Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XXI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 265-277).



CHAPITRE XXI.


Je sais que c’est terrible ; je sens l’angoisse de ton âme généreuse ; mais j’étais née pour perdre tous ceux qui m’ont aimée.
George Barnwell.



Dunscomb fut suivi à sa chambre par Millington ; John Wilmeter avait eu occasion de remarquer qu’il s’était établi entre eux deux une soudaine intimité. Le conseiller avait toujours aimé son élève, sans quoi il n’eût jamais consenti à lui donner sa nièce ; mais il n’avait pas l’habitude de tenir avec le jeune homme des conversations aussi longues, et en apparence aussi confidentielles que dans cette circonstance. Quand l’entrevue fut terminée, Millington monta à cheval et s’éloigna au galop, dans la direction de la ville.

Les motifs de Dunscomb, en dépêchant Millington d’une manière si inattendue, n’étaient connus que de lui, et ils seront exposés au lecteur dans le cours du récit.

— Eh bien, Monsieur, comment tout cela marche-t-il ? demanda John Wilmeter, se mettant sur une chaise, dans la chambre de son oncle, d’un air chaleureux et animé. J’espère que les choses vont à votre gré ?

— Nous avons un jury, Jack, et c’est tout ce qu’on peut dire sur ce sujet, reprit l’oncle, examinant quelques papiers tout en causant. C’est bien avancer, dans une cause capitale que d’avoir un jury constitué dans la première matinée.

— Le verdict sera rendu demain, à cette heure, Monsieur, j’en ai peur.

— Pourquoi peur, mon garçon ? Plus tôt la pauvre femme sera acquittée, mieux vaudra pour elle.

— Oui, si elle est acquittée ; mais tout dans ce procès a une teinte sombre ; j’en suis effrayé.

— Vous, qui voyiez dans l’accusée, il y a de cela une semaine, un ange de lumière !

— Elle est certainement la plus séduisante créature, quand elle le veut, dit John avec emphase ; mais elle ne veut pas toujours se montrer sous cette forme.

— C’est certainement la plus séduisante créature, quand elle veut l’être, répliqua l’oncle avec une emphase à peu près semblable.

Mais la manière de Dunscomb était très-différente de celle du neveu. John était excité, pétulant, irritable, disposé à éprouver et à dire des choses désagréables ; mécontent de lui-même, et par conséquent très-peu satisfait des autres. Un grand changement, en effet, était survenu dans ses sentiments, dans l’espace de la dernière semaine, et l’image de la douce Anna Updyke prenait de plus en plus la place de Marie Monson. Comme cette dernière voyait rarement le jeune homme, et alors seulement à la grille, Anna avait servi d’intermédiaire dans les communications entre le jeune avocat et sa cliente. Dans de semblables occasions Anna était toujours si confiante, si douce, si empressée, si naturelle, si délicieusement femme, qu’il aurait fallu que John fût de pierre pour rester insensible à ses excellentes qualités ; Dunscomb n’avait pas été spectateur indifférent du revirement opéré dans les idées de son neveu, et il crut le moment favorable pour lui dire un mot sur un sujet si intéressant.

— Cette fantaisie de vouloir est une chose très-importante dans le caractère de la femme, continua le conseiller après un instant de pensées silencieuses et profondes ; quelles que soient vos intentions en fait de mariage, mon garçon, épousez une femme douce et vraiment femme. Soyez-en convaincu, il n’y a pas de bonheur avec une autre.

— Les femmes ont leurs goûts et leurs caprices, et comme nous-mêmes, Monsieur, elles aiment à les satisfaire.

— Tout cela peut être vrai, mais évitez ce qu’on appelle une femme d’un esprit indépendant. Ordinairement ce sont des démons incarnés. S’il leur arrive de joindre l’indépendance pécuniaire à l’indépendance morale, je ne suis pas sûr que leur tyrannie ne soit pas pire que celle de Néron. Une femme tyrannique est pire qu’un homme tyrannique, parce qu’elle a du penchant à être capricieuse. Ce sera tour à tour feu ou glace ; une fois elle donnera, le moment après elle reprendra ses dons ; aujourd’hui, c’est la femme dévouée et soumise, demain, c’est la maîtresse absolue. Non, non, Jack, épousez une femme, c’est-à-dire une douce, une bonne, une affectueuse, une prévenante créature, dont le cœur soit si plein de vous qu’il n’y ait pas de place pour elle. Épousez une jeune fille comme Anna Updyke, si vous pouvez l’obtenir.

— Je vous remercie, Monsieur, répondit John en rougissant. L’avis est bon, je le crois, et je ne l’oublierai pas. Que penseriez-vous d’une personne comme Marie Monson pour femme ?

Dunscomb regarda son neveu d’un air distrait, comme si ses pensées s’égaraient au loin, et son menton tomba sur son sein. Cette rêverie dura une minute, avant que le jeune homme eût une réponse.

— Marie Monson est mariée, et, je le crains, elle fait une mauvaise épouse, reprit le conseiller. Si elle est la femme que je soupçonne, son histoire, toute courte qu’elle est, est des plus lamentables. John, vous êtes le fils de ma sœur, et mon héritier. Vous m’êtes plus rapproché que tout être humain, en un sens, quoique j’aime certainement Sarah autant que vous, sinon un peu plus. Ces liens du sentiment sont autant de chaînes dans notre nature. J’aimais votre mère avec la tendresse d’un père pour son enfant ; ou, si vous voulez, d’un amour de frère, d’un amour de frère pour une sœur jeune, bonne et gentille, et je crus que je n’aimerais jamais personne autant qu’Élisabeth. Elle me payait de retour, et il y eut un espace de plusieurs années où l’on supposait que nous devions traverser ensemble le vallon de la vie, comme frère et sœur, vieux garçon et vieille fille. Votre père dérangea tous ces plans, et à trente-quatre ans ma sœur me quitta. C’était m’arracher les fibres du cœur, et ce fut un malheur, mon garçon, car déjà elles étaient douloureuses.

John tressaillit. Son oncle parlait d’une voix enrouée, et un tremblement assez violent pour être aperçu du jeune homme parcourut son corps. Les joues du conseiller étaient ordinairement sans couleur ; en ce moment elles parurent d’une pâleur effrayante.

— Le voilà donc, pensa John Wilmeter, ce vieux garçon insensible qui, selon l’opinion d’autrui, ne vivait que pour lui ! Que le monde connaît peu ce qui se passe au dedans de nous ! On a raison de dire : Le cœur est un abîme.

Dunscomb reprit bientôt l’empire de ses sens. Étendant un bras, il saisit la main de son neveu, et lui dit avec tendresse :

— Je ne suis pas souvent affecté de cette manière, Jack, comme vous devez le savoir. Un vif souvenir des jours depuis longtemps passés vient de traverser mon esprit, et je crois avoir montré quelque faiblesse. Vous connaissez peu mon histoire, mais quelques mots suffiront pour vous en raconter tout ce que vous en devrez jamais savoir. J’étais à peu près de votre âge, Jack, quand j’aimai Marie Millington, grand’tante de Michel ; je lui fis la cour, et je devins son fiancé. En étiez-vous instruit ?

— Pas entièrement, Monsieur. Sarah m’a dit quelque chose d’approchant ; vous le savez, les jeunes filles sont au courant des anecdotes de famille plus vite que nous autres hommes.

— Alors elle a probablement ajouté que j’ai été cruellement, lâchement trompé, en faveur d’un homme plus riche. Marie se maria et laissa une fille, qui se maria aussi de bonne heure à son cousin Franck Millington, cousin du père de Michel. Vous devez voir maintenant pourquoi j’ai ressenti un si profond intérêt pour votre futur beau-frère.

— C’est un bon garçon, lui, et le sang d’un trompeur ne coule pas dans ses veines, j’en répondrais. Mais qu’est devenue cette mistress Franck Millington ? je ne me le rappelle pas.

— Comme sa mère, elle mourut jeune, ne laissant qu’une fille pour hériter de son nom et de son immense fortune. La raison pour laquelle vous n’avez jamais connu M. Franck Millington, c’est probablement qu’il alla de bonne heure à Paris, où il donna à sa fille une brillante éducation, et de là il se rendit en Angleterre ; et quand il mourut, Mildred Millington, héritière de ses père et mère, eut, dit-on, vingt mille livres sterling de rente. Quelques amis officieux la marièrent à un Français, d’une assez grande noblesse, mais ayant peu de fortune ; et la dernière révolution les fait venir en Amérique, où, m’a-t-on dit elle prit en mains les rênes du gouvernement domestique jusqu’à ce qu’une espèce de séparation s’en soit suivie.

— Mais ce rapport s’accorde d’une manière surprenante avec celui que nom avons entendu ce matin au sujet de Marie Monson, s’écria Jack se redressant avec animation.

— Je crois que, c’est la même personne. Bien des choses concourent à me donner cette opinion. D’abord elle a une ressemblance de famille très-prononcée avec sa grand’mère et sa mère ; puis son éducation distinguée, ses manières, sa connaissance de plusieurs langues, l’argent, Marie Moulin, et les initiales de son nom prétendu, tout s’explique alors. On comprend les « mademoiselle » et les « madame » de la Suissesse ; en un mot, si nous pouvons croire que cette Marie Monson soit madame de Larocheforte, nous trouvons l’explication de toutes les énigmes de sa vie passée.

— Mais pourquoi une femme qui a vingt mille livres sterling de rente irait-elle vivre dans le cottage de Pierre Goodwin ?

— Parce que c’est une femme qui a vingt mille livres sterling de rente. Monsieur de Larocheforte reconnut qu’elle pouvait disposer de son argent, grâce à cette nouvelle loi, et par un sentiment assez naturel, il voulut jouer un autre rôle que celui d’une poupée dans son propre intérieur et dans sa famille. La dame s’attache à ses dollars qu’elle aime mieux que son mari ; une querelle s’ensuit, elle prend le parti de se soustraire à sa protection, et se cache quelque temps sous le toit de Pierre Goodwin pour échapper à ses poursuites. Des femmes capricieuses et mauvaise tête font mille choses surprenantes, et il se trouve des bavards écervelés pour les soutenir dans leurs folies.

— C’est rendre le lien du mariage bien léger.

— C’est le traiter avec mépris ; c’est mettre à néant les lois divines et humaines, les devoirs et les plus hautes obligations de la femme. Beaucoup de femmes s’imaginent qu’en s’abstenant d’une seule faute capitale et notoire, tout le catalogue des méfaits qui restent est à leur merci.

— Pas jusqu’au meurtre et à l’incendie, à coup sûr ! Pourquoi une femme commettrait-elle de semblables crimes ?

— On ne sait pas. Nous sommes terriblement constitués, John, au moral et au physique. La plus belle forme cache souvent le cœur le plus noir, et vice versâ. Mais j’ai la certitude qu’il y a une veine de folie dans cette branche des Millington ; et il est possible que madame de Larocheforte soit plus digne de pitié que de blâme.

— Sûrement vous ne la croyez pas coupable, oncle Tom ?

Le conseiller regarda son neveu avec attention, se couvrit le front un moment, leva la tête et répondit :

— Je la crois coupable. Il y a un tel enchaînement de preuves contre elle qu’on a peine à les expliquer. J’ai peur, Jack, j’ai peur qu’elle n’ait accompli ces forfaits, tout terribles qu’ils sont ! Telle a été mon opinion depuis quelque temps ; bien que mon esprit ait balancé, ce qui arrivera, j’en suis sûr, à la plupart des jurés. C’est une triste alternative, mais je ne vois de salut pour elle qu’en la faisant passer pour folle. J’espère qu’on peut encore faire quelque chose sous ce rapport.

— Nous sommes absolument sans témoins sur ce point, n’est-il pas vrai, Monsieur ?

— Certainement ; mais Michel Millington est parti pour la ville afin d’envoyer chercher au moyen du télégraphe les plus proches parents de madame de Larocheforte, qui sont dans les environs de Philadelphie. Le mari est quelque part sur les bords de l’Hudson. On doit le rechercher aussi. Michel s’occupe de tout cela. J’obtiendrai du juge de lever de bonne heure la séance ce soir ; et il faut que nous prolongions le jugement un jour ou deux pour rassembler nos forces. Le juge est jeune et indulgent. Il a certaines idées ridicules pour ce qui est d’épargner le temps du public, mais il n’est pas assez certain de garder son siège pour être très-opiniâtre.

À ce moment Timms se précipita dans la chambre, d’un air très-effaré, s’écriant, dès qu’il fut sûr que ses paroles ne pouvaient être recueillies par des oreilles hostiles :

— Notre cause est désespérée ! Tous les Burton nous font une guerre à mort, et ni « la Nouvelle Philanthropie, » ni la Société des « Amis, » ni celle des « Ennemis de la peine de mort » ne peuvent nous sauver. Je n’ai jamais vu l’agitation poussée à ce point ! C’est cette infernale aristocratie qui nous tue ! Williams en fait grand usage, et notre peuple ne veut pas souffrir d’aristocratie. Ces Burton sont enragés, et ils remuent ciel et terre pour faire triompher la démocratie aux dépens de l’aristocratie. Je viens d’apprendre de Johnson que leur affirmation devient de plus en plus positive, et je suis certain que Williams est assuré de leur témoignage. À propos, Monsieur, il m’a donné à entendre en quittant le Palais de Justice que les cinq mille dollars pourraient encore le faire retirer du champ de bataille.

— Ce monsieur Williams, et vous-même, Timms, devez être plus sur vos gardes ; ou la loi ressaisira sa puissance. Elle est bien abaissée, j’en conviens, sous la majesté populaire ; mais son bras est long et sa griffe puissante, quand elle veut déployer sa force. Croyez-moi, renoncez à de semblables manigances.

La cloche du dîner mit fin à la discussion. Timms s’évanouit comme un fantôme ; mais Dunscomb, dont les habitudes étaient celles d’un homme comme il faut, et qui savait que mistress Horton lui avait réservé une place, s’avança plus lentement, suivant son neveu, quand Timms était à peu près au milieu du repas.

L’aspect d’une taverne américaine pendant la session des assises offre un spectacle assez curieux et assez caractéristique.

Juges, avocats, témoins, shériffs, greniers, constables, quelquefois même les accusés, dînent en commun avec une vitesse égale à celle des chemins de fer. Le bruit des couteaux, des fourchettes, des cuillers, le fracas des assiettes, les paroles échangées entre le maître et la maîtresse de la maison, les domestiques, les servantes, forment une confusion qui fait honneur à la simplicité républicaine.

Dunscomb et son neveu arrivèrent dix minutes après que le premier coup de feu était passé, et parvinrent cependant à se procurer un dîner assez confortable, grâce aux attentions de mistress Horton. Les neuf dixièmes de ceux qui restaient étaient occupés à se curer les dents, à fumer des cigares, ou à se préparer des chiques fraîches pour l’après-midi. Quelques clients retenaient leurs avocats par le collet.

Dunscomb et son neveu étaient sur le point de quitter la table quand Mac-Brain entra. Le docteur n’aurait pas voulu exposer sa nouvelle épouse à la confusion de la table commune, où il y avait tant de choses révoltantes pour quiconque est habitué aux usages de la bonne compagnie ; il avait obtenu une pièce particulière pour les dames de sa société.

— Nous serions assez bien, dit Mac-Brain, en expliquant ses arrangements, n’était un ennuyeux voisin qui occupe une chambre adjacente ; il est fou ou ivre. Mistress Horton nous a mis dans l’aile que vous occupez, et j’imagine que vous devez l’entendre de temps à autre. L’homme est constamment ivre, m’a-t-on dit, et parfois un peu incommode. Mais, en somme, il ne me gêne pas trop.

— Je prendrai la liberté de dîner demain avec vous, Ned ; ce repas à des heures différentes ne va pas à ma constitution.

— Demain !… Je pensais que mon interrogatoire serait terminé cet après-dîner, et que je pourrais retourner en ville pour demain matin. Vous vous rappellerez que j’ai des patients à soigner.

— Raison de plus pour prendre patience. Vous aurez de la chance, si vous en êtes quitte dans une semaine.

— C’est une cause bien singulière ! Je trouve toute la faculté locale prête à jurer que l’accusée est coupable. Mon opinion à moi est fixée ; mais qu’est l’opinion d’un seul homme contre celle de plusieurs autres de la même profession ?

— Nous poserons cette question à mistress Horton qui vient nous demander comment nous avons dîné. Merci, ma bonne mistress Horton, nous avons admirablement bien dîné, vu toutes les circonstances.

La dame de la maison fut enchantée, prit un sourire gracieux et fit son remerciement. Le sous-entendu de Dunscomb fut perdu pour elle ; la vanité humaine est toujours disposée à accepter la flatterie sans tenir compte des points désagréables. Elle était enchantée que le grand avocat d’York fût satisfait.

Mistress Horton était une hôtesse américaine dans la plus stricte acception du mot. Ceci implique une foule de traits distinctifs qui n’ont pas leurs analogues en Europe ; quelques-uns parlent beaucoup en sa faveur, d’autres moins. Un extérieur décent, un maintien convenable sont des qualités tellement propres au sexe en Amérique, qu’on y fait peu attention. Avec mistress Horton pas de plaisanteries légères, pas de mots à double entente : elle gardait toujours une physionomie trop sérieuse pour autoriser de pareilles libertés. De plus, elle était entièrement étrangère à tous ces petits expédients employés par le désir du gain et assez communs dans des populations plus anciennes, où les besoins de la vie font regarder moins aux moyens de s’enrichir. En Amérique l’abondance avait produit chez mistress Horton la libéralité, et si un de ses hôtes lui demandait du pain, elle lui passait le pain entier. Outre cela elle était ce que dans la campagne on appelle une femme accommodante, c’est-à-dire d’une nature bonne et obligeante. Ses défauts étaient une passion terrible de bavardage cachée sous le voile d’une grande indifférence et de la modestie, une curiosité insatiable et le désir de tout connaître sur chaque hôte qui venait sous son toit. Ce dernier penchant lui avait suscité quelques ennemis, en mettant sur le compte de sa langue quelques rapports injurieux que son imagination avait grossis. Il est à peine nécessaire d’ajouter qu’elle était grande causeuse. Comme Dunscomb était un favori, il n’était guère probable qu’il lui échapperait dans cette occasion, la chambre étant débarrassée de tous les convives à l’exception des personnes de sa société.

— Je suis bien aise de pouvoir causer un peu tranquillement avec vous, esquire Dunscomb, commença-t-elle ; car on peut s’appuyer sur ce qui vient d’une pareille autorité. Ont-ils l’intention de pendre Marie Monson ?

— Cette question est un peu prématurée, mistress Horton. Le jury est constitué ; c’est tout ce qui est fait pour le moment.

— Est-ce un bon jury ? Quelques jurés du comté de Dukes ne sont pas trop bons, m’a-t-on dit.

— L’institution tout entière est une détestable invention pour l’administration de la justice. Si les citoyens d’une classe plus élevée pouvaient composer le jury, le système pourrait encore aller avec quelques améliorations.

— Pourquoi ne pas les élire ? demanda la maîtresse de la maison qui était, ex officio, une femme politique comme le sont la plupart des femmes dans ce pays. En d’autres termes elle sentait ses opinions sans en connaître la raison.

— Dieu nous en garde, ma bonne mistress Horton ; nous avons des juges électifs, cela suffit pour le moment. L’excès d’une bonne chose est aussi nuisible que le manque absolu. Je préfère le mode actuel de tirer au sort.

— Avez-vous un Quaker parmi les jurés ? Si vous en avez un, vous êtes sauvé.

— Je doute que l’attorney du district voulût le souffrir, quoiqu’il ait l’air bon et estimable. Tout homme qui s’assied sur le banc des jurés doit être préparé à pendre si cela est nécessaire.

— Pour ma part je désire que toute pendaison soit abolie. Je ne vois pas ce qu’on peut gagner à pendre un homme.

— Vous méconnaissez le but, ma chère mistress Horton, quoique votre argument soit tout aussi bon que bien d’autres qu’on avance ouvertement sur cette question.

— Veuillez m’entendre, Esquire, reprit la femme, car elle aimait beaucoup à entamer une discussion sur une question qu’elle avait entendu débattre. Le pays pend un homme pour en réformer un autre ; mais qu’a-t-on gagné quand il est mort ?

— Voilà qui est des plus ingénieux, répliqua le conseiller, présentant avec politesse sa tabatière à la dame de la maison qui prit quelques grains de poudre, après quoi lui-même s’en administra une prise. Un homme pendu est certainement un homme non réformé, et, comme vous dites, il est tout à fait inutile de pendre dans le but de réformer.

— Voilà ! s’écria la femme d’un air de triomphe : je disais à esquire Timms qu’un homme comme il faut, aussi instruit que vous l’êtes, devait être de notre bord. Soyez sûr d’une chose, avocat Dunscomb, et vous aussi, Messieurs, soyez en sûrs, c’est que Marie Monson ne sera jamais pendue.

Ces paroles furent prononcées avec une intention si particulière qu’elles frappèrent Dunscomb ; il observa la physionomie animée de mistress Horton, pendant qu’elle parlait, avec le plus profond intérêt.

— C’est mon devoir et mon désir d’avoir cette croyance et de la communiquer aux autres si je puis, répondit-il, désireux maintenant de prolonger un entretien qu’un moment auparavant il trouvait ennuyeux.

— Vous le pouvez si vous voulez seulement l’essayer. Je crois aux rêves, et j’ai rêvé, il y a une semaine, que Marie Monson serait acquittée. Il serait contraire à toutes nos nouvelles idées de pendre une dame si charmante.

— Nos goûts pourraient s’en offenser, et le goût a encore quelque influence, je suis forcé d’en convenir avec vous.

— Mais vous convenez avec moi de l’inutilité de pendre quand le but est de réformer ?

— Malheureusement pour la force de cet argument, ma chère hôtesse, la société ne punit pas dans le dessein de réformer ; c’est là une bévue très-commune aux philanthropes superficiels.

— Ce n’est pas dans le dessein de réformer, Esquire ! vous m’étonnez ! Mais pour quel autre motif punirait-elle ?

— Pour sa propre protection. C’est afin d’empêcher les autres de commettre le meurtre. N’avez-vous pas d’autres raisons que votre rêve, ma bonne mistress Horton, pour croire que Marie Monson sera acquittée ?

La femme prit un air très-significatif, et fit un signe d’assentiment. En même temps elle porta son regard sur les compagnons du conseiller, comme pour dire que leur présence l’empêchait d’être plus explicite.

— Ned, faites-moi la grâce d’aller chez votre femme et de lui dire que j’irai lui adresser un mot aimable en passant devant sa porte, et vous Jack, allez prier Sarah de se rendre dans le petit salon de mistress Mac-Brain, prête à me donner mon baiser du matin.

Le docteur et John obéirent et laissèrent Dunscomb seul avec la femme.

— Puis-je répéter la question, ma bonne hôtesse ? Pourquoi pensez-vous que Marie Monson doive être acquittée ? demanda Dunscomb d’un ton de voix des plus mielleux.

Mistress Horton réfléchit, sembla désireuse de parler, mais elle luttait contre un pouvoir qui la retenait. Une de ses mains était dans une poche, et y faisait connaître sa présence par le bruit des clés et des sous. Comme elle retirait cette main machinalement, Dunscomb vit qu’elle contenait plusieurs aigles. La, femme jeta les yeux sur l’or, le remit au plus tôt dans sa poche, se frotta le front, et redevint l’hôtesse prudente et circonspecte.

— J’espère que vous aimez votre chambre, Esquire, s’écria-t-elle avec un véritable ton d’aubergiste, c’est la meilleure de la maison, quoique je sois obligée de dire la même histoire à mistress Mac-Brain, pour ce qui est de son appartement. Mais vous avez la meilleure ; il y a entre vous un voisin ennuyeux, j’en ai peur ; mais il ne restera pas longtemps, et je fais tout ce que je puis pour le maintenir tranquille.

— Cet homme est fou, demanda le conseiller en se levant, voyant qu’il n’avait rien de plus à attendre de la femme pour le moment, ou bien n’est-il qu’ivre ? Je l’entends grogner, puis je l’entends jurer, quoique je ne puisse comprendre ses paroles.

— Il est envoyé ici par ses amis, et l’aile que vous occupez est la seule place que nous ayons pour le garder. Quand on paye bien, Esquire, vous savez, je suppose, qu’on ne doit pas oublier les honoraires ; eh bien ! les aubergistes ont des honoraires comme vous autres, messieurs du barreau. C’est étonnant combien Timms prospère, monsieur Dunscomb !

— Je crois que sa clientèle augmente, et l’on me dit qu’il vient après Williams dans le comté de Dukes.

— C’est ma foi vrai, et il est devenu, suivant l’expression du poète « Une brillante étoile toute particulière. »

— Si c’est une étoile, répondit le conseiller, c’en doit être une, en effet, toute particulière. Je suis fâché de vous quitter, mistress Horton ; mais la séance va bientôt recommencer.

Dunscomb lui fit un petit signe amical que lui rendit la dame de la maison ; il se retira avec une froideur singulière dans les manières, quand on se rappelle que sur lui reposait la responsabilité d’arracher au gibet une de ses semblables. Ce qui rendait son sérieux encore plus frappant, c’est qu’il n’avait pas foi à la vertu du rêve de mistress Horton.