Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 161-175).



CHAPITRE XIII.


Est-ce donc pour cela qu’une voix unanime,
Sur ces bords a poussé le cri de liberté !
Est-ce donc pour cela qu’à ce cri magnanime
Le monde entier s’est agité !

Moore.



Le troisième jour après les entrevues que nous venons de rapporter, toute la réunion quitta Rattletrap pour se rendre à Timbully, où leur arrivée était attendue par les nouveaux époux. Les assises du comté de Dukes allaient avoir lieu, et l’on croyait que Marie Monson allait être jugée. À ce moment un si vif intérêt en faveur de l’accusée dominait parmi les dames de la connaissance de Mac-Brain et de Dunscomb, qu’elles avaient toutes pris la résolution d’assister au procès. La curiosité contribuait moins à ce mouvement que la bonté et la sympathie naturelles aux femmes. Il y avait tant d’amertume dans le malheur de Marie Monson, qu’il allait droit au cœur, et à cet appel, silencieux mais éloquent, tout ce petit cercle répondit avec un généreux empressement. Chez Anna Updyke les sentiments étaient plus profonds que chez aucune de ses amies. Tout étrange que cela puisse paraître, son intérêt pour John augmentait celui qu’elle ressentait pour sa mystérieuse cliente, et cette espèce de double passion ne fit qu’engager plus avant ses sentiments en faveur de l’étrangère.

Le matin du jour où la réunion se rendait de Rattletrap à Timbully, Timms arriva à ce dernier endroit. Il était attendu, et fut bientôt enfermé avec le premier avocat.

— L’attorney du district a-t-il l’intention de suivre le jugement ? demanda Dunscomb dès qu’ils furent seuls.

— Il m’a dit que tel était son dessein et cela au commencement de la semaine. Je suis d’avis de demander la remise. Nous sommes à peine prêts, tandis que l’État l’est trop.

— Je ne comprends pas cela, Timms. Les officiers de la loi devraient avoir de la répugnance à consommer la ruine d’une victime, surtout lorsque cette victime est une femme seule et sans protection.

— Ce n’est pas ainsi que je l’entends. Les officiers de la loi au service de l’État se soucient fort peu que Marie Monson soit condamnée ou acquittée ; c’est-à-dire, ils ne s’en soucient guère, quant à présent. Le cas peut être différent, quand ils seront échauffés par un jugement et une opposition. Notre danger vient de Jesse Davis, neveu de Pierre Goodwin, son plus proche parent et héritier ; il s’imagine que le vieux couple avait amassé des sommes énormes, bien plus considérables que le bas n’en a jamais contenu ou n’a pu en contenir ; il s’est fourré dans la tête que la prisonnière avait mis les mains sur le trésor, et qu’elle prépare sa défense grâce à cet argent. Cela l’a entièrement soulevé, et il a retenu deux avocats des plus subtils de notre tribunal, qui sont à l’œuvre comme si le marché avait été rivé sur ce dur métal. Williams m’a déjà donné beaucoup d’embarras. Je le connais ; il ne travaillera pas sans être payé ; mais payez-le grandement, et il est prêt à tout.

— À bon chat bon rat, Timms. Vous comprenez que je ne travaille qu’à découvert dans ce procès, et que je ne veux rien connaître de ces manœuvres du dehors.

— Nous ne voulons pas vous en instruire, Esquire, reprit Timms sèchement ; chaque homme a sa manière de procéder. Je dois vous dire, toutefois, qu’on sait au dehors que vous travaillez sans honoraires, tandis que je suis payé de la manière la plus libérale.

— J’en suis fâché. Il n’y a pas grand mal à la chose en elle-même mais je n’aime pas avoir l’air de faire parade d’une générosité inaccoutumée. Je ne me rappelle pas avoir parlé de cette circonstance dans un endroit où elle pût se répéter, et je vous demande la même discrétion.

— La chose n’est pas venue de moi, Monsieur, je puis vous l’assurer. Cette révélation me met dans une trop fausse position pour que j’en sois charmé, et je me fais une maxime de parler le moins possible de ce qui m’est désagréable. Je ne goûte pas l’idée de passer pour intéressé aux yeux de mes futurs clients ; devant eux, la générosité est mon fort. Mais, pour vous, on dit que vous travaillez par amour, Monsieur ?

— Par amour ! répondit vivement Dunscomb ; l’amour de quoi ? ou de qui ?

— De votre cliente ; c’est l’histoire du jour. On dit que vous admirez miss Monson ; qu’elle est jeune, belle et riche, et qu’elle doit vous épouser, si elle est acquittée. Si on la trouve coupable et qu’elle soit pendue, le marché est naturellement rompu. Vous pouvez paraître fâché, Esquire ; mais, sur l’honneur, c’est le bruit qui court.

Dunscomb fut très-contrarié ; mais il était trop fier pour faire une réponse. Il savait qu’il avait fait une chose qui, pour la masse de cette nation, est une faute capitale, en n’offrant pas à son observation un motif intelligible à la portée de l’esprit populaire, afin de prévenir ces fantaisies de l’imagination s’immisçant dans ses affaires. Il est vrai que la supposition naturelle eût été qu’il travaillait pour des honoraires, comme Timms, si le secret n’avait pas été éventé, tandis qu’il devint l’objet des conjectures les plus saugrenues de la part de ceux qui, en tout, sont à la recherche des motifs les plus défavorables. Eût-il été ce qu’on appelle un serviteur favori du public, tout le contraire serait arrivé, et il est bien peu de choses qu’il n’eût pu faire avec impunité ; mais, n’ayant pas de tels droits sur l’esprit de la masse, il tomba dans la loi commune. Éprouvant trop de dégoût, néanmoins, pour continuer la conversation sur ce point, le digne conseiller recourut immédiatement à un autre.

— Avez-vous regardé la liste des jurés, Timms ? demanda-t-il en continuant de ranger ses papiers.

— Je n’y manque jamais, Monsieur, c’est la première chose. C’est ma méthode, vous savez, esquire Dunscomb. Au jour d’aujourd’hui on peut tout trouver dans ce corps savant, sauf la loi d’York, surtout dans les cas criminels. Il n’y a qu’une espèce de procès où le jury ne compte pour rien, et où l’on peut s’en passer.

— Lequel ?

— Un cas d’éviction. Ils ne comprennent pas une fois sur dix la moindre chose à la question, ou ne s’en soucient guère, et la cour fait tout dans ces actions ; mais nos jurés du comté de Dukes commencent à comprendre leur puissance dans toutes les autres.

— Que pensez-vous de la liste ?

— Elle est ce que j’appelle raisonnable, Esquire. Il y a là deux hommes qui ne pendraient pas Caïn, fût-il accusé du meurtre d’Abel.

— Des quakers, sans doute ?

— Non, ma foi. Il fut un temps où nous étions réduits aux « tu » et aux « toi » pour obtenir cet appui, mais la philanthropie est en campagne, Monsieur, et elle couvre la terre. Qu’on ne me parle pas du maître d’école, ses leçons ne pèsent pas une once auprès des nouvelles prédications philanthropiques. Les utopies des négrophiles des anti-galériens, de la paix perpétuelle, des droits de la femme, du pouvoir du peuple, et autres folies de cette espèce, balaient notre pays comme un tourbillon. Ayez un juré qui ne fait que débuter dans le système des anti-galériens, et je défierais l’État de pendre un homme qui vit du meurtre de ses sujets.

— Et vous comptez pour notre cause sur deux de ces partisans ?

— Dieu merci, non, Monsieur. L’attorney du district les connaît tous deux, et le conseil de Davis a étudié cette liste pendant toute la semaine passée, comme si c’était Blackstone entre les mains d’un commençant. Je puis vous dire, esquire Dunscomb, que la liste des jurés joue un très-grand rôle dans la campagne pour l’issue d’un procès.

— J’en ai peur, Timms ; bien que je n’en aie jamais examiné une de ma vie.

— Je puis vous croire, Monsieur, d’après ce que j’ai vu de votre pratique. Mais des principes et des faits ne réussiront pas dans un âge du monde où les hommes sont gouvernés par des « on dit » et des préjugés. Il n’y a pas une cause importante jugée aujourd’hui sans qu’on tienne grand compte du jury. Notre affaire, en somme, marche assez bien, quoique je m’attende à bon nombre de désagréments et d’embarras.

— Vous comptez surtout sur un ou deux hommes intelligents et déterminés, n’est-ce pas, Timms ?

—  compte surtout, au contraire, sur cinq ou six partisans chauds et ignorants, des hommes qui ont lu quelques bribes sur l’abolition des peines capitales, et qui, en général, parce qu’ils ont acquis quelques idées déjà usées et arriérées même du temps des Césars, se croient philosophes et enfants du progrès. Le pays est en train de se remplir de ce que j’appelle des ânes et des chevaux de course ; l’âne est têtu et tourne le dos à la montée, tandis que les chevaux de course, non contents de se rompre le cou, rompront encore celui de leurs cavaliers, à moins qu’ils ne soient maîtrisés longtemps avant d’atteindre le but.

— Je ne savais pas, Timms, que vous vous occupiez tant de semblables matières. Vous m’avez toujours fait l’effet d’un bon travailleur et non d’un théoricien.

— C’est précisément parce que je suis un homme d’action, et que, vivant dans le monde, je vois les choses comme on doit les voir, que je ris de vos théoriciens. Eh bien, Monsieur, à mon jugement, ce pays, par le temps qui court, irait mieux son chemin sans prêcher que sans pendre. Je ne dis pas toujours, car on ne peut pas encore dire quel sera le résultat de la prédication. Elle peut réussir comme bien des choses ; en ce cas la nature humaine subira un changement fatal à notre profession. Un tel état de choses serait pire pour le barreau, Esquire, que le Code ou le dernier tarif des honoraires.

— Je n’en réponds pas, Timms ; il est peu de choses pires que cet infernal Code.

— Eh bien, à mon goût, le tarif des honoraires est le plus désagréable des deux. Un homme peut supporter toute espèce de loi et de pratique ; mais il ne peut supporter toute espèce de jurés. J’ai entendu dire que les assises devaient être présidées par un des nouveaux juges, un homme populaire, en un mot.

— Vous voulez dire par là, je suppose, Timms, un de ceux qui n’exerçaient pas sous l’ancien système. On dit que ce nouveau balai fonctionne à merveille ; il est heureux que le nôtre n’ait pas fait place nette.

— Pas encore, mais ça viendra ; et cela aussi sûrement que le soleil se lève ; il faut qu’il y ait rotation au Palais comme ailleurs. C’est que, voyez-vous, Esquire, la rotation est une espèce de droit pour beaucoup d’hommes qui n’en ont pas d’autre. Ils s’imaginent que la terre repose sur ce principe : chacun son tour, parce qu’elle tourne.

— Voilà le fait ; il explique la clameur qui s’élève à ce sujet. Mais pour en revenir à ce jury, Timms, en somme, vous en êtes content, à ce que je puis croire.

— Pas trop, certes. Il y a sur la liste six ou huit noms que je suis toujours aise d’y voir ; car ce sont ceux d’hommes pleins de bonnes intentions pour moi.

— Grand Dieu ! il n’est pas possible que vous comptiez sur de semblables soutiens dans un jugement où il y va d’une vie humaine.

— N’y pas compter, esquire Dunscomb ! mais j’y compte autant et avec plus de raison que vous ne comptez sur la loi et l’évidence. N’est-ce pas également d’après ce principe que j’ai mené à bonne fin le scabreux procès que j’ai soutenu pour la Compagnie du chemin de fer ; la loi était tout à fait contre nous, les faits étaient contre nous, mais le verdict fut en notre faveur. Voilà ce que j’appelle pratiquer la loi !

— Oui ; je me rappelle avoir entendu parler de cette cause, et le barreau ne pouvait s’expliquer comment vous en vîntes à bout. Le verdict eût-il été contre une corporation, on n’y aurait pas songé ; mais soutenir une mauvaise cause pour une Compagnie, aujourd’hui, c’est une chose presque inouïe.

— Vous avez raison, Monsieur. Je puis battre toute Compagnie de chemin de fer dans l’État avec un jury de voisinage, que la question ou les faits soient ce qu’ils veulent ; mais dans cette occasion, je battis le voisinage et le reste ; grâce à la foi que le jury avait en moi. C’est une bien heureuse institution que celle du jury, esquire Dunscomb ! C’est sans nul doute ce qui fait de nous le peuple grand, glorieux et libre que nous sommes.

— Si le barreau continue à perdre son influence comme il l’a fait, dans vingt ans il aura une réputation maudite et méprisable. Ce n’est plus guère aujourd’hui qu’une coterie dans toutes les causes tant soit peu susceptibles d’éveiller les sentiments ou les préjugés populaires.

— C’est là la difficulté dans le fameux procès qui nous occupe. Marie Monson a en définitive négligé la popularité ; et il est probable qu’elle en souffrira.

— La popularité ! s’écria Dunscomb avec une sorte d’horreur, et cela dans une question de vie ou de mort ! où allons-nous en venir dans la loi comme dans la politique ? On ne rencontre pas un homme qui ait assez de courage moral, ou de force intellectuelle, pour arrêter ce torrent qui entraîne tout devant lui. Mais en quoi notre cliente a-t-elle failli, Timms ?

— Dans presque tout ce qui tient à ce point important ; et ce qui me désole, c’est de voir cette puissance de plaire, qu’elle possède à un degré étonnant, et qui ne sert à rien. Esquire Dunscomb, je ferais de ce comté tout ce que je voudrais, avec cette dame pour me seconder.

— Quoi ! si elle refusait de se prêter aux airs et aux grâces populaires ?

— Je veux dire, bien entendu, avec son aide et son appui. Je donnerais tout au monde pour qu’un juge se trouvât dans sa compagnie une demi-heure. Cette entrevue ferait de lui un ami, et, dans une cause criminelle, c’est encore quelque chose que d’avoir un ami dans le juge.

— Vous pouvez bien dire « encore, » Timms ; combien de temps cela durera-t-il, c’est une autre affaire. Sous l’ancien système, il n’y aurait eu nul espoir d’attendre d’un juge tant de complaisance ; mais je ne prendrai pas sur moi de dire ce qu’un juge élu par le peuple ne fera pas.

— Si je croyais que la chose pût s’arranger, par George ! je la tenterais ! les grands-jurés visitent la prison, et pourquoi pas les juges ? Que pensez-vous, Monsieur, d’une lettre anonyme, prévenant Son Excellence qu’une visite à mistress Gott, bonne créature dans son genre, pourrait servir les fins de la justice ?

— Ce que je pense de tous vos mouvements cachés et de toutes vos ruses. Non, non, Timms ; vous feriez mieux de laisser votre cliente dans son impopularité, que d’entreprendre quelque chose de cette nature.

— Peut-être avez-vous raison, Monsieur. Pour impopulaire, elle l’est et le sera aussi longtemps qu’elle gardera sa manière d’agir actuelle ; autrement elle aurait pu mettre toutes les classes d’hommes de son côté. Pour ma part, esquire Dunscomb, j’ai trouvé cette jeune dame…

Ici Timms fit une pause, toussa, et finit par prendre un air quelque peu sot, expression de physionomie qui se rencontre rarement chez un homme de son adresse et de sa sagacité.

— Ainsi, ainsi, maître Timms, dit le principal avocat, regardant son substitut avec une sorte de ricanement, vous êtes aussi sot que mon neveu Jack Wilmeter, et vous êtes devenu amoureux d’une jolie figure, en dépit du grand-jury et de la potence !

Timms avala une gorgée, fit semblant de reprendre haleine, et se rendit assez maître de lui pour répondre.

— J’espère que M. Wilmeter reviendra à de meilleures pensées, dit-il, et tournera ses vues d’un côté où elles seront très-bien accueillies. Il ne conviendrait pas à un jeune homme de sa qualité et dans sa position de prendre une femme qui sortirait de prison.

— Assez de folies, Timms, et abordons la question. Vos remarques sur la popularité peuvent renfermer quelque sens, si l’on a poussé les affaires trop loin dans une direction contraire. De quoi vous plaignez-vous ?

— D’abord, elle ne veut pas se montrer aux fenêtres ; ce qui blesse beaucoup de personnes, qui disent que c’est fierté et aristocratie de sa part de ne pas agir comme le font d’autres criminels. Ensuite, elle a fait une grande faute à l’égard d’un journaliste important, qui envoyait son nom et demandait une entrevue, qu’elle a refusé d’accorder. Elle aura des nouvelles de cet homme, soyez-en sûr, Monsieur.

— Je le surveillerai, alors ; car bien que les hommes de cette classe mettent de plus en plus la loi sous leurs pieds, elle pourrait bien être retournée contre eux, par un homme qui s’y entend et a le courage de s’en servir. Je ne permettrai pas que les droits de Marie Monson soient envahis par ces champignons lettrés !

— Champignons lettrés ! Si je m’adressais à un autre qu’à vous, Esquire, je pourrais vous rappeler que ces champignons poussent sur le fumier de la crédulité humaine.

— N’importe ; la loi peut être faite de manière à les atteindre, quand elle est en de bonnes mains, et les miennes ont aujourd’hui quelque expérience. Le journaliste a-t-il été offensé du refus de la prisonnière de le voir ?

— Je suis tenté de le croire ; il s’est fait envoyer à Biberry par deux ou trois journaux, pour rendre compte des phases du jugement. Je connais l’homme ; il est vindicatif, impudent, et il emploie toute son adresse à servir ses ressentiments.

— Hélas ! beaucoup d’entre eux en sont là. N’est-il pas surprenant, Timms, que dans un pays qui se glorifie sans cesse de sa liberté, les hommes ne voient pas combien on abuse de nos plus chers intérêts, en soutirant que ces tyrans irresponsables foulent aux pieds la communauté ?

— Mon Dieu, Esquire, ce n’est pas seulement chez les journalistes qu’on peut trouver des abus. J’assistais l’autre jour à une conversation tenue entre un juge et un avocat célèbre de la ville, lorsque ce dernier déplorait l’état des jurys : — Que voudriez-vous avoir ? dit Son Excellence ; des anges descendus du ciel pour remplir les bancs du jury ? — Eh bien, Esquire, continua-t-il avec un regard malin, je me dis qu’il y aurait place pour beaucoup de saints entre le dernier des anges du ciel et la moyenne des jurés du comté de Dukes. C’est une façon de parler de plus en plus à la mode parmi nous que de répondre à une objection en s’écriant « des hommes ne sont pas des anges ! » comme s’il n’y avait pas des hommes meilleurs les uns que les autres. Les institutions établissent formellement qu’il est des hommes meilleurs les uns que les autres.

— C’est du nouveau pour moi, je vous l’avoue. Je pensais que les institutions déclaraient tous les hommes égaux, c’est-à-dire les hommes blancs ; je sais que les nègres ne sont pas compris.

— Ils ne le sont pas, du moins, suivant l’esprit des institutions. Si tous les hommes sont supposés égaux, qu’a-t-on besoin des élections ? Pourquoi ne pas former des lots pour les fonctions comme nous en formons pour les jurés ? Tout choix infère inégalité, ou la pratique est une absurdité. Mais voici venir Mac-Brain, avec une physionomie des plus significatives ; il doit avoir quelque chose à nous dire.

Le docteur nouveau marié se rendait en effet dans la chambre à ce moment ; et sans préambule, il entama immédiatement le sujet qui dominait dans son esprit. C’était la coutume du voisinage de profiter des visites de cet habile praticien à sa maison de campagne, pour demander ses avis dans tous les cas difficiles qui se présentaient dans les environs de Timbully. Son récent mariage même ne le mit pas à l’abri de ces consultations, qui lui valaient si peu qu’on pouvait les considérer comme gratuites, et il avait passé une grande partie de ces deux jours à faire des visites de profession dans le cercle qui entourait sa résidence, et qui comprenait Biberry. C’était par ces moyens qu’il s’était procuré les renseignements qui lui échappèrent alors comme malgré lui.

— Je n’ai jamais vu, s’écria-t-il, l’esprit public excité au point qu’il l’est en ce moment dans tous les environs de Biberry, au sujet de votre cliente, Tom, et du prochain jugement. N’importe où je vais, qui je rencontre, n’importe la gravité de la maladie ; tous, patients, parents, amis, nourrices, commencent par me demander ce que je pense de Marie Monson, de sa culpabilité ou de son innocence.

— C’est parce que vous êtes marié, Ned, répondit Dunscomb froidement. Personne ne pense à me poser la même question, à moi. Je vois une foule de gens aussi bien que vous ; mais pas une âme ne m’a demandé si je croyais Marie Monson coupable ou innocente.

— Parbleu ! vous êtes son conseil, et personne ne pourrait prendre cette liberté. J’ose dire que même M. Timms, ici présent, et votre associé, n’a jamais échangé de remarques avec vous sur ce point en particulier.

Timms évidemment n’était plus lui-même, et son air n’eut pas cette malice qu’en toute autre circonstance une telle observation aurait provoquée en lui. Il resta sur le second plan, et se contenta d’écouter.

— Je suppose qu’une association avec un confrère, et dans un cas de vie et de mort, a quelque chose d’approchant du mariage, docteur. Il faut en prendre beaucoup comme comptant, et pas mal sur parole. De même qu’un homme est tenu de croire que sa femme est la plus digne, la plus vertueuse, la plus aimable, la meilleure créature sur terre, de même un conseil est tenu de considérer son client comme innocent. Toutefois, dans les deux cas, les rapports sont confidentiels, et je ne chercherai pas plus à pénétrer vos secrets, que je ne trahirai les miens.

— Je n’en demande, ni n’en désire connaître aucun ; mais on peut exprimer sa surprise de l’extrême agitation qui règne dans tout Dukes, et même dans les comtés environnants.

— Le meurtre d’un homme et d’une femme commis de sang-froid, accompagné de vol et d’incendie, est suffisant pour soulever toute une population. Dans ce cas-ci, le sentiment d’intérêt s’est accru, je n’en doute pas, par la réputation extraordinaire aussi bien que par le mystère singulier de la partie accusée. J’ai eu beaucoup de clientes, Ned ; mais jamais une comme celle-ci : il en est de même de vous ; vous avez eu plusieurs femmes, mais pas une aussi remarquable que la nouvelle mistress Mac-Brain.

— Votre temps viendra, maître Dunscomb ; rappelez-vous que je vous l’ai toujours prédit.

— Vous oubliez que j’approche de la soixantaine. Un cœur d’homme, à cet âge est aussi dur et aussi sec qu’un article de loi mais je vous demande excuse, Ned, vous faites exception.

— Je crois certainement qu’un homme peut avoir des affections même à quatre-vingts ans ; il y a plus, je crois que quand la raison et le jugement viennent en aide aux passions…

— Aux passions ! s’écria Dunscomb en éclatant de rire et en se frottant les mains, aux passions d’un homme de soixante ans ! Ned, vous ne vous flattez pas d’avoir épousé la veuve Updyke, à la suite d’une passion que vous ressentiez pour elle ?

— Je m’en flatte, reprit le docteur avec animation, persévérant dans son dessein de porter la guerre sur le terrain ennemi. Permettez-moi de vous dire, Tom Dunscomb, qu’un homme d’un cœur chaud peut aimer tendrement une femme, longtemps après l’âge que vous avez mentionné, c’est-à-dire, pourvu qu’il n’ait pas laissé mourir en lui tout sentiment, faute d’arroser une plante qui est le plus précieux don d’une Providence toute bienfaisante.

— Oui, s’il commence à vingt ans, et descend en paix avec sa bien-aimée le cours de la vie.

— Tout cela peut être vrai, mais s’il a eu le malheur de perdre sa compagne, puis une seconde…

— Puis une troisième, Ned, une troisième ! s’écria Dunscomb. Pourquoi ne pas faire le chiffre rond, comme on dit au marché ?

— Eh bien ! oui, une troisième, si les circonstances l’y obligent. Le plus grand malheur, c’est de laisser dépérir en lui les affections faute d’aliment.

— C’est Adam en paradis, par Jupiter ! Mais je ne m’approcherai plus de vous, depuis que vous avez trouvé une créature si charmante et si douce et plus jeune que vous de vingt ans.

— De dix-huit seulement, s’il vous plaît, monsieur Dunscomb. Je serais bien aise de savoir si vous avez ajouté ces deux années à l’âge de la nouvelle mariée, ou si vous les avez retranchées de celui du nouvel époux ; la dernière supposition me paraît naturellement la plus probable.

— Je ne vois pas trop comment vous pouvez supposer rien de semblable, vous qui connaissez si bien mon âge. Mistress Mac-Brain a quarante-deux ans, âge auquel une femme peut être aussi aimable qu’à dix-neuf, plus même, si son admirateur se trouve être un homme sensé.

— Et de soixante-deux ans. Ah ça, Ned, vous êtes incorrigible ; et par égard pour l’excellente femme qui a consenti à vous avoir, j’espère simplement que cette marque de faiblesse sera la dernière. — On parle beaucoup de Marie Monson par tout le pays, n’est-ce pas ?

— Beaucoup je vous assure. Je suis fâché de dire que l’opinion publique s’élève fortement contre elle.

— Que dit-on en particulier ? En ce qui concerne les faits j’entends ?

— On raconte que l’accusée regorge d’argent, dont une grande partie, qu’elle sème çà et là, a été vue par plusieurs personnes, à des époques différentes, en la possession des défunts Goodwin. Laissez-les propager ce mensonge de loin et de près, et j’en tirerai grand parti, dit Timms, prenant son portefeuille et y inscrivant le rapport qu’il venait d’entendre. J’ai des raisons pour croire que chaque dollar mis en circulation par miss Monson depuis son emprisonnement est venu soit de M. Wilmeter, soit de moi-même, en échange de billets de banque de cent dollars ; et, une fois, de cinq cents dollars. Elle est riche, je puis vous le dire, Messieurs ; et si elle doit être exécutée, son exécuteur aura beaucoup à faire, quand tout sera terminé.

— Vous n’admettez pas, j’espère, qu’elle puisse être pendue ? demanda Mac-Brain d’un air consterné.

— Non, si je puis l’empêcher, docteur ; et ce mensonge au sujet de l’argent, quand on en aura clairement démontré la fausseté, lui sera d’un grand service. Laissez-les le colporter à leur guise, le contre-coup sera en proportion du coup. Plus ils feront circuler ce bruit ridicule, mieux il en sera pour notre cliente au moment du jugement.

— Je présume que vous avez raison, Timms ; quoique je pusse préférer de plus francs procédés. Une cause où vous êtes employé doit voir plus ou moins de ces manœuvres.

— Qui valent mieux, Esquire, que votre loi et votre évidence. Mais qu’a de plus à nous dire le docteur Mac-Brain ?

— J’ai appris que le neveu de Pierre Goodwin, qui avait, à ce qu’il paraît, quelque héritage à attendre du vieux couple, est d’une férocité peu commune, et qu’il remue tous les pavés pour soulever contre l’accusée le sentiment populaire.

— Il ferait mieux de se tenir tranquille, dit Dunscomb ; et, pendant qu’il parlait, la pâleur habituelle de sa belle figure fut remplacée par la rougeur de l’indignation : je ne plaisanterai pas dans une affaire de cette nature, entendez-vous ! Timms ?

— Mais, mon Dieu, Esquire, le peuple du comté de Dukes ne comprendrait pas qu’on lui contestât le privilège de dire ce qu’il lui plaît dans un cas de cette espèce, c’est ce qu’il appelle la liberté. Non, je crois que le parti le plus sage, c’est de laisser de côté, lois, principes, droit et vraie liberté ; il nous faut plier le genou devant les choses existantes. Ou parle beaucoup de nos pères, de leur sagesse, de leur patriotisme, de leurs sacrifices ; mais personne ne songe à agir comme ils agissaient, à raisonner comme ils raisonnaient. La vie se compose en réalité de ces petites choses reléguées dans un coin ; tandis que les grands principes se pavanent avec orgueil, et deviennent l’admiration des hommes et le sujet de leurs discours. Je prends un vif plaisir, esquire Dunscomb, à vous entendre développer un principe, soit qu’il concerne la loi, la morale ou la politique ; mais je ne penserais pas plus à en faire usage dans la pratique, que je ne penserais à refuser des honoraires de mille dollars.

— Est-ce là ce qu’on vous donne ? demanda Mac-Brain avec curiosité. Travaillez-vous, dans cette cause, pour une aussi forte somme que celle-là, Timms ?

— Je suis payé, docteur, juste autant que vous le fûtes pour cette grande opération chez le maillionnaire de Wall-Street.

— Millionnaire, vous voulez dire, Timms, dit Dunscomb froidement ; cela signifie qui vaut un million.

— Je n’essaie jamais de prononcer un mot étranger sans l’écorcher, dit Timms (car il savait que les deux amis connaissaient son origine, son éducation, son avancement dans la vie et qu’il était beaucoup plus sage de ne leur rien cacher) ; mais depuis que j’ai fréquenté si souvent Marie Monson et sa suivante, j’avoue que je désire parler la langue dont elles se servent.

Dunscomb jeta de nouveau sur son associé un regard scrutateur ; je ne sais quoi d’ironique brillait dans ses yeux.

— Timms, vous êtes devenu amoureux de votre belle cliente, fit-il remarquer tranquillement.

— Non, Monsieur, pas encore jusque-là ; quoique je reconnaisse que la dame est très-intéressante. Si elle était acquittée, et que nous puissions obtenir quelques éclaircissements sur les débuts de sa vie, dame ! Monsieur, ça pourrait changer les choses.

— Il me faut aller à Biberry demain matin, et avoir moi-même une autre entrevue avec la dame, dit Dunscomb. Maintenant, Ned, je vais aller rejoindre votre femme et lui lire un épithalame préparé pour cette grande occasion. Vous n’avez pas besoin de vous donner la peine de m’accompagner, le morceau de poésie n’est pas nouveau ; je l’ai déjà lu deux fois en votre honneur.

Le grand conseiller d’York rit de bon cœur de sa saillie, et, pour sa part, termina là l’entretien ; Timms resta quelque temps de plus avec le docteur le questionnant sur les opinions et les bruits qu’il avait recueillis dans le cours de ses visites.