Les Marchands de Voluptés/23

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Édition Prima (p. 139-144).

XXIII

Nouvelles expériences


Amande traversa le vestibule devant Mme Mouste, assise dans son bureau, et qui regardait devant elle en rêvant à des choses printanières.

Elle se leva précipitamment, pour se mettre devant la jeune femme, qui s’en allait au pas relevé. Mais ce fut en vain. L’agilité de celle qui fuyait le faux duc obscène et mal embouché eut raison des lenteurs massives habituelles à la tenancière. Celle-ci ne put donc faire mieux que de se trouver face à face avec le vieux type écarlate, qui hurlait.

— Arrêtez-là !…

— Taisez-vous ! dit Mme Mouste irritée. Où vous croyez-vous, pour pousser de pareils hurlements ?

— Je me crois où je suis, au bordel…

La patronne du lieu eut un sourire négligent.

— Décidément, fit-elle d’un filet de voix aigu, vous ne pourrez jamais passer pour un vrai duc…

— Elle me l’a dit aussi, cria le bonhomme avec une grimace de pendu. Je crois que vous vous entendez toutes deux pour me flouer.

— Monsieur, riposta Mme Mouste avec autorité, assez de scandale ! C’est ici une maison sérieuse, et je vous prie de vous en aller si vous ne voulez pas parler honnêtement.

— M’en aller ? Lorsque vous m’aurez rendu mes deux mille deux cents francs…

La dame eut un sourire léger.

— N’y comptez pas !

— Mais je n’ai rien fait. Elle a refusé, et vous l’avez vue fuir à l’instant. C’est une petite catin, une coquine et une voleuse. Je dirai même que c’est peut-être pire. Qui sait si ce n’est pas une honnête femme ?

— Eh bien ! c’est justement ce que vous me demandez, lorsque vous venez me voir : des femmes honnêtes. Je vous ai fourni l’article. De quoi vous plaindriez-vous ?

Douché, l’autre roula des yeux furibonds. Mme Mouste, en personne qui connaît ses gens et sait les mener à la baguette, remarqua alors :

— Vous êtes visiblement en colère, monsieur le duc, et cela trouble vos raisonnements. Je vais, pour vous calmer, vous mener à la gosse Minetou. Vous savez celle que je veux dire.

Ensuite, nous parlerons avec plus de quiétude.

— Où est Minetou ? demanda le vieux.

— Attendez, c’est trois cents, vous savez le prix ?

— Mais j’ai payé.

— Que puis-je y faire, si vos façons ont paru un peu brutales à cette enfant. Vous auriez dû agir en vrai homme du monde et la caresser…

— Voilà les trois cents, grogna l’autre. Amenez-moi Minetou.

Et il rentra dans la chambre qui gardait l’odeur de la douce Amande.

Il aboyait tout bas :

— Si je la retrouve, celle-là, je lui ferai rembourser mes deux billets. Ah ! quelle fessée !…

Pendant ce temps, Amande fuyait toujours. Elle craignait un peu d’être poursuivie. Sitôt, donc, les escaliers descendus, elle prit la rue à gauche, puis les rues de croisements avec une prestesse de coureuse professionnelle. Lorsque le souffle commença de lui manquer, elle ralentit seulement.

— Ah ! j’ai soif.

Et voyant un bar, juste au coin de la rue des Egnaulés et de l’avenue du Pante-Refait, elle entra sans plus de façons :

— Monsieur, donnez-moi un Gin-Fizz !

Le garçon la regarda avec une stupeur parfaite.

— Madame ?

— Eh bien ?

— Nous ne tenons pas cette consommation-là.

— Alors, un petit cocktail, un Manhattan.

— Mais, madame, le patron nous a défendu de vendre cette liqueur aussi.

— Pourquoi donc ?

— Parce que…

Le pauvre type cherchait une explication rationnelle et se tut.

Alors Amande dit avec simplicité :

— Donnez-moi un bock. Vous tenez la bière ?

— Oui, madame, voilà !

Elle but avec lenteur le liquide froid et mousseux, pensant qu’en somme c’était bien meilleur et plus désaltérant que les alcools compliqués qu’elle avait demandés au début.

« C’est, pensait-elle, une leçon de délicatesse que me donne ce garçon. On ne doit pas se faire remarquer en demandant des produits exotiques pour souleries américaines, dans un bar où fréquente le bon peuple de Paris. »

Amande allait payer, lorsque, derrière elle, une voix légère tinta. Une main molle et insistante passait en même temps sur son épaule, puis descendait, frôlait son sein droit, et continuait une sorte de palper jusqu’à la croupe.

Elle se retourna brusquement.

Devant elle se tenait une femme sur la quarantaine, sévèrement vêtue, à la face dure, qui lui sourit de son mieux.

Amande répondit à ce sourire par un léger salut, et sortit son porte-monnaie.

— Madame, madame ?…

— Eh bien ! madame, que me voulez-vous ?

— Je vais vous le dire. Voulez-vous que nous sortions ensemble ?

— Oui, volontiers !

Quand elles furent dehors, la femme passa sans gêne son bras sous celui d’Amande, et lui chuchota à l’oreille :

— Vous n’êtes pas contente de Mme Mouste, hein ?

— Je n’ai rien à lui reprocher, fit Amande, en riant au souvenir du faux duc furieux et hurlant.

— Je vous ai vue pourtant, tout à l’heure, vous sauver de chez elle…

— Tiens, comment le savez-vous ?

— Voilà : nous sommes une maison concurrente, vous ne devez ignorer cela : Nana Dhousse ?

— Ma foi non ! je dois vous dire connaître peu ce genre de commerce.

— Ah bon ! Tant mieux. Eh bien, on vous a vue lorsque vous êtes arrivée, puis quand vous êtes descendue si vite. Alors, j’ai couru pour vous retrouver.

— Et dans quel but ?

— Oh ! madame, vous savez, chez nous ce n’est pas comme chez Mouste. Il n’y vient que des gens du vrai monde et on n’a jamais à se plaindre, femmes et clients.

— Et vous me proposez d’y aller ?

— Si cela vous plaît.

— Allons toujours voir ! répondit Amande, éclatant d’un rire amusé.