Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XIV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 175-189).



CHAPITRE XIV.


De son lit de soufre, un beau jour,
Le diable sort pour faire un tour.
Il veut visiter la chaumière
Qu’ici-bas l’on nomme la terre,
Et voir comment les choses vont.

Coleridge.



Dunscomb fut fidèle à sa parole. Le matin suivant, il était sur la route de Biberry. Il était pensif ; après avoir mis une liasse de papiers sur le siège de la voiture, il continua sa route, silencieux et réfléchi. Par une assez grande singularité, il n’était accompagné que d’Anna Updyke, qui avait demandé timidement une place dans la voiture, mais avec tant d’instances qu’elle l’avait obtenue. Si Jack Wilmeter avait été à Biberry, la demande n’eût pas été faite ; mais elle le savait à la ville, et croyait pouvoir faire cette petite excursion sans être accusée d’inconvenance pour ce qui avait rapport à lui. Nous verrons dans le cours du récit quel était son but.

La meilleure auberge de Biberry était tenue par Daniel Horton. La femme de ce brave homme avait un penchant naturel au bavardage, penchant qui s’était développé dans le cours de vingt-cinq ans de pratique, dans l’auberge où elle avait commencé comme servante une carrière qu’elle finissait maintenant comme maîtresse. Comme il arrive d’ordinaire aux personnes de sa classe, elle connaissait une centaine d’individus qui fréquentaient sa maison, les appelant sur-le-champ par leur nom, et traitant chacun avec un degré de familiarité professionnelle très-commune dans les auberges de campagne.

— Tiens, M. Dunscomb s’écria cette femme en entrant dans la chambre, et trouvant le conseiller et sa compagne installés dans son meilleur parloir. C’est un plaisir auquel je ne m’attendais pas avant les assises. Il y a vingt ans bien comptés, Esquire, depuis que j’ai eu le plaisir de vous servir dans cette maison pour la première fois. Et un vrai plaisir ç’a toujours été pour moi ; car je n’ai pas oublié le procès d’éviction que vous avez gagné pour Horton, lorsque nous ne faisions que commencer. Je suis enchantée de vous voir, Monsieur ; vous êtes le bienvenu à Biberry, ainsi que cette jeune dame, qui est votre fille, je présume, monsieur Dunscomb ?

— Vous oubliez que je suis garçon, mistress Horton, un homme non marié, dans toute l’acception du mot.

— J’aurais pu le savoir si j’avais réfléchi un instant ; car on dit que Marie Monson n’emploie dans sa cause que des garçons et des veufs ; et vous êtes son conseil, je le sais.

— C’est là une particularité que je ne connaissais pas. Timms est garçon, à coup sûr, aussi bien que moi ; mais à quel autre pouvez-vous faire allusion ? Jack Wilmeter, mon neveu, peut à peine passer pour être employé dans cette cause, pas plus que Michel Millington, bien que ni l’un ni l’autre ne soient mariés.

— Oui, Monsieur, nous les connaissons tous deux, car ils ont logé ici. Si le jeune Wilmeter est garçon, j’imagine que ce n’est pas tout à fait sa faute (ici mistress Horton prit un air grave et continua ses propos). Des jeunes gens d’un extérieur agréable et d’une belle fortune n’ont pas d’ordinaire beaucoup de difficulté à trouver des femmes, beaucoup moins que les jeunes personnes ; car vous autres hommes vous faites les lois, et vous donnez naturellement la plus belle chance à votre sexe.

— Pardonnez-moi, mistress Horton, interrompit Dunscomb avec un peu de solennité, comme quelqu’un qui trouvait grand intérêt à la conversation. Vous m’avez fait remarquer que nous avions la meilleure chance pour nous marier ; et j’ai été, moi, garçon toute ma vie, essayant en vain d’entrer dans cet heureux état du mariage, s’il mérite cette dénomination.

— Il ne vous serait pas difficile de trouver une compagne, dit la dame de la maison en secouant la tête, et cela par la raison que je viens de vous donner.

— Laquelle ?

— C’est que, vous autres hommes, vous avez fait les lois et vous en profitez. Vous pouvez demander la femme qui vous plaît ; mais une femme est obligée d’attendre qu’on la demande.

— Vous, n’avez jamais été plus dans l’erreur de votre vie, je vous assure, ma bonne mistress Horton. Il n’existe pas de loi à ce sujet. Toute femme peut aussi bien poser la question que tout homme. C’était du moins la loi, et je ne crois pas que le Code l’ait changée.

— Oui, nous savons cela, et elle sera tournée en dérision et montrée au doigt pour sa peine. Je sais qu’on raconte bien des choses sur l’année bissextile ; mais je n’ai jamais entendu dire qu’une femme ait jamais posé la question. Je crois que même Marie Monson y regarderait à deux fois avant de prendre une détermination si hardie.

— Marie Monson ! s’écria Dunscomb, se retournant tout à coup vers l’hôtesse : a-t-elle la réputation d’être prévenante pour les messieurs ?

— Non pas que je sache ; mais…

— Alors, permettez-moi de vous dire, ma bonne mistress Horton, interrompit le célèbre conseiller, d’un ton presque austère, que vous êtes très-blâmable d’avoir hasardé cette remarque. Si vous ne connaissez rien de la conduite de Marie Monson, vous auriez dû vous taire. Il est bien extraordinaire que les femmes, sensibles comme elles devraient l’être aux égards envers une personne de leur sexe, soient plus disposées même que les hommes à émettre des opinions légères et souvent malicieuses qui détruisent une réputation, et causent tant de mal dans le monde. De tous les péchés secondaires de votre sexe, la calomnie est le vice le plus bas, le plus contraire au christianisme, le plus indigne d’une femme : le danger auquel vous êtes toutes exposées ne devrait-il pas vous apprendre plus de réserve.

— C’est vrai, Monsieur, mais cette Marie Monson est déjà dans une si mauvaise passe, qu’il n’est pas aisé de la rendre plus mauvaise, répondit mistress Horton très-effrayée de la sévère réprimande de Dunscomb ; car sa réputation était trop grande pour que son opinion bonne ou mauvaise lui fût indifférente. Si vous connaissiez la moitié de ce qu’on dit d’elle dans Dukes, vous ne feriez pas attention à une parole légère sur son compte. Tout le monde la croit coupable, et un crime de plus ou de moins ne fait pas grand’chose pour des gens de son espèce.

— Ah ! mistress Horton, ces paroles légères font beaucoup de mal ; elles font d’un souffle disparaître une réputation, et mon expérience m’a appris que ceux qui sont les plus aptes à s’en servir, sont des personnes dont la conduite ne supporterait pas le jour. Des femmes qui ont une poutre dans les yeux, découvrent admirablement une paille dans ceux des autres. Parlez-moi d’une femme qui va tranquillement son chemin sans sortir de sa sphère, charitable et inoffensive, souhaitant le bien, et aussi difficilement portée à mal penser qu’à mal faire. On parle donc beaucoup contre ma cliente, n’est-ce pas ?

— Plus que j’aie jamais entendu parler contre une personne accusée, homme ou femme. Les boxeurs, qui étaient en prison pour meurtre, furent déchirés par les propos d’un chacun, mais rien d’approchant à Marie Monson. Bref, avant que l’esquire Timms intervînt en sa faveur, elle n’avait pas la moindre chance.

— Ceci n’est pas très-encourageant, à coup sûr ; mais que dit-on, mistress Horton, si vous me permettez de poser la question ?

— Mais, esquire Dunscomb, répondit la femme en faisant une petite moue charmante, on n’est jamais sûr que vous ne traiterez pas de calomnie ce qu’on pourra dire.

— Bah, bah vous savez mieux à quoi vous en tenir. Je ne me mêle jamais de ces sales procès. Je suis employé à la défense de Marie Monson, vous savez…

— Oui, mais aussi vous êtes bien payé pour cela, esquire Dunscomb, si tout ce qu’on dit est vrai, interrompit mistress Horton avec un peu de malice. Cinq mille dollars, dit-on !…

Dunscomb, qui travaillait littéralement sans autre récompense que la conscience de faire son devoir, sourit, quoique indigné au fond de ce nouvel exemple d’absurdité dans les rumeurs publiques. Il se baissa légèrement, comme pour s’en défendre, et alluma froidement un cigare.

— Et où suppose-t-on que Marie Monson trouve de si énormes sommes, mistress Horton ? demanda-t-il quand son cigare fut suffisamment allumé. Il n’est pas ordinaire à de jeunes femmes sans amis d’avoir les poches si bien garnies.

— Il n’est pas ordinaire non plus à de jeunes femmes de voler et d’assassiner de vieilles gens, Esquire.

— Pense-t-on que le bas de mistress Goodwin était assez large pour contenir des sommes comme celle que vous venez de mentionner ?

— Personne n’en sait rien. L’or prend fort peu de place, témoin la Californie. Il y avait le général Wilton, chacun le croyait aussi riche que César.

— Vous voulez dire Crésus, mistress Horton.

— Eh bien, Crésus ou César, ils étaient riches tous deux, je suppose, et le général Wilton passait pour leur égal ; mais quand il mourut, ses biens n’auraient pu payer ses dettes. D’un autre côté, la fortune du vieux David Davidson n’était pas évaluée à plus de vingt mille dollars, et il en laissa dix fois autant. C’est pourquoi je dis : personne n’en sait rien. Mistress Goodwin fut toujours une femme économe, quoique Pierre eût fait sauter les dollars, s’il avait pu mettre la main dessus. Pierre avait un faible, quoique peu de gens le sachent.

Dunscomb écouta avec attention. Tous les faits de cette nature avaient leur importance à ce moment, et l’on ne pouvait rien dire du couple assassiné qui n’engageât tous ceux qui étaient intéressés dans cette cause à avoir l’oreille tendue.

— J’ai toujours compris que Pierre Goodwin était un homme très-estimable, fit observer Dunscomb, qui, connaissant à fond la nature humaine, savait que le meilleur moyen de rendre la femme communicative, c’était de faire de l’opposition, — un homme des plus estimables du canton.

— C’est possible, mais il avait ses côtés faibles comme les autres hommes estimables, quoique les siens ne fussent pas généralement connus, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire. Chacun est estimable, je suppose, jusqu’à ce qu’on découvre le contraire. Mais Pierre est mort, et je n’ai pas envie de troubler sa tombe, ce qui, je crois, est un acte coupable.

Ces paroles étaient encore plus lugubres, et elles ne firent qu’exciter le désir de Dunscomb d’en savoir davantage. Toutefois il vit qu’il y avait de grandes précautions à prendre, mistress Horton affectant beaucoup de tendresse pour la réputation de son voisin décédé. Le conseiller connaissait assez la nature humaine pour savoir que l’indifférence est quelquefois un aussi bon aiguillon que l’opposition, et il jugea à propos d’essayer de ce moyen. Sans faire de réponse immédiate, il pria donc l’attentive Anna de lui rendre un petit service : c’était un prétexte pour l’éloigner de la chambre, et rester seul avec l’hôtesse. Alors jetant son cigare comme mauvais, il en alluma un autre, créant ainsi des retards qui irritaient l’impatience de la dame de la maison et la mettaient sur le gril.

— Oui, Pierre n’est plus, le voilà mort et enterré, et j’espère que la terre lui est légère, dit-elle en soupirant ostensiblement.

— Ici vous faites erreur, mistress Horton, remarqua froidement le conseiller ; les restes des deux victimes trouvées dans les ruines de la maison ne sont pas encore en terre, on les garde pour le jugement.

— Quels moments nous allons avoir, si pleins d’émotion et de mystère !

— Et vous pourriez ajouter de consommation. Les journalistes qui viendront de la ville comme une invasion de Cosaques suffiront pour remplir votre maison.

— Oui, et ils se rempliront eux-mêmes aussi. Pour être franche avec vous, monsieur Dunscomb, un trop grand nombre de ces gens-là désirent être logés à bas prix pour qu’on ait plaisir à les avoir. N’importe ; je crois que nous serons encombrés la semaine prochaine.

— Vous disiez donc que Pierre Goodwin était un homme irréprochable ?

— Bien loin de là, à dire le vrai sur son compte ; et puisque je sais que l’homme n’est pas absolument en terre, je ne sais pourquoi je ne pourrais pas parler. Je sais respecter le tombeau aussi bien qu’un autre, mais comme il n’est pas enterré, on peut dévoiler la vérité. Pierre Goodwin n’était nullement ce qu’il paraissait.

— Et quel était son défaut particulier, ma bonne mistress Horton ?

La dame de la maison savait bien que c’était un grand honneur d’être bonne aux yeux de M. Dunscomb, et elle ne fut pas moins flattée de la manière dont ces paroles furent prononcées que de leur signification. Par une faiblesse de femme, mistress Horton fut ravie de cette légère marque d’hommage, et se sentit disposée à laisser échapper un secret qui, pour lui rendre justice, avait été religieusement gardé depuis dix à douze ans entre elle et son mari. Comme elle et le conseiller se trouvaient seuls baissant un peu la voix plutôt pour sauver les apparences que pour un motif suffisant, l’hôtesse reprit :

— Eh bien, esquire Dunscomb, vous devez savoir que Pierre Goodwin était membre d’une association sainte et chrétien fervent ; et ce n’en fut que mieux pour lui, puisqu’il devait être assassiné.

— Est-ce que vous regardez sa qualité de chrétien fervent, selon votre expression, comme une circonstance qu’on doive cacher ?

— Pas le moins du monde, Monsieur ; mais c’est à mes yeux une excellente raison pour que les faits que je vais vous rapporter doivent être généralement inconnus. Les railleurs abondent ; et je crois que les sentiments d’un croyant doivent être traités avec plus de ménagement que ceux d’un incrédule, par égard pour l’église.

— C’est une mode de notre époque, une des mœurs du jour, qu’elle dure ou non. Mais continuez, je vous prie, ma bonne mistress Horton, je suis très-curieux de savoir par quel péché particulier Satan est par venu à s’emparer « de ce chrétien fervent. »

— Il buvait, esquire Dunscomb, non il se grisait, le mot est plus juste. Vous devez savoir que sa femme était l’avarice en personne ; c’est pour cette raison qu’elle prit Marie Monson en garni, quoique sa maison ne fût nullement convenable pour loger, isolée comme elle l’était, et n’ayant qu’une petite chambre à coucher de réserve, et sous le toit, encore. Si elle avait laissé l’étrangère venir dans une maison régulière, comme elle aurait pu le faire, où elle aurait été beaucoup mieux que dans un grenier, il est probable qu’elle n’aurait pas été assassinée. Elle a perdu la vie, comme je le dis à Horton, pour s’être mêlée des affaires des autres.

— Si c’était là le châtiment ordinaire et inévitable d’une semblable faute, ma bonne hôtesse, il y aurait grande disette de dames, dit Tom Dunscomb un peu sèchement ; mais vous faisiez remarquer que Pierre Goodwin, la prétendue victime de Marie Monson, avait un faible pour les liqueurs fortes ?

— Il avait de la préférence pour le julep, liqueur qui dans ces pays-ci est des plus pernicieuses au corps. Il en était fou ! n’osant en prendre chez lui, il savait où trouver cette boisson de première qualité, et venait toujours chez nous quand il avait le gosier sec. Horton mesure trop bien (autrement nous aurions un peu meilleure figure dans le monde que nous ne l’avons ; non pas que nous soyons misérables, dans notre position actuelle) ; mais Horton le prend fort lui-même, et il verse également bien aux autres. Pierre l’apprécia bientôt, et trouva son julep supérieur au plus vanté, comme lui-même me l’a souvent dit. Horton sait préparer un julep d’une façon exquise.

— Et Pierre Goodwin avait l’habitude de fréquenter votre maison en cachette pour se livrer à son penchant ?

— Je suis presque honteuse d’en faire l’aveu : peut-être était-ce mal à nous de ne pas l’en empêcher, mais chacun fait son métier, et le nôtre est de tenir auberge, et de servir des liqueurs, quoique le ministre nous dise presque tous les dimanches que les fidèles ne doivent rien faire, loin des regards, de ce qu’ils ne voudraient pas faire devant toute une assemblée. Je n’adopte pas ce système néanmoins, car il faudrait bientôt fermer boutique. Oui, Esquire, Pierre Goodwin buvait terriblement dans son coin.

— Jusqu’à l’ivresse, vous voulez dire, mistress Horton ?

— Jusqu’au delirrum tremens ; il descendait ordinairement au village sous prétexte d’affaires, et venait droit chez nous, où je lui ai vu avaler trois juleps dans la première demi-heure. D’autres fois il prenait l’excuse d’aller rendre visite à sa sœur en ville, et alors il restait deux ou trois jours là-haut dans une chambre qu’Horton garde pour ce qu’il appelle des en-cas ; il appelle cette chambre son quartier, quartier d’hôpital sans doute.

— Est-ce que le digne M. Horton est aussi membre de la société, mon hôtesse ?

Mistress Horton rougit avec grâce, mais elle répondit sans balbutier, l’habitude la fortifiant dans des contrariétés morales bien plus sérieuses que celle-ci.

— Il en faisait partie, et je puis dire qu’il en fait encore partie, quoiqu’il ne l’ait pas fréquentée depuis plus de deux ans.

— Ainsi, Pierre Goodwin était quelquefois ivre dans votre maison ?

— Je suis fâchée d’en convenir, il resta une fois une semaine entière, et fut pris du delirrum tremens ; mais Horton l’en guérit par l’usage du julep. C’est, dit-on, le vrai temps de le prendre. Nous le reconduisîmes chez lui sans que sa femme sût qu’il n’avait pas été tout le temps avec sa sœur. Il en eut assez pour trois mois.

— Pierre payait-il, ou aviez-vous un compte courant avec lui ?

— Argent sur table, Monsieur ; attrapez-nous à avoir des comptes avec un homme dont la femme porte la culotte. Non, Pierre payait comme un roi pour chaque gorgée qu’il avalait.

— Je suis loin d’être, certain que la comparaison soit juste, vu qu’un roi ne se fait nullement remarquer par son exactitude à payer ses dettes. Mais n’est-il pas possible que Pierre ait mis le feu à sa maison, et qu’il soit la cause de tout ce malheur dont ma cliente est responsable ?

— J’y ai pensé plus d’une fois depuis le meurtre, Esquire, mais je ne vois pas trop comment la chose a pu avoir lieu. Mettre le feu à la maison est assez simple. Mais qui a tué le vieux couple, qui a dépouillé la maison, si Marie Monson n’est pas coupable de ce double crime ?

— Le cas a ses difficultés, sans nul doute, mais j’ai vu le jour se lever après une nuit plus obscure que celle-ci. Je crois que mistress Goodwin et son mari étaient presque de la même taille.

— Absolument, je les ai vus se mesurer dos à dos. C’était un très-petit homme, et elle une très-grande femme.

— Avez-vous quelque connaissance d’une Allemande qui vivait, dit-on, avec ce couple infortuné ?

— On en a quelque peu parlé depuis le feu, mais mistress Goodwin ne gardait pas d’aide ; elle était trop avare pour cela ; du reste elle n’en avait guère besoin, étant elle-même très-forte et très-active pour son âge.

— Ne pouvait-il pas se faire qu’une locataire comme miss Monson l’eût engagée à prendre une servante chez elle pour quelques semaines ? Les plus proches voisins, ceux qui étaient les plus à même de connaître tous ces détails prétendent qu’on ne donnait pas de gages, la femme travaillant pour sa nourriture et son logement.

— Esquire Dunscomb, vous ne prouverez jamais qu’une Allemande a tué Pierre et sa femme.

— Non, peut-être, bien que cela soit possible ; mais tel n’est pas l’objet de mes recherches actuelles. Mais voici venir mon associé dans le conseil, et je profiterai d’une autre occasion pour continuer cette conversation, ma bonne mistress Horton.

Timms entra d’un air empressé. Pour la première fois de sa vie il parut agité. Froid, fin et rusé, cet homme s’était rarement laissé aller au point de trahir son émotion ; mais il le faisait en ce moment. Il y avait dans sa personne un tremblement qui s’étendait jusqu’à sa voix ; il sembla craindre de s’en servir même pour le salut d’usage. Il se contenta d’incliner la tête, prit un siège et s’assit.

— Vous avez été à la prison ? demanda Dunscomb.

Un signe affirmatif fut la réponse.

— Vous fûtes admis et eûtes une entrevue avec notre cliente ?

Un autre signe fut la seule réplique.

— Lui avez-vous posé les questions comme je le désirais ?

— Oui, Monsieur mais j’aurais plus vite fait d’interroger tout le comté de Dukes que de tirer de cette jeune fille une chose qu’elle ne veut pas dire !

— Je crois que la plupart des jeunes dames ont le talent de garder pour elles de semblables secrets, du moment qu’elles ne désirent pas le révéler. Me donnez-vous à entendre que vous n’avez pas obtenu de réponse ?

— En vérité, je n’en sais rien, Esquire. Elle a été polie, gracieuse, souriante ; mais, de manière ou d’autre, je ne me rappelle pas ses réponses.

— Il faut que vous soyez devenu amoureux, Timms, pour revenir avec un pareil compte-rendu, répliqua Dunscomb, tandis qu’un sourire froid et sardonique passait sur sa figure. Prenez garde, Monsieur, c’est une passion qui rend un homme fou plus vite que toutes les autres. Je ne crois pas qu’il y ait grande chance pour que la dame réponde à votre flamme, à moins toutefois que vous ne vous arrangiez pour faire de son acquittement une condition du mariage.

— J’ai peur, horriblement peur que son acquittement ne soit une affaire désespérée, répondit Timms, se passant la main sur la figure comme pour effacer les traces de sa faiblesse ; plus je pénètre au fond de cette affaire, pire elle m’apparaît.

— Avez-vous donné à entendre à votre cliente qu’il en était ainsi ?

— Je n’en ai pas eu le cœur. Elle est si maîtresse d’elle-même, si calme et si paisible, elle montre tant de jugement et même d’esprit, qu’elle semble être le conseil dans cette affaire de vie ou de mort. Je ne pouvais troubler une si parfaite tranquillité. Je voudrais bien connaître son histoire.

— Dans mes interrogatoires, je lui fis comprendre l’absolue nécessité pour elle de nous fournir les moyens d’éclairer la cour et le jury sur ce point matériel, si nous étions poussés à la dernière extrémité.

— Je le sais, Monsieur, mais vous ne pûtes découvrir la vérité plus que je ne l’ai fait par mes pressantes questions. J’aimerais par-dessus tout à voir cette dame à la barre. Je crois qu’elle confondrait l’impudent Williams et lui ferait joliment perdre contenance. À propos, Monsieur, j’ai appris qu’il est employé contre nous par le neveu, lequel est tout à fait furieux au sujet de la perte de l’argent qu’il prétend se composer de sommes plus considérables que le voisinage ne l’avait communément supposé.

— J’ai toujours cru que les parents emploieraient quelqu’un pour appuyer l’accusateur public dans un cas de cette importance. La théorie de notre gouvernement, c’est que la vertu publique présidera à l’exécution des lois ; mais à en juger par mon expérience, Timms, cette vertu publique est une qualité très-accommodante, indifférente même, et elle se donne rarement la peine de punir les torts tant que ce n’est pas elle qu’on blesse et qu’on dépouille.

— La friponnerie est plus remuante que l’honnêteté, j’en suis convaincu depuis longtemps ; mais il est naturel qu’un accusateur public, dans un jugement où il y va de la vie, et quand l’accusé est une femme, ne soit pas plus pressant que ne semblent le demander les circonstances. Il est vrai que le sentiment populaire s’élève fortement contre Marie Monson ; mais le neveu a bien fait de payer un coquin comme Williams, s’il désire faire table rase.

— Notre cliente en est-elle informée ?

— Assurément. Elle semble connaître tout ce qui concerne sa cause, et trouve un étrange plaisir à entrer dans le mode et les détails de sa défense. Cela vous ferait du bien au cœur, Monsieur, de voir la manière avec laquelle elle écoute, elle donne ses avis, elle consulte. Elle est vraiment belle à ces moments-là.

— Vous êtes amoureux, Timms, et il me faudra chercher un autre aide. D’abord, c’était Jack et puis, vous ! Hum ! le monde est étrange, en vérité.

— Je ne crois pas en être encore là, dit Timms, cette fois se frottant ses gros sourcils comme pour s’assurer qu’il ne rêvait pas ; quoique je doive avouer que mes sentiments ne sont pas les mêmes qu’il y a un mois. Je voudrais bien que vous vissiez notre cliente vous-même, Monsieur, et que vous lui fissiez comprendre combien il est important pour nous dans son intérêt, de connaître quelque chose de sa vie passée.

— Croyez-vous que l’acte d’accusation porte son nom véritable ?

— Pas le moins du monde ; mais comme elle s’est appelée elle-même Marie Monson, elle ne peut profiter de ses propres actes.

— Assurément non. Je le demandais simplement à titre d’information ; elle doit sentir la nécessité de nous fortifier sur ce point en particulier, autrement on pourra la pousser loin ; les jurés n’aiment pas les pseudonymes.

— Elle le sait déjà, car je lui ai exposé la chose bien des fois. Cependant rien ne semble l’émouvoir ; elle paraît, au-dessus de toute crainte.

— Ceci est des plus extraordinaires. Avez-vous interrogé la suivante ?

— Comment le puis-je ? elle ne parle pas anglais, et je ne puis proférer une syllabe dans aucune langue étrangère.

— Ah ! elle se dit si ignorante ? Marie Moulin parle très-bien anglais, et je le sais pour avoir souvent causé avec elle. C’est une Suissesse instruite et sage, connue pour sa fidélité et sa discrétion. Avec moi elle aura de la peine à soutenir sa fausse assertion. Si elle a feint d’ignorer l’anglais, c’est afin de garder ses secrets.

Timms se rendit à cette probabilité, puis il entra dans des détails plus minutieux de l’état de la cause. En premier lieu, il admit qu’en dépit de tous ses efforts le sentiment populaire s’élevait fortement contre leur cliente. — Franck Williams, comme il appelait l’effronté personnage qui portait ce nom, est entré dans la lutte armé de toutes pièces, et il produira son impression accoutumée.

— Il doit être largement payé, continua Timms, et je serais assez porté à croire que ses honoraires dépendent jusqu’à un certain point du résultat, car je n’ai jamais vu de ma vie le drôle si vivement engagé.

— Notre admirable Code permet un tel marché entre le conseil et son client, ou tout autre marché, pourvu qu’il n’y ait pas conspiration ouverte, reprit Dunscomb ; mais je ne sais pas ce qu’on peut partager, dût même Marie Monson être pendue !

— Ne parlez pas de cette manière d’une si séduisante personne, s’écria Timms, manifestant dès lors son émotion, cela fait mal d’y penser. Il est vrai, qu’une condamnation ne procurera pas d’argent à l’accusation, à moins qu’elle ne conduise à découvrir le magot de mistress Goodwin.

Dunscomb leva les épaules, et son associé procéda à son récit. Deux des journalistes étaient blessés, et leurs allusions à la cause qui presque chaque jour se trouvaient dans leurs journaux respectifs, étaient injurieuses et calculées pour faire beaucoup de mal, quoique parfaitement dissimulées sous un air d’apparente candeur. L’effet naturel de ces attaques réitérées, parmi une population accoutumée à en déférer en tout à l’esprit général, fut d’augmenter le nombre des ennemis de l’accusée. Beaucoup de ceux qui dans le principe étaient disposés à la soutenir, parce qu’ils ne pouvaient croire qu’une femme si jeune, si bien élevée, si modeste dans sa tournure, si séduisante dans ses manières, qu’une femme, dis-je, de cette nature, pût être coupable des crimes qu’on lui imputait, changeaient maintenant d’opinion sous le contrôle de cette puissance funeste, travaillant sur le sentiment public. Les agents employés par Timms pour contre-balancer cette maligne influence, avaient manqué à leur tâche, ils ne travaillaient que pour l’argent, tandis que les autres avaient tout le ressentiment d’un affront prétendu.

La famille des Burton, les plus proches voisins des Goodwin, ne recevait plus Timms avec cette franche cordialité qu’ils lui avaient témoignée dans le cours de ses premières entrevues avec eux. Alors ils avaient été communicatifs, prêts à dire tout ce qu’ils savaient, et même un peu plus, à ce que pensait l’avocat ; aujourd’hui ils étaient réservés, mal à l’aise, peu disposés à faire connaître la moitié des faits réels qui étaient à leur connaissance. Timms crut qu’ils avaient été embauchés, et qu’on devait s’attendre de ce côté à quelque déposition importante et hostile. La consultation finit par une exclamation de Dunscomb au sujet des abus qui se glissent dans l’administration de la justice, et qui font que les Américains, si fiers de leurs libertés, seront obligés de recourir à un système à peu près aussi corrompu que ceux du vieux monde. Telle est la tendance des choses, et des mœurs du jour.