Les Marchands de Voluptés/24

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Édition Prima (p. 145-150).

XXIV

Nana Dhousse


La maison de Nana Dhousse ne ressemblait point du tout à celle de Mme Mouste. Son air apparaissait moins embourgeoisé et plus moderne. On y avait spontanément envie de rire, tandis que les décors Restauration de la maison en face incitaient plutôt à faire sinistrement de la tapisserie, ou à filer la laine en murmurant des chansons de Béranger.

Chez Nana, tout était cubiste et polychromé violemment. Les lits étalaient un art surréaliste qui amusait d’avance la victime, et désarmait, de ce seul chef, les dernières pudeurs. Les petites toiles ornant les murs étaient allègres dans leur incompréhensibilité profonde, et tout inspirait la bonne humeur, y compris la groomesse qui semblait un petit garçon trop frisé. Elle portait un uniforme du dernier galant, dont la veste était moitié rouge et moitié verte, dolman à droite, et redingote à gauche. Quant au pantalon, dont une jambe était collante et dont l’autre charlestonnait, il étalait à dextre un jaune agressif et à senestre un bleu tout à fait céruléen.

Amande se sentit, en pénétrant dans cette demeure, une vaste envie de pouffer, qui se renouvelait sans répit. C’était vraiment exquis. Elle pensa : « Je vais essayer ce gîte. Si les amants y sont assortis au décor, on ne doit pas manquer de s’y divertir. »

La patronne entrait à ce moment-là.

C’était une femme quadragénaire, et qui restait belle dans un embonpoint probablement professionnel. Elle avait les cheveux coupés ras, des lunettes en écaille blonde, une robe décolletée qui montrait sa poitrine, ferme comme la Garde impériale, et une jupe si courte qu’on craignait pour les bonnes mœurs de ses amis.

Avec cela, cette femme gardait un air vraiment décent et mondain, soutenu par une belle voix harmonieuse et lente.

Elle dit :

— Madame, vous êtes trop jolie pour être heureuse, c’est-à-dire honnête.

— Ma foi, répondit Amande, l’honnêteté ne me déplaît pas.

— Vous êtes bien faite, je le vois ?

— Désirez-vous mieux vérifier.

— Volontiers, la contemplation d’un beau corps est chose douce au cœur.

Amande se mit nue en un tournemain.

— Hé ! fit Nana Dhousse, vous savez vous dévêtir.

— Oh ! riposta la jeune femme, j’ai pris des leçons.

Nana se mit à rire :

— Vous avez la réplique facile.

— Il faut bien. Le temps est mesuré, et la réplique qui attend court risque de n’arriver jamais.

— Voulez-vous que je vous mette en présence de…

— De, s’il vous plaît ?

Nana Dhousse hésitait un peu :

— Rhabillez-vous. Il faudra carminer un peu vos seins et vos oreilles, vos hanches et vos genoux. Une femme doit porter en ces lieux choisis quelques taches rosées un peu claires qui créent des valeurs plus plaisantes pour le reste du corps. Vous l’avez un peu brun. Je crains que vous ne soyez allée vous rôtir, voici peu, au bord de la mer ?

— On ne peut rien vous cacher, madame ?

— Oui. Alors, dans les appartements, avec le jour pauvre et diffusé, ce brunissement d’insolation est terne et froid. Il faut le relever ça et là de pourpre clair. Je vous donnerai des conseils lorsque nous en aurons délibéré avec M. Baghadgita.

— Le peintre ? fit Amande étonnée.

— Certes ! c’est notre conseil esthétique. Il fera votre portrait et vous aurez ensuite à vous farder selon les nuances qu’il aura lui-même choisies pour mettre votre couleur de peau et la forme de votre corps en relief.

— C’est admirable ! dit Amande éberluée.

— Oh ! Bhagadgita est un grand artiste, continua Nana Dhousse. Il est le conseil de toutes les dames du monde chic et nulle ne se farde sans lui demander son avis.

— Bien ! reconnut Amande, je subirai donc ses lois, mais vous m’avez demandé tout à l’heure si je voulais être présentée à je ne sais encore qui.

— Oui, c’est un tout jeune homme, un adolescent… Il voudrait, pour l’initier, une dame de grande classe et qui ne blesse ni ses natives pudeurs ni son goût de la beauté. Je dois vous dire qu’il est poète. Il a publié trois livres de vers sur la chasteté virile…

— Alors, dit Amande, il ne doit pas vouloir quitter son manteau d’innocence.

— Si, justement ! Il dit avoir épuisé la matière et la question. Il lui est indispensable désormais de publier des ouvrages sur l’amour-acte. Mais il veut passer de son premier état à l’autre sans trop de peine. Il lui faut une maîtresse… délicate.

— Je ne sais, avoua franchement Amande, si je suis qualifiée…

— Oh ! vous devez l’être.

— Vous êtes bien aimable de le supposer.

— Mais non ! Allons, vous acceptez ? Tenez, il y aura cinq cents francs pour vous.

— Voyons ça, murmura Amande, si ça ne va pas il me sera toujours licite de me retirer des opérations.

— Oui, mais vous ne toucherez pas les cinq cents francs.

Amande se mit à rire.

— Allons voir, toujours !

Nana Dhousse la précéda dans une chambre tendue de toutes les couleurs possibles, en secteurs, triangles tant droits qu’équilatéraux, polyèdres et tores du plus aimable effet. Dans cette pièce, un jeune homme, assis sur un canapé, semblait rêver en fumant des cigarettes vertes.

— Monsieur Dmitri Coucouron, voici une jeune femme qui se dévoue pour vous aider à sortir des chaînes de l’abstinence…

Et la dame, ayant salué, se retira avec majesté.

— Alors, c’est vous ? fit le jeune homme.

— Moi, répondit Amande, si l’on veut… Je viens autant par amusement et curiosité que pour autre chose. Je ne suis peut-être pas beaucoup plus habile que vous.

— Oh ! fit l’autre en proférant deux vers abscons de Paul Valéry, nous allons en ce cas nous entendre.

Et sautant sur Amande ahurie, il lui fit en un clin d’œil subir quelques outrages sélectionnés avec une incroyable vivacité et une évidente maîtrise, qui témoignaient en faveur de son dynamisme amoureux.

— Eh là ! clamait la jeune femme en riant comme une folle, arrêtez donc !

Alors le poète conclut, en disant :

— N’est-ce pas que la cuisinière de mes parents sait y faire ?

— Trop bien pour moi, avoue Amande.