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Les Marchands de Voluptés/07

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Édition Prima (p. 43-48).

VII

Nuit du bois


Amande se trouva perdue au milieu des futaies ou des taillis. Tout en haut, à travers les branches d’arbres, elle voyait le grand ciel gris et violacé où viraient les étoiles. Elle regarda cela avec une sorte d’émotion qui lui coupait les jarrets.

Elle s’assit.

Le silence était devenu total. Son ennemi la cherchait peut être encore, tout là-bas, mais il n’avait ni les qualités d’un Sioux pour la suivre à la piste, ni sans doute la confiance en soi, indispensable pour la guetter assez longtemps.

Amande sentit renaître au fond de sa pensée l’âme des ancêtres d’il y a bien des milliers d’années.

Les ombres, autour de sa petite vie, se peuplèrent de formes incertaines et menaçantes. Amande crut voir de grands fauves tapis qui allaient sauter sur elle pour la dévorer…

Mais, par chance, c’était une jeune fille moderne, et qui tenait à contrôler en temps normaux sa pensée et ses impressions. Elle se mit à rire nerveusement :

— Je deviens folle, ma foi !

Peu à peu elle se maîtrisa :

Quoi ! elle était tout simplement au Bois de Boulogne, où nulle bête carnivore ne se promène autrement qu’en cage. Pourquoi trembler ? Autour de son existence, combien d’autres humanités erraient même en ce moment, à cent pas ou plus près…

Il est vrai qu’au milieu de la nuit il est douteux que les habitants du Bois soient de morale bien relevée, et souvent il en est de criminels. Perdant sa première peur hallucinée, Amande n’en devait donc pas, pour si peu, renoncer à une légitime prudence. Mais celle-ci devait être graduée selon les circonstances et réclamait une conscience totale. Le certain, c’est qu’elle devait s’en sortir.

Et, là-dessus, Amande se sentit rassurée. Elle chercha la direction de Paris.

La jeune fille avance maintenant à pas lents et médités. Il lui a semblé entendre du bruit non loin. Elle s’accroupit pour calculer et méditer, puis reprend sa route. Paris est décidément là-bas. Sa grande clarté roussâtre se répand en plein ciel. Brusquement elle entrevoit une lueur incertaine tout près. Elle s’en rapproche doucement.

— Oh… ! oh !…

Amande est tombée sur des gens qui se divertissent selon ce jeu, né voici peu d’ans, et que l’on a nommé « partie »… Ils sont une douzaine, dans une clairière. Trois ou quatre tiennent des lampes à incandescence qui font ruisseler sur les autres une clarté délicate et dansante.

Il y a, debout, au milieu, une femme qui, jupes levées, danse la danse du ventre en chantant un air arabe. Elle montre de longue jambes gainées de sombre et, au-dessus des bas, la chair tendre des cuisses a Une nuance crémeuse et un luisant étonnants.

À côté, sur l’herbe rase, un couple étendu et dans une pose privée de toute équivoque, s’entretient de philosophie amoureuse. La femme dit :

— Non ! comme ça je n’aurais pas assez l’air d’une femme du monde… Plus loin, un homme s’efforce de vaincre les défenses d’une personne indistincte, qui rit nerveusement. Elle est vêtue d’une sorte de pelisse qu’elle refuse de quitter.

— Tu comprends, fait-elle en jetant ses mots l’un après l’autre, sur un ton essouflé, tu comprends, si l’on vient, je n’aurais plus le temps de reprendre mon manteau. Je le perdrais. Ça ne serait pas drôle et ça me coûterait cher…

Quand elle articule le « on », Amande, invisible, et qui s’amuse fort, devine très bien qu’il s’agit des messieurs de la police, qui, parfois, troublent ces divertissements suburbains et forestiers.

Amande n’a jamais rien vu qui ressemble à ce qui lui est offert en cette minute. Elle aurait honte, si c’était le plein jour et si quelqu’un connaissait sa présence. Non pas que cela positivement lui soit désagréable. Pourtant c’est un peu trop privé de poésie. On s’aime d’occasion, chez soi, et on fait mille folies que les gens nomment d’un autre mot plus vilain. Soit l’amour est une justification. Et puis on n’en doit nul compte à personne.

Mais ici, ces personnages semblent avoir créé une sorte de préjugé de mauvaise compagnie. Le mystère et la discrétion leur sembleraient certainement fâcheux et peut-être attentatoires aux bonnes mœurs, telles du moins qu’ils les veulent… Alors ils agissent moins pour eux-mêmes que pour une sorte de galerie. C’est bien ce qu’Amande, qui a l’égoïsme de la jeunesse, ne peut cependant admettre. L’amour compris comme une comédie lui apparaît la plus ridicule chose du monde.

Et voilà la danseuse du ventre qui s’abandonne à un gros gaillard en questionnant les témoins :

— Hein, n’est-ce pas que c’est bien, comme ça ?

Qu’est-ce que cela peut lui faire que ce soit bien ou non, vu de l’extérieur, si elle y trouve de l’agrément ? se demande la jeune fille éberluée.

Car elle ne sait pas encore que le sentiment de l’approbation ambiante, qui alimente de vanité bien des âmes d’actrices, voire d’orateurs et de sermonnaires, est une des forces sociales les plus puissantes et les plus aphrodisiaques qui soient. Amande en est encore à l’idée de l’amour tout simple et tout nu. Mais l’amour, au vrai, tire sa violence de contingences qui lui sont étrangères d’un égard purement sexuel. L’orgueil satisfait vaut une boisson cantharidée et le goût d’être admiré résiste dans les âmes blasées, aux circonstances les mieux faites pour le chasser.

Amande médite tout cela parce qu’elle est rassurée sur les suites de son aventure. Elle espère bien que parmi ces acteurs d’Eros, il en sera tout à l’heure au moins un, très satisfait et calmé, pour consentir à la ramener chez elle sans lui demander aucune action fâcheuse.

Elle est sans doute fort naïve de le supposer, mais elle n’a pas le temps de vérifier les erreurs où elle s’enfonce.

Car des policiers, habiles comme des indiens Chippeways, se sont approchés et s’élancent en hurlant :

— Haut les mains !

On se demande pourquoi cette menace et Ce désir, car rien n’est plus inoffensif que les amoureux du Bois.

Mais la police aime les actes de théâtre, et à se donner l’illusion d’accomplir toujours de grandes choses devant des ennemis féroces…

Il y a une bousculade. La femme nue sous la pelisse s’est enfuie comme une flèche. D’autres cavalent avec une habileté de grands habitués à ces surprises. Dans le tumulte, il ne reste aux mains des chasseurs qu’une femme qui s’est fichue par terre en voulant prendre son départ et un gros homme asthmatique qui était assis, et n’a pu se lever…

Il reste aussi Amande, qu’on a empoignée sans plus de façons.