Les Mœurs romaines sous l’empire/03

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III.

LA JEUNESSE DE MARC-AURÈLE.
d’après les lettres de fronton.


M. Cornelii Frontonis et M. Aurelii imperatoris epistolœ, recensuit Adr. Naher, Lips. Teubner 1867.

Après avoir séjourné quelque temps dans cette sombre histoire des premiers césars[1], j’éprouve le besoin de détourner les yeux vers des spectacles moins tristes. Je cherche, sans sortir de l’empire, quelques tableaux qu’on regarde avec plaisir et qui montrent l’homme sous un meilleur jour. L’époque des Antonins me les fournira facilement. Par exemple, qui peut mieux reposer des délateurs que Marc-Aurèle ? On vient justement de publier une nouvelle édition de sa correspondance avec Fronton ; j’en profite pour étudier de près cette aimable figure[2].

Il y a un peu plus de cinquante ans, un jeune érudit, Angelo Maï, étudiant dans la bibliothèque de Milan un manuscrit du Xe siècle qui contenait les actes du concile de Chalcédoine, s’aperçut que sous l’écriture qu’il déchiffrait il y en avait une autre. Au moyen âge, quand le parchemin devint rare, on imagina une manière très simple de s’en procurer : on lavait les vieux manuscrits afin d’y pouvoir encore écrire, et l’on faisait ainsi sans façon des livres nouveaux avec les livres anciens. Ce procédé fâcheux nous a conservé beaucoup de sermons ennuyeux et des traités de théologie illisibles, mais il nous a fait perdre des chefs-d’œuvre. Heureusement le manuscrit sur lequel Maï était tombé avait été imparfaitement lavé, et avec beaucoup de patience et de travail il parvint à lire l’ancienne écriture. C’est ainsi qu’il donna au monde savant la correspondance de Marc-Aurèle et de Fronton, qui était perdue depuis huit siècles.

Le monde savant, il faut le dire, n’accueillit pas très bien cette publication ; elle parut lui causer beaucoup plus de déception que de plaisir. Il était arrivé par malheur que, sur le nom des deux correspondans, on avait trop espéré. On se faisait d’avance une trop belle idée de ces lettres d’un grand empereur à un orateur illustre ; l’attente était si vive qu’elle ne pouvait pas être entièrement satisfaite. Les lecteurs, qui comptaient sur la perfection, s’indignèrent de trouver beaucoup de petitesses chez un rhéteur et quelques puérilités chez un jeune homme, et la curiosité publique, qui n’aime pas à être trompée, se vengea de ce mécompte par le dédain et la raillerie. À la distance où nous sommes aujourd’hui de cette première déception, il nous est facile d’être plus justes. En même temps que nous nous sentons plus disposés à juger ces lettres avec impartialité, tout contribue à nous en rendre l’étude plus facile. La critique allemande a beaucoup fait depuis cinquante ans pour éclaircir ce texte mutilé. D’éminens philologues, Niebuhr, Buttmann, Heindorf, Haupt, ont corrigé les expressions vicieuses, complété les phrases inachevées et rendu partout l’obscurité moins épaisse. Récemment encore, M. Du Rieu a revu avec soin les manuscrits que personne n’avait consultés depuis Maï, et ses notes ont permis à M. Naber de publier une édition plus correcte, plus exacte et mieux ordonnée. Servons-nous de tous ces secours pour pénétrer dans cette correspondance difficile, où nous risquerions sans eux de nous égarer. Quoi qu’on dise, elle mérite d’être étudiée de près. Comme Fronton était l’un des maîtres de Marc-Aurèle, et qu’il l’entretient volontiers de ses études, elle a pour nous cet intérêt de nous apprendre comment ce prince fut élevé ; elle contient surtout beaucoup de renseignemens sur cette crise qui le fit passer de la rhétorique à la philosophie. Ce fut l’événement le plus grave de sa jeunesse, c’est celui qu’il importe le plus de connaître parce qu’il décida de sa vie ; mais avant d’entrer dans le détail de cette éducation et dans le récit de cette crise, commençons par faire connaissance avec le maître et l’élève : nous comprendrons mieux les rapports qu’ils eurent ensemble quand nous saurons ce qu’ils étaient tous les deux.


I.

Fronton était un Africain qui, ne trouvant pas que Cirta (Constantine) fût un théâtre digne de lui, vint à Rome, où il se fit bientôt une grande réputation. Il passait sous Hadrien pour le premier orateur de son temps. Ce qui reste de ses discours ne nous semble guère répondre à sa renommée, et il nous paraît impossible de comprendre que ses contemporains aient osé le comparer à Cicéron. Le seul moyen d’expliquer le bruit qui s’est fait autour de son nom, c’est de nous rappeler qu’il fut un novateur, un chef d’école, et qu’il sut à propos se mettre à la tête d’un mouvement de l’opinion publique. Il fit illusion à son époque parce qu’elle retrouvait en lui toutes ses préférences, et elle mit tant de complaisance à l’admirer parce qu’il en avait mis beaucoup à la suivre. En un siècle, l’éloquence romaine avait subi plusieurs révolutions. Les continuateurs de Cicéron, en copiant servilement ses procédés, les avaient bien vite discrédités. Ils s’étaient contentés pour toute originalité d’amollir son harmonie et d’affadir son élégance. Aussi une école nouvelle était-elle née à la fin du règne d’Auguste qui rompait hardiment avec le passé, qui voulait frapper à chaque phrase, qui cherchait l’image et la couleur à tout prix. Sous les Flaviens, Quintilien essaya de ramener le goût public vers Cicéron, et il y réussit ; mais le mouvement ne s’arrêta pas où il aurait voulu, et dans ce retour au passé on alla bientôt plus loin qu’Auguste et que César. L’époque d’Hadrien semblait naturellement condamnée au pédantisme ; elle était très éprise des lettres, elle les aimait et les cultivait avec passion, et pourtant elle avait perdu le don charmant d’inventer. En l’absence d’originalité véritable, il lui fallait bien se contenter de ces créations artificielles qu’on obtient par des imitations adroites et des combinaisons ingénieuses. C’est pour y introduire un peu de variété que, lorsqu’on fut las d’imiter Cicéron, on remonta jusqu’à ses prédécesseurs. En choisissant les modèles un peu plus loin, on avait l’avantage qu’ils étaient moins connus, et qu’en imitant on pouvait avoir l’air de créer. C’était une bonne fortune précieuse pour des gens très désireux de nouveautés et incapables d’en trouver. Voilà comment une manie d’archaïsme se répandit dans toute la littérature. Le vieux Caton redevint à la mode, les Gracques eurent comme un retour de jeunesse, et il fut de bon ton de préférer Ennius à Virgile, Fabius Pictor à Tite-Live. Fronton, qui était un savant homme et qui avait l’esprit systématique, s’avisa d’élever cet archaïsme pédant, qui n’était guère que l’effet de l’impuissance, à la hauteur d’une théorie. Dans son système, l’éloquence se réduit presque au choix des mots, et l’unique mérite consiste à les aller prendre chez les écrivains les plus anciens. Aussi passait-il son temps à faire des extraits des auteurs les moins connus, poètes de mimes ou d’atellanes, orateurs et historiens oubliés, pour récolter chez eux quelque expression étrange et piquante qui surprît ce public de lettrés fatigués, et semblât nouvelle à force d’être ancienne. C’est en ciselant les mots comme des bijoux au lieu de les tailler grossièrement comme des blocs de pierre qu’il ravissait ses contemporains ; mais les goûts sont changés aujourd’hui, et ce travail minutieux nous impatiente. Ce qui achève de nuire dans notre estime à cet artiste en paroles, c’est que nous ne le voyons pas sous son meilleur jour. Nous n’avons presque rien de ses discours, où nous pourrions à la rigueur tolérer un peu d’arrangement et d’artifice. Nous ne possédons guère que ses lettres, c’est-à-dire ce qui demandait le plus d’aisance et de naturel. Les procédés de sa rhétorique ne sont jamais plus ridicules que quand il les applique à un commerce intime et familier. Il avait pourtant lu et copié les lettres de Cicéron, mais cette lecture, loin de lui ouvrir les yeux, n’avait fait que le raffermir dans l’admiration des siennes. Pouvait-il croire que la postérité ne lirait pas avec plus déplaisir ses dissertations pompeuses et raffinées, qui lui avaient tant coûté de peine, que ces billets écrits au hasard et avec les expressions de tous les jours ? Ce malheureux croyait être très juste en disant que Cicéron excelle dans un genre inférieur, remissiores litterae et tullianae.

On est toujours tenté d’être sévère pour Fronton quand on vient de le relire. Il faut cependant résister, pour être juste, aux impatiences que ce style maniéré nous cause. Chez lui, le cœur était plus droit que l’esprit, et l’homme se fait aimer quand on peut le saisir sous le rhéteur. Peut-être même la rhétorique, qui a fait de lui un si mauvais écrivain, l’a-t-elle aidé à rester un honnête homme. Il respectait en lui l’art qu’il professait, et il tenait à l’honorer par sa vie comme par son talent. Il se croyait naïvement une sorte de prêtre ou de pontife de l’éloquence, et il aurait assurément regardé comme un sacrilège de la déshonorer par une conduite coupable. Nous savons qu’il usa noblement de l’amitié de trois empereurs. Il ne les fatigua jamais de ses importunités ; au contraire il se faisait prier pour leur écrire, et l’on voit dans ses lettres qu’il s’excuse sans cesse de les aller voir. Il n’était pas de cette foule empressée qui venait au palais tous les matins adorer l’astre à son réveil. Le mauvais état de sa santé lui sert souvent de prétexte pour s’en dispenser, et il abuse de ses rhumatismes pour rester chez lui le plus qu’il peut. Tandis que l’éducation de Néron avait, dit-on, rapporté à Sénèque 300 millions de sesterces (60 millions de francs), Fronton resta pauvre après avoir élevé Marc-Aurèle et Vérus. Il ne se piquait pas d’être un bon courtisan ; il disait hardiment la vérité, même quand elle n’était pas agréable ; il ne se croyait pas obligé de fuir ceux qui avaient encouru la colère du maître. Il nous reste une belle lettre de lui à Antonin pour lui expliquer qu’il a continué d’être l’ami d’un disgracié. « Je n’ai jamais eu cette habitude, lui dit-il, de renier dans le malheur des amitiés formées dans la prospérité ». Il me semble que j’entends le cri courageux de Mme de Sévigné après la disgrâce de Pompone : « Le malheur ne me chassera pas de cette maison ! » Voilà ce qu’était le maître, une figure singulière et compliquée, ridicule et touchante à la fois. L’élève ne présente pas les mêmes contrastes, et il est plus facile de le juger.

Ce jeune homme que Fronton allait élever avait eu cette bonne fortune de n’être pas destiné au trône en naissant. Comme on ne soupçonnait pas qu’il serait un jour empereur, personne n’eut d’intérêt à le gâter. Il entendit au moins la vérité pendant sa jeunesse, et prit pour elle un goût qui ne s’est plus démenti, il n’y eut jamais peut-être d’âme plus naturellement honnête que la sienne. Dans cette sorte d’examen de sa vie qu’il a placé en tête de ses Pensées, il a senti le besoin de faire hommage de chacune de ses qualités à quelqu’un de ses parens ou de ses maîtres ; mais sa reconnaissance était vraiment trop généreuse. Ses maîtres ne firent que cultiver ses excellens instincts. On sent bien en lisant ses lettres que ce qu’il a de meilleur vient de lui. L’expression de ses sentimens, quand elle n’est pas gâtée par la rhétorique, qu’on lui avait trop apprise, a de ces excès de vivacité naïve que l’éducation ne donne pas et qu’au contraire elle corrige. Sa correspondance nous montre aussi qu’il avait une mauvaise santé, et qu’il a passé la plus grande partie de sa vie à être malade. Personne ne vérifiait mieux que lui la définition célèbre qu’Épictète donnait de l’homme : c’était vraiment une pauvre petite âme qui portait un cadavre, et ce cadavre a toujours gêné l’âme jusqu’au moment où elle s’en est enfin délivrée. Est-ce à ce tempérament maladif ou à la sollicitude intelligente de sa mère qu’il dut d’avoir une jeunesse si sérieuse et si grave ? Il est certain qu’il ne vivait pas comme les gens de son âge. Il n’était pas épris des plaisirs, spectateur assidu des jeux publics ; il ne se passionnait pas pour les combats de coqs ou de cailles, pour les gladiateurs ou pour les cochers. Il lisait, il étudiait, il apprenait. On lui parlait de Dion et de Brutus, on lui racontait l’histoire d’Helvidius, de Thraséas, de Caton, et ces souvenirs républicains enflammaient l’âme du futur empereur. C’est sans doute en lisant la vie des philosophes stoïciens qu’il forma le projet de leur ressembler. Cet enfant de douze ans voulut imiter leurs austérités. Sa mère eut grand’peine à obtenir qu’il couchât sur quelques peaux de bêtes, à l’exemple de ses grands hommes favoris, il ne voulait d’autre lit que la terre.

La réputation de cette vie studieuse et austère arriva jusqu’au bel esprit pédant et futile, jusqu’à l’artiste vagabond qui depuis vingt ans gouvernait le monde. Hadrien s’éprit de ce jeune homme qui lui ressemblait si peu, et l’on dit qu’il songea quelque temps à le choisir pour son successeur ; mais, comme il le trouvait trop jeune, il se décida à laisser l’empire à son gendre Antonin, à condition qu’Antonin adopterait Marc-Aurèle. En entrant ainsi dans la famille impériale, Marc-Aurèle ne fut pas ébloui de ce grand avenir qui l’attendait, et il quitta tristement l’honnête maison où il avait grandi pour aller habiter au Palatin. On comprend bien la répugnance qu’il éprouvait pour la demeure de Tibère et de Domitien : il savait les périls qu’à son âge il pouvait y courir ; il se rappelait l’exemple de quelques hôtes de ce palais, jeunes comme lui, dont les débuts avaient fait naître tant d’espérances, et qui s’étaient ensuite laissé vaincre par les séductions du pouvoir absolu. L’éblouissement de cette autorité sans contrôle n’avait pas cessé d’être dangereux pour la raison et pour le cœur, de celui qui l’exerçait. On raconte qu’Hadrien avait grand’ peine à s’en préserver, et qu’il sacrifiait aux dieux quand il se sentait devenir méchant. Comme il lui est arrivé d’être cruel, il faut croire que le remède n’était pas toujours efficace, ou qu’il a quelquefois sacrifié trop tard. N’est-ce pas en songeant à la lutte du vieil empereur contre cette influence mauvaise que Marc-Aurèle se disait à lui-même ces belles paroles qu’il a reproduites dans ses Pensées : « Ne deviens pas trop césar » ? Il avait pour s’en préserver une heureuse qualité qu’il avait emportée avec lui de la maison maternelle et qu’il ne perdit pas dans sa nouvelle demeure : il aimait la vérité. Avant son adoption, il s’appelait Vérus ; c’était un nom de bon augure, et il le méritait si bien qu’Hadrien prenait plaisir à l’appeler Verissimus. Non seulement il disait volontiers la vérité aux autres, mais il aimait aussi qu’on la lui dît. Il recevait les complimens avec défiance et les reproches avec plaisir, et l’une des lettres les plus aimables qu’il ait écrites à Fronton est pour le remercier de l’avoir grondé. Avec un goût si vif pour la vérité, les séductions du Palatin et l’ivresse de la royauté perdaient une partie de leurs périls.

Elles étaient pourtant dangereuses encore, et Marc-Aurèle lui-même ne s’en est pas toujours préservé. Jusqu’au moment où il vint habiter ce pernicieux séjour, sa vie avait été à l’abri des passions. « Je remercie les dieux, dit-il dans ses Pensées, d’avoir conservé pure la fleur de ma jeunesse et de ne m’être pas fait homme avant l’âge ». Il le devait à sa mère autant qu’aux dieux. Elle n’avait rien négligé pour lui faire un intérieur honnête ; elle choisissait avec soin ses amis et ses maîtres, et ne lui mettait que de bons exemples sous les yeux. Tout changea quand il lui fallut vivre auprès de ce vieillard fatigué qui mourait de ses plaisirs et ne pouvait pas y renoncer. Marc-Aurèle avait alors dix-huit ans, l’âge glissant, lubrica aetas, comme disaient les Romains, celui où l’on est le plus sensible à l’exemple des autres, et justement l’empereur, pour se priver le moins possible de cet enfant qui le charmait, eut l’idée étrange de le faire élever chez sa maîtresse. Jeté ainsi au milieu de la corruption, Marc-Aurèle semble n’y avoir pas toujours échappé. Il en fait humblement l’aveu dans ses Pensées ; mais, comme ce n’était pas un de ces faiseurs ordinaires de confessions, pécheurs vaniteux et satisfaits, qui nous racontent leurs fautes passées avec tant de complaisance qu’on voit bien qu’il y a chez eux plus de regrets que de remords, il glisse sur ce souvenir : il se contente de remercier les dieux « de l’avoir guéri des passions d’amour auxquelles il avait un moment cédé ». De quelle époque de sa vie veut-il parler ? Qu’était-ce que cette Bénédicta à laquelle il paraît si heureux d’avoir échappé ? Sans doute quelqu’une de ces affranchies spirituelles et adroites, comme il s’en trouvait à la cour d’Hadrien, qui avait entrepris la conquête de ce sauvage philosophe, et dont il se sentait, malgré toutes ses luttes, plus épris qu’il n’aurait voulu. Après si longtemps, il n’en parle encore qu’avec une épouvante qui fait sourire. Je me figure que le souvenir du danger que sa vertu avait alors couru contribuait à l’armer d’une sorte de défiance contre les femmes et le monde. Il en garda un certain charme d’honnêteté timide, mais aussi je ne sais quoi de gauche et d’effarouché qui se retrouve dans ses lettres. Évidemment la vocation de ce jeune homme doux et scrupuleux, qui se dépeint lui-même un peu effrayé, un peu triste, était de vivre avec les idées plus qu’avec les hommes, de rester un spéculatif, un homme d’études et de vertus cachées. Il remplit admirablement plus tard tous ses devoirs de prince, mais toujours avec un peu d’effort et de déplaisir. Ce fut donc un bonheur pour le monde qu’Hadrien en eût fait un héritier de l’empire ; ce ne fut pas un bonheur pour lui. Quand, au moment de quitter sa mère, il discourait tristement avec ses amis sur les ennuis de la puissance, il était sincère, et sa tristesse ne cachait pas une de ces comédies de modestie et d’humilité qu’on joue si volontiers quand on est sûr du rang suprême.

Hadrien ne survécut pas longtemps au choix qu’il avait fait de ses successeurs. Il fut remplacé par son gendre Antonin, le plus honnête homme de l’empire. Marc-Aurèle parle toujours de lui avec l’affection la plus vive. Il le remercie surtout dans ses Pensées de lui avoir appris « qu’un roi peut vivre avec la simplicité d’un particulier sans que les affaires de l’état et la majesté souveraine aient à en souffrir ». Tacite, qui n’aime guère ses contemporains, leur donne pourtant cet éloge, que depuis Vespasien ils sont devenus plus rangés et plus sobres, qu’ils ont perdu le goût des prodigalités insensées, et il attribue cette réforme à l’introduction de plus en plus fréquente des provinciaux à Rome. Cette vieille aristocratie romaine avait pris dans une domination de six siècles des habitudes de luxe et de profusion qu’elle conserva sous l’empire pour essayer de s’étourdir. Il lui fallait des palais somptueux, d’immenses domaines, des armées d’esclaves, des villas qui étaient des villes, des bassins qui étaient des lacs, des parcs qui étaient des forêts. La noblesse nouvelle qui la remplaça venait des provinces, et naturellement elle apportait dans la capitale du monde les habitudes des petites villes, la simplicité des fortunes modestes, la familiarité des relations bourgeoises, la pratique des vertus de famille. L’exemple fut donné par les empereurs, qui étaient aussi des provinciaux. L’Espagnol Trajan fut appelé optimus par le sénat parce qu’il ne se crut pas dispensé de conserver sur le trône les habitudes de la vie privée et qu’il continua d’aimer ses amis, comme s’il n’était pas empereur. Antonin, qui était Gaulois d’origine[3], pensait comme Trajan. Un jour que Marc-Aurèle pleurait la mort d’un de ses maîtres, Apollonius de Chalcis, les courtisans, qui ne pleurent pas pour si peu, se montraient surpris et scandalisés de sa douleur, « Laissez-le donc être homme, leur répondit Antonin, ni la philosophie ni l’empire n’empêchent d’avoir du cœur ». Encore plus que Trajan et que Vespasien, il détestait la représentation et le faste. Il cherchait à faire son métier d’empereur le plus simplement possible. Jamais on ne vit un prince aimer moins la pourpre et les soldats. Il était de ces esprits téméraires et subversifs qui ne croient pas que le salut des empires soit attaché au respect de l’étiquette. On l’abordait sans peine, et il traitait familièrement ses amis. Fronton ne semble pas gêné quand il lui écrit, et il ne se croit pas obligé de prendre un air officiel. Les réponses d’Antonin sont pleines de bonhomie et de grâce. Tout prince qu’il était, il souriait à l’occasion, et ne se dispensait pas d’avoir de l’esprit quand il pouvait. En répondant à Fronton, qui le sollicitait pour un de ses amis, il lui parlait avec malice de cette inondation d’avocats (scatebra causidicorum) qui ne manque pas de se répandre sur toutes les places à donner. Quand Fronton fut consul, il prononça, selon l’usage, un beau discours pour louer l’empereur qui l’avait nommé ; nous avons la lettre d’Antonin qui remercie son panégyriste. « Il faut bien, lui disait-il, que je vous envoie les félicitations que vous méritez, et pourtant je crains de manquer à toutes les convenances en faisant l’éloge de mon éloge ».

En arrivant à l’empire, Antonin n’avait pas cru devoir renoncer à ses habitudes, quand il les trouvait bonnes. Il continua d’aimer la campagne, et garda les goûts d’un grand propriétaire italien. Son plaisir le plus vif était de s’échapper du Palatin pour aller faire la vendange avec ses amis dans quelqu’un de ses domaines. La correspondance de Fronton nous donne des détails curieux sur ces voyages et les fêtes champêtres qui les suivaient. On quittait Rome au milieu d’une cohue d’amis empressés : la foule était grande de ceux qui voulaient saluer l’empereur et sa famille avant leur départ. On voyageait à petites journées ; on se détournait pour visiter les curiosités de la route. Marc-Aurèle a grand soin de tenir son maître au courant de tout ce qu’on a vu de nouveau. « Nous avons visité Anagni, lui écrit-il ; c’est une toute petite ville qui renferme beaucoup d’antiquités et surtout un nombre incroyable d’édifices religieux et de superstitions de tout genre. Il n’y a pas de rue où il n’y ait un temple, un sanctuaire ou une chapelle ». Ne croirait-on pas qu’il parle d’une ville de l’Italie moderne ? On arrive enfin dans la villa où l’on doit rester et l’on s’y installe. Ces palais impériaux ne ressemblaient guère à ceux d’aujourd’hui. Ils pouvaient être somptueux d’aspect, remplis d’objets d’art magnifiques, mais on n’y trouvait pas toujours le bien-être qu’un bourgeois aisé se procure si facilement de nos jours. Les chambres n’étaient pas chauffées pendant l’hiver, et Marc-Aurèle disait un jour à Fronton qu’il ne pouvait pas tenir la plume tant il y faisait froid. Il lui raconte une autre fois qu’il a trouvé un scorpion dans son lit. Qu’on nous vante ensuite le luxe effréné des Césars ! Les repas n’étaient guère plus somptueux que les palais n’étaient commodes. En sa qualité de philosophe, Marc-Aurèle se contentait le matin d’un morceau de pain, « tandis que les autres dévoraient des huîtres, des oignons et des sardines bien grasses ». On se livrait pendant la journée aux occupations les plus variées. Tantôt on allait chasser le sanglier sur la montagne, tantôt on se mêlait aux vendangeurs, et le bon Antonin lui-même, avec son petit manteau de laine de Lanuvium, prenait la serpe et coupait les raisins comme les autres. « Nous avons bien sué et bien ri », écrivait Marc-Aurèle. Le soir, on dînait dans le pressoir, et, comme distraction, on se donnait le plaisir d’entendre les campagnards qui se disputaient.

Une autre qualité d’Antonin, c’est le goût qu’il avait pour la vie de famille. Marc-Aurèle a fidèlement suivi son exemple. Le grand charme de ses lettres est de nous le montrer avec les siens, dans cet intérieur heureux où il se retirait si volontiers. Il aimait tendrement sa mère, à laquelle il devait tant ; il avait la plus vive affection pour sa femme, et à cette époque au moins cette affection était partagée. On dit que plus tard Faustine s’ennuya de ce mari philosophe qui la délaissait trop souvent pour les soins de l’empire ou le charme de la science[4]. S’il est vrai qu’elle ait manqué à ses devoirs, Marc-Aurèle au moins l’a toujours ignoré, et jamais aucune découverte fâcheuse n’a troublé le bonheur de son ménage ; mais dans les premières années ce bonheur, étant plus nouveau, avait quelque chose de plus vif. Fronton, qui savait que c’était le moyen le plus sûr de lui plaire, lui parle toujours de sa famille. « Tous les matins, lui dit-il, je prie les dieux pour Faustine ; je sais bien que c’est les prier pour vous ». Ses lettres se terminent très souvent par un souvenir pour les filles du prince. « Embrassez pour moi nos petites dames », lui dit-il sans façon, et ailleurs : « Je baise leurs petits pieds gras et leurs mains mignonnes ». Marc-Aurèle, on le comprend, ne les oublie pas non plus, dans ses réponses. Sa femme et ses enfans, ce qu’il appelle familièrement sa petite couvée, nidulus noster, sont, avec ses études, le sujet ordinaire de ses lettres à Fronton. Les maladies de tout ce petit monde paraissent l’occuper beaucoup plus que les affaires de l’empire. Il oublie qu’il est souffrant lui-même pour ne songer qu’aux souffrances des siens. Les couches de Faustine, les angines de ses filles, la toux obstinée qui fatigue son cher petit Antonin, pullus Antoninus, l’empêchent de prendre aucun repos. En revanche, sa joie déborde quand personne n’est malade autour de lui. Il écrit un jour à Fronton que le temps est mauvais et qu’il se sent mal à son aise ; « mais, ajoute-t-il gaîment, quand nos petites filles se portent bien, il me semble que je ne souffre plus, et qu’il fait un temps admirable ». Je reconnais dans ces confidences charmantes l’influence et l’exemple d’Antonin. Lui aussi, à Rome et dans ses domaines, se plaisait à vivre comme un bon père de famille. Il aimait beaucoup sa femme, qui, à ce qu’on dit, le méritait peu, et il écrivait à Fronton après l’avoir perdue : « Je serais plus heureux avec elle dans une île déserte qu’au Palatin tout seul ! »

Voilà dans quel milieu honnête et simple Marc-Aurèle a grandi. Aucun ne lui convenait mieux, aucun n’était plus propre à développer toutes ses vertus. C’est là que nous le montre cette correspondance avec Fronton, qui va nous permettre d’étudier la façon dont il fut élevé.


II.

Fronton était un rhéteur convaincu qui ne croyait pas qu’on pût rien apprendre à un prince de plus utile que la rhétorique ; aussi l’enseigna-t-il avec conscience à Marc-Aurèle. Au moment où les lettres commencent, cet enseignement devait être à peu près fini. Marc-Aurèle était alors associé au gouvernement de l’empire, et il avait bien autre chose à faire que de s’occuper des figures de mots ou de pensées. Cependant Fronton ne laisse pas de lui envoyer de temps en temps quelque discours à écrire ou quelque comparaison à développer pour lui entretenir la main. C’était le travers de cette éducation oratoire des Romains d’être éternelle. On exigeait de l’orateur tant de qualités différentes et une telle diversité de perfections qu’il n’était jamais tout à fait formé et qu’il lui fallait étudier toujours. Il est probable que personne alors n’était étonné que Fronton continuât ses leçons si longtemps ; mais, comme nos habitudes d’enseignement sont changées, nous ne pouvons retenir un sourire en voyant un prince de vingt-deux ans, au milieu des affaires les plus graves, écrire sérieusement à son professeur : « Je vous envoie ma sentence d’aujourd’hui et mon lieu-commun d’avant-hier ».

Marc-Aurèle montra d’abord un goût très vif pour l’art que Fronton lui faisait connaître. Il avait la passion d’apprendre, et, le sentiment du devoir se joignant à son penchant naturel pour l’étude, il se portait avec une sorte d’entraînement vers tout ce qu’on lui enseignait. Cette âme douce et docile se laissait facilement conduire, et ses maîtres exerçaient sur lui une influence dont il n’essayait pas de se défendre. C’est ainsi qu’il parut bientôt aussi convaincu que Fronton de l’importance souveraine de la rhétorique. Ils en parlent tous les deux avec un sérieux qui nous confond. Marc-Aurèle semble croire que le sort de sa renommée dépend de son maître et qu’il peut seul lui donner les moyens d’arriver à la gloire. « Je serai quelque chose, lui dit-il, si vous le voulez ». Fronton le voulait de tout son cœur. Il faut lui rendre cette justice qu’en se donnant tant de peine pour l’éducation du jeune prince il ne cherchait pas à servir ses intérêts personnels ; il ne songeait qu’à ceux de son art. Il croyait assurément lui devoir beaucoup, sa renommée littéraire, sa situation politique, le charme de sa vie ; mais il pensait s’acquitter en lui donnant Marc-Aurèle. La gloire qu’il rêvait, c’était de placer la rhétorique sur le trône ; elle n’était jamais montée si haut. Aussi que de travail, que de soins pour faire de son élève un rhéteur accompli ! C’était sa préoccupation de tous les momens ; il y songeait le jour et la nuit. « Vous croyez que j’ai dormi, lui écrit-il ; eh bien ! non. Je n’ai pas pu fermer l’œil. Je me demandais à moi-même si l’affection ne m’avait pas rendu trop indulgent pour vos fautes, si vous ne devriez pas avoir fait plus de progrès dans l’art oratoire, si les imperfections de votre talent ne tiennent pas à quelque paresse ou à quelque négligence ». Cet examen de conscience l’amène à une découverte fâcheuse. Il s’avise d’une lacune grave dans son enseignement, il craint de n’avoir pas assez exercé son élève dans le genre démonstratif. Heureusement tout peut se réparer. Il suffit de renoncer pour quelque temps aux mimes et aux comédies, qui habituent au style simple, et de se mettre à lire avec ardeur des harangues pompeuses. « Travaillons et faisons effort ! Je vous promets, je vous jure que vous arriverez bientôt au sommet de l’éloquence. Les dieux nous aident, les dieux nous favorisent ! » Nous avons beau faire, cette gravité nous déconcerte, nous ne pouvons nous habituer à voir traiter le genre démonstratif avec cette importance ; mais les exhortations de Fronton étaient si vives, son enthousiasme si sincère, que Marc-Aurèle n’y résistait pas. Il se mettait au travail avec une ardeur qui finissait par effrayer ses amis. Fidèle disciple de son maître, il étudiait scrupuleusement les auteurs anciens, surtout le vieux Caton, dont il se disait volontiers le client. J’aime à croire qu’il cherchait autre chose chez eux que des mots à rajeunir. Il devait goûter cette énergie de paroles, cette vérité de sentimens, toutes ces qualités saines et viriles qui sont ordinaires aux littératures jeunes. Aussi était-il ravi quand il retrouvait dans les œuvres de Fronton quelque expression de ces vieux auteurs qu’il aimait tant ; son admiration éclatait alors en transports étranges. « Quels argumens ! quel ordre ! quelle élégance ! quel charme ! quelle clarté ! quelle finesse ! quelle grâce ! quel éclat ! Êtes-vous heureux de si bien parler ! Suis-je heureux d’avoir un maître comme vous ! » Et il ne propose rien moins que de lui mettre la couronne sur la tête, le sceptre à la main, et de le faire roi de tous les lettrés.

Il est probable que ce goût que Marc-Aurèle ressentait alors pour Fronton venait non seulement de l’admiration qu’il éprouvait pour son talent, mais aussi de l’estime que lui inspirait son caractère. C’était, comme on l’a vu, un très honnête homme. J’ai peine à croire qu’il se soit borné à apprendre à son élève l’art de choisir les mots et de les bien placer. Son enseignement devait être souvent plus grave, et la morale s’y glissait à côté de la rhétorique. Les lieux-communs l’amenaient naturellement à traiter du vice et de la vertu, et à propos des métaphores et des sentences on parlait souvent de l’homme et de la vie. Quand Marc-Aurèle écrit à Fronton : « Vous ne cessez pas de me mettre dans la voie de la vérité et de m’ouvrir les yeux », on pense bien qu’il n’est pas question seulement de leçons sur la propriété des expressions ou l’harmonie des périodes. Il ne dit pas dans ses Pensées que Fronton lui ait appris à bien parler ; il le remercie de lui avoir enseigné « ce qu’il y a dans le cœur d’un tyran d’envie, de duplicité, d’hypocrisie, et combien les grands seigneurs sont étrangers aux sentimens affectueux ». La leçon était importante, et l’on comprend bien que Marc-Aurèle ait été très reconnaissant à son maître de la lui avoir donnée. Cette reconnaissance si expansive, si sincère, qui avait plus de prix venant d’un prince, fit naître chez Fronton, dont l’âme était restée jeune, une très vive affection. En parlant un jour à Marc-Aurèle de l’empereur Hadrien, qui par crainte ou par orgueil ne se laissait pas approcher, il lui disait : « Avec lui, la confiance m’a manqué ; je le respectais tant que je n’ai pas osé l’aimer ». Les choses étaient changées à la cour bourgeoise d’Antonin. Aucune étiquette ne gênait l’expression des sentimens ; on pouvait aimer un prince et le lui dire. Fronton usait de la permission ; on trouve même souvent chez le maître et l’élève des excès de tendresse qui nous étonnent et nous déplaisent. Si les lettres de Voiture contiennent la galanterie de l’amour, il y a dans celles de Marc-Aurèle et de Fronton ce qu’on pourrait appeler la galanterie de l’amitié. Il arrive qu’aux époques lettrées où l’on a trop de goût pour l’esprit, on lui laisse aussi trop de place dans les choses du cœur. Il enjolive, il force, il exagère l’expression des sentimens. Il les affuble d’une sorte de parure qui peut les faire sembler ridicules et empruntés à qui les regarde de loin et ne distingue pas le corps du vêtement. Cependant ces exagérations ne sont qu’à la surface, le fond est solide et vrai. Il y a encore ici une autre raison qui a pu amener quelque excès d’ornemens et forcer par momens le naturel. C’est un élève et son maître qui s’entretiennent, la lettre se ressent de la leçon qui vient d’être donnée et la continue. Marc-Aurèle se surveille pour bien écrire : c’est un devoir qu’il envoie à son professeur ; Fronton répond par un corrigé. L’un cherche a mériter un éloge, l’autre veut donner un modèle. Il est naturel que des deux côtés l’effort se sente parfois et nuise à l’aisance d’un commerce familier ; mais, je le répète, le fond reste sincère. En somme, ces lettres nous donnent l’idée de deux honnêtes gens qui s’aimaient beaucoup, et, malgré quelques impatiences que nous cause leur mauvais goût, elles nous les font aimer tous les deux.

On ne peut cependant s’empêcher d’en vouloir un peu à Fronton des efforts qu’il a faits pour gâter un des plus aimables naturels qui aient jamais étudié la rhétorique. Dans sa sollicitude inquiète, il ne savait qu’imaginer pour lui apprendre le beau langage. Il allait jusqu’à composer pour lui de ces jeux d’esprit pédantesques familiers à la littérature grecque, et dont, heureusement pour elles, les lettres latines s’étaient jusque-là préservées. Nous savons que les rhéteurs grecs s’amusaient à faire l’éloge d’Hélène et de Busiris, ou même celui de la fièvre quarte. Fronton ne va pas tout à fait aussi loin qu’eux ; il se contente d’adresser à son élève l’éloge de la fumée et de la poussière, dont il reste quelques fragmens curieux. Nous y voyons que la difficulté du sujet ne le rebute pas, au contraire : « Il est d’un homme pieux, nous dit-il, de s’adresser aux dieux les moins fêtés ». Mais la fumée est-elle donc un dieu ? Pourquoi pas ? Les poètes ont bien divinisé les vents, et même les nuages et les brouillards. « Ils nous disent que les dieux sont vêtus de nuages, et, le jour où Jupiter partagea la couche de, Junon sur l’Ida, n’est-ce pas un nuage qui leur rendit le service de les dérober aux yeux indiscrets ? » La fumée a de plus ce privilège que, comme les brouillards et comme les dieux, elle échappe à la main qui veut la saisir, qu’elle est subtile et incorporelle, qu’il lui suffit de la plus petite fente pour s’introduire chez nous. Nous avons perdu la suite de cette pièce d’éloquence ; mais les autres raisons étaient sans doute de la même force, ce qui nous empêche de les regretter. Fronton avait composé de même un éloge de la négligence dont quelques fragmens se sont aussi conservés. Il y disait notamment « qu’il avait songé longtemps à louer la négligence, et que, si jusque-là il avait négligé de le faire, c’est qu’il était trop plein de son sujet ».

Il était difficile que Marc-Aurèle ne finît pas par ressentir l’influence de ce mauvais goût. Il admirait trop sincèrement son maître pour ne pas l’imiter quelquefois. Quoique ses lettres soient en général plus simples et plus vraies, on y trouve aussi de temps en temps d’étranges métaphores. Un jour que Fronton était allé faire ses vendanges (Antonin avait mis ce divertissement à la mode), il lui écrit : « Quand vous verrez le vin doux bouillir dans le tonneau, songez à mon amour pour vous ; ainsi il fermente, il bouillonne, il écume dans ma poitrine ». Comme il admirait tout chez son maître, même ces jeux d’esprit ridicules dont je viens de parler, il lui arrivait d’y prendre part. Fronton lui avait adressé l’éloge du sommeil pour l’engager à se reposer ; Marc-Aurèle répond en attaquant le sommeil. Sa lettre est un chef-d’œuvre de mauvais goût ; il y entasse toute sorte de raisons empruntées à Homère et à Ennius, et il l’achève par ces mots : « Maintenant que j’ai bien attaqué le sommeil, allons dormir… » Fronton réplique ; il était naturel que le maître eût le dernier mot dans cette joute. « Vous m’avez réfuté, lui dit-il, avec tant de savoir, de finesse et d’à-propos, que, si c’est la veille qui vous donne cette grâce et cet esprit, je me déclare vaincu ; mais vous me dites que vous m’avez écrit le soir et au moment où vous alliez dormir. C’est donc l’approche du sommeil qui vous a inspiré une si jolie lettre, car, ainsi que le safran, le sommeil, avant d’arriver, fait sentir de loin son parfum et son charme ». Puis viennent des éloges sans fin de l’esprit de Marc-Aurèle ; il reprend ses expressions les plus piquantes, il en développe la beauté ; il les analyse, il les commente, il les lui fait admirer à lui-même. Ces félicitations pédantesques rappellent tout à fait la scène des Femmes savantes et les commentaires de Philaminte sur le fameux quoi qu’on die. Seulement, si Fronton est bien à sa place dans cette scène, il nous déplaît d’y voir Marc-Aurèle.

Ainsi Fronton triomphait. Il voyait ses leçons écoutées, son exemple suivi. Il recevait tous les jours des lettres où Marc-Aurèle essayait de reproduire sa manière et malheureusement y parvenait. « Je suis heureux, écrivait-il à ce fidèle disciple, je suis gai, je me porte bien, je redeviens jeune quand je vous vois faire tant de progrès… Sans vous, j’aurais assez d’années, assez de travail, assez de gloire, peut-être un peu trop de peine et de chagrin. C’est vous qui, malgré mon âge avancé et ma santé chancelante, me faites désirer la vie ». S’il tenait ainsi à vivre, c’est qu’il espérait voir bientôt la rhétorique couronnée dans Marc-Aurèle ; c’était le rêve de sa vie, mais ce rêve ne devait pas se réaliser. Au moment où il se livrait ainsi à toute la vivacité de sa joie à la vue des progrès de son élève, cet élève lui échappait, et la philosophie l’enlevait pour toujours à la rhétorique.


III.

Depuis l’époque où, dans une ardeur de zèle prématuré, Marc-Aurèle s’était mis à porter le petit manteau et à coucher sur la dure, il n’avait jamais abandonné la philosophie. On sent bien aux railleries timides que Fronton lui adresse sur sa sagesse qu’il craignait quelque péril de ce côté. Il fallait pourtant que cette sagesse se fût bien humanisée pour ne l’avoir pas empêché de se livrer, comme il le fit, à la rhétorique ; mais cette première ardeur n’était qu’assoupie, et elle devait se réveiller. Il y avait auprès de lui un homme qui s’était donné la tâche de le ramener aux études et aux préférences de sa jeunesse. C’était un stoïcien nommé Rusticus, personnage austère, d’humeur difficile, qui n’était jamais content de rien. Tandis que Fronton louait sans cesse, Rusticus grondait toujours. Il s’élevait souvent entre les deux professeurs des contestations très vives sur le talent et le travail de l’élève. Fronton le portait aux nues, Rusticus faisait des réserves. Il insistait plus volontiers sur les imperfections que sur le mérité, et les complimens même qu’il était forcé de lui adresser avaient quelque chose de désagréable et de contraint. Il ne lui passait aucune faute, aucun travers, pénétrant pour les découvrir, impitoyable à les signaler. Malgré sa docilité et sa patience, Marc-Aurèle était parfois rebuté par ces brusqueries. Il se fâchait, il s’éloignait en grondant ; mais la réflexion le désarmait, et un instinct plus fort le ramenait toujours vers cet honnête homme qui lui disait si rudement la vérité. C’est ainsi que le stoïcisme reprit possession de lui. Naturellement la rhétorique perdait tout ce que gagnait la philosophie. Rusticus ne se faisait pas faute de montrer à son élève ce qu’elle a de vide et de puéril. Il se moquait de ces petits vers que Marc-Aurèle composait honteusement le soir quand tout le monde reposait, et dont il ne voulait pas d’autre confident que Fronton. Il raillait sans pitié ce soin coquet et futile de ciseler l’expression ; je soupçonne même que l’attaque devait être souvent plus vive et plus personnelle. Rusticus n’avait pas l’habitude de dissimuler ses sentimens, et sans doute, après avoir combattu le système, il s’en prenait franchement à l’homme. Quand Marc-Aurèle le remercie dans ses Pensées de l’avoir mis en garde contre les grands discoureurs, ces mots me font songer à Fronton ; n’est-ce pas de lui ou des gens de son école que le prince veut ici parler ? Qu’on se figure tout ce que devait perdre chaque jour ce pauvre rhéteur jusque-là si admiré à ces vigoureuses sorties du rigide stoïcien ! Il lui restait au moins la gloire de bien écrire : on vient de voir que Marc-Aurèle était ravi de son beau langage ; mais ce prestige même, il devait le perdre. Un jour Marc-Aurèle lut une lettre que Rusticus écrivait à sa mère de Sinuesse, où il se trouvait, lettre de philosophe, sans apprêts, sans efforts, où l’expression était le vêtement et non la parure de la pensée. Il en fut charmé, et il nous dit qu’elle lui donna le goût d’écrire les siennes plus simplement. On peut croire qu’il trouva dès lors moins de plaisir à lire celles de Fronton, et qu’il se sentit moins disposé à admirer et à imiter l’éloge de la fumée ou de la négligence. La rhétorique était donc fort ébranlée par tous ces assauts dans l’esprit du jeune prince ; elle fut tout à fait vaincue le jour où Rusticus lui apporta un livre nouveau, que le public ne connaissait pas encore, les Entretiens d’Épictète[5]

Ce livre, dont la destinée a été si grande, et qui a eu l’honneur d’émouvoir tant de nobles âmes, entre autres celles de Marc-Aurèle et de Pascal, ne contenait pas, à vrai dire, des enseignemens nouveaux. C’était toujours la pensée stoïcienne, qu’il faut ne placer son bonheur que dans les choses qui dépendent de nous et regarder comme indifférentes celles qui ne sont pas en notre pouvoir. On avait dit cent fois avant Épictète qu’il n’y a rien d’important dans la vie que de cultiver son esprit et de fortifier sa volonté, que la fortune, la santé, le pouvoir, la réputation, ne sont pas des biens véritables, qu’il faut en détacher son âme, si l’on veut échapper au despotisme des hommes et du sort ; mais jamais peut-être on ne l’avait dit avec tant d’émotion, d’un ton si sincère et si pénétré, la situation même de celui qui donnait ces grandes leçons les rendait plus profitables. L’enseignement est souvent plus utile quand il tombe de plus haut, ici il gagnait à venir de bas. On savait au moins qu’on n’avait pas affaire à un de ces philosophes qui du fond de leurs palais célèbrent les charmes de la pauvreté et qui se lèvent d’une table bien garnie pour aller écrire l’éloge de l’abstinence. Celui-là était vraiment un pauvre et un misérable, et cette fière résistance à toutes les rigueurs de la vie avait plus de poids dans la bouche de quelqu’un qui les avait supportées. Cet homme qui disait si hardiment qu’on n’est l’esclave de personne quand on est le maître de soi, c’était un pauvre esclave qui avait fait sur lui-même l’essai de ses principes. On pouvait le croire sur parole quand il prétendait que l’âme peut s’arracher par sa force intérieure à toutes les humiliations que le sort lui inflige, car il les avait connues et bravées. En même temps que son stoïcisme touchait davantage par ce qu’on savait de sa situation et de sa vie, il avait pris aussi une couleur plus religieuse, et par là il convenait mieux aux gens à qui il s’adressait. Cette union avec Dieu que recommandaient Sénèque et Zenon pour dire qu’il fallait accepter ses décrets et ne pas se révolter contre ses sévérités était devenue chez lui plus intime et plus tendre. Ce Dieu n’est plus seulement dans ses ouvrages la raison des choses, une conception abstraite de l’ordre et de l’harmonie du monde : c’est une providence vivante ; « il dit aux plantes de fleurir, et elles fleurissent, de germer, et elles germent, de mûrir, et elles mûrissent » ; c’est un être personnel et bienfaisant qui veille tendrement sur l’homme et ne l’abandonne jamais. « Quand vous avez fermé vos portes et fait l’obscurité dans votre chambre, ne vous avisez pas de dire que vous êtes seul, car vous a êtes pas seul, puisque Dieu est avec vous ». Notre premier devoir est donc de le prier et de le bénir. « Que puis-je faire de mieux que de louer Dieu, moi qui suis infirme et chargé d’années ? Si j’étais rossignol ou cygne, je ferais ce que font le cygne et le rossignol. Puisque je suis un être raisonnable, il faut que je loue Dieu. Telle est ma tâche, et je l’accomplis. Je ne la quitterai pas tant que je pourrai l’accomplir, et je vous exhorte à chanter avec moi le cantique de louange ». C’est ainsi que cette philosophie cherchait à mettre Dieu plus près de nous, et qu’en le montrant sans cesse occupé de l’homme elle sollicitait l’homme à s’occuper de lui. Il est facile de comprendre l’effet qu’elle devait produire sur une société avide de croyances et d’émotions, éprise de surnaturel, livrée aux opinions et aux pratiques des cultes de l’Orient, et qui portait dans son sein une grande transformation religieuse.

Le jour où Marc-Aurèle lut ce beau livre, il fut tout à fait conquis à cette grande et fière doctrine. De la hauteur où elle l’élevait, que la rhétorique dut lui sembler mesquine ! À côté de ce gouvernement de son âme, de cette pleine possession de lui-même, de cette intelligence du monde et de Dieu que lui promettait Épictète, que le soin des mots et des phrases lui parut médiocre et puéril ! Fronton était décidément vaincu. Il était bien difficile qu’il ne s’aperçût pas de sa défaite, quelque soin que prît Marc-Aurèle de ménager un vieillard qu’il aimait. Dans un commerce de tous les jours, ses nouvelles opinions devaient finir par se montrer. Nous les voyons qui percent plus d’une fois dans les fragmens de ses lettres, nous qui avons moins d’intérêt à les découvrir. Tantôt c’est une répugnance qu’il éprouve à employer les artifices oratoires ; n’est-il pas plus honnête de dire franchement sa pensée que de se servir de ces mensonges déguisés ? Tantôt c’est un scrupule qui l’inquiète et qu’il révèle naïvement à son maître. Il s’aperçoit bien, quand il vient d’écrire une belle phrase, qu’il la relit avec complaisance, qu’il s’applaudit secrètement, qu’il est plein d’estime et d’admiration pour son œuvre, et il ne se propose rien moins que de fuir l’éloquence pour ne pas entretenir sa vanité. Fronton se récrie avec raison. Le remède lui paraît trop violent. N’est-il pas plus sage de continuer d’être éloquent, si l’on peut, et de tâcher d’être plus modeste ? D’autres fois Marc-Aurèle avoue qu’il se sent saisi d’une tiédeur étrange, lui si zélé, si laborieux jusque-là. Il n’a plus de goût pour l’étude. Les Gracques et Caton lui tombent des mains. Il s’en veut, il se gronde, il songe à son maître afin de se donner plus d’ardeur, il lui écrit pour lui demander des sujets de discours ; mais je ne sais comment ces sujets, quand il les a reçus, lui déplaisent toujours. Ils sont trop pauvres, trop invraisemblables ; il trouve pour tous quelque bonne raison de ne pas les traiter, ou, s’il l’essaie, l’inspiration est rebelle. Il ne lui vient plus ni argumens ni figures. « À peine, dit-il, ai-je pu trouver quelques épiphonèmes ! » C’est qu’à ce moment il a près de lui un petit livre qui l’attire et le dispute à la rhétorique, celui du philosophe Ariston. Cet Ariston est, comme Rusticus, un stoïcien grondeur qui ne veut pas qu’on perde son temps à des bagatelles, et qu’au lieu de travailler à se rendre meilleur on balance des périodes et l’on cherche des raisons pour des sujets chimériques. Cependant Marc-Aurèle fait un effort : il va laisser dormir un moment Ariston et il profitera de son sommeil pour se remettre à son discours commencé ; mais, avant de le continuer, il fait ses réserves, il ne veut pas traiter le pour et le contre, comme son maître le lui conseille. « Ariston, lui dit-il, n’est pas assez endormi, il se réveillerait pour le défendre ».

Il semble qu’alors Marc-Aurèle fût encore indécis. Peut-être espérait-il pouvoir se partager entre la philosophie et la rhétorique, et faire une place à chacune d’elles dans ses études ; mais la philosophie est envahissante, elle n’accepta pas le partage. Une fois qu’elle se sentit maîtresse de l’âme du jeune prince, elle chassa le reste pour régner seule. Il est probable que Fronton ne se laissa pas chasser sans résistance, et qu’il essaya par tous les moyens de garder son élève, qui lui échappait. Nous avons quelques lettres de lui qui nous donnent l’idée de l’ardeur qu’il dut apporter à ce débat. Quoiqu’écrites plus tard et à une époque où le temps aurait dû lui apprendre à se résigner, elles sont pleines encore d’emportement et de passion, ce qui n’empêche pas qu’on n’y trouve aussi beaucoup de mauvais goût. Il est bien difficile à un rhéteur de s’en défendre quand il en a pris l’habitude, et la vérité des sentimens n’amène pas toujours chez lui celle des expressions. On sait que Quintilien, qui avait trouvé des larmes sincères pour pleurer la mort de son petit-fils, ne put pas trouver des paroles vraies pour en parler, tant il devient naturel à la longue de n’être plus naturel ! Ce qui aggrave ici le mal, c’est que précisément Fronton croit devoir appeler la rhétorique au secours de la rhétorique menacée ; aussi ses argumens ne sont-ils souvent que des métaphores. Il veut établir par ses raisonnemens les services que peut rendre la rhétorique, et il lui arrive de prouver par son exemple le danger d’y séjourner trop longtemps. Ce naïf rhéteur a tant vécu au milieu des mots et des phrases qu’il semble par momens avoir perdu le sens de la vie. Veut-on savoir par exemple l’idée qu’il se faisait d’un bon empereur ? Ce n’est pas celui qui administre avec talent, qui fait de sages lois ou qui défend courageusement son pays ; c’est celui qui parle bien. Voilà son premier devoir. Il faut qu’il sache parler au peuple, au sénat, aux armées pour se faire obéir, aux ennemis pour se faire craindre. « S’il ne sait pas louer ceux qui font le bien, blâmer ceux qui se conduisent mal, exhorter à la vertu, détourner du vice qu’il quitte son nom et ne s’appelle plus empereur ! » Aussi comme il triomphe quand il montre par l’histoire de l’empire que les meilleurs princes ont été les plus éloquens ! César et Auguste étaient d’illustres orateurs ; « quant aux autres, jusqu’à Vespasien, ils parlaient si mal qu’on n’a pas moins de honte de leurs discours que d’horreur pour leurs actions ». C’est ce qui explique qu’il ait mis tant de passion à enseigner l’éloquence à Marc-Aurèle : il croyait travailler au bonheur de l’univers.

L’idée qu’il se faisait de la philosophie et des philosophes n’est pas moins surprenante. L’époque où vivait Fronton est assurément celle où la philosophie avait le plus d’action sur le monde. Elle sortait des écoles pour s’introduire dans la vie, elle pénétrait le droit civil, travaillait à corriger les inégalités sociales, à protéger les faibles, à relever les déshérités, à établir pour les pauvres la charité légale ; elle adoucissait les rigueurs des lois anciennes et renouvelait les institutions en leur donnant un caractère plus humain et plus libéral. Fronton n’a rien vu de tous ces bienfaits ; ce grand mouvement lui a tout à fait échappé. Le philosophe ne lui semble qu’un faiseur de tours de force de dialectique, un oisif, un fainéant qui passe ou plutôt qui perd son temps à imaginer des sorites et des syllogismes, à échafauder des raisonnemens bizarres et inutiles, comme le chauve ou le cornu. Par un étrange renversement d’idées, l’homme sérieux pour lui, c’est le rhéteur ; l’amuseur public et le diseur de riens, c’est le philosophe. Il dit et il croit qu’on n’attaque l’éloquence que parce qu’il est difficile d’y atteindre. Il insiste sur cette difficulté de l’art de parler qui lui paraît témoigner de son importance ; « Prenez, dit-il, tous les orateurs de Rome depuis sa fondation ; soyez aussi généreux que Cicéron, qui les accueille tous sans choix : si vous voulez les compter, vous aurez peine à en trouver trois cents, tandis que la seule famille des Fabius a pu fournir d’un coup trois cents jeunes gens qui sont morts le même jour pour leur pays », tant il est plus difficile encore de bien parler que de bien agir ! Au contraire il n’y a rien de plus aisé que d’être philosophe. C’est précisément parce qu’on le devient sans peine que tout le mande cherche à le devenir. Pour le prouver, Fronton s’amuse à tracer un tableau piquant de ce qu’on fait dans une classe de philosophie. « Vous lisez un livre, le maître l’explique ; vous écoutez l’explication sans rien dire, vous faites un signe de tête pour montrer que vous comprenez. Un autre élève continue ; pendant qu’il lit, vous vous endormez. Vous entendez dire : premièrement, secondement, et diviser le sujet à l’infini. On discute sur des raisonnemens de la force de celui-ci : s’il fait jour, on doit y voir, tandis que le soleil entre par les fenêtres ouvertes. Ensuite vous retournez chez vous l’âme tranquille : vous savez que vous n’avez rien à faire jusqu’au lendemain, point de question à étudier, point de discours à écrire et à apprendre par cœur, point de grec à traduire, point de synonymes ni de figures à chercher, et que votre nuit vous appartient ». On vient donc vraiment se reposer dans ces écoles et non y travailler, voilà pourquoi elles sont si remplies.

Du moment qu’on y vient pour ne rien faire, il n’est pas surprenant qu’on en sorte sans rien savoir. L’éducation philosophique, ne s’adressant qu’à des paresseux, ne peut produire que des ignorans. Elle n’apprend pas à bien parler, ce qui, comme on sait, est pour Fronton la seule science sérieuse. Aussi il faut voir comme il s’égaie du mauvais style des philosophes, comme il plaisante sur leurs mots obscurs et embarrassés, sur leurs phrases tortues et bossues (sermones gibberosos et retortos). Ce Sénèque, le plus beau parleur d’entre eux et dont ils sont si fiers, d’où lui vient sa gloire ? Il n’a d’autre talent, suivant Fronton, que d’exprimer avec effort et prétention ce qu’un autre aurait dit simplement. C’est ce qu’il fait comprendre par la comparaison suivante. « Supposez que, dans un repas où l’on a servi des olives, l’un des convives les porte directement à sa bouche, comme c’est l’usage, et qu’un autre les jette en l’air et les rattrape avec ses lèvres. Les enfans pourront bien rire de ce tour de force et quelques invités s’en amuser ; il n’en est pas moins vrai que le premier des deux est un homme bien élevé, et que l’autre n’est qu’un saltimbanque ». On rencontre sans doute quelquefois chez Sénèque des phrases ingénieuses et des pensées brillantes ; « mais on peut trouver aussi des pièces d’or dans les égouts : est-ce une raison de faire le métier de ceux qui les nettoient ? » La comparaison est un peu forte ; mais Fronton ne se possède plus quand il parle du style des philosophes. Cette mauvaise façon d’écrire l’impatiente, lui qui tient tant au beau langage ; il ne peut pas comprendre qu’on n’en soit pas rebuté et indigné comme lui. Quand il la compare à celle qu’enseignent les rhéteurs, il prend des airs de triomphe. « Qu’avez-vous donc fait, dit-il à Marc-Aurèle, qui hésite, de la finesse de votre jugement et de la justesse de votre esprit ? Plus vos sentimens sont élevés, plus vos paroles doivent être augustes. Relevez-vous enfin et reprenez votre taille. Ces bourreaux veulent faire de vous ce qu’on fait d’un sapin ou d’un chêne majestueux qu’on forcé à s’abaisser jusqu’à terre ; ne le souffrez pas, et que votre tête en se redressant rejette et disperse tous ces gens qui voulaient la courber ».

Je doute que Marc-Aurèle ait été très touché de cette éloquence, et qu’elle l’ait disposé à revenir à la recherche des vieux mots et à l’étude des synonymes. Cependant, parmi tous ces argumens que Fronton entassait sans les choisir, il y en a quelquefois de graves et qui méritaient d’attirer l’attention du jeune prince. Il avait raison de lui rappeler qu’il se devait à l’empire, et qu’il ne lui était pas permis de se dérober aux devoirs de son rang et de sa condition : « Vous avez beau faire, lui disait-il, c’est le manteau de pourpre des Césars et non le manteau de laine des philosophes que vous allez porter ». Marc-Aurèle se laissait aller quelquefois à l’oublier. De sa nature il était timide et retiré. Cette passion de perfection intérieure que lui donna le stoïcisme ajouta encore à son goût pour la solitude. Quand la philosophie lui eut appris que, pour fuir la foule et le bruit, il n’avait pas besoin de se réfugier dans ses villas du bord de la mer ou des montagnes, qu’il lui suffisait de s’étudier, de se renfermer et de s’isoler en lui-même, il dut être tenté d’abuser souvent de cette retraite aussi sûre que facile. On pouvait craindre qu’il n’éprouvât ensuite quelque peine à quitter ses chères méditations et à revenir aux choses du monde et de l’empire. C’était un danger grave. Pour bien remplir les fonctions de la vie active, il faut s’y plaire. Celui qui ne s’y résigne que par devoir les accomplit de mauvaise grâce. On reprochait à Marc-Aurèle d’apporter un visage indifférent ou préoccupé dans les festins où il invitait les sénateurs, dans les jeux qu’il donnait au peuple. Il semblait étranger à la joie des autres et la diminuait en ne la partageant pas. Les bruits les plus singuliers circulaient dans la foule ; on disait qu’il voulait forcer tout le monde à devenir grave comme lui, supprimer partout les plaisirs et les fêtes, réduire l’empire entier au régime philosophique. Il était donc nécessaire de l’arracher autant que possible à ses goûts de retraite et de solitude intérieure, et de l’obliger à se mêler davantage aux choses du monde. C’est ce que la rhétorique essayait de faire. Elle représentait le côté mondain dans cette éducation sérieuse. Tandis que la philosophie lui disait : « Regarde en toi-même, c’est là qu’est la source du bien », la rhétorique dirigeait ses regards hors de lui. Elle le mettait en présence du public ; elle lui faisait un devoir de flatter ses goûts pour obtenir ses applaudissemens ; elle lui apprenait qu’on n’a d’action sur ceux à qui l’on parle qu’en acceptant les opinions générales, c’est-à-dire en vivant de la vie commune. Ces enseignemens avaient bien leur importance, et s’ils ont rendu ce service à Marc-Aurèle de l’arrêter quelquefois dans ce penchant qui l’entraînait vers la vie contemplative, s’ils l’ont empêché de s’isoler trop des hommes qu’il devait gouverner, il faut reconnaître que Fronton ne lui a pas été inutile.


IV.

Il y a malheureusement dans la correspondance entre Marc-Aurèle et Fronton une lacune de quinze ans. Quand les lettres recommencent, la situation du jeune prince est changée. Nous l’avons laissé héritier de l’empire et s’y préparant par les études les plus sérieuses, nous le retrouvons empereur ; mais ses sentimens sont restés les mêmes, et il les exprime de la même façon. Il ne se croit pas obligé d’être plus solennel et de laisser voir au ton de ses paroles qu’il sait bien qu’il est le maître. On dirait au contraire qu’il tient à se montrer à ses amis plus simple encore et plus familier pour leur faire oublier sa haute fortune. Plus la situation qu’il occupe nuit à l’égalité dans ses rapports avec eux, plus il cherche à la rétablir par sa bienveillance. Son affection pour son maître semble être devenue plus vive ; il lui écrit comme autrefois à l’anniversaire de sa naissance, mais jamais peut-être ne lui avait-il écrit d’une manière plus cordiale. « Bon an, bonne santé, bonne chance, voilà ce que je demande aux dieux pour vous aujourd’hui. Je suis sûr qu’ils m’exauceront, car celui que je recommande à leur bonté est un honnête homme qui en est digne et qu’ils protègent d’eux-mêmes, sans qu’on ait besoin de les en prier. Si en ce jour de fête vous repassez dans votre esprit toutes les joies de votre vie, n’oubliez pas de compter ceux qui vous aiment, et parmi eux mettez au premier rang celui qui vous écrit. Adieu, mon cher maître, conservez longtemps votre santé. Tous les habitans de notre petit nid, selon le degré de leur raison, font des vœux pour vous ; quantum quisque in nidulo nostro jam sapit, tantum pro te precatur ». On voit bien que l’empire ne l’avait pas changé. Quand on lit ces paroles si affectueuses et si simples, il faut faire un effort pour se rappeler que ce petit nid, c’est la famille du maître du monde.

Le ton de cette lettre et surtout les réponses de Fronton montrent que les petits dissentimens qui s’étaient élevés entre eux devaient alors s’être apaisés. Marc-Aurèle était-il revenu tout à fait à la rhétorique en montant sur le trône, comme le prétend Fronton ? Nous ne pouvons pas le croire, nous qui possédons ses confidences secrètes. Dans ses Pensées, qu’il écrivit vers la fin de sa vie, il remercie les dieux « de n’avoir pas fait plus de progrès dans l’art de parler, car, s’il y avait mieux réussi, il s’y serait plus adonné », et l’une des recommandations qu’il s’adresse à lui-même est celle-ci : « N’orne pas tes paroles ». Il avait donc rompu sérieusement et sans retour avec la rhétorique le jour où Rusticus lui en avait montré la vanité ; mais, comme on croit facilement ce qu’on désire avec passion, Fronton se laissa persuader vite que les sentimens de son élève étaient changés. Il est probable que Marc-Aurèle respectait et entretenait cette illusion, qui rendait son maître heureux. « Envoyez-moi quelque chose à lire, lui écrivait-il ; choisissez ce que vous jugerez de plus éloquent, de vous, de Caton, de Cicéron, de Salluste ou de quelque poète. J’ai besoin de me reposer. Il faut que la lecture me délasse et me délivre un moment de tous les soucis qui m’accablent ». On juge si Fronton était joyeux en lisant ces lettres ; il se croyait sans doute revenu à l’époque où Marc-Aurèle « se récréait dans des distractions utiles en recueillant des synonymes, en cherchant à rajeunir les vieux mots, et à répandre dans ses discours une couleur d’antiquité (colorem vetusculum adpingere) ». Je crois aussi que tout n’était pas dissimulation dans la conduite du prince, que les événemens l’avaient ramené peut-être plus qu’il ne l’aurait voulu aux études de sa jeunesse. En arrivant à l’empire, Marc-Aurèle avait bien été forcé de subir les nécessités que Fronton lui avait depuis longtemps annoncées. Qu’il le voulût ou non, il lui fallait écrire aux armées, faire des discours au sénat, et naturellement il aimait mieux les faire bons que mauvais. Il revint donc, sans enthousiasme et par devoir, aux enseignemens du vieux rhéteur. C’était une grande victoire pour Fronton. Aussi sa joie a-t-elle des effusions et des excès qui nous font sourire. Il croyait Marc-Aurèle tellement converti à la rhétorique qu’il allait, dans sa confiance naïve, jusqu’à lui supposer des remords pour s’en être un moment éloigné. Nous voyons qu’il s’applique à les calmer avec un zèle touchant. Il lui montre que ce malheur, tout grand qu’il soit, n’est pas irréparable quand on a le génie de Marc-Aurèle. « Le voyageur qui marche bien peut s’arrêter impunément en route ; il arrivera un peu plus tard, mais enfin il est sûr d’arriver ».

Fronton était donc en ce moment aussi heureux que possible. C’était l’aurore de ce grand règne, et, comme il est naturel que les choses paraissent plus belles dans leur commencement, Rome jouissait avec plus de plaisir et de reconnaissance de ce bonheur que Marc-Aurèle essayait de lui donner. Le spectacle de ce prince honnête qui remplissait tous ses devoirs avec une conscience si scrupuleuse causait partout une admiration profonde. Les philosophes disaient que le rêve de Platon se réalisait. Le peuple, qui semblait devoir être moins sensible à ces vertus délicates et distinguées, montrait pourtant qu’il en était touché par l’affection qu’il témoignait à Marc-Aurèle. Jamais princes n’ont été plus populaires que les Antonins. Dans les plus pauvres boutiques, sur les échoppes du Forum, devant toutes les portes, aux fenêtres les plus modestes, on trouvait toujours quelque image grossière qui représentait l’empereur et sa famille. Fronton était celui peut-être à qui cette popularité de Marc-Aurèle causait le plus de joie. « J’ai assez vécu, lui écrivait-il ; je vous vois devenu un empereur aussi illustre que je l’espérais, aussi juste et aussi honnête que je l’avais prédit, aussi cher au peuple romain que je l’ai jamais souhaité. Tout ce que je désirais, tout ce que je demandais aux dieux, je le possède maintenant ; ils ont exaucé toutes mes prières. Votre vertu brillait déjà dans votre enfance ; elle brillait encore plus dans votre jeunesse ; mais ce n’était que le matin d’un beau jour. Elle éclate aujourd’hui à son midi, et tout est éclairé de ses rayons ». Mais de toutes les qualités qu’on admirait dans le prince, c’était naturellement son éloquence que Fronton aimait le plus à entendre louer ; il croyait pouvoir s’attribuer une partie des éloges qu’on lui donnait. « De même, lui disait-il, qu’un père cherche ses traits sur le visage de ses enfans, de même j’essaie de retrouver la trace de mes leçons dans vos discours ». Et il n’avait pas de peine à la retrouver. Un jour que Marc-Aurèle parlait au sénat en faveur des habitans de Cyzique, Fronton fut tout réjoui de l’entendre employer la figure de rhétorique appelée prétérition qui consiste à dire les choses en ayant l’air de n’en pas parler. Elle venait si à propos, elle était si merveilleusement traitée, qu’elle lui rappela un passage semblable d’un discours du vieux Caton. Faire souvenir de Caton, quel succès pour l’orateur ! quel triomphe pour le maître !

Mais précisément alors commencent pour lui d’autres chagrins. Il était dit que la joie de Fronton ne serait jamais sans mélange. Après avoir reconquis avec tant de peine son élève, qui lui avait échappé, il se vit sur le point de le perdre encore, et cette fois il allait échapper à tout le monde. Marc-Aurèle, qui s’était toujours mal porté, était plus souffrant que jamais dans les premières années de son règne. L’empire tremblait pour cette frêle santé qu’il ne voulait pas ménager. On était effrayé de voir cette figure honnête et intelligente (os probum atque facetum) pâlie par les veilles, amaigrie par le travail. Il ne s’était jamais reposé. Déjà dans sa jeunesse Fronton avait été forcé de lui adresser l’éloge du sommeil pour lui en donner le goût. C’étaient alors les livres qui l’empêchaient de dormir. Obligé, quand il voyageait avec Antonin, de perdre ses journées dans les spectacles et les pompes officielles, il passait une partie de ses nuits à travailler. Pendant les fêtes qu’on donnait à l’empereur à Naples, il trouva moyen de lire soixante ouvrages différens et d’en faire des extraits. Il se levait d’ordinaire avant quatre heures du matin, et lisait quelquefois pendant cinq heures de suite. Tout ce qu’on pouvait obtenir de lui quand il allait faire les vendanges avec son père à Lorium, c’était qu’il abandonnât un moment ses amis les philosophes pour le traité de la vie rustique de Caton. Il n’avait pas d’autre manière de se délasser. Quand il fut empereur, ce fut bien pis. Il voulait tout faire et tout voir. Les affaires occupaient toutes ses journées et une partie de ses nuits. Elles l’obsédaient au Palatin, elles le poursuivaient à la campagne. Il était obligé pour y suffire de se priver de ses distractions les plus chères. Il pouvait à peine trouver le temps de lire les lettres de ses amis ; il n’avait plus un moment pour leur répondre. Cette application continue usait ce corps délicat. Les médecins s’effrayaient. Galien ordonnait la thériaque et conseillait le repos. Marc-Aurèle prenait les remèdes, mais ne consentait pas à se reposer. C’est alors que Fronton, qui avait foi dans la rhétorique, écrivit à son élève pour essayer d’obtenir de lui ce qu’il refusait à ses médecins. Il profita d’un voyage de quatre jours que Marc-Aurèle avait fait à sa villa d’Alsium, au bord de la mer, pour lui adresser une longue lettre (de feriis Alsiensibus) où il lui démontrait, par des argumens qu’il croyait irrésistibles, la nécessité de se donner un peu de loisir après tant de fatigues. Sa rhétorique a dans cette lettre un caractère nouveau. Elle sourit, elle s’égaie, elle veut être légère, et n’y réussit pas toujours. Fronton n’était pas fait pour le genre badin. Sa plaisanterie traîne après elle tout un appareil d’érudition, et sa gaîté manque entièrement de naturel. Il y avait même une raison pour qu’elle fût ici moins aisée qu’ailleurs. Il tenait trop à distraire Marc-Aurèle ; il a fait trop d’efforts pour dérider ce front sérieux ; or on sait qu’il n’y a rien qui nuise à l’esprit comme l’effort qu’on fait pour en avoir. Cependant ses bons mots ne sont pas toujours lourds et forcés ; il lui arrive quelquefois d’être agréable et piquant, par exemple dans ce passage où il énumère à Marc-Aurèle tous les gens graves qui ne se sont pas fait faute de s’amuser à l’occasion. Les malins racontent, et Fronton le répète, que le grand stoïcien Chrysippe était tous les soirs entre deux vins. Socrate fut le disciple d’Aspasie et le maître d’Alcibiade, et puisque Platon et Xénophon, ces gens véridiques, l’ont fait figurer dans des banquets, il faut croire qu’il y assistait volontiers. En même temps qu’il lui cite l’exemple de ses chers philosophes qui n’ont pas toujours été des ennemis du plaisir, il lui rappelle aussi celui des princes, ses prédécesseurs. Dans cette revue de l’histoire romaine, il remonte très haut, jusqu’à Romulus. Quoiqu’on n’ait point conservé sur ces temps reculés des mémoires fort exacts, il croit pouvoir conclure de l’enlèvement des Sabines que ce roi n’avait pas des mœurs irréprochables. Le sage Numa a inventé ces repas des pontifes où l’on fait si bonne chère ; il est bien permis de supposer qu’il les a quelquefois partagés. César, comme on sait, ne détestait pas Cléopâtre, et Auguste lui-même, le réformateur des mœurs publiques, n’a pas toujours été d’une vertu rigide. Trajan aimait beaucoup les histrions, et de plus, en vrai soldat qu’il était, il buvait vigoureusement (praeterea potavit satis strenue). Hadrien, « ce prince actif et savant, qui fut aussi soigneux de parcourir son empire que de le gouverner », était un mélomane passionné, ce qui ne l’empêchait pas d’être aussi un gourmet fort entendu. Quant au bon Antonin, il avait des divertissemens tout à fait en rapport avec l’innocence de ses mœurs ; il pêchait à la ligne. — Marc-Aurèle souriait sans doute en lisant ces plaisanteries, mais il ne se corrigeait pas. À toutes les exhortations de Fronton, il opposait les besoins de l’empire et le sentiment du devoir, « qui est une chose si impérieuse ». C’est ainsi que ce mal dont il portait le germe s’accrut sans cesse et l’enleva après un règne trop court, quand il était plus que jamais nécessaire au monde.

Heureusement Fronton ne vécut pas assez pour voir ses inquiétudes se réaliser. Il n’eut pas non plus le chagrin d’assister aux mauvais jours de ce règne, qui ne fut pas toujours heureux. Nous ne savons ni l’année ni les circonstances de sa mort. Il dut mourir, comme il avait vécu, ferme dans ses opinions littéraires, prêchant à son gendre Victorinus, qui continuait sa gloire d’orateur, et aux élèves qu’il avait formés l’imitation des anciens écrivains et la sévérité dans le choix des mots. Cependant il me semble qu’on trouve dans les fragmens qui restent de ses derniers écrits un peu plus de gravité et de grandeur. Est-ce seulement l’effet des années et des réflexions sérieuses qu’elles amènent ? J’aimerais à croire aussi qu’il faut en rapporter quelque chose à l’action que son élève exerça sur lui. Peut-être après avoir étudié l’éducation de Marc-Aurèle par Fronton conviendrait-il d’étudier celle de Fronton par Marc-Aurèle. Il arrive souvent qu’on apprend beaucoup de ceux que l’on enseigne, et que l’élève devient maître à son tour, surtout quand cet élève… est Marc-Aurèle. Ses professeurs ont tous subi son influence. Ils étaient fort nombreux, de caractères très opposés et d’humeur très violente. Tous se disputaient sa confiance, tous voulaient y tenir la première place. Aux antipathies personnelles se joignaient pour les diviser les rivalités de métier : les philosophes se moquaient des rhéteurs, qui affectaient de jalouser les grammairiens. Marc-Aurèle réussit à calmer toutes ces vanités irritables et à les faire vivre ensemble ; c’est sa plus grande victoire. Nous avons la lettre qu’il écrivait à Fronton pour le prier d’épargner le rhéteur Hérode Atticus, un des plus méchans hommes de ce temps, contre lequel il devait plaider : c’est un chef-d’œuvre de grâce et de cœur. Fronton se laissa toucher, et à la fin de sa vie il était devenu l’ami intime d’Hérode. Son affection pour son élève était si vive qu’il devait être plus disposé qu’un autre à se laisser gagner par son exemple, il n’est pas possible qu’après avoir longtemps vécu avec ce jeune homme grave et sensé, qu’il aimait si tendrement, il n’ait pas gagné quelque chose à ce commerce. Ses derniers écrits nous montrent que ces relations ont laissé leur trace sur lui. Vers la fin de sa vie, il fut frappé d’un malheur qu’il ressentit profondément : il perdit son petit-fils. La lettre qu’il adressa à l’empereur à propos de cette perte est la plus belle qu’il ait écrite. Sous l’empire de cette douleur sincère, son talent devient plus sérieux. Ce vieillard si douloureusement atteint s’interroge ; il semble se demander s’il n’y a rien dans sa vie passée qui mérite le malheur qui le frappe, et il en arrive à faire un de ces examens de conscience que la philosophie stoïcienne exigeait du sage. « Quand la mort, qui ne peut tarder, arrivera, disait-il, je saluerai le ciel en partant, et je me rendrai témoignage à moi-même du bien que j’ai fait. J’ai vécu dans la concorde du cœur avec mes parent. Je n’ai point acquis par de mauvais moyens les honneurs que j’ai obtenus. Je me suis plus occupé du soin de mon âme que de celui de mon corps. J’ai préféré l’étude de la science aux intérêts de la fortune. Je suis resté pauvre plutôt que de mendier la protection de personne. J’ai dit scrupuleusement la vérité, je l’ai entendue sans me plaindre. J’ai mieux aimé passer pour un ami négligent que pour un complaisant assidu. J’ai toujours demandé moins que je ne méritais d’obtenir. J’ai prêté à qui j’ai pu, selon ma fortune. Je suis venu en aide à ceux qui le méritaient et à ceux qui ne le méritaient pas. Je n’ai pas exigé la reconnaissance, et les ingrats que j’ai trouvés ne m’ont pas empêché de faire tout le bien que je pouvais à d’autres ».

Il y a bien encore dans ce morceau quelques cliquetis d’expressions, mais le sentiment y est sérieux et l’idée élevée. Il rappelle quelques-unes des pensées de Marc-Aurèle : c’est le plus grand éloge qu’on en puisse faire. Il semble donc que ce rhéteur opiniâtre et médiocre ait à la fin subi l’influence de cette philosophie qu’il avait tant combattue. Personne alors n’y échappait ; c’était l’air commun qu’on respirait partout, sans le vouloir. Cette correspondance, dont je n’ai pas caché les petitesses, nous fait connaître jusqu’à quelle profondeur elle avait pénétré dans les hautes classes de l’empire et les effets qu’elle y produisait. On peut se fier à ces lettres précisément à cause des puérilités qu’elles renferment. On voit bien qu’elles ne sont pas l’œuvre d’un de ces génies supérieurs et exceptionnels qui marchent seuls dans leur voie ; celui qui les a écrites suit l’impulsion des autres et reproduit leurs opinions. Il faut le croire quand il nous montre que les mœurs publiques sont meilleures, que les honnêtes gens sont moins rares, que la vie privée est plus pure et la famille plus respectée. Nous sommes en droit d’en conclure, quoiqu’on ait dit cent fois le contraire, que malgré tant de décadences, au milieu de l’affaiblissement de l’esprit et du goût, à travers tant de tyrannies sanglantes et tant d’exemples détestables, cette société n’en était pas moins devenue plus humaine, plus honnête, plus morale, et qu’enfin, quand elle s’est jetée dans les bras du christianisme, elle était mûre pour lui.


GASTON BOISSIER

[(Catégorie:Articles de 1867]]

  1. Voyez l’Exil d’Ovide dans la Revue du 1er juin 1867, et les Délateurs dans celle du 15 novembre dernier.
  2. Les lecteurs de la Revue se souviennent que M. Martha les a déjà entretenus de Marc-Aurèle. Seulement, comme il s’occupait surtout de ses Pensées, il l’a fait connaître tel qu’il était dans ses dernières années. J’étudie au contraire sa correspondance, qui va nous le montrer pendant sa jeunesse. Je n’ai donc d’autre ambition, dans l’étude qu’on va lire, que de compléter le tableau présenté par M. Martha.
  3. Nîmes, d’où sortait la famille d’Antonin, se prépare à lui élever une statue qui est due au talent distingué d’un jeune sculpteur du pays, M. Bosc. Peut-être quelques personnes seront-elles tentées de trouver que la reconnaissance des Nîmois remonte un peu haut ; mais ceux qui ont visité ce beau pays, si plein de souvenirs antiques, ne seront pas de cette opinion. Quand on voit ces monumens si entiers, si bien conservés, si frais, il semble que ce passé est d’hier, et le bon empereur que les Nîmois vont fêter paraît presque un contemporain.
  4. M. Renan, dans un mémoire lu à la séance publique des quatre académies le 14 août 1867, a essayé de prouver que Faustine avait été calomniée. Il me semble avoir démontré d’une façon victorieuse qu’une partie des reproches qu’on lui adresse n’est pas fondée, qu’elle n’a pas empoisonné Vérus, son gendre, qu’elle n’était pas complice de la révolte d’Avidius Cassius. Quant aux désordres de sa vie privée, il est bien difficile de savoir ce qu’il en faut croire. En les voulant trop nier, on s’exposerait à s’entendre dire comme M. de Lassay par sa femme : « Comment donc faites-vous pour être si sûr de ces choses-là ? » En tout cas, si Faustine a commis quelques fautes, M. Renan montre fort bien qu’on a dû singulièrement les exagérer.
  5. Il semble du moins ressortir des expressions de Marc-Aurèle que les Entretiens n’étaient pas encore publiés. Il remercie Rusticus de les lui avoir laissé emporter chez lui (ὢν οΐϰοθεν μετέδωϰε). Si le livre avait été publié, Marc-Aurèle en aurait acheté un exemplaire, ou l’aurait emprunté, comme il faisait, à la bibliothèque d’Apollon palatin.