Les Marchands de Voluptés/03

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Édition Prima (p. 19-24).

III

La Sangsue


La Sangsue était un dancing de la rue Saint-Lazare, sis là même où, au xviiie siècle, se tenait la Taverne des Porcherons, lieu de beuverie et de débauches fort apprécié sous le règne de Louis le Bien-Aimé. On l’avait surnommé de ce nom hirudiné à la suite d’une aventure cocasse qui octroya d’ailleurs en une nuit la vraie personnalité parisienne à une petite rôdeuse des boulevards extérieurs.

Celle-ci, en effet, avait comme amant un potard excellent danseur, qui fréquentait assidûment le bal en question, dénommé alors avec une simplicité parfaite : Au Jazz.

Et ce faiseur de pilules y vint un jour avec sa maîtresse, laquelle, saoule et sans vergogne, se dévêtit et prétendit danser ainsi. Mais le patron du lieu le lui interdit :

— Je ne puis vous laisser faire. Mettez au moins une ceinture de bananes, comme Josephine Baker.

— Des bananes, dit la fille. Où les prendre ?

— Je vais te chercher ce qu’il faut, répliqua alors le pharmaque.

Et il rapporta, cinq minutes après, un bocal de sangsues, puis les apposa gracieusement sur la peau de sa maîtresse, de façon à faire une petite frange noire et tortillante devant ces lieux charnels, dont la vision fait, dit la sagesse des nations, devenir aveugles ceux qui les contemplent sur le vif…

Décemment munie de ce pagne vivant, la maîtresse de l’apothèque dansa ensuite des pas de son invention, et si saugrenus qu’ils eurent le lendemain les honneurs de la grande presse.

Trois jours après, elle portait des pierreries de cinq cents billets à tous ses orteils et on se battait pour l’entretenir. De ce jour, Au Jazz devint À la Sangsue, et, sous ce nouveau nom, connut une gloire presque aussi grande que Locarno. Quant à celle que la digne Amande allait consulter à la Sangsue et qui se nommait Neige, son nom total était Neige Borgia. Elle avait été couronnée deux fois, comme prix de Vertu à Coucouron, sa patrie, et comme prix de beauté à Paris. Lors du concours américain de Galveston, où elle s’était rendue pour affronter, et les lois bleues sur la pudicité, et ses concurrentes en grâces de tous pays, elle n’avait obtenu que le deuxième prix, ayant refusé, avant lecture du palmarès, de couronner la flamme d’un attorney général qui était aussi juge suprême en matière esthétique. Elle faillit même, pour son refus, être électrocutée comme auteur de seize crimes affreux commis dans l’Arkansas peu auparavant, car les attorneys d’Amérique ne rigolent pas lorsqu’on refuse de leur faire hommage de quelque chose dont ils ont désir. Mais Neige Borgia eut toutefois la chance de séduire le boss politique du pays, lequel était d’ailleurs de figure agréable, tandis que l’attorney s’attestait on ne peut plus mal fichu. Et le boss, qui avait des accointances avec les gardiens de la prison où Neige attendait l’électrocution, la fit un jour sortir sans plus de façons. Dans sa cellule, on mit à sa place le premier prix de beauté, une belle enfant cubaine qui, elle, avait justement fait au boss ce que Neige faisait à l’attorney. Ainsi va le monde, dans un juste équilibre… Tout à fait blasée sur les amours américaines, Neige Borgia repartit en hâte pour Paris.

Elle avait, on le devine, acquis du toupet dans ces aventures assez rares, où le fauteuil électrique jouait le rôle dévolu généralement à un petit bidet. Elle fit donc beaucoup parler d’elle et acquit de ce chef des amants de haute dignité : un financier qui n’avait que sept banqueroutes derrière lui, un général vénézuélien qui dévorait dans les boîtes de nuit le budget de son pays dont il était ministre des Finances, un joueur de baccara qui faisait des bancos de cinq cents billets sans en avoir le premier sou, un épiscope d’Honolulu qui cherchait des conversations sensationnelles jusque dans le lit des belles courtisanes, et un assassin célèbre, condamné à mort dans treize pays différents. On comprend qu’avec de telles références, Neige Borgia connût la gloire. Le plus curieux était que nul ne renonçât à elle de plein gré. Elle s’attachait si bien les mâles que tout leur désir était, après le plaquage, de revenir à la chair fascinante et aux baisers définitifs de leur chère Neige.

Voilà pourquoi, sachant que cette notabilité de l’amour fréquentait la Sangsue le mercredi, Amande voulut la voir. Elle avait appris cette coutume en passant, avec son père, devant le célèbre dancing. À ce moment, descendait d’une Lincoln, pareille à un meuble en vernis Martin, une admirable femme, vêtue si peu et si court qu’elle semblait un peu plus que nue.

Et le père d’Amande la désignait à sa fille.

— Voilà Neige Borgia !

— Elle est jolie, répondait Amande.

— Oui, beaucoup, et on ne l’oublie jamais quand on la connaît bien.

— Vraiment ! Mais où va-t-elle ?

— Le mercredi, elle fréquente la Sangsue, c’est un jour très chic. Et la jeune fille avait enrichi sa mémoire de ce détail précieux.

Ce soir, elle l’utiliserait.

 

Amande avait parfaitement sauté de sa fenêtre. Elle était entraînée à tous les jeux sportifs, et ses muscles possédaient les vertus indispensables à une adolescente moderne, qui danse, nage, conduit une auto, monte aux arbres et court le cent mètres en moins de douze secondes.

Elle se reçut donc bien, freina vigoureusement le choc un peu dur et se mit à rire sur le trottoir :

— On dirait Latude s’évadant de la Bastille !

Ceci dit, elle se remit en marche avec allégresse, tout heureuse de se voir dehors à cette heure malgré les défenses. Elle avait pris de l’argent, un petit galurin rose qui lui allait comme le croissant va à la déesse Diane, et un petit browning tout doré qui semblait un bijou, mais vous envoyait une balle du calibre six-vingt-cinq, à trois cents mètres, sans faire d’efforts.

Elle se hâta vers la rue voisine où elle trouverait un taxi.

Trois minutes après, dans la voiture, qui faisait des fantaisies de changements de vitesse à travers le Paris nocturne, Amande se frottait les mains avec joie.

— Dans un moment je ferai mon entrée au dancing illustre qui porte la Sangsue comme enseigne.

La Sangsue !…

Sur les deux côtés du trottoir, dans une rue dont presque toutes les boutiques sont closes, sauf quelques mastroquets pour chauffeurs, il y a plus de cinquante voitures admirables qui attendent, comme des bêtes lasses mais bien musclées… Et à la porte, une série de chasseurs, minuscules, sanglés et portant une petite boîte à camembert rouge sur l’oreille, avec une jugulaire vernie passant sous la lèvre inférieure, canalisent, difficilement, une foule en fracs et robes de soirée, qui caquette dans une mare de parfums.