Les Machabées de la Nouvelle-France/Chapitre septième

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Imprimerie de Léger Brousseau (p. 112-141).


CHAPITRE SEPTIÈME.


Nouvelle expédition à la Baie d’Hudson. — Mort de M. LeMoyne de Châteauguay. — Le fort Nelson repris par d’Iberville. — M. de Maricourt se distingue dans une autre expédition contre les Iroquois. — D’Iberville prend Pemquid. — Il se rend à Terreneuve. — Ses démêlés avec M. de Brouillan. — Tous deux s’emparent de Saint-Jean. — Glorieuse campagne des Canadiens à Terreneuve. — Couronnement des exploits d’Iberville à la Baie d’Hudson.


Dans l’été de l’année 1694, MM. d’Iberville et de Sérigny, reçurent instruction de la cour de lever un détachement de Canadiens, pour aller reprendre les postes de la Baie d’Hudson, dont les Anglais s’étaient encore une fois emparés. Les deux frères, d’Iberville[1] commandant le vaisseau la Charente, et Sérigny le Poli, prirent avec eux cent canadiens, et parvinrent au port Nelson le vingt-quatre septembre, après avoir couru maints dangers dans les glaces qui couvraient la Baie tout entière. Pendant plus d’un mois encore, les glaces empêchèrent les vaisseaux de pénétrer dans la rivière Sainte-Thérèse, et ce ne fut que le vingt-huit octobre qu’ils purent remonter jusqu’au fort Nelson, situé à une demi-lieue de l’embouchure de la rivière. C’était une maison carrée flanquée de quatre bastions, le tout fortifié d’une double palissade, et défendu par trente-six canons et six pierriers. La garnison se composait de cinquante hommes, assez mal commandés il est vrai.

Dès les premiers jours du siège, comme MM. d’Iberville et de Sérigny investissaient la place, ils eurent la douleur de perdre leur jeune frère, M. de Châteauguay qui servait sur le Poli en qualité d’enseigne. Il fut tué d’un coup de mousquet, en s’opposant à une sortie que tentaient les assiégés.[2] C’était, depuis quatre ans, le troisième des frères LeMoyne qui mourait en combattant pour le service du roi.

Enfin le treize de novembre, à midi, les batteries de siège étant élevées, d’Iberville somma le commandant anglais de se rendre, ce que celui-ci, homme plus prudent que brave, exécuta sans tarder. La capitulation fut signée le lendemain, et M. d’Iberville prit possession du fort, auquel il donna le nom de fort Bourbon. La saison était tellement avancée que d’Iberville dut se résigner à hiverner en cet endroit. L’hiver fut très rude, et le scorbut enleva plusieurs hommes, entre autres M. de Tilly, officier de marine.

Pour surcroît d’embarras, la Baie fut tellement obstruée par les glaces, pendant l’été de 1695, que d’Iberville n’en put sortir avec ses vaisseaux qu’au commencement de septembre. Le fort Bourbon restait sous le commandement du sieur de la Forêt, du lieutenant de Martigny, cousin germain des frères LeMoyne, et sous la garde de soixante-quatre canadiens et de six iroquois du Saut Saint-Louis. D’Iberville avait d’abord eu l’intention de retourner au Canada, mais des vents contraires, et le scorbut qui continuait à décimer ses équipages, furent cause qu’il mit le cap sur la France. Il arriva à La Rochelle le neuvième jour d’octobre, avec une riche cargaison de pelleteries.

Dans une grande expédition que M. de Frontenac dirigea lui-même, l’année suivante, pour dompter les Iroquois, M. de Maricourt se distingua fort à la tête des Iroquois du Saut Saint-Louis, et des Abénaquis domiciliés. Nous glisserons légèrement sur cette entreprise, à peu près semblable, par ses incidents et le succès dont elle fut couronnée, à celles que nous avons exposées précédemment, afin de nous étendre davantage sur les victoires signalées remportées par MM. d’Iberville et de Sérigny à Pemquid, sur l’Île de Terreneuve et dans la Baie d’Hudson.

La cour de France avait à cœur de détruire le fort de Pemquid, situé sur les terres des Abénaquis ; car de cette place fortifiée les Anglais pouvaient, avec toutes les forces réunies de la Nouvelle-Angleterre, écraser d’un moment à l’autre nos amis fidèles, les Abénaquis, ou les détacher peu à peu de notre alliance. Aussi, au mois de février 1696, M. Begon, intendant de La Rochelle, fit-il armer à Rochefort l’Envieux et le Profond, dont MM.  d’Iberville et de Bonaventure prirent bientôt après le commandement. L’expédition était dirigée par d’Iberville, qui commandait l’Envieux. Les deux vaisseaux jetèrent l’ancre le vingt-six juin dans la baie des Espagnols, à l’Île du Cap-Breton. Là, d’Iberville, apprenant que trois vaisseaux anglais croisaient à l’entrée de la rivière Saint-Jean, s’y porte en toute hâte, démâte l’un d’entre eux, le Newport, vaisseau de vingt-quatre canons, dont il s’empare sans perdre un seul homme. Les deux autres ayant réussi à s’échapper à la faveur de la brume, d’Iberville, relâche quelque temps à Pentagoët pour réparer des avaries, et le quatorze d’août jette l’ancre devant Pemquid avec l’Envieux, le Profond et le Newport. Rejoint là par deux cent quatre Abépaquis, sous les ordres du fameux baron de Saint-Castin, que ces sauvages avaient adopté pour chef, et par vingt-cinq soldats, dont M. de Vilieu était capitaine et M. de Montigny lieutenant, d’Iberville fait sommer le commandant Chubb de capituler. Celui-ci répond d’abord avec la plus grande arrogance qu’il ne se rendrait pas, quand même la mer serait couverte de vaisseaux français. D’Iberville descend à terre pendant la nuit, fait dresser une batterie de deux pièces d’artillerie et de deux mortiers, et ouvre le feu sur le fort. À peine a-t-on tiré quelques bombes que le commandant Chubb fait hisser le pavillon blanc, et capitule avec une garnison de quatre-vingt-douze hommes.

En parlant de cette capitulation peu honorable, Cotton Mather blâme vertement son compatriote Chubb, et dit que Pemquid, bien pourvu comme il l’était, pouvait se défendre longtemps contre neuf fois autant d’assiégeants qu’il comptait de défenseurs.

Après avoir fait démanteler la place, d’Iberville s’empressa de faire voile pour Terreneuve avec ses trois vaisseaux. Mais à peine avait-il doublé les îles de Pentagoët, qu’il aperçut une escadre anglaise forte de sept navires. Se trouvant en nombre trop inférieur, et ne voulant pas risquer de manquer à ses instructions, qui lui ordonnaient de se porter sur Terreneuve immédiatement après la prise de Pemquid, d’Iberville serra de près la côte, aux abords de laquelle les vaisseaux ennemis n’osèrent point se hasarder, et leur échappa malgré tout ce qu’ils purent faire pour lui barrer le passage. Le douze septembre il jetait l’ancre dans la rade de Plaisance, qui était la seule place de quelque importance que les Français eussent alors à Terreneuve.

Quoique situé dans un des plus beaux ports de l’Amérique, la colonie de Plaisance, dit Charlevoix, ne valait pas le plus médiocre des nombreux établissements que les Anglais possédaient sur la côte orientale de Terreneuve, et ses quelques habitants subsistaient misérablement. Les Anglais, au contraire, y vivaient dans l’aisance, et tiraient des profits considérables de la pêche à la morue ; d’après leur aveu même, ce trafic leur valait sept ou huit cent mille livres sterling par an. Telle était la situation de Terreneuve, lorsque d’Iberville y arriva pour relever les affaires de la France, et mettre l’île toute entière sous l’obéissance de Louis XIV.

M. de Brouillan, gouverneur de Plaisance, avait reçu instruction d’attendre d’Iberville jusqu’à la fin d’août, afin de se joindre à lui pour enlever les postes anglais. Mais la première semaine de septembre étant écoulée, il perdit patience — ce qui lui était assez naturel, comme nous le verrons bientôt — et partit seul, avec le Pélican et huit bâtiments malouins, pour aller attaquer Saint-Jean, qui était le principal établissement des Anglais à Terreneuve. Il y avait trois jours que le gouverneur en était parti quand d’Iberville arriva à Plaisance. Cette expédition ne réussit guère à M. de Brouillan, qui s’était hâté de l’entreprendre, afin d’en avoir seul toute la gloire s’il venait à la conduire à bonne fin. Repoussé constamment par des vents contraires, il ne put s’approcher de Saint-Jean, se querella avec ses malouins, qui lui faussèrent compagnie, et revint assez mortifié à Plaisance le 17 octobre, après avoir cependant capturé trente navires marchands, et dévasté quelques petits postes de peu d’importance.

M. de Brouillan était un brave et habile officier, mais d’un caractère difficile et jaloux. La renommée de d’Iberville lui portait ombrage, et loin de vouloir partager avec lui les succès de la campagne qu’ils devaient tous deux mener de concert, il aurait voulu en obtenir la plus belle part. Aussi, quand il trouva d’Iberville qui se disposait à quitter Plaisance pour aller attaquer la Carbonnière, poste anglais le plus avancé au nord, voulut-il l’en empêcher en commandant aux canadiens de rester. M. de Brouillan s’adressait mal ; d’Iberville était l’idole de ses compatriotes. « Ces braves canadiens, » dit Charlevoix, « étaient la dixième légion, qui ne combattait que sous la conduite de César, et à la tête de laquelle César était invincible. » Ils signifièrent si nettement à M. de Brouillan qu’ils ne reconnaissaient point son autorité et qu’ils suivraient d’Iberville ou se retireraient dans les bois, que M. le gouverneur de Plaisance dut renoncer aussitôt à ses prétentions. Et il lui fallut déclarer qu’il désirait seulement contribuer à la prise de Saint-Jean, avec les habitants de son gouvernement, et qu’il ne prétendait réclamer autre chose que sa part de péril et d’honneur dans cette entreprise. Après cette déclaration formelle, d’Iberville parvint à calmer ses canadiens et à s’entendre avec l’ombrageux gouverneur. Il fut convenu entre eux que d’Iberville prendrait la route de terre avec cent vingt-quatre hommes, tandis que M. de Brouillan s’embarquerait sur le Profond que commandait toujours M. de Bonaventure, pour se rendre à Rognouse, qui était le lieu du rendez-vous.

Partis de Plaisance le jour de la Toussaint, d’Iberville et ses homme ne parvinrent au Forillon que dix jours plus tard, après une marche des plus fatigantes, à travers une terre humide et couverte de mousse, dans laquelle ils enfonçaient souvent jusqu’à mi-jambe, après avoir cassé la glace avec leurs pieds. D’Iberville se rendit seul en chaloupe à Rognouse, où l’on convint de renvoyer le Profond en France, avec un certain nombre de prisonniers dont on ne savait que faire. À peine ce vaisseau fut-il parti, que M. de Brouillan leva le masque, et déclara que tous les canadiens eussent à lui obéir, et que M. d’Iberville pouvait aller où bon lui semblait. Celui-ci, « naturellement modéré, » remarque Charlevoix, « ne fit rien pour attiser le feu ; mais, M. de Brouillan affichant les plus absurdes prétentions, d’Iberville ne put s’empêcher d’écrire à M. de Pontchartrain qu’il avait affaire à un homme à qui il ne pouvait plus parler sans être exposé à se battre avec lui. »

L’attitude des canadiens montra pourtant bientôt au gouverneur de Plaisance qu’il y allait même de sa vie, s’il persistait à vouloir imposer ses volontés à des gens qui n’entendaient pas voir bafouer ainsi leur chef, et il lui fallut bien écouter la voix du bon sens et se réconcilier avec d’Iberville. Après tous ces démêlés, l’armée se mit enfin en marche, d’Iberville avec ses cent vingt-quatre canadiens, et M. de Brouillan avec cent hommes sous ses ordres. À trois lieues de la Baie-Boulle, éloignée de six lieues du Forillon, d’Iberville, qui était à l’avant-garde avec quelques-uns de ses hommes, aperçut un petit corps d’ennemis à distance. Se mettre à leur poursuite, traverser, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, une rivière très rapide et très froide à cette saison de l’année — on touchait à la fin de novembre — mener les Anglais battant jusqu’à un petit havre où ils s’étaient fortifiés, forcer leurs retranchements, passer trente-six hommes au fil de l’épée, et rester maître de la place, fut pour d’Iberville l’affaire de quelques instants.

Ce fut là que l’armée le rejoignit. Le vingt-huit novembre au matin, l’expédition se remit en marche au complet. M. de Montigny, le même que nous avons déjà vu à Corlar, commandait l’avant-garde à la tête de trente canadiens. Ce brave gentilhomme qui, au dire de Charlevoix, prenait, les devants, pour l’ordinaire, et souvent laissait peu de chose à faire à ceux qui le suivaient, aperçut, à portée de pistolet, un corps de quatre-vingt-huit Anglais avantageusement postés dans un bois brûlé, plein de rochers, derrière lequel ils se tenaient à couvert. Ceux-ci ne voyant s’approcher qu’une trentaine d’hommes, croient en avoir bon marché, et les saluent d’une fusillade bien nourrie. Les canadiens se jettent à genoux pour recevoir l’absolution de l’abbé Baudoin, ancien mousquetaire et maintenant aumônier de l’expédition, et s’élancent résolument à l’attaque. MM. d’Iberville et de Brouillan surviennent presque aussitôt avec le reste de la troupe, et tombent comme une avalanche sur l’ennemi, qui se débande bientôt et s’enfuit au plus vite. Suivi d’un petit nombre des plus alertes de ses canadiens, d’Iberville pousse pendant un quart de lieue les fuyards l’épée dans les reins, jusqu’à Saint-Jean, où il entre pêle-mêle avec eux, leur fait trente prisonniers, enlève deux petits forts, et jette l’épouvante dans la place. Un quart d’heure après survient M. de Brouillan, qui prend possession de la ville avec ses soldats et sa milice, pendant qu’une centaine des habitants s’enfuient sur une quaiche avec leurs effets les plus précieux.

Deux cents anglais se sont réfugiés dans un fort revêtu de palissades. Sommé de se rendre, le gouverneur ne donne aucune réponse. Dans la nuit du vingt-neuf au trente novembre, MM. de Muy et de Montigny, à la tête de soixante canadiens, emportent et brûlent toutes les maisons qui environnent le fort, pendant que d’Iberville s’avance pour les soutenir, et que M. de Brouillan met ses troupes en bataille. Enfin, le trente, un anglais sort du fort avec un pavillon blanc. Le gouverneur veut temporiser, mais on répond à son envoyé qu’on va donner l’assaut sur le champ. Celui-ci, incapable de se défendre, capitule le même jour.

Avec le manque de courtoisie qui lui était habituel, M. de Brouillan signa seul la capitulation, sans même prendre la peine de la présenter à d’Iberville.

Les forts ayant été détruits et les maisons incendiées, afin d’empêcher les Anglais d’y revenir après le départ des Français, M. de Brouillan s’en retourna à Plaisance. Quant à d’Iberville, il allait continuer la guerre à la tête de ses infatigables canadiens. Pendant les deux mois les plus rigoureux de l’année, les raquettes aux pieds, le fusil au poing et le sac aux provisions sur le dos, cette poignée d’hommes ravagea tous les établissements de la côte, fit plus de cinq cents prisonniers, tua près de deux cents hommes et répandit dans toute l’île la terreur du nom français. Parmi les gentilshommes qui se distinguèrent surtout dans cette campagne, MM. de Martigny, Boucher de la Perrière, d’Amour de Plaine, d’Amour des Chauffours, Du Gué de Boisbriand, se firent surtout remarquer par leur mépris des fatigues les plus rebutantes, et leur bravoure à toute épreuve.

De retour à Plaisance, où il dut rester dans l’inaction bien plus longtemps qu’il n’aurait voulu, d’Iberville eut enfin la joie de revoir son frère Sérigny qui, le dix-huit mai 1697, arriva de France avec une escadre composée de quatre navires et d’un brigantin. D’Iberville en devait prendre le commandement, embarquer ses canadiens avec lui, et s’en aller reconquérir les postes de la Baie d’Hudson que les Anglais nous avaient encore enlevés l’automne précédent.

Le huit de juillet, la petite flotte déroula ses voiles au vent et mit le cap sur le Nord. D’Iberville commandait le Pélican, de cinquante canons,[3] Sérigny le Palmier, de quarante canons, DuGué le Profond, et Chartrier le Wesp. Le vingt-huit on arriva à l’entrée du détroit d’Hudson, que l’on avait heureusement franchi le trois d’août, lorsque les navires se trouvèrent enveloppés dans les glaces. Pris entre une banquise et le Palmier, que montait M. de Sérigny, le brigantin fut écrasé comme une coquille de noix, et c’est à peine si on eut le temps de sauver l’équipage. Poussé par les courants, le Profond fut entraîné vers la côte du nord et rencontra trois navires anglais, contre lesquels il se battit vaillamment pendant trois heures au milieu des glaces. Après avoir vainement tenté d’aborder le Profond, les vaisseaux anglais prirent la fuite en voyant le Palmier et le Wesp, qui venaient au secours de M. DuGué, Nous verrons bientôt quel sort attendait les navires anglais. Cependant après trois semaines d’angoisses et de périls au milieu des banquises de glace, d’Iberville vit enfin son vaisseau dégagé, se trouva, le quatre de septembre, dans le port Nelson, et jeta l’ancre le même soir en vue du fort Bourbon. Mais il était seul ; les autres navires de l’escadre n’étaient point en vue.

Le lendemain, à six heures du matin, d’Iberville aperçoit, à quelques lieues sous le vent, trois vaisseaux qui manœuvrent pour entrer dans la rivière. On leur fait des signaux auxquels ils ne répondent pas. D’Iberville reconnaît l’ennemi. Il est seul contre trois, et n’a que cent cinquante hommes valides sur le Pélican ; mais ce sont des braves éprouvés. Les quatre-vingt-dix autres sont malades du scorbut. Le branle-bas de combat est donné. L’équipage répond par un bravo formidable.

— Chacun à son poste, tonne le portevoix du commandement, les canonniers aux pièces, les gabiers aux hunes et le reste sur le pont !

MM. de Villeneuve, enseigne de vaisseau, Bienville, frère du commandant, et le chevalier de Ligoudez commandent la batterie d’en haut. Celle d’en bas est sous les ordres de MM. Lassalle, enseigne de vaisseau, et Grandville, garde-marine.

Se penchant sous la brise, le Pélican, toutes voiles dehors s’avance fièrement à la rencontre des trois vaisseaux ennemis. Les Anglais se félicitent de la bonne fortune qui leur livre ainsi seul cet audacieux adversaire. Trois contre un, la partie est facile à gagner ! Le Hampshire, qui vient en tête, porte cinquante-six canons, le Derring trente-six, et le Hudson-Bay trente-deux.

Le Pélican va droit sur le Hampshire qui, laissant tomber sa grande voile et orientant son petit hunier, évite l’abordage et s’éloigne. D’Iberville fait courir sur le Derring, désempare sa grande voile, et lâche en passant le reste de sa volée à l’Hudson-Bay qui vient après. Mais le Hampshire a viré de bord et revient sur le Pélican auquel il lance une volée de mitraille qui crible son château-d’avant, déchire la civadière, coupe le bras et la fausse drisse du petit hunier, rompt un galauban du petit mât de hune ainsi que le faux étai de misaine, hache, en un mot, une partie des manœuvres du vaisseau français. Mais le Pélican répond à merveille, et vomit flamme et fer par tous ses sabords. Un immense nuage de fumée monte vers le ciel terne, tandis que le fracas continu des détonations ébranle au loin les insondables solitudes du Nord.

Cet ouragan de fer et de feu dure jusqu’à une heure de l’après-midi. En ce moment le Hampshire prend son air pour couler bas le Pélican, et tâche de gagner le vent que d’Iberville sait pourtant conserver de son côté. Le Hampshire se rapproche de plus en plus, et l’on voit grouiller sur son pont un équipage presque double de celui du Pélican.

— Pointe à couler bas ! commande d’Iberville, qui se porte au-devant de son adversaire, et le range vergue à vergue. À mesure que le navire anglais prolonge le nôtre, il nous envoie la volée de ses deux batteries à mitraille qui nous blesse quatorze hommes, entre autres le chevalier de Ligoudez. La Potherie, posté sur le château-d’avant avec les canadiens, salue le gaillard-d’avant de l’anglais d’une salve de mousqueterie, tandis que d’Iberville, profitant du moment où son navire se dresse, envoie, à bout portant, toute la bordée de ses deux batteries sous la ligne de flottaison du Hampshire. Celui-ci, crevé dans ses œuvres vives, fait tout juste sa longueur de chemin, s’enfonce et sombre sous voile, engloutissant avec lui ses deux cent trente hommes d’équipage. Le Pélican vire de bord, et court sur le Hudson-Bay qui s’efforce d’entrer dans la rivière Sainte-Thérèse.

— À l’abordage, mes enfants ! crie d’Iberville.

Mais comme on va jeter les grapins, le commandant anglais amène son pavillon et met bas les armes. Le Derring fuit vers le Nord, et d’Iberville lui donne aussitôt la chasse ; mais, pour le moins aussi fin voilier que le Pélican, l’anglais a pris de l’avance, et il faut renoncer à le rejoindre. Du reste le Pélican avec ses agrès coupés, ne peut forcer de voile. Une forte voie d’eau s’est aussi déclarée à la ligne de flottaison qu’un boulet a trouée. Il faut virer de bord pour réparer les avaries. Pendant ce temps, le Derring s’échappe à la faveur de la nuit.

En retournant vers le Hudson-Bay, d’Iberville mouille près de l’endroit où le Hampshire a coulé bas, pour tâcher de sauver ceux de l’équipage qui ont pu échapper au désastre ; mais il ne reste plus rien du fier vaisseau qui repose à jamais sous les eaux sombres avec tout son peuple de matelots.

Dans la nuit du six au sept septembre, le vent s’étant mis à souffler avec une violence extrême, d’Iberville s’éloigna de la rade avec le Pélican et sa prise, le Hudson Bay, pour aller ancrer un peu plus loin de terre. Mais les cables se rompirent sous l’effort de la tempête, et quoiqu’il n’y eût pas en France, au dire de Charlevoix, de meilleur manœuvrier que d’Iberville, ses deux navires furent jetés à la côte, à l’entrée de la rivière Sainte-Thérèse. Ses équipages n’eurent que le temps de se sauver à terre.

Sur ces entrefaites survinrent le Profond, le Palmier et le Wesp. Le dix septembre, d’Iberville fit dresser des batteries en face du fort Bourbon, et ouvrir le feu sur la place deux jours après. À peine quelques bombes avaient-elles éclaté sur le fort, que son commandant, Henry Bailey, fit battre la chamade et capitula.

D’Iberville prit possession du pays, et retourna en France sur le Profond, laissant le commandement à son frère Sérigny, qui attendait que l’on eût réparé le Palmier à moitié désemparé. Sérigny reprit lui-même le chemin de la France l’année suivante, 1698, après s’être démis du commandement en faveur de son cousin le sieur de Martigny.

Cette conquête, qui couronna dignement les exploits d’Iberville dans la Baie-d’Hudson, devait assurer pour longtemps à la France la possession de cette partie de l’Amérique du Nord.


  1. M. d’Iberville se maria le 8 octobre 1693, à Québec, avec Marie-Thérèse Pollet, « fille de feu François Pollet, écuyer, seigneur de la Combe Pocatière, en son vivant capitaine au régiment de Carignan, et de dame Marie-Anne Juchereau son épouse. » Dans un voyage que d’Iberville, alors capitaine de frégate, fit dans le golfe Saint-Laurent, dans l’été de 1694, madame d’Iberville accompagnait son mari, et lui donna un fils, Pierre-Louis-Joseph, qui naquit sur le Grand-Banc de Terreneuve le 22 juin. D’Iberville eut encore une fille, connue en France sous le nom de dame Grandive de Lavanaie.

    Après la mort de son mari, madame d’Iberville épousa en France le comte de Béthune, lieutenant-général des armées du Roi.

  2. Le nom de Châteauguay fut donné au plus jeune des frères LeMoyne, qui devint plus tard gouverneur de Cayenne.
  3. Dans sa lettre du 18 septembre 1697, M. LeRoy de la Potherie, l’un des officiers du bord, constate que le Pélican n’avait en réalité que quarante-quatre pièces de canons montées.