Les Mémoires du Diable/Édition 1858/20

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Michel Lévy (tome Ip. 248-252).


XX

PETITE INFAMIE.


Comme Luizzi allait répondre à cette nouvelle théorie du Diable, son valet de chambre entra et lui remit un billet en même temps qu’il lui annonça M. de Mareuilles. Avant que Luizzi eût pu rappeler au valet de chambre l’ordre qu’il lui avait donné de ne laisser entrer personne, le dandy parut sur le seuil de la porte de la chambre à coucher, et, montrant du bout de sa canne le billet que Luizzi n’avait pas encore ouvert, il s’écria en riant :

— Je parie que c’est de Laura ?

— Je ne le crois pas, dit Luizzi avec humeur, car il me semble que je connais cette écriture, et jamais je n’ai reçu de lettre de madame de Farkley.

En ramenant son regard de la porte de sa chambre à son lit, Luizzi s’aperçut que le fauteuil occupé un instant auparavant par le Diable était vide.

— Eh bien ! où est-il ? s’écria le baron dans un premier mouvement de surprise.

— Qui ça ? dit Mareuilles.

— Mais, repartit Luizzi, à qui un nom propre ne venait pas suffisamment vite pour remplacer celui qu’il n’osait prononcer ; mais ce monsieur qui était là tout à l’heure.

— Ah çà ! vous devenez fou, repartit le dandy, je n’ai vu personne. Du reste, je vous demande pardon de vous déranger si matin ; mais hier, après votre départ de l’Opéra, j’ai été informé de la résolution de madame de Marignon à votre égard, et je viens vous en parler. Je ne veux pas vous faire de sermon, mon cher ami, parce qu’entre jeunes gens cela n’a pas le sens commun ; mais, en vérité, vous m’avez compromis d’une façon très-peu obligeante. Vous savez à quel titre je suis reçu chez madame de Marignon ; vous savez que sa fille est un parti très-considérable, et auquel ma famille a songé depuis longtemps pour moi : je mets toute la discrétion possible dans mes folies de jeune homme, pour que tout cela ne me nuise pas : vous avouerez donc qu’il est insupportable d’être compromis pour celles des autres.

— Ma foi ! mon cher monsieur de Mareuilles, reprit Luizzi, je suis charmé que cela vous ait déplu ; car j’ai reçu de madame de Marignon un billet qu’une femme sans mari et sans fils pouvait seule écrire. Si, en votre qualité de futur gendre, il vous plaît de prendre la responsabilité de son insolence, vous me rendrez un véritable service.

— Qu’à cela ne tienne, répondit M. de Mareuilles, sans préjudice de ce que nous nous sommes promis pour mardi !

— C’est trop juste, reprit Luizzi ; et, comme je crois qu’il y a autant de folie à se battre pour le respect qu’on doit au monde de madame de Marignon que pour la foi que je puis avoir en madame de Farkley, vous trouverez bon que ce soit demain un jour de carnaval.

— Vous faites de l’esprit, monsieur Luizzi ! repartit M. de Mareuilles d’un ton de dédain.

— Et vous de la fatuité, repartit le baron.

— Pas tant que vous, dit Mareuilles en riant ; car vous avez celle de croire qu’une femme qui vous écrit le lendemain du jour où elle vous a vu pour la première fois n’a pas pu en faire autant pour moi et beaucoup d’autres.

— Mais ce billet n’est pas de madame de Farkley, répondit Luizzi, qui croyait de plus en plus en reconnaître l’écriture.

— Eh bien ! dit Mareuilles, si cela n’est pas, j’aurai eu tort une fois par hasard. Pourtant je suis tellement sûr du contraire, que je m’engage à lui en faire des excuses si je me suis trompé. Mais, s’il est de madame de Farkley, je vous donnerai un conseil d’ami, c’est de ne pas faire de tout ceci un scandale sérieux et sanglant, de venir chez madame de Marignon lui témoigner vos regrets de tout ce qui est arrivé, et de ne pas vous exposer à vous faire montrer au doigt pour une femme qui n’en vaut pas la peine.

Luizzi ne répondit pas, mais il brisa le cachet avec impatience et courut à la signature : c’était celle de madame de Farkley.

Il est difficile d’exprimer le sentiment de dépit et de douleur qui s’empara de Luizzi à cette vue. S’il eût mieux connu les sentiments intimes du cœur d’un homme, il eût compris que cette femme ne lui était pas indifférente, par le chagrin qu’il éprouva de lui voir justifier la mauvaise opinion qu’on avait d’elle. Il lut le billet, qui était ainsi conçu :


« Monsieur,

« Je crains de ne pouvoir me rendre au rendez-vous que je vous ai donné pour demain au bal de l’Opéra ; si vous tenez à l’explication des derniers mots que je vous ai dits, je puis maintenant vous la donner ; veuillez m’attendre ce soir chez vous, j’y serai ce soir à dix heures.


Luizzi demeura confondu, et, dans l’étonnement où le plongea l’impudeur de cette femme, il passa silencieusement le billet à de Mareuilles, qui partit aussitôt d’un grand éclat de rire.

— Ceci passe toute croyance ! s’écria-t-il. Mais tenez, si vous voulez m’en croire, vous ne resterez pas chez vous, vous viendrez ce soir chez madame de Marignon. Je saurai bien lui apprendre tout doucement le sacrifice que vous lui faites : elle vous saura bon gré, et tout vous sera pardonné.

— Vous avez raison, dit Luizzi, quoiqu’il m’en coûte de ne pas apprendre à madame de Farkley que je ne suis point sa dupe, et quoique je regrette de ne pas lui donner la leçon qu’elle mérite.

— La meilleure et la plus cruelle, repartit de Mareuilles, c’est de lui répondre que vous l’attendez, et de ne pas l’attendre.

Luizzi crut devoir suivre la moitié de ce conseil, en se réservant, suivant ses idées du soir, de suivre ou de ne pas suivre l’autre moitié ; c’est-à-dire qu’il commença par répondre qu’il attendrait madame de Farkley chez lui. Le soir venu, Luizzi avait oublié son ressentiment. Il se rappelait cette femme de l’Opéra, si suave et si gracieuse ; il se faisait un reproche de sacrifier à de vaines considérations du monde quelques heures d’un plaisir qu’il supposait devoir être très-piquant. Luizzi était un de ces êtres destinés à avoir une vie très-agitée au milieu des aventures les plus ordinaires. Ces gens-là font de la moindre décision une matière à combats intérieurs. Ils balancent aussi longtemps à passer le ruisseau de la rue que César à franchir le Rubicon, et, parce qu’ils se sont fort intéressés à ce débat avec eux-mêmes, ils pensent avoir fait une chose très-intéressante. Ainsi le baron passa deux heures à plaider devant lui-même la cause de son plaisir contre la considération.

Quant à la réputation de madame de Farkley, il n’y pensa pas le moins du monde. Ajouter une aventure scandaleuse de plus à toutes les aventures scandaleuses de Laura ne lui semblait pas un grand crime. La seule chose qu’il regretta d’elle, c’était l’amusement de sa défaite. Dans tous les combats qu’il eut à supporter en ce grand jour, il n’y eut que l’égoïsme d’engagé contre la vanité. Cependant il triompha de ses regrets, mais seulement parce qu’il imagina qu’il y avait bien plus de fanfare à faire à n’avoir pas eu cette femme qu’à l’avoir eue. À neuf heures trois quarts il sortit de chez lui ; et, comme dix heures sonnaient, on annonça monsieur le baron Luizzi chez madame de Marignon.

Il est impossible de rendre l’effet que produisit son entrée à cette heure : tous les regards se portèrent d’abord sur la pendule, et saluèrent ensuite Luizzi de l’applaudissement le plus flatteur. Toutes les femmes l’accueillirent avec une grâce et des prévenances inouïes. Madame du Bergh poussa l’admiration pour ce trait d’héroïsme jusqu’à lui présenter son fils, M. Anatole du Bergh. Madame de Marignon tendit la main au baron, et lui demanda presque pardon de la lettre qu’elle lui avait écrite. Mademoiselle de Marignon, qui jamais n’avait adressé la parole à Luizzi, le consulta avec une familiarité charmante sur de nouveaux albums qu’on lui avait envoyés. Quant à madame de Fantan, elle engagea Luizzi à vouloir bien l’honorer de ses visites. Cette invitation calma un peu l’humeur de M. de Mareuilles, épouvanté du succès qu’il avait ménagé à son ami Luizzi ; il en prit occasion pour lui dire tout bas :

— Mademoiselle de Fantan est une très-jeune personne qui est fort belle et qui sera fort riche ; prenez bonne note de ceci.

L’enivrement de Luizzi fut tel, que deux heures s’écoulèrent pour lui sans qu’il sentît autre chose que la joie de son succès ; jamais il ne porta plus haut la tête et la parole. Durant ces deux heures, il fut véritablement le roi de la conversation chez madame de Marignon ; il eut de la verve, de l’esprit, des mots heureux, et à minuit il quitta, superbe, triomphant, et plein de bonne opinion de lui-même, ce salon dont la veille il était sorti presque furtivement et avec un remords. C’est que la veille il avait tenté de lutter avec le monde pour une femme que le monde avait réprouvée, et que ce soir-là il venait de livrer cette femme au monde avec une honte de plus. Ceci explique peut-être pourquoi l’homme est un méchant animal, comme dit Molière. Les quelques minutes qui séparaient la demeure de Luizzi de celle de madame de Marignon ne suffirent pas pour dégriser le baron de son délire, et jamais il n’avait jeté ses gants, son chapeau et son manteau avec plus d’aisance et de bonne grâce que ce soir-là. Luizzi n’était pas un homme à faire de la fatuité vis-à-vis d’un valet ; mais il était tellement gonflé de lui-même en ce moment, que ce fut d’un ton tout à fait particulier et extravagant qu’il s’écria :

— Est-ce qu’il est venu quelqu’un ce soir ?

— Oui, monsieur le baron, répondit le valet de chambre ; une dame.

— C’est vrai, dit Luizzi, d’un air étonné, je l’avais oubliée, je ne comprends pas comment je l’ai oubliée. Et qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Elle a dit qu’elle attendrait le retour de monsieur le baron.

— Ah ! fit Luizzi, dont cette nouvelle changea subitement le ton et l’assurance. Et combien de temps a-t-elle attendu ?

— Mais, monsieur le baron, elle a attendu jusqu’à présent, dit le domestique ; elle est dans votre chambre.

— Dans ma chambre ? reprit Luizzi.

— Oui, monsieur le baron ; je vais aller la prévenir que vous êtes rentré.

— C’est inutile, dit Luizzi avec humeur ; laissez-moi, et vous ne viendrez que lorsque je vous sonnerai.

Aussitôt Luizzi entra dans sa chambre.