Les Marchands de Voluptés/04

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Édition Prima (p. 25-30).

IV

Les mystères du charleston


Amande paya ce qu’il fallait. Cela lui valut l’estime d’un personnel attentif à tout mépriser, et qui traitait de haut déjà la robe de ville de la jeune fille.

Elle entra enfin et eut une sorte d’éblouissement.

La salle était vaste, en effet, et magnifiquement éclairée. La lumière surabondante avait été diffusée avec tant d’art que les yeux clignaient sans qu’on sût pourquoi. Avec cela des loggias pleines d’ombre se trouvaient aménagées tout autour de l’immense piste, sous une sorte de portique, et l’on devinait que tout fut licite ici, selon le coin choisi, la correction mondaine, la galanterie familière, le caprice osé des restaurants de nuit et les audaces du cabinet particulier. Depuis la danse glorieuse par laquelle s’illustra la maîtresse du potard, les tenanciers du dancing, il faut l’avouer, conseillés par des artistes éminents et ne regardant pas à la dépense, avaient vraiment fait de la Sangsue un établissement royal.

Amande se promena. Elle regardait avec une sorte de joie intime et voluptueuse passer des gens d’une élégance fascinante et d’autres d’une recherche certaine, mais plus vulgaire. On en voyait encore quelques-uns pourris de grossièreté et de mauvais goût. C’était vraiment tout Paris. Des adolescentes aux yeux cernés erraient ça et là par deux, avec des mines de louves en rut, et des matrones, dépassant la soixantaine, décolletées plus bas que le nombril et troussées plus haut que les aines, faisant les petites filles avec un art d’ailleurs accompli… Les hommes gardaient presque tous cet air d’ennui qui dissimule l’attention et le désir. La foule allait donc et venait, se croisait, se mélangeait, dans une sorte de perpétuel brassage où, çà et là, des gueules dures et excitées, des masques amollis par la détente du plaisir, des figures étirées et éteintes disaient mille choses étranges et trahissaient le comportement prochain ou récent de leurs porteurs…

Dans le centre, on dansait avec une lente frénésie, au son d’un orchestre de huit mulâtres colossaux, ricaneurs et épileptiques. Les couples s’enlaçaient avec une tendresse inquiète, se regardaient de trop près et mêlaient leurs genoux avec une sorte de ferveur désespérée.

L’air d’un cowboy, avec ses larges pantalons à franges, un chapeau démesuré, un énorme revolver à la ceinture et un foulard rouge au cou, un homme sautait seul en hurlant des mots barbares. Il donnait à chacun le goût de l’imiter et c’est à grand’peine que les plus gaillards, parmi les assistants, se retenaient de danser le cancan, comme au temps du bal Mabille. Bref le charme de la Sangsue opérait…

Amande vivait dans un songe de joie. Déjà elle était allée dans divers dancings, mais jamais à cette heure-ci où l’on peut, sans se faire remarquer, abandonner un peu de pudeur et de savoir-vivre. Et puis, le sentiment qu’elle avait d’être dans ce bal en fraude lui apportait une satisfaction plus douce, avec une sorte de saveur de vice, qui flattait son palais et même la peau de son corps…

Elle se promena longtemps, ne pouvant se lasser de regarder danser et converser tous ces gens que l’amour occupait très visiblement. Çà et là un jeune homme ou un personnage mûr la regardait insolemment, pour agir ensuite selon les réactions que pouvait provoquer son attitude. Là où l’on était serré, Amande sentait aussi des mains d’inconnus essayer sur elle des opérations de haute tactique… On allait jusqu’à tenter de lui saisir la main au passage pour la diriger vers des provocations peu recommandables… Mais c’était une jeune fille maîtresse de ses nerfs et de ses muscles. Elle résistait sans se faire remarquer et sans protestations vaines. D’ailleurs, se sentir entourée de désirs lui demeurait agréable.

À certain moment, l’ayant suivie vingt pas, un jeune homme l’invita à danser.

Elle le toisa avec curiosité. Il était fort acceptable et gracieux. Admirablement habillé, cela s’entend, mais non pas comme une gravure de mode ou selon ce genre de dandysme ridicule qui consiste à ne pas se faire remarquer. Celui-ci portait des détails de toilette qui témoignaient d’idées originales en matière de vêture. Une certaine audace morale se lisait encore dans le tracé de sa cravate et le choix du tissu de son smoking, qui n’était point d’un drap à la portée de tout le monde. Amande fut donc satisfaite de son examen, et accepta de partager un pas d’Amérique avec lui.

Charleston, danse venue des Antilles en passant par la Louisiane, tu es bien le symbole même de notre civilisation. Pas méthodique et un peu fou, délire semblable à une chorée et poursuite d’une sorte de vertige de vitesse, tu es, en sus, acrobatique et guindé dans ta folie. Il y a en toi pour charmer à la fois le puritain et le voluptueux. Amande le savait, mais son partenaire ne l’ignorait point, et tous deux firent un couple de haute allure, qui inspira à quelques bourgeoises une envie âcre, mélangée d’ailleurs de mépris…

— Mademoiselle, disait le danseur, vous êtes exquise.

— Certainement, répondait Amande, en s’efforçant vers une naïveté bien imitée.

— Vous dansez à ravir.

— Vous me flattez, monsieur !

— Pas du tout. Oh ! je voudrais que vous me fissiez l’honneur…

— Tous les honneurs, monsieur, si vous voulez…

— Eh bien, puisque nous sommes à la fin de cette danse, venez donc boire un peu de champagne avec moi.

Amande hésita. Mais son expérience des hommes était limitée et on ne lui avait jamais dit que les bons danseurs, polis et discrets, fussent en sus des gens dangereux. Elle crut pouvoir accepter.

Tous deux se rendirent dans une loggia demi-ténébreuse, d’où l’on voyait tout sans que personne à l’extérieur fût en mesure de se rendre compte de ce qui s’y passait…

Amande eut un doute léger en pénétrant dans ce coin obscur, mais le sérieux et la politesse de son galant la rassurèrent, et puis, elle avait soif…

On but donc, en conversant avec politesse et prudence. La jeune fille mentit un rien en contant sur sa personne même des choses fausses, mais propres à dépister le curieux. Lui ne dit pas grand’chose. On voyait de loin les couples danser avec une fièvre obstinée. Il entrait aussi dans l’établissement des femmes de minute en minute plus deshabillées, car la maison, pour inspirer confiance à sa clientèle, savait graduer l’inspiration publique de façon à amener la plus grande liberté sans à-coups.

De fait, bientôt, des femmes vêtues d’un simple cache sexe se promenèrent avec allégresse. De beaux garçons, un peu plus vêtus, se mirent de la partie. Ils avaient un petit caleçon…

Puis les danses devinrent un peu plus étroites et les contacts donnèrent des émotions plus visibles à leurs acteurs. Enfin, on en vint à des divertissements du genre ancien, c’est-à-dire pareils, en plus chaste, pourtant, à ceux qui sont peints sur certains murs de Pompéi.

Oh ! oh ! pensa Amande, que cela électrisait un peu, et qui ne voulait point s’obéir. Je vais rentrer…