Les Martyrs/Livre cinquième

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Garnier frères (4p. 70-86).

Livre Cinquième.

Suite du récit. La cour va passer l’été à Baïes. Naples. Maison d’Aglaé. Promenades d’Eudore, d’Augustin et de Jérôme. Leur entretien au tombeau de Scipion. Thraséas, ermite du Vésuve. Son histoire. Séparation des trois amis, Eudore retourne à Rome avec la cour. Les catacombes. Aventure de l’impératrice Prisca et de la princesse Valérie, sa fille. Eudore, banni de la cour, est envoyé en exil à l’armée de Constance. Il quitte Rome, il traverse l’Italie et les Gaules. Il arrive à Agrippina sur les bords du Rhin. Il trouve l’armée romaine prête à porter la guerre chez les Francs. Il sert comme simple soldat parmi les archers crétois qui composent, avec les Gaulois, l’avant-garde de l’armée de Constance.

« L’impression que laissa dans mon esprit ce jour fatal, à présent si vive et si profonde, fut alors promptement effacée. Mes jeunes amis m’entourèrent ; ils se moquèrent de mes terreurs et de mes remords ; ils rioient des anathèmes d’un obscur pontife sans crédit et sans pouvoir.

« La cour, qui dans ce moment se transporta de Rome à Baïes, en m’arrachant du théâtre de mes erreurs, m’enleva au souvenir de leur châtiment ; et me croyant perdu sans retour auprès des chrétiens, je ne songeai qu’à m’abandonner aux plaisirs.

« Je compterois, seigneurs, parmi les beaux jours de ma vie l’été que je passai près de Naples avec Augustin et Jérôme s’il pouvoit y avoir de beaux jours dans l’oubli de Dieu et les mensonges des passions.

« La cour étoit pompeuse et brillante : tous les princes, amis on enfants des césars, s’y trouvoient rassemblés. On y voyoit Licinius[1] et Sévère[2], compagnons d’armes de Galérius ; Daïa[3], nouvellement sorti de ses bois et neveu du même césar ; Maxence[4], fils de Maximien Auguste. Mais Constantin préféroit notre société à celle de ces princes jaloux de sa vertu, de sa valeur, de sa haute renommée, et publiquement ou secrètement ses ennemis.

« Nous fréquentions surtout à Naples le palais d’Aglaé, dame romaine dont je vous ai déjà prononcé le nom. Elle étoit de race de sénateurs et fille du proconsul Arsace. Ses richesses étoient immenses. Soixante-treize intendants gouvernoient son bien, et elle avoit donné trois fois les jeux publics à ses dépens. Sa beauté égaloît ses talents et ses grâces ; elle réunissoit autour d’elle tout ce qui conservoit encore l’élégance des manières et le goût des lettres et des arts. Heureuse si, dans la décadence de Rome, elle eût mieux aimé devenir une seconde Cornélie que de rappeler le souvenir des femmes trop célèbres chantées par Ovide, Properce et Tibulle !

« Sébastien[5] et Pacôme[6], centurions dans les gardes de Constantin ; Génès[7], acteur fameux, héritier des talents de Roscius ; Boniface[8], premier intendant du palais d’Aglaé, et peut-être trop cher à sa maîtresse, embellissoient de leur esprit et de leur gaieté les fêtes de la voluptueuse Romaine. Mais Boniface, homme abandonné aux délices, avoit trois qualités excellentes : l’hospitalité, la libéralité, la compassion. En sortant des orgies et des festins, il alloit par les places secourir les voyageurs, les étrangers et les pauvres. Aglaé elle-même, au milieu de ses désordres, portoit un grand respect aux fidèles et une foi simple aux reliques des martyrs. Génès, ennemi déclaré des chrétiens, la railloit de sa foiblesse.

« Eh bien ! disoit-elle, j’ai aussi mes superstitions. Je crois à la vertu des cendres d’un chrétien mort pour son Dieu, et je veux que Boniface m’aille chercher des reliques. »

« Illustre patronne, répondoit en riant Boniface, je prendrai de l’or et des parfums. J’irai chercher des reliques de martyrs ; je vous les apporterai : mais si mes propres reliques vous viennent sous le nom de martyr, recevez-les. »

« Nous passions une partie des nuits au milieu de cette compagnie séduisante et dangereuse ; j’habitois avec Augustin et Jérôme la ville de Constantin bâtie sur le penchant du mont Pausilippe. Chaque matin, aussitôt que l’aurore commençoit à paroître, je me rendois sous un portique qui s’étendoit le long de la mer. Le soleil se levoit devant moi sur le Vésuve : il illuminoit de ses feux les plus doux la chaîne des montagnes de Salerne, l’azur de la mer parsemée des voiles blanches des pêcheurs, les îles de Caprée, d’Œnaria et de Prochyta[9], la mer, le cap Misène et Baïes avec tous ses enchantements.

« Des fleurs et des fruits humides de rosée sont moins suaves et moins frais que le paysage de Naples sortant des ombres de la nuit. J’étois toujours surpris en arrivant au portique de me trouver au bord de la mer, car les vagues dans cet endroit faisoient à peine entendre le léger murmure d’une fontaine. En extase devant ce tableau, je m’appuyois contre une colonne, et, sans pensée, sans désir, sans projet, je restois des heures entières à respirer un air délicieux. Le charme étoit si profond qu’il me sembloit que cet air divin transformoit ma propre substance, et qu’avec un plaisir indicible je m’élevois vers le firmament comme un pur esprit. Dieu tout-puissant ! que j’étois loin d’être cette intelligence céleste dégagée des chaînes des passions ! Combien ce corps grossier m’attachoit à la poussière du monde, et que j’étois misérable d’être si sensible aux charmes de la création et de penser si peu au Créateur ! Ah ! tandis que, libre en apparence, je croyois nager dans la lumière, quelque chrétien chargé de fers et plongé pour la foi dans les cachots étoit celui qui abandonnoit véritablement la terre et montoit glorieux dans les rayons du soleil éternel !

« Hélas ! nous poursuivions nos faux plaisirs. Attendre ou chercher une beauté coupable, la voir s’avancer dans une nacelle et nous sourire du milieu des flots, voguer avec elle sur la mer dont nous semions la surface de fleurs, suivre l’enchanteresse au fond de ce bois de myrtes et dans les champs heureux où Virgile plaça l’Élysée, telle étoit l’occupation de nos jours, source intarissable de larmes et de repentir. Peut-être est-il des climats dangereux à la vertu par leur extrême volupté. Et n’est-ce point ce que voulut enseigner une fable ingénieuse en racontant que Parthénope fut bâtie sur le tombeau d’une sirène ? L’éclat velouté de la campagne, la tiède température de l’air, les contours arrondis des montagnes, les molles inflexions des fleuves et des vallées, sont à Naples autant de séductions pour les sens, que tout repose et que rien ne blesse. Le Napolitain, demi-nu, content de se sentir vivre sous les influences d’un ciel propice, refuse de travailler aussitôt qu’il a gagné l’obole qui suffit au pain du jour. Il passe la moitié de sa vie immobile aux rayons du soleil, et l’autre à se faire traîner dans un char en poussant des cris de joie ; la nuit il se jette sur les marches d’un temple, et dort sans souci de l’avenir aux pieds des statues de ses dieux.

« Pourriez-vous croire, seigneurs, que nous étions assez insensés pour envier le sort de ces hommes, et que cette vie sans prévoyance et sans lendemain nous sembloit le comble du bonheur ! C’étoit souvent l’objet de nos entretiens lorsque, pour éviter les ardeurs du midi, nous nous retirions dans la partie du palais bâtie sous la mer. Couchés sur des lits d’ivoire, nous entendions murmurer les vagues au-dessus de nos têtes. Si quelque orage nous surprenoit au fond de ces retraites, les esclaves allumoient des lampes pleines du nard le plus précieux d’Arabie. Alors entroient de jeunes Napolitaines qui portoient des roses de Pœstum dans des vases de Nola ; tandis que les flots mugissoient au dehors, elles chantoient en formant devant nous des danses tranquilles qui me rappeloient les mœurs de la Grèce : ainsi se réalisoient pour nous les fictions des poètes ; on eût cru voir les jeux des néréides dans la grotte de Neptune.

« Aussitôt que le soleil, se retirant vers le tombeau de la nourrice d’Énée, mettoit une partie du golfe de Naples à l’ombre du mont Pausilippe, les trois amis se séparoient. Jérôme, qu’entraînoit l’amour de l’étude, alloit consulter le rivage où Pline fut la victime du même amour, interroger les cendres d’Herculanum, chercher la cause des bruits menaçants de la solfatare. Augustin, un Virgile à la main, parcouroit les bords que chanta ce poëte immortel, le lac Averne, la grotte de la Sibylle, l’Achéron, le Styx, l’Elysée ; il se plaisoit surtout à relire les malheurs de Didon, au tombeau du tendre et beau génie qui raconta la touchante histoire de cette reine infortunée.

« Plein de la noble ardeur de s’instruire, le prince Constantin m’invitoit à le suivre aux monuments consacrés par les souvenirs de l’histoire. Nous faisions dans un esquif le tour du golfe de Baies : nous retrouvions les ruines de la maison de Cicéron, nous reconnoissions le lieu du naufrage d’Agrippine, la plage où elle se sauva, le palais où son fils attendoit le succès du parricide, et plus loin la demeure où cette mère tendit aux meurtriers les flancs qui avoient porté Néron. Nous visitions à Caprée les souterrains témoins de la honte de Tibère. « Ah ! qu’on est malheureux, disoit Constantin, d’être le maître de l’univers et d’être forcé, par la conscience de ses crimes, à s’exiler soi-même sur ce rocher ! »

« Des sentiments si généreux dans l’héritier de Constance, et peut-être de l’empire romain, me rendoient plus cher le prince protecteur et compagnon de ma jeunesse. Aussi ne laissois-je échapper aucune occasion de réveiller les idées ambitieuses au fond de son cœur, car l’ambition de Constantin me semble être l’espérance du monde.

« Un bain voluptueux nous attendoit après ces courses. Aglaé nous offroit au milieu de ses jardins un repas long et délicat. Le banquet du soir étoit préparé sur une terrasse au bord de la mer, parmi des orangers en fleur. La lune nous prêtoit son flambeau ; elle paroissoit sans voile au milieu des astres comme une reine au milieu de sa cour ; sa vive clarté faisoit pâlir la flamme qui brille au sommet du Vésuve ; et, peignant d’azur la fumée rougie du volcan, elle dessinoit un arc-en-ciel dans la nuit. Le beau phénomène, la face du paisible luminaire, les côtes de Surrentum[10], de Pompéia et d’Héraclée[11], se réfléchissoient dans les vagues, et l’on entendoit au loin, sur la mer, la chanson du pêcheur napolitain.

« Nous remplissions alors nos coupes d’un vin exquis trouvé dans les celliers d’Horace, et nous buvions aux trois sœurs de l’Amour, filles de la Puissance et de la Beauté. Le front couronné d’ache toujours verte et de roses qui durent si peu, nous nous excitions à jouir de la vie par la considération de sa brièveté.

« Il faudra quitter cette terre, cette maison chérie, cette maîtresse adorée. De tous les arbres plantés de nos mains, nul, hormis l’odieux cyprès, ne suivra dans la tombe son maître d’un jour. »

« Nous chantions ensuite sur la lyre nos passions criminelles :

« Loin d’ici, bandelettes sacrées, ornements de la pudeur, et vous, longues robes, qui cachez les pieds des vierges, je veux célébrer les larcins et les heureux dons de Vénus ! Qu’un autre traverse les mers, qu’il amasse les trésors de l’Hermus et du Gange, ou qu’il cherche de vains honneurs dans les périls de la guerre : pour moi, je mets toute ma renommée à vivre esclave de la beauté qui m’enchante. Que j’aime le séjour des champs, les prés émaillés, les bords des fleuves ! Qui me laissera passer ma vie sans gloire au fond des forêts ? Quel plaisir de suivre Délie dans nos campagnes, de lui porter dans mes bras l’agneau qui vient de naître ! Si pendant la nuit les vents ébranlent ma chaumière, si la pluie tombe en torrent sur mon toit… »

« Mais pourquoi, seigneurs, continuerois-je à vous peindre le désordre de trois insensés ? Ah ! parlons plutôt des dégoûts attachés à ces choses si vides de bonheur ! Ne croyez pas que nous fussions heureux au milieu de ces voluptés trompeuses. Une inquiétude indéfinissable nous tourmentoit. Notre bonheur eût été d’être aimés aussi bien que d’aimer, car on veut trouver la vie dans ce qu’on aime.

Mais, au lieu de vérité et de paix dans nos tendresses, nous ne rencontrions qu’imposture, larmes, jalousie, indifférence. Tour à tour infidèles ou trahis, la femme que nous devions bientôt aimer devoit être celle que nous aimerions toujours. Il manquoit à l’autre certaine grâce du corps ou de l’âme, qui avoit empêché notre attachement d’être durable. Et quand nous avions trouvé l’idéal objet de nos songes, notre cœur se lassoit de nouveau, nos yeux s’ouvroient sur des défauts inattendus, et bientôt nous étions réduits à regretter notre première victime. Tant de sentiments incomplets ne nous laissoient que des images confuses, qui troubloient nos plaisirs du moment, en ramenant au milieu de nos jouissances une foule de souvenirs qui les combattoient. C’est ainsi qu’au milieu de nos félicités nous n’étions que misère, parce que nous avions abandonné ces pensées vertueuses qui sont la vraie nourriture de l’homme, et cette beauté céleste qui peut seule combler l’immensité de nos désirs.

« La bonté de la Providence fit tout à coup briller un éclair de la grâce au milieu des ténèbres de nos âmes : le ciel permit que la première pensée de religion nous vînt de l’excès même de nos plaisirs, tant les voies de Dieu sont inexplicables !

« Un jour, errant aux environs de Baïes, nous nous trouvâmes auprès de Literne[12]. Le tombeau de Scipion l’Africain frappa tout à coup nos regards : nous approchâmes avec respect. Le monument s’élève au bord de la mer. Une tempête a renversé la statue qui le couronnoit. On lit encore cette inscription sur la table du sarcophage :

« INGRATE PATRIE, TU N’AURAS PAS MES OS. »

« Nos yeux s’humectèrent de larmes au souvenir de la vertu et de l’exil du vainqueur d’Annibal. La grossièreté même du sépulcre, si frappante auprès des superbes mausolées de tant d’hommes inconnus qui couvrent l’Italie, servoit à redoubler notre attendrissement. Nous n’osâmes pas nous reposer sur le tombeau même, mais nous nous assîmes à sa base, gardant un religieux silence, comme si nous eussions été au pied de l’autel. Après quelques moments de méditation, Jérôme éleva la voix et nous dit :

« Amis, les cendres du plus grand des Romains me font vivement sentir notre petitesse et l’inutilité d’une vie dont je commence à être accablé. Je sens qu’il me manque quelque chose. Depuis longtemps je ne sais quel instinct voyageur me poursuit : vingt fois le jour, je suis prêt à vous dire adieu, à porter mes pas errants sur la terre. Le principe de cette inquiétude ne seroit-il point dans le vide de nos désirs ? La vie entière de Scipion nous accuse. Ne versez-vous pas des pleurs d’admiration, ne sentez-vous pas qu’il est un bonheur différent de celui que nous cherchons, quand vous voyez l’Africain rendre une épouse à son époux, quand Cicéron vous peint ce grand homme parmi les esprits célestes, montrant à l’Émilien, dans un songe, qu’il existe une autre vie où la vertu est couronnée ? »

« Jérôme, répondit Augustin, vous avez fait ma propre histoire : comme vous, je suis tourmenté d’un mal dont j’ignore la cause ; je n’ai pas toutefois, comme vous, le besoin de m’agiter : je ne soupire au contraire qu’après le repos, et je voudrois, à l’exemple de Scipion, placer mes jours dans la suprême région de la tranquillité. Une langueur secrète me consume ; je ne sais de quel côté chercher le bonheur ; plus je considère la vie, moins je m’y attache. Ah ! s’il étoit quelque vérité cachée, s’il existoit quelque pan une fontaine d’amour inépuisable, intarissable, sans cesse renouvelée, où l’on pût se plonger tout entier ; Scipion, si ton songe n’étoit pas une erreur divine… »

« Avec quel transport, s’écria impétueusement Jérôme, je m’élancerois vers cette source ! Rivage du Jourdain, grotte de Bethléem, vous me verriez bientôt au nombre de vos anachorètes ! Ô montagnes de la Judée ! l’avenir ne pourroit plus séparer l’idée de vos déserts et de ma pénitence ! »

« Jérôme prononça ces mots avec une véhémence qui nous surprit. Sa poitrine se soulevoit ; il étoit comme un cerf altéré qui désire l’eau des fontaines.

« Votre confession, ô mes amis ! dis-je alors, a cela d’étrange qu’elle est aussi la mienne. Mais je réunis en moi seul les deux plaies qui vous tourmentent : l’instinct voyageur et la soif du repos. Quelquefois ce mal bizarre me fait tourner les yeux avec regret vers la religion de mon enfance. »

« Ma mère, qui est chrétienne, reprit Augustin, m’a souvent entretenu de la beauté de son culte, où je trouverois, disoit-elle, le bonheur de ma vie. Hélas ! cette tendre mère habite de l’autre côté de ces flots ; peut-être qu’en ce moment elle les contemple du rivage opposé en songeant à son fils ! »

« Augustin avoit à peine achevé de prononcer ces mots, qu’un homme vêtu de la robe des philosophes d’Épictète sortit du tombeau de Scipion. Il paroissoit être dans l’âge mûr, mais plus près de la jeunesse que de la vieillesse. Un air de gaieté angélique étoit répandu sur son visage ; on eût dit que ses lèvres ne pouvoient s’ouvrir que pour prononcer les choses les plus aimables.

« Jeunes seigneurs, dit-il en se hâtant de nous tirer de notre surprise, me le pardonnerez-vous ? J’étois assis dans ce monument lorsque vous êtes arrivés, et j’ai entendu malgré moi vos discours. Puisque je sais maintenant votre histoire, je veux vous raconter la mienne ; elle pourra vous être utile, peut-être y trouverez-vous un remède aux maux dont vous vous plaignez. »

« Sans attendre notre réponse, l’étranger, avec une noble familiarité, prit place au milieu de nous et parla de la sorte :

« Je suis le solitaire chrétien du Vésuve, dont vous pouvez avoir entendu parler, puisque je suis l’unique habitant du sommet de cette montagne. Je viens quelquefois visiter le tombeau de l’Africain ; en voici la raison : lorsque ce grand homme, retiré à Literne, se consoloit par la vertu de l’injustice de sa patrie, des pirates descendirent sur ce rivage ; ils attaquèrent la maison de l’illustre exilé, sans savoir quel en étoit le possesseur. Déjà ils avoient escaladé les murs, quand des esclaves accourus au bruit se mirent en devoir de défendre leur maître. « Comment ! s’écrient-ils, vous osez violer la maison de Scipion ! » À ce nom, les pirates, saisis de respect, jetèrent leurs armes, et, demandant pour toute grâce qu’il leur fût permis de contempler le vainqueur d’Annibal, ils se retirèrent pleins d’admiration après l’avoir vu.

« Thraséas, mon aïeul, d’une noble famille de Sicyone, se trouvoit avec ces pirates. Enlevé par eux dans son enfance, il avoit été contraint de servir sur leurs vaisseaux. Il se cacha dans la maison de Scipion, et quand les pirates se furent éloignés, il se jeta aux pieds de son hôte, et lui conta son aventure. L’Africain, touché de son sort, le renvoya dans sa patrie ; mais les parents de Thraséas étoient morts pendant sa captivité, et leur fortune avoit été dissipée. Mon aïeul revint trouver son libérateur, qui lui donna une petite terre auprès de sa maison de campagne et le maria à la fille d’un pauvre chevalier romain. Je suis descendu de cette famille : vous voyez que j’ai une raison légitime d’honorer le tombeau de Scipion.

« Ma jeunesse fut orageuse. J’essayai de tout, et je me dégoûtai de tout. J’étois éloquent, je fus célèbre, et je me dis : Qu’est-ce que cette gloire des lettres, disputée pendant la vie, incertaine après la mort, et que l’on partage souvent avec la médiocrité et le vice ? Je fus ambitieux, j’occupai un poste éminent, et je me dis : Cela valoit-il la peine de quitter une vie paisible, et ce que je trouve remplace-t-il ce que je perds ? Il en fut ainsi du reste. Rassasié des plaisirs de mon âge, je ne voyois rien de mieux dans l’avenir, et mon imagination ardente me privoit encore du peu que je possédois. Jeunes seigneurs, c’est un grand mal pour l’homme d’arriver trop tôt au bout de ses désirs et de parcourir dans quelques années les illusions d’une longue vie.

« Un jour, plein des plus sombres pensées, je traversois un quartier de Rome peu fréquenté des grands, mais habité par un peuple pauvre et nombreux. Un édifice d’un caractère grave et d’une construction singulière frappa mes regards. Sous le portique, plusieurs hommes debout et immobiles paroissoient plongés dans la méditation.

« Tandis que je cherchois à deviner quel pouvoit être ce monument, je vis passer à mes côtés un homme originaire de la Grèce, comme moi naturalisé Romain. C’étoit un descendant de Persée, dernier roi de Macédoine. Ses aïeux, après avoir été traînés au char de Paul-Émile, devinrent simples greffiers à Rome. On m’avoit jadis fait remarquer au coin de la rue Sacrée, sous un chétif abri, cette grande dérision de la fortune : j’avois causé quelquefois avec Perséus. Je l’arrêtai donc pour lui demander à quel usage étoit destiné le monument que je considérois. — C’est, me répondit-il, le lieu où je viens oublier le trône d’Alexandre : je suis chrétien. Perséus franchit les marches du portique, passa au milieu des catéchumènes, et pénétra dans l’enceinte du temple. Je l’y suivis plein d’émotion.

« Les mêmes disproportions qui régnoient au dehors de l’édifice se faisoient remarquer au dedans ; mais ces défauts étoient rachetés par le style hardi des voûtes et l’effet religieux de leurs ombres. Au lieu du sang des victimes et des orgies qui souillent l’autel des faux dieux, la pureté et le recueillement sembloient veiller au tabernacle des chrétiens. À peine le silence de l’assemblée étoit-il interrompu par la voix innocente de quelques enfants que des mères portoient dans leurs bras.

« La nuit approchoit ; la lumière des lampes luttoit avec celle du crépuscule, répandue dans la nef et le sanctuaire. Des chrétiens prioient de toutes parts à des autels retirés ; on respiroit encore l’encens des cérémonies qui venoient de finir et l’odeur de la cire parfumée des flambeaux que l’on venoit d’éteindre.

« Un prêtre, portant un livre et une lampe, sortit d’un lieu secret, et monta dans une chaire élevée. On entendit le bruit de l’assemblée qui se mettoit à genoux. Le prêtre lut d’abord quelques oraisons sacrées, puis il récita une prière à laquelle les chrétiens réondoient à demi-voix de toutes les parties de l’édifice. Ces réponses uniformes, revenant à des intervalles égaux, avoient quelque chose de touchant, surtout lorsqu’on faisoit attention aux paroles du pasteur et à la condition du troupeau.

« Consolation des affligés, disoit le prêtre, ressource des infirmes… »

« Et tous les chrétiens persécutés, achevant le sens suspendu, ajoutoient :

« Priez pour nous ! Priez pour nous ! »

« Dans cette longue énumération des infirmités humaines, chacun, reconnoissant sa tribulation particulière, appliquoit à ses propres besoins quelques-uns de ces cris vers le ciel. Mon tour ne tarda pas à venir. J’entendis le lévite prononcer distinctement ces paroles :

« Providence de Dieu, repos du cœur, calme dans la tempête… »

« Il s’arrêta : mes yeux se remplirent de larmes ; il me sembla que les regards se fixoient sur moi et que la foule charitable s’écrioit :

« Priez pour lui ! Priez pour lui ! »

« Le prêtre descendit de la chaire, et l’assemblée se retira. Touché jusques au fond du cœur, j’allai trouver Marcellin, pontife suprême de cette religion qui console de tout ; je lui racontai les peines de ma vie ; il m’instruisit des vérités de son culte : je me suis fait chrétien, et depuis ce moment mes chagrins se sont évanouis. »

« L’histoire de l’anachorète et l’aimable ingénuité de ce philosophe chrétien nous charmèrent. Nous lui fîmes plusieurs questions auxquelles il répondit avec une parfaite sincérité. Nous ne nous lassions point de l’entendre. Sa voix avoit une harmonie, qui remuoit doucement les entrailles. Une éloquence fleurie, et pourtant d’un goût simple, découloit naturellement de ses lèvres ; il donnoit aux moindres choses un tour antique qui nous ravissoit ; il se répétoit comme les anciens, mais cette répétition, qui eût été un défaut chez un autre, devenoit, je ne sais comment, la grâce même de ses discours. Vous l’eussiez pris pour un de ces législateurs de la Grèce qui donnoient jadis des lois aux hommes en chantant sur une lyre d’or la beauté de la vertu et la toute-puissance des dieux.

« Son départ mit un terme à cet entretien dans lequel trois jeunes hommes sans religion avoient conclu que la religion étoit le seul remède à leurs maux. Ce fut sans doute la tombe de l’Africain qui nous inspira cette pensée : les cendres d’un grand homme persécuté élèvent les sentiments vers le ciel. Nous quittâmes à regret le village de Literne ; nous nous embrassâmes : un secret pressentiment attristoit nos cœurs ; nous avions l’air de nous dire un dernier adieu. De retour à Naples, nos plaisirs ne nous offrirent plus le même attrait. Sébastien et Pacôme alloient partir pour l’armée ; Génès et Boniface sembloient avoir perdu leur gaieté ; Aglaé paroissoit mélancolique et comme troublée de remords. La cour quitta Baïes : Jérôme et Augustin retournèrent à Rome, et je suivis Constantin à son palais de Tibur. Ce fut là que je reçus une lettre d’Augustin. Il me marquoit que, vaincu par les larmes de sa mère, il l’alloit rejoindre à Carthage ; que Jérôme se préparoit à visiter les Gaules, la Pannonie et les déserts habites par les solitaires chrétiens.

« Je ne sais, ajoutoit Augustin en finissant sa lettre, si nous nous reverrons jamais. Hélas ! mon ami, telle est la vie : elle est pleine de courtes joies et de longues douleurs, de liaisons commencées et rompues ! Par une étrange fatalité, ces liaisons ne sont jamais faites à l’heure où elles pourroient devenir durables : on rencontre l’ami avec qui l’on voudroit passer ses jours au moment où le sort va le fixer loin de nous ; on découvre le cœur que l’on cherchoit la veille du jour où ce cœur va cesser de battre. Mille choses, mille accidents séparent les hommes qui s’aiment pendant la vie ; puis vient cette séparation de la mort, qui renverse tous nos projets. Vous souvenez-vous de ce que nous disions un jour en regardant le golfe de Naples ? Nous comparions la vie à un port de mer où l’on voit aborder et d’où l’on voit sortir des hommes de tous les langages et de tous les pays. Le rivage retentit des cris de ceux qui arrivent et de ceux qui partent : les uns versent des larmes de joie en recevant des amis ; les autres, en se quittant, se disent un éternel adieu ; car une fois sorti du port de la vie, on n’y rentre plus. Supportons donc sans trop nous plaindre, mon cher Eudore, une séparation que les années auroient nécessairement produite, et à laquelle l’absence ne nous eût pas préparés. »

Comme Eudore alloit continuer son récit, les serviteurs de Lasthénès revinrent avec le repas du matin : ils déposèrent sur le gazon du blé nouveau, légèrement grillé dans l’épi, des glands de phagus et des laitages qui portoient encore l’empreinte des corbeilles. Les cœurs étoient diversement agités : Cyrille admiroit, mais sans en rien montrer au dehors, le jeune homme qui, comme le roi-prophète, crioit du fond de l’abîme :

« Seigneur, ayez pitié de moi, selon les grandeurs de votre miséricorde. »

Démodocus n’avoit presque rien compris au récit d’Eudore : il ne trouvoit là ni Polyphème, ni Circé, ni enchantements, ni naufrages : et dans cette harmonie nouvelle il avoit à peine reconnu quelques sons de la lyre d’Homère. Cymodocée, au contraire, avoit merveilleusement entendu le fils de Lasthénès, mais elle ne savoit pourquoi elle se sentoit si triste en pensant qu’Eudore avoit beaucoup aimé et qu’il se repentoit d’avoir aimé. Penchée sur le sein de son père, elle lui disoit tout bas :

« Mon père, je pleure comme si j’étois chrétienne ! »

Le repas fini, Démodocus prit la parole :

« Fils de Lasthénès, ton récit m’enchante, bien que je n’en comprenne pas toute la sagesse. Il me semble que le langage des chrétiens est une espèce de poésie de la raison, dont Minerve ne m’a donné aucune intelligence. Achève de raconter ton histoire : si quelqu’un verse ici des larmes en l’écoutant, cela ne doit pas t’arrêter, car on a déjà vu de pareils exemples. Lorsqu’un fils d’Apollon chantoit les malheurs de Troie à la table d’Alcinoüs, il y avoit un étranger qui enveloppoit sa tête dans son manteau et qui pleuroit. Laissons donc s’attendrir ma Cymodocée : Jupiter a confié à la pitié le cœur de la jeunesse. Nous autres vieillards, accablés du fardeau de Saturne, si nous avons pour nous la paix et la justice, nous sommes privés de cette compassion et de ces sentiments délicats, ornement des beaux jours de la vie. Les dieux ont fait la vieillesse semblable à ces sceptres héréditaires qui, passant du père au fils chez une antique race, paroissent tout chargés de la majesté des siècles, mais qui ne se couvrent plus de fleurs depuis qu’ils se sont desséchés loin du tronc maternel. »

Eudore reprit ainsi son discours :

« Privé de mes amis, Rome ne m’offrit plus qu’une vaste solitude. L’inquiétude régnoit à la cour : Maximien avoit été obligé de se transporter de Milan en Pannonie, menacée d’une invasion des Carpiens et des Goths ; les Francs s’étoient emparés de la Batavie, défendue par Constance ; en Afrique, les Quinquégentiens, peuple nouveau, venoient tout à coup de paraître en armes ; on disoit que Dioclétien lui-même passeroit en Égypte, où la révolte du tyran Achillée demandoit sa présence ; enfin, Galérius se disposoit à partir pour aller combattre Narsès. Cette guerre des Parthes effrayoit surtout le vieil empereur, qui se souvenoit du sort de Valérien. Galérius, se prévalant du besoin que l’empire avoit de son bras, et toujours livré aux inspirations d’Hiéroclès, cherchoit à s’emparer entièrement de l’esprit de Dioclétien ; il ne craignoit plus de laisser éclater sa jalousie contre Constance, dont le mérite et la belle naissance l’importunoient. Constantin se trouvoit naturellement enveloppé dans cette jalousie ; et moi, comme l’ami de ce jeune prince, comme le plus foible et comme l’objet particulier de l’inimitié d’Hiéroclès, je portois tout le poids de la haine de Galérius.

« Un jour, tandis que Constantin assistoit aux délibérations du sénat, j’étois allé visiter la fontaine Égérie. La nuit me surprit : pour regagner la voix Appienne, je me dirigeai sur le tombeau de Cécilia Métella, chef-d’œuvre de grandeur et d’élégance. En traversant des champs abandonnés, j’aperçus plusieurs personnes qui se glissoient dans l’ombre, et qui toutes, s’arrêtant au même endroit, disparoissoient subitement. Poussé par la curiosité, je m’avance, et j’entre hardiment dans la caverne où s’étoient plongés les mystérieux fantômes : je vis s’allonger devant moi des galeries souterraines, qu’à peine éclairoient, de loin à loin, quelques lampes suspendues. Les murs des corridors funèbres étoient bordés d’un triple rang de cercueils placés les uns au-dessus des autres. La lumière lugubre des lampes, rampant sur les parois des voûtes et se mouvant avec lenteur le long des sépulcres, répandoit une mobilité effrayante sur ces objets éternellement immobiles. En vain, prêtant une oreille attentive, je cherche à saisir quelques sons pour me diriger à travers un abîme de silence, je n’entends que le battement de mon cœur dans le repos absolu de ces lieux. Je voulus retourner en arrière, mais il n’étoit plus temps : je pris une fausse route, et au lieu de sortir du dédale, je m’y enfonçai. De nouvelles avenues, qui s’ouvrent et se croisent de toutes parts, augmentent à chaque instant mes perplexités. Plus je m’efforce de trouver un chemin, plus je m’égare ; tantôt je m’avance avec lenteur, tantôt je passe avec vitesse : alors, par un effet des échos, qui répétoient le bruit de mes pas, je crois entendre marcher précipitamment derrière moi.

« Il y avoit déjà longtemps que j’errois ainsi ; mes forces commençoient à s’épuiser : je m’assis à un carrefour solitaire de la cité des morts. Je regardois avec inquiétude la lumière des lampes presque consumées qui menaçoient de s’éteindre. Tout à coup une harmonie semblable au chœur lointain des esprits célestes sort du fond de ces demeures sépulcrales : ces divins accents expiraient et renaissoient tour à tour ; ils sembloient s’adoucir encore en s’égarant dans les routes tortueuses du souterrain. Je me lève, et je m’avance vers les lieux d’où s’échappent ces magiques concerts : je découvre une salle illuminée. Sur un tombeau paré de fleurs, Marcellin célébrait le mystère des chrétiens ; des jeunes filles, couvertes de voiles blancs, chantoient au pied de l’autel ; une nombreuse assemblée assistoit au sacrifice. Je reconnois les catacombes[13] ! Un mélange de honte, de repentir, de ravissement, s’empare de mon âme. Nouvelle surprise ! Je crois voir l’impératrice et sa fille, entre Dorothée et Sébastien, à genoux au milieu de la foule. Jamais spectacle plus miraculeux n’a frappé l’œil d’un mortel ; jamais Dieu ne fut plus dignement adoré et ne manifesta plus ouvertement sa grandeur. Ô puissance d’une religion qui contraint l’épouse d’un empereur romain de quitter furtivement la couche impériale comme une femme adultère, pour courir au rendez-vous des infortunés, pour venir chercher Jésus-Christ à l’autel d’un obscur martyr, parmi des tombeaux et des hommes proscrits ou méprisés ! Tandis que je m’abandonne à ces réflexions, un diacre se penche à l’oreille du pontife, dit quelques mots, fait un signe : soudain les chants cessent, les lampes s’éteignent, la brillante vision disparoît. Emporté par les flots du peuple saint, je me trouve à l’entrée des catacombes.

« Cette aventure fit prendre un cours nouveau à ma destinée. Sans avoir rien à me reprocher, je fus accusé de toutes parts : ainsi nos fautes ne sont pas toujours immédiatement punies, mais, afin de nous rendre le châtiment plus sensible, Dieu nous fait échouer dans quelque entreprise raisonnable ou nous livre à l’injustice des hommes.

« J’ignorois que l’impératrice Prisca et sa fille Valérie étoient chrétiennes : les fidèles m’avoient caché cette importante victoire, à cause de mon impiété. Les deux princesses, craignant la fureur de Galérius, n’osoient paroître à l’église : elles venoient prier la nuit aux catacombes, accompagnées du vertueux Dorothée. Le hasard me conduisit au sanctuaire des morts : les prêtres qui m’y découvrirent crurent qu’un sacrilège exclu des lieux saints n’y pouvoit être descendu que dans la vue de pénétrer un secret qu’il importoit à l’Église de cacher. Ils éteignirent les lampes, afin de me dérober la vue de l’impératrice, que j’avois eu toutefois le temps de reconnoître.

« Galérius faisoit surveiller l’impératrice, dont on soupçonnoit le penchant à la nouvelle religion. Des émissaires envoyés par Hiéroclès avoient suivi les princesses jusqu’aux catacombes, d’où ils me virent sortir avec elles. Le sophiste n’eut pas plus tôt entendu le rapport des espions, qu’il courut en instruire Galérius : Galérius vole chez Dioclétien.

« Eh bien ! s’écria-t-il, vous n’avez jamais voulu croire ce qui se passe sous vos yeux : l’impératrice et votre fille Valérie sont chrétiennes ! Cette nuit même elles se sont rendues à la caverne que la secte impie souille de ses exécrables mystères. Et savez-vous quel est le guide de ces princesses ? C’est ce Grec sorti d’une race rebelle au peuple romain, ce traître qui, pour mieux masquer ses projets, feint d’avoir abandonné la religion des séditieux, qu’il sert en secret, ce perfide qui ne cesse d’empoisonner l’esprit du prince Constantin. Reconnoissez un vaste complot dirigé contre vous par les chrétiens, et dans lequel on cherche à faire entrer votre famille même. Ordonnez que l’on saisisse Eudore, et que la force des tourments lui arrache l’aveu de ses crimes et le nom de ses complices,

« Il le faut avouer, les apparences me condamnoient. En horreur à tous les partis, je passois parmi les chrétiens pour un apostat et pour un traître. Hiéroclès, qui les voyoit dans cette erreur, disoit hautement que j’avais dénoncé l’impératrice. Les païens, de l’autre côté, me regardoient comme l’apôtre de ma religion et le corrupteur de la famille impériale. Quand je passois dans les salles du palais, je voyois les courtisans sourire d’un air de mépris ; les plus vils étoient les plus sévères : le peuple même me poursuivoit dans les rues avec des insultes ou des menaces. Enfin, ma position devint si pénible, que, sans l’amitié de Constantin, je crois que j’aurois attenté à ma vie. Mais ce généreux prince ne m’abandonna point dans mon malheur : il se déclara hautement mon ami ; il affecta de se montrer avec moi en public ; il me défendit courageusement contre César devant Auguste, et publia partout que j’étois victime de la jalousie d’un sophiste attaché à Galérius.

« Rome et la cour n’étoient occupées que de cette affaire, qui, compromettant les chrétiens et le nom de l’impératrice, sembloit de la plus haute importance. On attendoit avec anxiété la décision de l’empereur, mais il n’étoit pas dans le caractère de Dioclétien de prendre une résolution violente. Le vieil empereur eut recours à un moyen qui peint admirablement son génie politique. Il déclara tout à coup que les bruits répandus dans Rome n’étoient qu’un mensonge ; que les princesses n’étoient pas sorties du palais la nuit même où on prétendoit les avoir vues aux catacombes ; que Prisca et Valérie, loin d’être chrétiennes, venoient de sacrifier aux dieux de l’empire, qu’enfin il puniroit sévèrement les auteurs de ces faux rapports, et qu’il défendoit de parler plus longtemps d’une histoire aussi ridicule que scandaleuse.

« Mais, comme il falloit bien qu’un seul fût sacrifié pour tous, selon l’usage des cours, je reçus ordre de quitter Rome et de me rendre à l’armée de Constance, campée sur les bords du Rhin.

« Je me préparai à passer dans les Gaules, content d’embrasser le parti des armes et d’abandonner une vie incompatible avec mon caractère. Cependant, telle est la force de l’habitude, et peut-être le charme attaché à des lieux célèbres, que je ne pus quitter Rome sans quelques regrets. Je partis au milieu de la nuit, après avoir reçu les derniers embrassements de Constantin. Je traversai des rues désertes, je passai au pied de la maison abandonnée que j’avois naguère habitée avec Augustin et Jérôme. Sur le Forum tout étoit silencieux et solitaire : les nombreux monuments qui le couvrent, les Rostres, le temple de la Paix, ceux de Jupiter Stator et de la Fortune, les arcs de Titus et de Sévère se dessinoient à demi dans les ombres, comme les ruines d’une ville puissante dont le peuple auroit depuis longtemps disparu. Quand je fus à quelque distance de Rome, je tournai la tête : j’aperçus, à la clarté des étoiles, le Tibre qui s’enfonçoit parmi les monuments confus de la cité, et j’entrevis le faîte du Capitole qui sembloit s’incliner sous le poids des dépouilles du monde.

« La voie Cassia, qui me conduisoit vers l’Étrurie, perd bientôt le peu de monuments dont elle est ornée, et, passant entre une antique forêt et le lac de Volsinium, elle pénètre dans des montagnes noires, couvertes de nuages et toujours infestées de brigands. Un mont de qui le sommet est planté de roches aiguës, un torrent qui se replie vingt-deux fois sur lui-même et déchire son lit en s’écoulant, forment de ce côté la barrière de l’Étrurie. À la grandeur de la campagne romaine succèdent ensuite des vallons étroits et des monticules tapissés de bruyères, dont la pâle verdure se confond avec celle des oliviers. J’abandonnai les Apennins pour descendre dans la Gaule Cisalpine. Le ciel devint d’un bleu plus pur, et je cherchai vainement sur les montagnes cette espèce de pluie de lumière qui enveloppe les monts de la Grèce et de la haute Italie. J’aperçus de loin la cime blanchie des Alpes ; je gravis bientôt leurs vastes flancs. Tout ce qui vient de la nature dans ces montagnes me parut grand et indestructible : tout ce qui appartient à l’homme me sembla fragile et misérable : d’une part, des arbres centenaires, des cascades qui tombent depuis des siècles, des rochers vainqueurs du temps et d’Annibal ; de l’autre, des ponts de bois, des parcs de brebis, des huttes de terre. Seroit-ce qu’à la vue des masses éternelles qui l’environnent, le chevrier des Alpes, vivement frappé de la brièveté de sa vie, ne s’est pas donné la peine d’élever des monuments plus durables que lui ?

« Je sortis des Alpes à travers une espèce de portique creusé sous un énorme rocher. Je franchis cette partie de la Viennoise habitée par les Voconces[14] et je descendis à la colonie de Lucius[15]. Avec quel respect ne verrois-je point aujourd’hui le siège de Pothin et d’Irénée et les eaux du Rhône teintes du sang des martyrs ! Je remontai l’Arar[16], rivière bordée de coteaux charmants ; sa fuite est si lente, que l’on ne sauroit dire de quel côté coulent ses flots. Elle tient son nom d’un jeune Gaulois qui s’y précipita de désespoir après avoir perdu son frère. De là je passai chez les Treveri[17], dont la cité est la plus belle et la plus grande des trois Gaules, et, m’abandonnant au cours de la Moselle et du Rhin, j’arrivai bientôt à Agrippina[18].

« Constance me reçut avec bonté :

« Eudore, me dit-il, dès demain les légions se mettent en marche ; nous allons chercher les Francs. Vous servirez d’abord comme simple archer parmi les Crétois ; ils campent à l’avant-garde de « l’autre côté du Rhin. Allez les rejoindre ; distinguez-vous par votre conduite et par votre courage ; si vous vous montrez digne de l’amitié de mon fils, je ne tarderai pas à vous élever aux premières charges de l’armée. »

« C’est ici, seigneurs, qu’il faut remarquer la seconde de ces révolutions soudaines qui ont continuellement changé la face de mes jours. Des paisibles vallons de l’Arcadie j’avois été transporté à la cour orageuse d’un empereur romain ; et maintenant, du sein de la mollesse et de la société civilisée, je passois à une vie dure et périlleuse, au milieu d’un peuple barbare. »


fin du livre cinquième.

  1. Devenu auguste à la mort de Sévère.
  2. César à l’abdication de Dioclétien, et auguste à la mort de Constance.
  3. César à l’abdication de Dioclétien.
  4. Le tyran qui prit la pourpre et que Constantin vainquit aux portes de Rome.
  5. Le martyr militaire, surnommé le Défenseur de l’Église romaine.
  6. Le solitaire de la Thébaïde, qui porta les armes sous Constantin.
  7. Le martyr.
  8. Idem.
  9. Ischia et Procida.
  10. Sorrente.
  11. Ou Herculanum.
  12. Patria.
  13. Les catacombes de Saint-Sébastien.
  14. Le Dauphiné.
  15. Lyon.
  16. La Saône.
  17. Le pays de Trèves.
  18. Cologne.