Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 250-265).



CHAPITRE XX.


De paraître, Caton, devant toi, je rougis,
Je suis confus. — Pourquoi ? quel est ton crime ? dis ?
— Je suis Numide.

Caton.



Une demi-heure après cette conversation, la cloche du palais sonna, et la foule se précipita vers le bâtiment, afin de s’assurer des places pour le procès. Tout ce que nous avons rapporté dans le chapitre précédent se passa entre six et neuf heures du matin ; car c’est « une des mœurs du jour » dans la voie du progrès, d’imprimer à l’administration de la justice une vitesse équivalente à celle des chemins de fer. Beaucoup de juges aujourd’hui se rendent à leur ouvrage à huit heures du matin (presque tous le font dans leurs tournées), et continuent d’appeler des causes jusqu’à neuf et dix heures du soir, éclairant la justice du pays au moyen d’agents à moitié endormis, et stupides de fatigue.

Nous avons dit que toute espèce de dignité a été bannie des cours d’York, si l’on en excepte celle qui se manifeste dans le caractère même de ses devoirs et dans la manière dont on les accomplit. Même dans cette occasion solennelle, quand un être humain, une femme, allait subir un jugement capital, on ne s’écarta pas de la simplicité dans laquelle on laisse le piédestal de la raison, en opposition ouverte avec le prestige dont la loi jadis entourait sa puissance. Il reste à examiner si la nature humaine n’a pas été exaltée trop haut par les nouveaux arrangements, comme elle avait été ravalée trop bas par les anciens. Il y a un milieu dans la vérité ; et il est à craindre qu’en mettant de côté les inutiles ornements d’une pure parade, on ait aussi rejeté ceux que les convenances demandent.

Un quart des assistants réunis dans le palais du comté de Dukes était des femmes. La curiosité si naturelle, dit-on, à ce sexe, était accrue par les circonstances particulières de la cause : une femme avait été assassinée, et c’était une femme qu’on accusait d’avoir commis ce crime. On disait, toutefois, qu’une grande partie de ces femmes avait été convoquée comme témoins.

Enfin, un silence général d’attente succéda à ce brouhaha de la foule entrant et cherchant des sièges, et les yeux des spectateurs étaient généralement tournés vers la porte, afin d’entrevoir le principal personnage de la scène qui s’apprêtait. Nous ne savons pourquoi le spectacle du malheur des autres a un si grand charme pour la plupart des hommes. La nature nous a donné la sympathie, la compassion, et un désir de soulager l’infortune ; et pourtant nous aimons presque tous à regarder le malheur comme un pur spectacle, quand nous n’avons ni le désir ni le pouvoir d’être autre chose que d’inutiles spectateurs. Des milliers de gens s’assemblent pour voir pendre un homme, quand tous savent que la loi a une étreinte trop dure pour lâcher sa proie, et qu’à ce moment suprême il n’y a pas place pour les sentiments de la pitié. Mais les choses vont ainsi ; et plus d’une femme, ce jour-là, qui aurait volontiers soulagé toute détresse qu’elles auraient eu le pouvoir de diminuer, étaient assises là, observatrices curieuses et intéressées de tout ce qui se passait, pour remarquer les agitations de la physionomie, les angoisses du fond de l’âme, s’il y en avait, ou les rayons de l’espérance qui pouvaient, par intervalles, éclairer les sombres tortures du désespoir.

La Cour fut occupée une demi-heure à écouter des motions, à régler le rôle, rien ne semblant empêcher sa marche régulière. Alors le mouvement cessa en dedans de la barre, et une attente solennelle pesa sur toute cette masse d’êtres humains rassemblés dans cet étroit espace.

— C’est aujourd’hui le jour fixé pour le jugement de Marie Monson. Monsieur l’attorney du district, êtes-vous prêt ?

— Nous le sommes, Monsieur, tout à fait, je crois. S’il plaît à la Cour, M. Williams et M. Wright seront mes associés dans cette cause : c’est un procès d’importance, et je n’aime pas à le soutenir seul.

— La Cour l’a ainsi compris. Qui est pour l’accusée ?

— Je suis chargé de défendre Marie Monson, répondit Dunscomb, relevant la tête avec dignité et parlant avec l’aplomb d’un homme accoutumé aux audiences. M. Timms m’assistera.

— Êtes-vous prêts, Messieurs ?

— Je crois que nous le sommes, Excellence ; quoique la prisonnière n’ait pas encore été assignée.

— Monsieur l’attorney du district, nous allons procéder.

Comme le sheriff quitta la salle, chose assez extraordinaire, pour amener une prisonnière à la Cour, l’attente fut à son comble. Au milieu d’un silence profond, la porte roula sur ses gonds, et M. Gott entra suivi de Marie Monson, d’Anna, de Sarah, de Marie Moulin, et des deux jeunes gens. La bonne femme du sherrif était déjà dans la salle, et grâce à un constable, avait fait réserver des sièges pour les personnes qui accompagnaient la prisonnière. Toute la société y prit place à l’exception de Marie Moulin, qui était auprès de sa maîtresse dans l’intérieur de la barre.

Chaque observateur fut frappé de l’air, des manières, du maintien si inattendu de la prisonnière. Dunscomb vit d’un coup d’œil que son apparition avait produit une très-favorable impression. C’était quelque chose, et il espéra qu’elle pourrait servir à contrebalancer les manœuvres de Davis et de Williams. Le juge, en particulier, homme excellent et de bonne foi, fut tout à fait saisi de surprise. Rien ne dispose plus à la sympathie que les secrètes influences des castes sociales. Chacun les ressent plus ou moins, suivant le niveau de son entourage ; au delà tout est mystère. Il se trouva que le juge appartenait à une famille ancienne et historique de New-York, chose assez rare dans ces temps si changeants ; il était doué d’un tact héréditaire à discerner les personnes de son rang. D’un coup d’œil, il vit que la prisonnière avait l’air, les manières, l’extérieur et l’aisance d’une personne accoutumée dès l’enfance à la bonne compagnie. Dunscomb fut enchanté quand le juge, avec une sorte d’empressement, intervint au moment où le sheriff se disposait à placer la prisonnière à la barre, dans l’étroit espace destiné aux criminels ; s’adressant à lui :

— Monsieur le sheriff, dit-il, donnez à la prisonnière un siège en dedans de la barre. Messieurs, ayez l’obligeance de faire place pour que l’accusée puisse s’asseoir près de son conseil. Monsieur l’attorney, que la prisonnière soit assignée dès qu’elle sera remise de la fatigue et de l’émotion que lui a causées son entrée ici.

Cette cérémonie, sortant un peu des pures formes d’aujourd’hui, fut bientôt terminée, et l’avocat se déclara prêt à soutenir la non-culpabilité. On s’occupa ensuite de constituer les jurés, tâche d’une difficulté infinie, et qui, dans les causes criminelles, est devenue presque une affaire du dehors, comme pour railler la puissance de la loi. Il n’est pas rare de voir la Cour occupée une semaine ou deux à ces dispositions préliminaires, et le mal est devenu si criant que le pouvoir exécutif a dû recommander à la législature d’imaginer quelque contre-poids. Un des plus grands abus de la législation actuelle, c’est une fausse philanthropie qui protège les méchants et les pervers aux dépens des hommes droits et justes, et il y a peu de témérité à prédire qu’il faudra défaire plus de la moitié de ce qui s’est fait sous l’inspiration d’une liberté et d’une philanthropie mal entendue, avant que les citoyens se ressentent de la protection efficace des lois.

Un des progrès réels et raisonnables du jour, c’est de faire prêter serment aux jurés, dans toutes les causes qui doivent être jugées dans la session. C’est une économie de temps, et bien que la cérémonie pût et dût se faire d’une manière plus solennelle et plus imposante, et surtout en faisant cesser toute occupation, en ordonnant à tous les assistants de se lever et de se tenir dans un silence respectueux, pendant qu’on invoque le nom du Dieu de la terre et du ciel ; néanmoins c’est un grand progrès sur l’ancienne manière, et l’on a eu raison de l’établir. Nous sommes heureux de remarquer de telles innovations dans les mœurs du jour, toutes les fois qu’un sentiment de justice peut pousser un homme aussi ennemi de la flatterie envers le peuple qu’envers les princes, et de toute flatterie en général, à dire quelque chose en faveur de ce qui a été fait ou se fait encore autour de lui.

Le greffier appela le nom de Jonas Wattles, le premier juré tiré. Cet homme était un respectable mécanicien d’une intelligence assez limitée, mais de bonne foi, et réputé honnête. Timms jeta sur l’avocat principal un regard que l’autre interpréta comme voulant dire : Il peut aller. Comme on ne fit aucune objection du côté de l’État, Jonas Wattles prit place sur le banc des jurés, ce qu’on regardait comme un grand bonheur dans une cause capitale.

— Ira Trueman ! cria le greffier.

Une pause significative suivit l’annonce de ce nom. Trueman était un homme d’une influence locale considérable ; il devait être d’un grand poids dans un corps composé d’hommes même moins instruits que lui. Il y avait plus : Timms et Williams savaient que leurs agents respectifs avaient fort travaillé pour le gagner, quoique ni l’un ni l’autre ne sussent exactement jusqu’à quel point ils avaient réussi. Il était conséquemment aussi hasardeux d’accepter que de faire opposition, et les deux gladiateurs légaux se tinrent sur la brèche, l’un attendant que l’autre trahît son opinion sur l’homme.

Le juge s’impatienta, et demanda si le juré était accepté.

C’était un spectacle assez amusant en ce moment que d’observer la manière dont Timms se conduisait avec Williams, et Williams avec Timms.

— J’aimerais à entendre les objections de monsieur au sujet de ce juré, fit observer Timms, car je ne vois pas que sa récusation soit péremptoire.

— Je n’ai pas récusé le juré du tout, reprit Williams, mais j’ai compris que la récusation venait de la défense.

— Voilà qui est extraordinaire ! monsieur regarde le juré avec défiance, et il déclare maintenant qu’il ne le récuse pas.

— Regarde ! Si des regards font une récusation, l’État pourrait immédiatement laisser impunis ces abominables meurtres, car je suis sûr que la figure de Monsieur est absolument une nuée orageuse.

— J’espère que le conseil se rappellera la gravité de ce procès, et le conduira avec le décorum qu’on ne doit jamais avoir besoin de réclamer dans une cour de justice, dit le juge en intervenant. À moins qu’il n’y ait une récusation directe d’un côté ou de l’autre, le juré doit naturellement prendre rang.

— J’aimerais à poser au juré une question ou deux, répliqua Timms, parlant avec beaucoup de prudence, et comme un homme effrayé de blesser les sentiments d’un juré soumis à son examen, et avec la dernière circonspection dans la crainte que ses recherches ne lui fissent découvrir que Trueman était, selon toute probabilité, la sorte de personne dont il avait besoin. Vous avez été à Biberry, juré, depuis l’ouverture de la session ?

Trueman fit un signe affirmatif.

— Vous avez naturellement fréquenté les amis et les voisins que vous avez rencontrés ici ?

Trueman fit un autre signe, avec une sorte de grognement.

— Vous avez probablement entendu parler plus ou moins de Marie Monson ? j’entends d’une manière légale et convenable ?

Troisième signe d’assentiment.

— Pouvez-vous rapporter quelque chose de particulier sur ce qu’on a dit en votre présence ?

Trueman sembla mettre sa mémoire à contribution ; puis levant la tête, il répondit d’un air résolu et avec beaucoup de netteté :

— J’allais de la taverne au palais, quand j’ai rencontré David Johnson.

— Peu importent ces détails, monsieur Trueman, interrompit Timms, qui vit que le juré s’était entretenu avec un de ses agents confidentiels ; ce que la Cour désire, c’est de savoir si on a rapporté quelque circonstance défavorable à Marie Monson, en votre présence ?

— Ou favorable ; ajouta Williams avec malice.

— Juré, dit le juge en intervenant, dites-nous si on vous a parlé des mérites de cette cause pour ou contre ?

— Des mérites, répéta Trueman, paraissant réfléchir de nouveau non, Excellence, je ne puis dire qu’on l’ait fait.

Ceci était le plus hardi mensonge qui fut jamais proféré ; mais Trueman mit la réponse d’accord avec sa conscience, en considérant que la conversation tenue devant lui roulait sur les démérites de l’accusée.

— Je ne vois pas, Messieurs, dit son Excellence, que vous puissiez récuser, à moins que vous n’ayez d’autres faits…

— Peut-être en avons-nous, Monsieur, répondit Williams. Vous disiez donc, monsieur Trueman, que vous rencontrâtes M. David Johnson, en vous rendant de l’auberge au palais ; vous ai-je bien compris ?

— Très-bien, Esquire : j’étais depuis longtemps avec Pierre Titus (l’un des agents les plus actifs et les plus confidentiels de Williams) quand Johnson survint. Johnson dit : un joli temps, Monsieur, dit-il. Je suis aise de vous voir tous deux, car les figures des vieux amis sont rares, par le…

— Je ne vois pas d’objection à la réception du juré, dit Williams avec insouciance, certain que Titus n’avait pas négligé son devoir dans ce long entretien.

— Oui, c’est un aussi bon juré qu’en peut fournir le comté de Dukes, dit Timms, parfaitement sûr que Johnson avait eu l’avantage du dernier mot.

Trueman fut donc admis sur le banc des jurés, comme le second des douze. Les deux tripoteurs avaient raison : Titus avait bourré sa vieille connaissance de tous les propos qui circulaient au préjudice de la prisonnière, exprimant sa surprise, après avoir raconté tout ce qu’il avait à dire, d’apprendre que son ami ferait partie du jury.

— Eh bien, dit Titus, voyant Johnson s’approcher, si on vous questionne, vous vous rappellerez que je vous ai dit que je ne songeais nullement que vous fussiez juré, bien plus, que votre nom dût être tiré. De son côté, Johnson ne se montra pas moins éloquent et pathétique en racontant à sa vieille connaissance l’histoire du procès de Marie Monson, qu’il déclarait « une femme outragée et persécutée. » Trueman, gaillard fin et rusé, se crut dans la disposition la plus impartiale pour juger, après avoir entendu l’histoire des deux hommes, et en cela il se trompait. Il faut une tête forte et saine, des principes élevés, et une grande connaissance des hommes pour juger avec impartialité ; et certainement Trueman n’était pas homme à pouvoir prétendre à ces rares qualités. En général le dernier mot porte coup, mais il arrive quelquefois que les premières impressions sont difficiles à déraciner. C’était le cas dans cette occasion ; Trueman prit place parmi les jurés avec de fortes préventions contre l’accusée.

On crut avoir bien marché que d’avoir obtenu, dans un cas capital, deux jurés dans la première demi-heure. Son Excellence s’était évidemment résignée à une corvée de vingt heures, et grande fut sa satisfaction, quand il vit Wattles et Trueman dûment et sûrement assis sur leurs sièges durs et inconfortables ; il semblerait presque que le malaise ait été introduit dans le Palais de Justice comme une espèce d’auxiliaire à cet ancien usage d’affamer un jury pour obtenir le verdict.

Soit que ce fût à cause du soupçon qu’eut Timms d’avoir été dupé dans l’introduction de Trueman, soit pour tout autre motif, il ne fit aucune objection aux six jurés qui furent appelés ensuite. Sa modération fut imitée par Williams. Puis suivirent deux récusations péremptoires, l’une en faveur de la prisonnière, l’autre en faveur du peuple, suivant l’expression adoptée. Tout cela se passa beaucoup mieux qu’on ne s’y attendait, à tel point que tous étaient de bonne humeur, et ce n’est pas aller au delà de la vérité que d’ajouter — un peu mieux disposés à regarder la prisonnière et son procès avec faveur. C’est de pareilles bagatelles que dépendent très-souvent les décisions humaines !

Pendant tout ce temps, c’est-à-dire une heure entière, Marie Monson se tenait assise, résignée à son sort, dans une posture digne, attentive et distinguée. Les spectateurs étaient singulièrement partagés dans leurs présomptions diverses sur son innocence ou sa culpabilité. Les uns virent dans sa manière calme, dans l’intérêt singulier qu’elle prenait à tous ces préliminaires, dans cette physionomie inaltérable, des preuves non-seulement d’une conscience endurcie, mais d’une habitude à des scènes semblables. Ils ne tenaient nul compte des probabilités, pour se livrer à des conjectures si sévères contre une femme si jeune.

— Allons, Messieurs, s’écria le juge, le temps est précieux, procédons.

Le neuvième juré fut tiré ; c’était un commerçant campagnard du nom de Hatfield. Cet individu était connu pour avoir une influence considérable parmi les gens de sa classe, et il était renommé pour son jugement, sinon pour ses principes.

— Ils feraient aussi bien d’envoyer les onze autres chez eux, et de laisser Hatfield prononcer le verdict, murmura un avocat à un voisin son confrère ; il n’y en a pas un sur le banc des jurés qui soit capable de résister a sa logique.

— Alors il tiendra dans ses mains la vie de cette jeune femme, répondit-on.

— À peu de chose près. La glorieuse institution du jury a été admirablement imaginée pour nous amener de semblables résultats.

— Vous oubliez le juge. Il a le dernier mot, vous vous le rappellerez.

— C’est vrai, Dieu-merci ! autrement notre condition serait terrible. La loi de Lynch est préférable à la loi administrée par des jurés qui se croient autant de législateurs.

— On ne peut se dissimuler que l’esprit du temps a envahi le banc des jurés ; et la Cour n’a pas la moitié de son ancienne influence. Je n’aimerais pas à avoir ce Hatfield contre moi.

Il paraîtrait que Williams partageait cette manière de voir ; car il se parla à lui-même, désira que le juré n’allât pas s’asseoir, et parut réfléchir sur le parti qu’il avait à prendre. Le fait était que lui-même avait dernièrement poursuivi Hatfield pour dette, et sa conduite pouvait bien avoir provoqué le ressentiment du marchand. Mais comme un état d’hostilité avec le conseil n’est pas une objection légale à la réception d’un juré, Williams se trouvait dans la nécessité d’en présenter qui fussent de nature à appeler l’attention de la Cour.

— Je demande que le juré s’engage par serment à me répondre franchement, dit Williams.

Timms dressa les oreilles ; car s’il était important pour Williams de s’opposer la réception de cet individu, il était probablement important pour Marie Monson de le faire recevoir. D’après ce principe, il s’apprêta à résister à l’attaque intentée au juré, qui venait de prêter serment.

— Vous avez votre résidence dans la ville voisine de Blackstone, je crois, monsieur Hatfield ? demanda Williams.

Un simple signe d’assentiment fut la réponse.

— Vous exercez là une profession libérale ?

Hatfield était certain que son questionneur savait à quoi s’en tenir, car Williams avait été cinquante fois dans son magasin ; mais il répondit aussi ingénument que la question était posée :

— Je suis dans le commerce.

— Dans le commerce ! Vous tenez boutique, j’imagine, monsieur Hatfield.

— C’est vrai, j’en tiens une dans laquelle je vous ai vendu cent fois.

Un rire général succéda à cette saillie, et Timms regarda autour de l’auditoire, le nez au vent, comme pour flairer son gibier.

— C’est possible ; je paie quand j’achète, répliqua Williams, et ma mémoire n’est pas chargée de transactions de cette nature.

— Monsieur Williams, interrompit le juge avec un peu d’impatience, le temps de la Cour est très-précieux.

— Comme l’est pour l’État la dignité des lois outragées, Excellence. Nous aurons bientôt fini, Monsieur. Beaucoup de personnes ont l’habitude de fréquenter votre magasin, monsieur Hatfield ?

— Autant qu’on en voit d’ordinaire à la campagne.

— Six ou quinze à la fois, dans certaines occasions ?

— C’est possible.

— Vos pratiques ont-elles jamais discuté en votre présence sur le meurtre de Pierre Goodwin ?

— Je n’en sais trop rien, mais c’est assez probable ; on en entend de tant de façons, qu’on ne peut pas dire.

— Avez-vous jamais pris part vous-même à une semblable discussion ?

— Je puis l’avoir fait, ou ne pas l’avoir fait.

— Je vous demande, maintenant, d’une manière positive, si vous n’avez pas eu une semblable discussion le 26 du mois de mai passé, entre onze heures et midi ?

La sécheresse de ton avec laquelle cette question fut posée, la minutie des détails et la précision de l’interrogatoire confondirent entièrement le juré, qui répondit en conséquence :

— Pareille chose peut avoir eu lieu, ou n’avoir pas eu lieu. Je ne m’en souviens pas.

— Jonas White, boulanger campagnard, n’a-t-il pas l’habitude de se trouver dans votre magasin ?

— Il s’y trouve souvent ; c’est une manière de repos pour des hommes de labeur.

— Et Stephen Hook ?

— Oui ; il y passe une grande partie de son temps.

— Maintenant, je vous prie de rappeler vos souvenirs : une semblable conversation, où vous prîtes part, n’eut-elle pas lieu entre onze heures et midi, White et Hook présents ?

Hatfield sembla fort embarrassé. Il désirait en conscience dire la vérité, n’ayant rien à gagner au parti contraire ; mais il n’avait pas souvenance d’une telle discussion, et cela pour une raison bien simple, c’est que cette conversation n’avait pas eu lieu. Williams connaissant les habitudes des hommes auxquels il s’adressait, avait choisi l’époque un peu au hasard, et avait employé cette précision simplement comme un moyen de confondre le juré qu’il redoutait.

— Pareille chose peut être arrivée, répondit Hatfield après une pause ; je ne me le rappelle pas.

— Elle peut être arrivée. Maintenant, Monsieur, permettez-moi de vous demander, si, dans cette conversation, vous n’avez pas exprimé l’opinion que vous ne croyiez pas, que vous ne pouviez pas croire qu’une dame, bien élevée et distinguée, comme la prisonnière ici présente, eût pu ou voulu commettre, dans quelque circonstance que ce fût, le crime dont Marie Monson est accusée ?

Hatfield se trouva de plus en plus confondu ; car il y avait de plus en plus dans la manière de Williams de l’aplomb et de la froideur. Sous cette impression, il laissa échapper la réponse.

— Je puis avoir été jusque là : cela me paraît très-naturel.

— Je suppose, après cela, dit Williams avec indifférence, que Votre Excellence ne permettra pas à M. Hatfield de s’asseoir sur le banc des jurés.

— Pas si vite, pas si vite, confrère Williams, reprit Timms qui sentit que c’était maintenant à son tour de dire un mot, et qui pendant ce temps-là feuilletait avec soin un petit almanach de poche.

— Cette discussion, à ce que prétend mon savant confrère, a eu lieu dans la boutique du juré ?

— Oui, Monsieur, répondit Williams ; c’est un endroit où se tiennent souvent de semblables discussions. Hook et White passent la moitié de leur temps dans ce magasin.

— Rien de plus naturel, en vérité. Monsieur Hatfield, ouvrez-vous votre magasin le dimanche ?

— Certainement non. Je suis très-particulier sur ce point.

— Vous êtes membre de l’église anglicane. Monsieur, je suppose ?

— Membre bien indigne, Monsieur.

— Jamais, sous aucun prétexte, vous n’avez l’habitude d’ouvrir votre magasin le dimanche, à ce que je comprends.

— Jamais, excepté dans des cas de maladie ; nous devons tous respecter les besoins des malades.

— Hook et White ont-ils l’habitude de passer leur temps chez vous le dimanche ?

— Jamais, je ne le souffrirais pas. Le magasin est un endroit public ouvert les jours ouvrables, et ils y peuvent venir, si cela leur plaît ; mais je ne tolérerais pas de semblables visites le dimanche.

— Eh bien, si la Cour veut s’éclairer, le 26 du mois de mai passé tombait un dimanche. Mon confrère Williams a oublié de regarder dans l’almanach avant de faire ses observations.

Timms s’assit, relevant le nez encore plus haut, bien convaincu d’avoir fait un grand pas pour sa nomination au Sénat, quoiqu’il ne gagnât rien pour la cause actuelle. Il y eut un ricanement général dans l’auditoire, et Williams sentit qu’il avait perdu autant que son adversaire avait gagné.

— Eh bien, Messieurs, le temps est précieux, continuons, dit le juge. Le juré doit-il, oui ou non, prendre place sur le banc ?

— J’espère qu’une erreur insignifiante sur le jour du mois ne triomphera pas des fins de la justice, répondit Williams, se dressant plus haut sur ses échasses, à mesure qu’il se sentait baisser dans l’exactitude des faits. J’ai dit le 26, par un faux calcul, je le vois ; c’est probablement le 25, samedi, jour de repos pour le boulanger. Oui, ce doit être le samedi 25 que la conversation a eu lieu.

— Vous rappelez-vous le fait, juré ?

— Maintenant qu’on a tant parlé sur le sujet, je me rappelle, répondit Hatfield avec fermeté, que je n’ai pas été du tout chez moi du 20 au 27 du mois de mai passé. Je n’ai pu tenir une telle conversation le 25 ou le 26 de mai ; et je ne sais si je crois Marie Monson coupable ou innocente.

Ces mots furent prononcés avec l’assurance de la vérité, et firent impression sur l’auditoire. Williams eut un instant d’hésitation car telle était sa finesse et son habileté à manier les hommes, qu’il avait souvent réussi à gagner des jurés, en leur faisant comprendre qu’il les soupçonnait d’avoir des préventions contre la cause qu’il soutenait : avec les faibles et les vaniteux, cette manière de procéder avait plus souvent réussi que le mode contraire, la partie soupçonnée désirant doublement faire preuve d’impartialité dans le verdict.

— Monsieur Williams, dit le juge, vous devez récuser d’une manière péremptoire, ou le juré sera reçu.

— Je ne le ferai pas Excellence, l’État acceptera le juré ; je vois que mes informations ont été erronées.

— Je récuse au nom de la défense, dit Timms, se décidant sur-le-champ, en s’appuyant sur ceci, que si Williams était si prompt à changer sa manière de procéder, c’est qu’il devait avoir de bonnes raisons pour cela.

— Pierre Bailey, dit le greffier.

Comme nulle objection ne fut faite, Pierre Bailey alla s’asseoir près des autres. Les deux jurés suivants furent aussi reçus sans être interrogés ; il ne restait qu’à tirer le douzième. Tout cela se passait beaucoup plus heureusement qu’il n’arrive d’ordinaire ; aussi chacun en était-il de plus en plus enchanté, comme si tout le monde était avide d’arriver à l’interrogatoire des témoins. Le juge se félicitait lui-même en se frottant les mains avec une grande satisfaction.

— Y a-t-il beaucoup de témoins dans cette affaire ? demanda un avocat à un de ses confrères.

— Près de quarante, à ce que j’ai entendu dire, dit celui-ci en jetant un regard sur les bancs où la plupart des femmes étaient assises. Cette cause, m’assure-t-on, déploiera un appareil des plus formidables ! Des dames d’York par douzaines.

— On en aura besoin, si tout ce qu’on dit est vrai.

— Si tout ce que vous entendez est vrai, nous avons atteint une nouvelle époque dans l’histoire de l’humanité. Je n’ai jamais vu de jour où la moitié de ce que j’entends soit à moitié vrai. Du reste j’en fais bon marché.

— Robert Robinson, cria le greffier.

Un homme de cinquante ans, d’un extérieur respectable, se présenta, et alla s’asseoir sur le banc des jurés sans s’assurer s’il était le bien-venu parmi eux. Il avait un air du monde plus prononcé qu’aucun des autres jurés, et près de ceux qui ne sont pas très-pointilleux ou très-judicieux en pareille matière, il aurait pu passer pour un homme comme il faut. Il était mis proprement, portait des gants, avait une chaîne, un lorgnon, et toutes les autres superfluités de cette nature, assez rares dans des assises de campagne. Ni Williams ni Timms ne paraissaient connaître le juré ; tous deux eurent un air surpris, et ne surent trop comment agir. Les récusations péremptoires n’étaient pas épuisées ; il y avait chez les deux avocats une impulsion commune qui les poussait d’abord à accepter un homme d’un extérieur, d’un maintien, et d’un air en général si respectable ; puis, par une soudaine révolution de sentiment, à rejeter un homme qu’ils ne connaissaient pas.

— Je suppose que les sommations sont toutes en règle, dit Williams avec indifférence. Le juré a sa résidence dans le comté de Dukes ?

— Oui, répondit-on.

— Franc tenancier, je suppose ?

Un sourire quelque peu hautain passa sur la physionomie du juré, et il se retourna avec un certain air de mépris pour regarder la personne qui se permettait une semblable remarque.

— Je suis le docteur Robinson, dit-il, appuyant avec emphase sur la savante dénomination.

Williams fut déconcerté, car, à dire vrai, il n’avait jamais entendu parler d’un tel médecin dans le pays. Timms ne fut pas moins intrigué quand un membre du barreau murmura à l’oreille de Dunscomb que le juré était un fameux charlatan, qui faisait des pilules souveraines pour toutes les maladies, et qui ayant fait fortune, s’était fixé dans le comté, avec tous les droits de citoyen.

— Le juré peut se retirer, dit Dunscomb se levant avec dignité. S’il plaît à la Cour, nous le récusons péremptoirement.

Timms parut encore plus surpris, et quand son associé lui eut exposé le motif de sa récusation, il fut contrarié.

— Cet homme est un charlatan, dit Dunscomb, et il y a assez de charlatanisme dans ce système de jurés, sans appeler en aide des praticiens encore plus madrés.

— J’ai bien peur, Esquire, que ce ne soit précisément l’un des hommes dont nous ayons besoin. Je puis travailler sur de tels esprits, quand j’échoue tout à fait avec des hommes positifs. Un peu de charlatanisme ne nuit pas à certaines causes.

— Ira Kingsland, cria le greffier.

Ira Kingsland parut ; c’était un laboureur solide, bien planté, rigoureux et respectable ; un homme sorti d’une classe qui possède plus de connaissances utiles, de bon sens et de jugement pratique qu’on ne pourrait l’imaginer dans toutes les circonstances.

Comme on ne fit aucune objection, ce juré fut admis, et la liste se trouva complète. Après avoir averti les jurés, d’après la forme ordinaire, de se tenir en garde contre les propos qu’ils entendraient, le juge leva la séance pour le temps du dîner.