Les Martyrs/Livre quatrième

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Garnier frères (4p. 53-69).

Livre Quatrième.

Cyrille, la famille chrétienne. Démodocus et Cymodocée se rassemblent dans une île au confluent du Ladon et de l’Alphée, pour entendre le fils de Lasthénès raconter ses aventures. Commencement du récit d’Eudore. Origine de la famille de Lasthénès. Elle s’oppose aux Romains lors de l’invasion de la Grèce. L’aîné de la famille de Lasthénès est obligé de se rendre en otage à Rome. La famille de Lasthénès embrasse le christianisme. Enfance d’Eudore. Il part à seize ans pour remplacer son père à Rome. Tempête. Description de l’Archipel. Arrivée d’Eudore en Italie. Description de Rome. Eudore contracte une étroite amitié avec Jérôme, Augustin et le prince Constantin, fils de Constance. Caractères de Jérôme, d’Augustin et de Constantin. Eudore est introduit à la cour. Dioclétien. Galérius. Cour de Dioclétien. Le sophiste Hiéroclès, proconsul d’Achaïe et favori de Galérius. Inimitié d’Eudore et d’Hiéroclès. Eudore tombe dans tous les désordres de la jeunesse et oublie sa religion. Marcellin, évêque de Rome. Il menace Eudore de l’excommunier s’il ne rentre dans le sein de l’Église. Excommunication lancée contre Eudore. Amphithéâtre de Titus. Pressentiment.

Eudore et Cymodocée, cachés dans un obscur vallon, au fond des bois de l’Arcadie, ignoroient qu’en ce moment les saints et les anges avoient les regards attachés sur eux et que le Tout-Puissant lui-même s’occupoit de leur destinée : ainsi les pasteurs de Chanaan étoient visites par le Dieu de Nachor, au milieu des troupeaux qui paissaient à l’occident de Bethel.

Aussitôt que le gazouillement des hirondelles eut annoncé à Lasthénès le lever du jour, il se hâte de quitter sa couche ; il s’enveloppe dans un manteau filé par sa diligente épouse et doublé d’une laine amie des vieillards. Il sort précédé de deux chiens de Laconie, sa garde fidèle, et s’avance vers le lieu où devoit reposer l’évêque de Lacédémone ; mais il aperçoit le saint prélat au milieu de la campagne offrant sa prière à l’Éternel. Les chiens de Lasthénès courent vers Cyrille, et, baissant la tête d’un air caressant, ils sembloient lui porter l’obéissance et le respect de leur maître. Les deux vénérables chrétiens se saluèrent avec gravité, et se promenèrent ensuite sur le penchant des monts, en s’entretenant de la sagesse antique : tel l’Arcadien Évandre conduisit Anchise aux bois de Phénée, lorsque Priam, alors heureux, vint chercher sa sœur Hésione à Salamine ; ou tel le même Évandre, exilé au bord du Tibre, reçut l’illustre fils de son ancien hôte, quand la fortune eut rassasié de malheurs le monarque d’Ilion.

Démodocus ne tarda pas à paroître ; il étoit suivi de Cymodocée, plus belle que la lumière naissante sur les coteaux de l’orient.

Dans le flanc de la montagne qui dominoit la demeure de Lasthénès s’ouvroit une grotte, retraite accoutumée des passereaux et des colombes : c’étoit là qu’à l’imitation des solitaires de la Thébaïde, Eudore se renfermoit pour verser les larmes de la pénitence. On voyoit suspendu au mur de cette grotte un crucifix, et au pied de ce crucifix des armes, une couronne de chêne obtenue dans les combats et des décorations triomphales. Eudore commençoit à sentir renaître au fond de son cœur un trouble qu’il n’avoit que trop connu. Effrayé de son nouveau péril, toute la nuit il avoit poussé des cris vers le ciel. Quand l’aurore eut dissipé les ténèbres, il lava la trace de ses pleurs dans une source pure, et, se préparant à quitter sa grotte, il chercha par la simplicité de ses vêtements à diminuer l’éclat de sa beauté : il attache à ses pieds des brodequins gaulois formés de la peau d’une chèvre sauvage ; il cache son cilice sous la tunique d’un chasseur ; il jette sur ses épaules et ramène sur sa poitrine la dépouille d’une biche blanche : un pâtre cruel avoit renversé d’un coup de fronde cette reine des bois, lorsqu’elle buvoit, avec son faon, au bord de l’Achéloüs. Eudore prend dans sa main gauche deux javelots de frêne ; il suspend à sa main droite une de ces couronnes de grains de corail dont les vierges martyres ornoient leurs cheveux en allant à la mort : couronnes innocentes, vous serviez ensuite à compter le nombre des prières que les cœurs simples répétoient au Seigneur ! Armé contre les bêtes des forêts et contre les attaques des esprits de ténèbres, Eudore descend du haut des rochers, comme un soldat chrétien de la légion thébaine qui rentre au camp après les veilles de la nuit. Il franchit les eaux d’un torrent, et vient se joindre à la petite troupe qui l’attendoit au bas du verger. Il porte à ses lèvres le bord du manteau de Cyrille ; il reçoit la bénédiction paternelle, et s’incline, en baissant les yeux, devant Démodocus et Cymodocée. Toutes les roses du matin se répandirent sur le front de la fille d’Homère. Bientôt Séphora et ses trois filles sortirent modestement du gynécée. Alors l’évêque de Lacédémone, s’adressant au fils de Lasthénès :

« Eudore, dit-il, vous êtes l’objet de la curiosité de la Grèce chrétienne. Qui n’a point entendu parler de vos malheurs et de votre repentir ? Je suis persuadé que vos hôtes de Messénie n’écouteront point eux-mêmes sans intérêt le récit de vos aventures. »

« Sage vieillard, dont l’habit annonce un pasteur des hommes, s’écria Démodocus, tu ne prononces pas une parole qu’elle ne soit dictée par Minerve. Il est vrai, comme mon aïeul le divin Homère, je passerois volontiers cinq et même six années à faire ou à écouter des récits. Y a-t-il rien de plus agréable que les paroles d’un homme qui a beaucoup voyagé, et qui, assis à la table de son hôte, tandis que la pluie et les vents murmurent au dehors, raconte, à l’abri de tout danger, les traverses de sa vie ! J’aime à sentir mes yeux mouillés de pleurs, en vidant la coupe d’Hercule : les libations mêlées de larmes sont plus sacrées : la peinture des maux dont Jupiter accable les enfants île la terre tempère la folle ivresse des festins et nous fait souvenir des dieux. Et toi-même, cher Eudore, tu trouveras quelque plaisir à te rappeler les tempêtes que tu supportas avec courage : le nautonier, revenu aux champs de ses pères, contemple avec un charme secret son gouvernail et ses rames suspendues pendant l’hiver au tranquille foyer du laboureur. »

Le Ladon et l’Alphée, en se réunissant au-dessous du verger, embrassoient une île qui sembloit naître du mariage de leurs eaux : elle étoit plantée de ces vieux arbres que les peuples de l’Arcadie regardoient comme leur aïeux. C’étoit là qu’Alcimédon coupoit autrefois le bois de hêtre dont il faisoit de si belles tasses aux bergers, c’étoit là qu’on montroit aussi la fontaine Aréthuse et le laurier qui retenoit Daphné sous son écorce. On résolut de passer dans cette île solitaire, afin qu’Eudore ne fût point interrompu dans le récit de ses aventures. Les serviteurs de Lasthénès détachent aussitôt des rives de l’Alphée une longue nacelle, formée du seul tronc d’un pin ; la famille et les étrangers s’abandonnent au cours du fleuve. Démodocus, remarquant l’adresse de ces conducteurs, disoit avec un sentiment de tristesse :

« Arcadiens, qu’est devenu le temps oh les Atrides étoient obligés de vous prêter des vaisseaux pour aller à Troie, et où vous preniez la rame d’Ulysse pour le van de la blonde Cérès ? Aujourd’hui vous vous livrez sans pâlir aux fureurs de la mer immense. Hélas ! le fils de Saturne veut que le danger charme les mortels et qu’ils l’embrassent comme une idole ! »

On touche bientôt à la pointe orientale de l’île, où s’élevoient deux autels à demi ruinés : l’un, sur le rivage de l’Alphée, étoit consacré à la Tempête ; l’autre, au bord du Ladon, étoit dédié à la Tranquillité. La fontaine Aréthuse sortoit de terre entre ces deux autels, et s’écouloit aussitôt dans le fleuve amoureux d’elle. La troupe, impatiente d’entendre le récit d’Eudore, s’arrête dans ce lieu, et s’assied sous des peupliers dont le soleil levant doroit la cime. Après avoir demandé le secours du ciel, le jeune chrétien parla de la sorte :

« Je suis obligé, seigneurs, de vous entretenir un moment de ma naissance, parce que cette naissance est la première origine de mes malheurs. Je descends par ma mère de cette pieuse femme de Mégare qui enterra les os de Phocion sous son foyer, en disant : « Cher foyer, garde fidèlement les restes d’un homme de bien. »

« J’eus pour ancêtre paternel Philopœmen. Vous savez qu’il osa seul s’opposer aux Romains, quand ce peuple libre ravit la liberté à la Grèce. Mon aïeul succomba dans sa noble entreprise ; mais qu’importent la mort et les revers, si notre nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie ?

« Notre patrie expirante, pour ne point démentir son ingratitude, fit boire du poison au dernier de ses grands hommes. Le jeune Polybe[1], au milieu d’une pompe attendrissante, transporta de Messène à Mégalopolis la dépouille de Philopœmen. On eût dit que l’urne, chargée de couronnes et couverte de bandelettes, renfermoit les cendres de la Grèce entière. Depuis ce moment notre terre natale, comme un sol épuisé, cessa de porter des citoyens magnanimes. Elle a conservé son beau nom, mais elle ressemble à cette statue de Thémistocle dont les Athéniens de nos jours ont coupé la tête pour la remplacer par la tête d’un esclave.

« Le chef des Achéens ne reposa pas tranquille au fond de sa tombe : quelques années après sa mort, il fut accusé d’avoir été l’ennemi de Rome et poursuivi criminellement devant le proconsul Mummius, destructeur de Corinthe. Polybe, protégé par Scipion Nasica, parvint à sauver de la proscription les statues de Philopœmen ; mais cette délation sacrilège réveilla la jalousie des Romains contre le sang du dernier des Grecs : ils exigèrent qu’à l’avenir le fils aîné de ma famille fût envoyé à Rome dès qu’il auroit atteint l’âge de seize ans, pour y servir d’otage entre les mains du sénat.

« Accablée sous le poids du malheur et toujours privée de son chef, ma famille abandonna Mégalopolis, et se retira tantôt au milieu de ces montagnes, tantôt dans un autre héritage que nous possédons au pied du Taygète, le long du golfe de Messénie. Paul, le sublime apôtre des gentils, apporta bientôt à Corinthe le remède contre toutes les douleurs. Lorsque le christianisme éclata dans l’empire romain, tout étoit plein d’esclaves ou de princes abattus : le monde entier demandoit des consolations ou des espérances.

« Disposée à la sagesse par les leçons de l’adversité et par la simplicité des mœurs arcadiennes, ma famille fut la première dans la Grèce à embrasser la loi de Jésus-Christ. Soumis à ce joug divin, je passai les jours de mon enfance au bord de l’Alphée et parmi les bois du Taygète. La religion, tenant mon âme à l’ombre de ses ailes, l’empêchoit, comme une fleur délicate, de s’épanouir trop tôt, et, prolongeant l’ignorance de mes jeunes années, elle sembloit ajouter de l’innocence à l’innocence même.

« Le moment de mon exil arriva. J’étois l’aîné de ma famille, et j’avois atteint ma seizième année ; nous habitions alors nos champs de la Messénie. Mon père, dont j’allois prendre la place, avoit obtenu, par une faveur particulière, la permission de revenir en Grèce avant mon départ : il me donna sa bénédiction et ses conseils. Ma mère me conduisit au port de Phères, et m’accompagna jusqu’au vaisseau. Tandis qu’on déployoit la voile, elle levoit les mains au ciel, en offrant à Dieu son sacrifice. Son cœur se brisoit à la pensée de ces mers orageuses et de ce monde plus orageux encore que j’allois traverser, navigateur sans expérience. Déjà le navire s’avançoit dans la haute mer, et Séphora restoit encore avec moi afin d’encourager ma jeunesse, comme une colombe apprend à voler à son petit lorsqu’il sort pour la première fois du nid maternel. Mais il lui fallut me quitter ; elle descendit dans l’esquif qui l’attendoit attaché au flanc de notre trirème. Longtemps elle me fit des signes du bord de la barque qui la reportoit au rivage : je poussois des cris douloureux, et quand il me devint impossible de distinguer cette tendre mère, mes yeux cherchoient encore à découvrir le toit où j’avois été nourri et la cime des arbres de l’héritage paternel.

« Notre navigation fut longue : à peine avions-nous passé l’île de Théganuse qu’un vent impétueux du couchant nous obligea de fuir dans les régions de l’aurore jusqu’à l’entrée de l’Hellespont. Après sept jours d’une tempête qui nous déroba la vue de toutes les terres, nous fûmes trop heureux de nous réfugier vers l’embouchure du Simoïs, à l’abri du tombeau d’Achille. Quand la tempête fut calmée, nous voulûmes remontera l’occident ; mais le constant zéphyr que le Bélier céleste amène des bords de l’Hespérie, repoussa longtemps nos voiles : nous fûmes jetés tantôt sur les côtes de l’Éolide, tantôt dans les parages de la Thrace et de la Thessalie. Nous parcourûmes cet archipel de la Grèce, où l’aménité des rivages, l’éclat de la lumière, la douceur et les parfums de l’air le disputent au charme des noms et des souvenirs. Nous vîmes tous ces promontoires marqués par des temples ou des tombeaux. Nous touchâmes à différents ports ; nous admirâmes ces cités, dont quelques-unes portent le nom d’une fleur brillante, comme la rose, la violette, l’hyacinthe, et qui, chargées de leurs peuples ainsi que d’une semence féconde, s’épanouissent au bord de la mer, sous les rayons du soleil. Quoiqu’à peine sorti de l’enfance, mon imagination était vive et mon cœur déjà susceptible d’émotions profondes. Il y avoit sur notre vaisseau un Grec enthousiaste de sa patrie, comme tous les Grecs. Il me nommoit les lieux que je voyois :

« Orphée entraîna les chênes de cette forêt au son de sa lyre ; cette montagne, dont l’ombre s’étend si loin, avait dû servir de statue à Alexandre ; cette autre montagne est l’Olympe, et son vallon, le vallon de Tempé ; voilà Délos, qui fut flottante au milieu des eaux ; voilà Naxos, où Ariadne fut abandonnée ; Cécrops descendit sur cette rive, Platon enseigna sur la pointe de ce cap, Démosthène harangua ces vagues, Phryné se baignoit dans ces flots lorsqu’on la prit pour Vénus ! Et cette patrie des dieux, des arts et de la beauté, s’écrioit l’Athénien en versant des pleurs de rage, est en proie aux barbares ! »

« Son désespoir redoubla lorsque nous traversâmes le golfe de Mégare. Devant nous étoit Égine, à droite le Pirée, à gauche Corinthe. Ces villes, jadis si florissantes, n’offroient que des monceaux de ruines. Les matelots mêmes parurent touchés de ce spectacle. La foule accourue sur le pont gardoit le silence : chacun tenoit ses regards attachés à ces débris ; chacun en tiroit peut-être secrètement une consolation dans ses maux, en songeant combien nos propres douleurs sont peu de chose, comparées à ces calamités qui frappent des nations entières, et qui avoient étendu sous nos yeux les cadavres de ces cités.

« Cette leçon sembloit au-dessus de ma raison naissante : cependant je l’entendis, mais d’autres jeunes gens qui se trouvoient avec moi sur le vaisseau y furent insensibles. D’où venoit cette différence ? De nos religions : ils étoient païens, j’étois chrétien. Le paganisme, qui développe les passions avant l’âge, retarde les progrès de la raison ; le christianisme, qui prolonge au contraire l’enfance du cœur, hâte la virilité de l’esprit. Dès les premiers jours de la vie il nous entretient de pensées graves ; il respecte, jusque dans les langes, la dignité de l’homme ; il nous traite, même au berceau, comme des êtres sérieux et sublimes, puisqu’il reconnoît un ange dans l’enfant que la mère porte encore à sa mamelle. Mes jeunes compagnons n’avoient entendu parler que des métamorphoses de Jupiter, et ils ne comprirent rien aux débris qu’ils avoient sous les yeux ; moi, je m’étois déjà assis avec le prophète sur les ruines des villes désolées, et Babylone m’enseignoit Corinthe.

« Je dois toutefois marquer ici une séduction qui fut mon premier pas vers l’abîme ; et comme il arrive presque toujours, le piège où je me trouvai pris n’avoit rien en apparence que de très-innocent. Tandis que nous méditions sur les révolutions des empires, nous vîmes tout à coup sortir une théorie du milieu de ces débris. Ô riant génie de la Grèce, qu’aucun malheur ne peut étouffer ni peut-être aucune leçon instruire ! C’étoit une députation des Athéniens aux fêtes de Délos. Le vaisseau déliaque, couvert de fleurs et de bandelettes, étoit orné des statues des dieux ; les voiles blanches, teintes de pourpre par les rayons de l’aurore, s’enfloient aux haleines des zéphyrs, et les rames dorées fendoient le cristal des mers. Des théores penchés sur les flots répandoient des parfums et des libations ; des vierges exécutoient sur la proue du vaisseau la danse des malheurs de Latone, tandis que des adolescents chantoient en chœur les vers de Pindare et de Simonide. Mon imagination fut enchantée par ce spectacle, qui fuyoit comme un nuage du matin, ou comme le char d’une divinité sur les ailes des vents. Ce fut ainsi que pour la première fois j’assistai à une cérémonie païenne sans horreur.

« Enfin, nous revîmes les montagnes du Péloponèse, et je saluai de loin ma terre natale. Les côtes de l’Italie ne tardèrent pas à s’élever du sein des flots. De nouvelles émotions m’attendoient à Brindes. En mettant le pied sur cette terre d’où partent les décrets qui gouvernent le monde, je fus frappé d’un air de grandeur qui m’étoit jusque alors inconnu. Aux élégants édifices de la Grèce succédoient des monuments plus vastes, marqués de l’empreinte d’un autre génie. Ma surprise alloit toujours croissant, à mesure que je m’avançois sur la voie Appienne. Ce chemin, pavé de larges quartiers de roche, semble être fait pour résister au passage du genre humain : à travers les monts de l’Apulie, le long du golfe de Naples, au milieu des paysages d’Anxur, d’Albe et de la campagne romaine, il présente une avenue de plus de trois cents milles de longueur, bordée de temples, de palais et de tombeaux, et vient se terminer à la ville éternelle, métropole de l’univers et digne de l’être. À la vue de tant de prodiges, je tombai dans une sorte d’ivresse, que je n’avois pu ni prévoir ni soupçonner.

« Ce fut en vain que les amis de mon père, auxquels j’étois recommandé, voulurent d’abord m’arracher à mon enchantement. J’errois sans cesse du Forum au Capitole, du quartier des Carènes au champ de Mars ; je courois au théâtre de Germanicus, au môle d’Adrien, au cirque de Néron, au Panthéon d’Agrippa ; et pendant ces courses d’une curiosité dangereuse l’humble Église des chrétiens étoit oubliée.

« Je ne pouvois me lasser de voir le mouvement d’un peuple composé de tous les peuples de la terre, et la marche de ces troupes romaines, gauloises, germaniques, grecques, africaines, chacune différemment armée et vêtue. Un vieux Sabin passoit, avec ses sandales d’écorce de bouleau, auprès d’un sénateur couvert de pourpre ; la litière d’un consulaire étoit arrêtée par le char d’une courtisane ; les grands bœufs du Clitumne traînoient au Forum l’antique chariot du Volsque ; l’équipage de chasse d’un chevalier romain embarrassoit la voie Sacrée ; des prêtres couroient encenser leurs dieux, et des rhéteurs ouvrir leurs écoles.

« Que de fois j’ai visité ces thermes ornés de bibliothèques, ces palais, les uns déjà croulants, les autres à moitié démolis pour servir à construire d’autres édifices ! La grandeur de l’horizon romain se mariant aux grandes lignes de l’architecture romaine ; ces aqueducs qui, comme des rayons aboutissant à un même centre, amènent les eaux au peuple-roi sur des arcs de triomphe ; le bruit sans fin des fontaines ; ces innombrables statues qui ressemblent à un peuple immobile au milieu d’un peuple agité ; ces monuments de tous les âges et de tous les pays ; ces travaux des rois, des consuls, des césars ; ces obélisques ravis à l’Égypte, ces tombeaux enlevés à la Grèce ; je ne sais quelle beauté dans la lumière, les vapeurs et le dessin des montagnes ; la rudesse même du cours du Tibre, les troupeaux de cavales demi-sauvages qui viennent s’abreuver dans ses eaux ; cette campagne que le citoyen de Rome dédaigne maintenant de cultiver, se réservant à déclarer chaque année aux nations esclaves quelle partie de la terre aura l’honneur de le nourrir : que vous dirai-je enfin ? tout porte à Rome l’empreinte de la domination et de la durée : j’ai vu la carte de la ville éternelle tracée sur des rochers de marbre au Capitole, afin que son image même ne pût s’effacer.

« Oh ! qu’elle a bien connu le cœur humain, cette religion qui cherche à nous maintenir dans la paix et qui sait donner des bornes à notre curiosité comme à nos affections sur la terre ! Cette vivacité d’imagination, à laquelle je m’abandonnai d’abord, fut la première cause de ma perte. Quand, enfin, je rentrai dans le cours ordinaire de mes occupations, je sentis que j’avois perdu le goût des choses graves, et j’enviai le sort des jeunes païens, qui pouvoient se livrer sans remords à tous les plaisirs de leur âge.

« Le rhéteur Eumène tenoit à Rome une chaire d’éloquence, qu’il a transportée depuis dans les Gaules. Il avoit étudié dans son enfance sous le fils du plus célèbre disciple de Quintilien ; et tout ce qu’il y avoit de jeunes gens illustres fréquentoit alors son école. Je suivis les leçons de ce maître habile, et je ne tardai pas à former des liaisons avec les compagnons de mes études. Trois d’entre eux surtout s’attachèrent à moi par une agréable et sincère amitié : Augustin, Jérôme et le prince Constantin, fils du césar Constance.

« Jérôme, issu d’une noble famille pannonienne, annonça de bonne heure les plus beaux talents, mais les passions les plus vives. Son imagination impétueuse ne lui laissait pas un moment de repos. Il passoit des excès de l’étude à ceux des plaisirs avec une facilité inconcevable. Irascible, inquiet, pardonnant difficilement une offense, d’un génie barbare ou sublime, il semble destiné à devenir l’exemple des plus grands désordres ou le modèle des plus austères vertus : il faut à cette âme ardente Rome ou le désert.

« Un hameau du proconsulat de Carthage fut le berceau de mon second ami. Augustin est le plus aimable des hommes. Son caractère, aussi passionné que celui de Jérôme, a toutefois une douceur charmante, parce qu’il est tempéré par un penchant naturel à la contemplation : on pourroit cependant reprocher au jeune Augustin l’abus de l’esprit ; l’extrême tendresse de son âme le jette aussi quelquefois dans l’exaltation. Une foule de mots heureux, de sentiments profonds, revêtus d’images brillantes, lui échappent sans cesse. Né sous le soleil africain, il a trouvé dans les femmes, ainsi que Jérôme, l’écueil de ses vertus et la source de ses erreurs. Sensible jusqu’à l’excès au charme de l’éloquence, il n’attend peut-être qu’un orateur inspiré pour s’attacher à la vraie religion : si jamais Augustin entre dans le sein de l’Église, ce sera le Platon des chrétiens.

« Constantin, fils d’un césar illustre, annonce lui-même toutes les qualités d’un grand homme. Avec la force de l’âme, il a ces beaux dehors si utiles aux princes, et qui rehaussent l’éclat des belles actions. Hélène, sa mère, eut le bonheur de naître sous la loi de Jésus-Christ ; et Constantin, à l’exemple de son père, montre un penchant secret vers cette loi divine. À travers une extrême douceur, on voit percer chez lui un caractère héroïque et je ne sais quoi de merveilleux que le ciel imprime aux hommes destinés à changer la face du monde. Heureux s’il ne se laisse pas emporter à ces éclats de colère si terribles dans les caractères habituellement modérés ! Ah ! combien les princes sont à plaindre d’être si promptement obéis ! Combien il faut avoir pour eux d’indulgence ! Songeons toujours que nous voyons l’effet de leurs premiers mouvements, et que Dieu, pour leur apprendre à veiller sur leurs passions, ne leur laisse pas un moment entre la pensée et l’exécution d’un dessein coupable.

« Tels furent les trois amis avec lesquels je passois mes jours à Rome. Constantin étoit, ainsi que moi, une espèce d’otage entre les mains de Dioclétien. Cette conformité de position, encore plus que celle de l’âge, décida du penchant du jeune prince en ma faveur : rien ne prépare deux âmes à l’amitié comme la ressemblance des destinées, surtout quand ces destinées ne sont pas heureuses. Constantin voulut devenir l’instrument de ma fortune, et il m’introduisit à la cour.

« Lorsque j’arrivai à Rome, le pouvoir tombé aux mains de Dioclétien étoit partagé comme nous le voyons aujourd’hui : l’empereur s’étoit associé Maximien, sous le titre d’Auguste, et Galérius et Constance sous celui de César. Le monde ainsi divisé entre quatre chefs ne reconnoissoit pourtant qu’un maître.

« C’est ici, seigneurs, que je dois vous peindre cette cour, dont vous avez le bonheur de vivre éloignés. Puissiez-vous n’entendre jamais gronder ses orages ! Puissent vos jours inconnus couler obscurément comme ces fleuves au fond de cette vallée ! Mais, hélas ! une vie cachée ne nous sauve pas toujours de la puissance des princes ! Le tourbillon qui déracine le rocher enlève aussi le grain de sable ; souvent un roi avec son sceptre meurtrit une tête ignorée. Puisque rien ne peut mettre à l’abri des coups qui descendent du trône, il est utile et sage de connoître la main par laquelle nous pouvons être frappés.

« Dioclétien, qui s’appeloit autrefois Dioclès, reçut le jour à Diocléa, petite ville de Dalmatie. Dans sa jeunesse il porta les armes sous Probus, et devint un général habile. Il occupa sous Carin et Numérien la place importante du comte des Domestici, et il fut lui-même successeur de Numérien, dont il avoit vengé la mort.

« Aussitôt que les légions d’Orient eurent élevé Dioclétien à l’empire, il marcha contre Carinus, frère de Numérien, qui régnoit en Occident : il remporta sur lui une victoire, et par cette victoire il resta seul maître du monde.

« Dioclétien a d’éminentes qualités. Son esprit est vaste, puissant, hardi ; mais son caractère, trop souvent foible, ne soutient pas le poids de son génie : tout ce qu’il fait de grand et de petit découle de l’une ou de l’autre de ces deux sources. Ainsi l’on remarque dans sa vie les actions les plus opposées : tantôt c’est un prince plein de fermeté, de lumière et de courage, qui brave la mort, qui connoît la dignité de son rang, qui force Galérius à suivre à pied le char impérial comme le dernier des soldats ; tantôt c’est un homme timide, qui tremble devant ce même Galérius, qui flotte irrésolu entre mille projets, qui s’abandonne aux superstitions les plus déplorables, et qui ne se soustrait aux frayeurs du tombeau qu’en se faisant donner les titres impies de Dieu et d’Éternité. Réglé dans ses mœurs, patient dans ses entreprises, sans plaisirs et sans illusions, ne croyant point aux vertus, n’attendant rien de la reconnoissance, on verra peut-être ce chef de l’empire se dépouiller un jour de la pourpre, par mépris pour les hommes, et afin d’apprendre à la terre qu’il étoit aussi facile à Dioclétien de descendre du trône que d’y monter.

« Soit foiblesse, soit nécessité, soit calcul, Dioclétien a voulu partager sa puissance avec Maximien, Constance et Galérius. Par une politique dont il se repentira peut-être, il a pris soin que ces princes fussent inférieurs à lui et qu’ils servissent seulement à rehausser son mérite. Constance seul lui donnoit quelque ombrage, à cause de ses vertus. Il l’a relégué loin de la cour au fond des Gaules, et il a garde près de lui Galérius. Je ne vous parlerai point de Maximien-Auguste, guerrier assez brave, mais prince ignorant et grossier, qui n’a aucune influence à la cour. Je passe à Galérius.

« Né dans les huttes des Daces, ce gardeur de troupeaux a nourri dès sa jeunesse, sous la ceinture du chevrier, une ambition effrénée. Tel est le malheur d’un État où les lois n’ont point fixé la succession au pouvoir : tous les cœurs sont enflés des plus vastes désirs ; il n’est personne qui ne puisse prétendre à l’empire ; et comme l’ambition ne suppose pas toujours le talent, pour un homme de génie qui s’élève, vous avez vingt tyrans médiocres qui fatiguent le monde.

« Galérius semble porter sur son front la marque ou plutôt la flétrissure de ses vices : c’est une espèce de géant, dont la voix est effrayante et le regard horrible. Les pâles descendants des Romains croient se venger des frayeurs que leur inspire ce césar, en lui donnant le surnom d’Armentarius. Comme un homme qui fut affamé la moitié de sa vie, Galérius passe les jours à table et prolonge dans les ténèbres de la nuit de basses et crapuleuses orgies. Au milieu de ces saturnales de la grandeur, il fait tous ses efforts pour déguiser sa première nudité sous l’effronterie de son luxe ; mais plus il s’enveloppe dans les replis de la robe de César, plus on aperçoit le savon du berger.

Outre la soif insatiable du pouvoir et l’esprit de cruauté et de violence, Galérius apporte encore à la cour une autre disposition bien propre à troubler l’empire : c’est une fureur aveugle contre les chrétiens. La mère de ce César, paysanne grossière et superstitieuse, offroit souvent dans son hameau des sacrifices aux divinités des montagnes. Indignée que les disciples de l’Évangile refusassent de partager son idolâtrie, elle avoit inspiré à son fils l’aversion qu’elle sentoit pour les fidèles. Galérius a déjà poussé le foible et barbare Maximien à persécuter l’Église, mais il n’a pu vaincre encore la sage modération de l’empereur. Dioclétien nous estime au fond de l’âme ; il sait que nous composons aujourd’hui la meilleure partie des soldats de son armée ; il compte sur notre parole quand nous l’avons une fois donnée ; il nous a même rapprochés de sa personne : Dorothée, premier officier de son palais, est un chrétien remarquable par ses vertus. Vous verrez bientôt que l’impératrice Prisca et sa fille, la princesse Valérie, ont embrassé secrètement la loi du Sauveur. Reconnaissants des bontés de Dioclétien, et vivement touchés de la confiance qu’il leur accorde, les fidèles forment autour de lui une barrière presque insurmontable. Galérius le sait, et sa rage en est plus animée, car il voit que pour atteindre à l’empereur, dont l’ingrat envie peut-être la puissance, il faut perdre auparavant les adorateurs du vrai Dieu.

« Tels sont les deux princes qui, comme les génies du bien et du mal, répandent la prospérité ou la désolation dans l’empire, selon que l’un ou l’autre cède ou remporte la victoire. Comment Dioclétien, si habile dans la connoissance des hommes, a-t-il choisi un pareil césar ? C’est ce qu’on ne peut expliquer que par les arrêts de cette Providence qui rend vaines les pensées des princes et dissipe les conseils des nations.

« Heureux Galérius s’il se fût renfermé dans l’enceinte des camps, et qu’il n’eût jamais entendu que les accents des soldats, le cri des dangers et la voix de la gloire ! Il n’auroit point rencontré au milieu des armes ces lâches courtisans qui se font une élude d’allumer le vice et d’éteindre la vertu. Il ne se fût point abandonné aux conseils d’un favori perfide, qui ne cesse de le pousser au mal. Ce favori appartient, seigneurs, à une classe d’hommes que je dois vous faire connoître, parce qu’elle influera nécessairement sur les événements de ce siècle et sur le sort des chrétiens.

« Rome, vieillie et dépravée, nourrit dans son sein un troupeau de sophistes, Porphyre, Jamblique, Libanius, Maxime, dont les mœurs et les opinions seroient un objet de risée, si nos folies n’étoient trop souvent le commencement de nos crimes. Ces disciples d’une science vainc attaquent les chrétiens, vantent la retraite, célèbrent la médiocrité, vivent aux pieds des grands et demandent de l’or. Ceux-ci s’occupent sérieusement d’une ville à bâtir, toute peuplée de sages, qui, soumis aux lois de Platon, couleront doucement leurs jours en amis et en frères ; ceux-là rêvent profondément des secrets de la nature cachés sous les symboles égyptiens : les uns voient tout dans la pensée, les autres cherchent tout dans la matière ; d’autres prêchent la république dans le sein de la monarchie : ils prétendent qu’il faut renverser la société, afin de la reconstruire sur un plan nouveau ; d’autres, à l’imitation des fidèles, veulent enseigner la morale au peuple : ils rassemblent la foule dans les temples et au coin des rues, et vendent, sur des tréteaux, une vertu que ne soutiennent point les œuvres et les mœurs. Divisés pour le bien, réunis pour le mal, gonflés de vanité, se croyant des génies sublimes, au-dessus des doctrines vulgaires, il n’y a point d’insignes folies, d’idées bizarres, de systèmes monstrueux, que ces sophistes n’enfantent chaque jour. Hiéroclès marche à leur tête, et il est digne en effet de contruire un tel bataillon.

« Ce favori de Galérius, vous le savez trop, seigneurs, gouverne aujourd’hui l’Achaïe : c’est un de ces hommes que les révolutions introduisent au conseil des grands, et qui leur deviennent utiles par une sorte de talent pour les affaires communes, par une facilité peu désirable à parler promptement sur tous les sujets. Grec d’origine, on soupçonne Hiéroclès d’avoir été chrétien dans sa jeunesse ; mais, l’orgueil des lettres humaines ayant corrompu son esprit, il s’est jeté dans les sectes philosophiques. On ne reconnoît plus en lui de traces de sa religion première, si ce n’est à l’espèce de délire et de rage où le plonge le seul nom du Dieu qu’il a quitté. Il a pris la langue hypocrite et les affectations de l’école de la fausse sagesse. Les mots de liberté, de vertu, de science et de progrès des lumières, de bonheur du genre humain, sortent sans cesse de sa bouche ; mais ce Brutus est un bas courtisan, ce Gaton est dévoré de passions honteuses, cet apôtre de la tolérance est le plus intolérant des mortels, et cet adorateur de l’humanité est un sanglant persécuteur. Constantin le hait, Dioclétien le craint et le méprise, mais il a gagné la confiance intime de Galérius ; il n’a d’autre rival auprès de ce prince que Publius, préfet de Rome. Hiéroclès essaye d’empoisonner l’esprit du malheureux césar : il présente au monde le spectacle hideux d’un prétendu sage qui corrompt, au nom des lumières, un homme qui règne sur les hommes.

« Jérôme, Augustin et moi, nous avions rencontré Hiéroclès à l’école d’Eumène. Son ton sentencieux et décisif, son air d’importance et d’orgueil, le rendoient odieux à notre simplicité et à notre franchise. Sa personne même semble repousser l’affection et la confiance : son front étroit et comprimé annonce l’obstination et l’esprit de système ; ses yeux faux ont quelque chose d’inquiet comme ceux d’une bête sauvage ; son regard est à la fois timide et féroce ; ses lèvres épaisses sont presque toujours entr’ouvertes par un sourire vif et cruel ; ses cheveux rares et inflexibles, qui pendent en désordre, semblent n’appartenir en rien à cette chevelure que Dieu jeta comme un voile sur les épaules du jeune homme et comme une couronne sur la tête du vieillard. Je ne sais quoi de cynique et de honteux respire dans tous les traits du sophiste : on voit que ses ignobles mains porteroient mal l’épée du soldat, mais qu’elles tiendroient aisément la plume de l’athée ou le fer du bourreau.

« Telle est la laideur de l’homme quand il est, pour ainsi dire, resté seul avec son corps, et qu’il renonce à son âme.

« Une offense que je reçus d’Hiéroclès et que je repoussai de manière à le couvrir de confusion aux yeux de toute la cour, alluma contre moi dans son cœur une haine implacable. Il ne pouvoit, d’ailleurs, me pardonner la bienveillance de Dioclétien et l’amitié du fils de Constance. L’amour-propre blessé, l’envie excitée, ne lui laissèrent pas un moment de repos qu’il n’eût trouvé l’occasion de me perdre, et cette occasion ne tarda pas à se présenter.

« Hélas ! j’étois pourtant bien peu digne d’envie ! trois ans passés à Rome dans les désordres de la jeunesse avoient suffi pour me faire presque entièrement oublier ma religion. J’en vins même à cette indifférence qu’on a tant de peine à guérir, et qui laisse moins de ressources que le crime. Toutefois les lettres de Séphora et les remontrances des amis de mon père troubloient souvent ma fausse sécurité.

« Parmi les hommes qui conservoient à Lasthénès un fidèle souvenir étoit Marcellin, évêque de Rome et chef de l’Église universelle. Il habitoit le cimetière des chrétiens, de l’autre côté du Tibre, dans un lieu désert, au tombeau de saint Pierre et de saint Paul. Sa demeure, composée de deux cellules, étoit appuyée contre le mur de la chapelle du cimetière. Une sonnette suspendue a l’entrée de l’asile du repos annonçoit à Marcellin l’arrivée des vivants ou des morts. On voyoit à sa porte, qu’il ouvroit lui-même aux voyageurs, les bâtons et les sandales des évêques qui venoient de toutes les parties de la terre lui rendre compte du troupeau de Jésus-Christ. Là se rencontroient et Paphnuce de la haute Thébaïde, qui chassoit les démons par sa parole ; et Spyridion de l’île de Chypre, qui gardoit les moutons et faisoit des miracles, et Jacques de Nisibe, qui reçut le don de prophétie ; et Osius, confesseur de Cordoue ; et Archéloüs de Caschares, qui confondit Manès ; et Jean, qui répandit dans la Perse la lumière de la foi ; et Frumentius, qui fonda l’Église d’Ethiopie ; et Théophile, qui revenoit de sa mission des Indes ; et cette chrétienne esclave qui dans sa captivité, convertit la nation entière des Ibériens. La salle du conseil de Marcellin étoit une allée de vieux ifs qui régnoit le long du cimetière. C’étoit là qu’en se promenant avec les évoques il conféroit des besoins de l’Église. Étouffer les hérésies de Donat, de Novatien, d’Arius, publier des canons, assembler des conciles, bâtir des hôpitaux, racheter des esclaves, secourir les pauvres, les orphelins, les étrangers, envoyer des apôtres aux barbares, tel étoit l’objet des puissants entretiens de ces pasteurs. Souvent, au milieu des ténèbres, Marcellin, veillant seul pour le salut de tous, descendoit de sa cellule au tombeau des saints apôtres. Prosterné sur les reliques, il prioit la nuit entière, et ne se relevoit qu’aux premiers rayons du jour. Alors, découvrant sa tête chenue, posant à terre sa tiare de laine blanche, le pontife ignoré étendoit ses mains pacifiques et bénissoit la ville et le monde.

« Lorsque je passois de la cour de Dioclétien à cette cour chrétienne, je ne pouvois m’empêcher d’être frappé d’une chose étonnante. Au milieu de cette pauvreté évangélique je retrouvois les traditions du palais d’Auguste et de Mécène, une politesse antique, un enjouement grave, une élocution simple et noble, une instruction variée, un goût sain, un jugement solide. On eût dit que cette obscure demeure étoit destinée par le ciel à devenir le berceau d’une autre Rome et l’unique asile des arts, des lettres et de la civilisation.

« Marcellin essayoit tous les moyens de me ramener à Dieu. Quelquefois, au soleil couchant, il me conduisoit sur les bords du Tibre ou dans les jardins de Salluste. Il m’entretenoit de la religion, et cherchoit à m’éclairer sur mes fautes avec une bonté paternelle. Mais les mensonges de la jeunesse m’ôtoient le goût de la vérité. Loin de profiter de ces promenades salutaires, je redemandois secrètement les platanes de Fronton, le portique de Pompée ou celui de Livie, rempli d’antiques tableaux ; et puisqu’il le faut avouer à ma confusion éternelle, je regrettois les temples d’Isis et de Cybèle, les fêtes d’Adonis, le cirque, les théâtres, lieux d’où la pudeur s’est depuis longtemps envolée aux accents de la muse d’Ovide. Après avoir inutilement tenté près de moi les admonitions charitables, Marcellin employa les mesures sévères : « Je serai forcé, me disoit-il souvent, de vous séparer de la communion des fidèles, si vous continuez à vivre éloigné des sacrements de Jésus-Christ. »

« Je n’écoutai point ses conseils, je ris de ses menaces : ma vie devint un objet de scandale public : le pontife fut enfin obligé de lancer ses foudres.

« J’étois allé chez Marcellin ; je sonne à la grille du cimetière : les lieux battants de la grille se séparent et s’écartent l’un de l’autre en gémissant sur leurs gonds. J’aperçois le pontife debout, à l’entrée de la chapelle ouverte. Il tenoit à la main un livre redoutable, image du livre scellé des sept sceaux que l’Agneau seul peut briser. Des diacres, des prêtres, des évêques, en silence, immobiles, étaient rangés sur les tombeaux environnants, comme des justes ressuscités pour assister au jugement de Dieu. Les yeux de Marcellin lançoient des flammes. Ce n’étoit plus le bon pasteur qui rapporte au bercail la brebis égarée, c’étoit Moïse dénonçant la sentence mortelle à l’infidèle adorateur du veau d’or ; c’étoit Jésus-Christ chassant les profanateurs du temple. Je veux avancer : un exorcisme me barre le chemin. Au même moment, les évêques étendent les bras et élèvent la main contre moi en détournant la tête ; alors le pontife, d’une voix terrible :

« Qu’il soit anathème, celui qui souille par ses mœurs la pureté du nom chrétien ! qu’il soit anathème, celui qui n’approche plus de l’autel du vrai Dieu ! qu’il soit anathème, celui qui voit avec indifférence l’abomination de l’idolâtrie ! »

« Tous les évêques s’écrient :

« Anathème ! »

« Aussitôt Marcellin entre dans l’église : la porte sainte est fermée devant moi. La foule des élus se disperse en évitant ma rencontre ; je parle, on ne me répond pas : on me fuit comme un homme attaqué d’un mal contagieux. Ainsi qu’Adam banni du paradis terrestre, je me trouve seul dans un monde couvert de ronces et d’épines, et maudit à cause de ma chute.

« Saisi d’une espèce de vertige, je monte en désordre sur mon char ; je pousse au hasard mes coursiers, je rentre dans Rome, je m’égare, et, après de longs détours, j’arrive à l’amphithéâtre de Vespasien. Là j’arrête mes chevaux écumants. Je descends du char ; je m’approche de la fontaine où les gladiateurs qui survivent se désaltèrent après le combat : je voulois aussi rafraîchir ma bouche brûlante. Il y avoit eu la veille des jeux donnés par Aglaé, riche et célèbre Romaine ; mais dans ce moment ces abominables lieux étoient déserts. La victime innocente que mes crimes ont derechef immolée me poursuit du haut du ciel. Nouveau Caïn, agité et vagabond, j’entre dans l’amphithéâtre ; je m’enfonce dans les galeries obscures et solitaires. Nul bruit ne s’y faisoit entendre, hors celui de quelques oiseaux effrayés qui frappoient les voûtes de leurs ailes. Après avoir parcouru les divers étages, je me repose, un peu calmé, sur un siège au premier rang. Je veux oublier, par la vue de cet édifice païen, et la proscription divine et la religion de mes pères. Vains efforts ! là même un Dieu vengeur se présente à mon souvenir. Je songe tout à coup que cet édifice est l’ouvrage d’une nation dispersée, selon la parole de Jésus-Christ. Étonnante destinée des enfants de Jacob ! Israël, captif de Pharaon, éleva les palais de l’Egypte ; Israël, captif de Vespasien, bâtit ce monument de la puissance romaine ! Il faut que ce peuple, même au milieu de toutes ses misères, ait la main dans toutes les grandeurs.

« Tandis que je m’abandonnois à ces réflexions, les bêtes féroces enfermées dans les loges souterraines de l’amphithéâtre se mirent à rugir : je tressaillis, et, jetant les yeux sur l’arène, j’aperçus encore le sang des infortunés déchirés dans les derniers jeux. Un grand trouble me saisit : je me figure que je suis exposé au milieu de cette arène, réduit à la nécessité de périr sous la dent des lions, ou de renier le Dieu qui est mort pour moi ; je me dis : « Tu n’es plus chrétien, mais, si tu le redevenois un jour, que ferois-tu ? »

« Je me lève, je me précipite hors de l’édifice ; je remonte sur mon char, je regagne ma demeure. Toute la nuit la terrible question de ma conscience retentit au fond de mon sein. Aujourd’hui même cette scène se retrace souvent à ma mémoire comme si j’y trouvois quelque avertissement du ciel. »

Après avoir prononcé ces mots, Eudore cesse tout à coup de parler. Les yeux fixes, l’air ému, il paroît frappé d’une vision surnaturelle. L’assemblée, surprise, garde le silence, et l’on n’entend plus que le murmure du Ladon et de l’Alphée, qui baignent le double rivage de l’île. La mère d’Eudore, effrayée, se lève. Le jeune chrétien, revenu à lui-même, s’empresse de calmer les inquiétudes maternelles en reprenant ainsi son discours.


fin du livre quatrième.

  1. C’est l’historien.