. Tu me rappelles à ce propos une pièce du plus honnête homme de votre littérature, jouée il y a quelques mois[1]. Il a voulu mettre une scène pareille au théâtre ; tous les bégueules du parterre ont outrageusement sifflé la scène comme immorale. J’ai dit tous, car, en fait de bégueulisme, les femmes ne passent qu’après les hommes. Eh bien ! sur les trois ou quatre cents imbéciles qui ont été révoltés de ce qu’un père s’occupait de tout ce qu’était son futur gendre, il y en avait assurément cent cinquante qui ne se fussent pas tirés avec autant d’honneur que le beau goujat de Firion de la visite médicale qu’on lui fit subir.

— Tout cela, dit Luizzi, me paraît très-joli ; mais le dénoûment me semble difficile à amener, surtout avec mademoiselle Nathalie.

— C’est surtout avec mademoiselle Nathalie que le dénoûment était la chose du monde la plus facile. Il n’y a rien de tel que de bien s’entendre avec soi-même sur ce qu’on veut. Je t’ai déjà dit que les femmes ont le tort de ne pas être franches avec les hommes ; elles ont, de plus, le tort de ne pas être franches avec elles-mêmes. Elles poussent la prétention de la finesse jusqu’à vouloir se tromper, et il y en a qui, après avoir fait tous les préparatifs de leur chute, finissent par se persuader qu’elles ont été surprises.

— Je suis assez de ton avis, dit le baron, mais je ne comprends pas davantage comment, en pareille circonstance, une fille comme Nathalie pouvait faire les préparatifs de sa chute.

— Mon bon ami, dit le Diable d’un air de mépris, tu n’es pas même capable de faire un opéra-comique. Il y a mille moyens très-simples et mille moyens très-ingénieux d’arriver à un pareil but.

— Peut-être, dit Luizzi ; mais, si les obstacles ne venaient point de la pudeur de la femme, ils pouvaient naître de la retenue du paysan. Il s’agissait, ce me semble, de faire comprendre à ce malotru qu’il pouvait plaire à une femme dont le père l’achetait vingt-quatre mille francs, et pouvait consoler une veuve qui avait perdu son mari la veille. Crois-tu cela très-aisé ?

— La question posée dans ces termes, reprit le Diable, eût été une question difficile à résoudre, je le conçois. Les gens de bas étage ont pour les femmes d’un certain rang un mépris et un respect également bêtes ; ils croient volontiers qu’elles ont pour amants tous les hommes de leur monde qui ont le droit d’entrer chez elles, et, en conséquence, il n’est mauvais propos qu’ils ne tiennent sur leur compte. Mais, d’un autre côté, ils ne sauraient s’imaginer que les faiblesses de ces femmes puissent descendre jusqu’à des gens de leur espèce, et, sous ce rapport, il faut qu’elles se donnent ou plutôt qu’elles s’offrent de la manière la plus formelle, pour qu’ils osent comprendre qu’elles veulent leur appartenir. Sous ce point de vue donc, la chose eût été fort difficile à conclure. Mais il se trouva, dans une petite habitation isolée où Firion conduisit le manant en sortant de chez le médecin, une jolie servante, vive, accorte, qui fit les honneurs de la maison au nouveau venu, et qui lui laissa voir assez adroitement que la chambre où elle demeurait n’était pas loin de celle qu’on avait destinée au remplaçant.

— Quoi ! dit Luizzi, Nathalie joua un pareil rôle ! cette femme se dégrada au point d’exciter par des coquetteries l’amour d’un goujat ?

— Mon cher baron, reprit le Diable, vous avez la rage des sottes explications. Je vous préviens que c’est un énorme ridicule que celui de saisir au passage une phrase ou un récit pour les faire finir d’une façon toute contraire à la vérité. Il y a beaucoup de gens dans le monde qui ont cette funeste habitude. Je ne sais comment les autres s’en arrangent ; mais ils me font l’effet de ces goujats qui mettent les doigts dans votre plat et qui mordent dans votre pain ou dans votre pêche, et qui enlèvent ensuite le morceau entamé en disant : « Ah ! ce n’était pas à moi, reprenez votre bien, ce qui en reste est bon, vous pouvez l’achever. » Défie-toi de ce penchant, il peut être mortel. Il y a tel homme qui ne te pardonnera jamais de lui avoir ravi l’effet d’un bon mot. Du reste, s’il y a quelque chose de piquant ou plutôt d’inusité dans le fait de mademoiselle Firion, ce n’est pas d’avoir eu un amant le lendemain de la mort de son mari : l’histoire de la matrone d’Éphèse est contemporaine des livres saints, et l’humanité est faite de la même chair depuis qu’elle existe. Ce qui rend l’aventure de mademoiselle Firion assez exceptionnelle, c’est qu’elle ne connaît pas, c’est qu’elle n’a jamais vu, c’est qu’elle n’a jamais voulu ni voir ni connaître celui qui devait lui donner la plus sainte et la plus forte des affections, l’amour d’une mère pour son enfant.

— Hein ? fit Luizzi.

— Oui, mon cher, repartit le Diable. Quand la jeune servante eut suffisamment fait comprendre au paysan que les beaux garçons étaient faits pour les belles filles, Firion trouva moyen, quand la nuit fut venue, de le faire promener durant une heure loin de la maison. Pendant ce temps, une voiture en partit et une autre y arriva ; puis, quand le paysan revint, Firion veillait seul, la petite était rentrée chez elle. Puis Firion se retira en recommandant au grand gaillard d’aller dormir dans sa chambre. Ce ne fut point dans sa chambre qu’il alla : il ne se trompa point de porte, il retrouva celle de la jolie servante, et pénétra dans sa chambre au milieu d’une obscurité profonde.

— Et Nathalie était là ? dit Luizzi avec une manière d’étonnement et d’indignation très-respectables.

— Qui peut dire que c’était Nathalie ? repartit le Diable. Ce n’est pas le goujat, assurément, qui sortit avant le jour de la chambre, et qui fut envoyé le lendemain matin à vingt lieues de là par Firion.

— Si ce n’est le goujat, dit Luizzi, c’est du moins Firion ?

— Il est mort.

— C’est Nathalie elle-même, n’est-ce pas ?

— Il y a encore autre chose, dit le Diable, c’est l’inscription faite, neuf mois et deux jours après la mort du baron du Bergh, sur les registres de l’état civil du troisième arrondissement de la ville de Paris, et constatant la naissance légale de M. Anatole-Isidore du Bergh, ce charmant petit jeune homme que les imbéciles qui ont eu l’avantage de connaître feu le baron du Bergh disent ressembler prodigieusement à monsieur son père.

— Ainsi, dit Luizzi, cette femme a été…

— Cette femme, répondit le Diable, a été ce que j’avais dit, empoisonneuse et adultère ; car l’adultère consiste surtout à introduire des enfants étrangers dans la famille de son mari vivant, mais il me semble encore plus original de les introduire dans la famille de son mari mort. C’est de l’adultère posthume, quelque chose de neuf.

— Et personne au monde ne peut lui jeter ses crimes au visage et lui en faire reproche ? dit Luizzi.

— Personne, si ce n’est toi, et je te laisse à juger si tu es en mesure de le faire !

— Et… dit Luizzi, elle n’a pas eu d’autres caprices ?

— Pas d’autres.

— Mais c’est une aventure impossible !

— Un cœur froid, un esprit froid et un corps froid suffiront à te l’expliquer. Si Nathalie fût née à une autre époque, ou si elle eût été sérieusement élevée, il est probable qu’elle eût fait ou l’une de ces abbesses sèches et rigides qui ont poussé jusqu’à un despotisme barbare le respect d’une vertu que la nature leur avait rendue très-facile, ou une de ces vieilles filles vertueuses qui appartiennent à la classe des femmes comme les sourds et muets à l’humanité : elles n’ont pas plus l’idée de l’amour que les sourds n’ont l’idée du son. Seulement, comme ceux-ci, elles voient qu’il existe ; les intelligences qu’il établit entre deux amants leur apparaissent comme les intelligences établies par la voix apparaissent aux sourds ; et, comme rien ne peut faire comprendre ni aux uns ni aux autres ce sens qui leur manque, ils deviennent envieux de ceux qui le possèdent. C’est ce qui fait que les vieilles filles et les sourds et muets sont presque toujours soupçonneux, médisants et impitoyables. Dans toute ta vie, baron, méfie-toi des êtres incomplets : il n’y a que ceux-là de véritablement méchants.



  1. Le Faux Bonhomme, de M. Lemercier