Les Martyrs/Livre troisième

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Garnier frères (4p. 43-52).

Livre Troisième.

La prière de Cyrille monte au trône du Tout-Puissant. Le ciel. Les anges, les saints. Tabernacle de la Mère du Sauveur. Sanctuaire du Fils et du Père. L’Esprit-Saint. La Trinité. La prière de Cyrille se présente devant l’Éternel : l’Éternel la reçoit, mais il déclare que l’évèque de Lacédémone n’est point la victime qui doit racheter les chrétiens. Eudore est la victime choisie. Motifs de ce choix. Les milices célestes prennent les armes. Cantique des saints et des anges.

Les dernières paroles de Cyrille montèrent au trône de l’Éternel. Le Tout-Puissant agréa le sacrifice, mais l’évêque de Lacédémone n’étoit point la victime que Dieu, dans sa colère et dans sa miséricorde, avoit choisie pour expier les fautes des chrétiens.

Au centre des mondes créés, au milieu des astres innombrables qui lui servent de remparts, d’avenues et de chemins, flotte cette immense cité de Dieu, dont la langue d’un mortel ne sauroit raconter les merveilles. L’Éternel en posa lui-même les douze fondements, et l’environna de cette muraille de jaspe que le disciple bien aimé vit mesurer par l’ange avec une toise d’or. Revêtu de la gloire du Très-Haut, l’invisible Jérusalem est parée comme une épouse pour son époux. Loin d’ici, monuments de la terre, vous n’approchez point de ces monuments de la cité sainte ! La richesse de la matière y dispute le prix à la perfection des formes. Là règnent suspendues des galeries de saphirs et de diamants, foiblement imitées par le génie de l’homme dans les jardins de Babylone ; là s’élèvent des arcs de triomphe formés des plus brillantes étoiles ; là s’enchaînent des portiques de soleils, prolongés sans fin à travers les espaces du firmament, comme les colonnes de Palmyre dans les sables du désert. Cette architecture est vivante. La cité de Dieu est intelligente elle-même. Rien n’est matière dans les demeures de l’Esprit ; rien n’est mort dans les lieux de l’éternelle existence. Les paroles grossières que la Muse est forcée d’employer nous trompent : elles revêtent d’un corps ce qui n’existe que comme ; un songe divin dans le cours d’un heureux sommeil.

Des jardins délicieux s’étendent autour de la radieuse Jérusalem, Un fleuve découle du trône du Tout-Puissant ; il arrose le céleste Éden, et roule dans ses flots l’amour pur et la sapience de Dieu. L’onde mystérieuse se partage en divers canaux qui s’enchaînent, se divisent, se rejoignent, se quittent encore, et font croître, avec la vigne immortelle, le lis semblable à l’épouse, et les fleurs qui parfument la couche de l’époux. L’arbre de vie s’élève sur la colline de l’encens ; un peu plus loin, l’arbre de science étend de toutes parts ses racines profondes et ses rameaux innombrables : il porte, cachés sous son feuillage d’or, les secrets de la Divinité, les lois occultes de la nature, les réalités morales et intellectuelles, les immuables principes du bien et du mal. Ces connoissances qui nous enivrent font la nourriture des élus ; car dans l’empire de la souveraine sagesse le fruit de science ne donne plus la mort. Les deux grands ancêtres du genre humain viennent souvent verser des larmes (telles que les justes en peuvent répandre) à l’ombre de cet arbre merveilleux.

La lumière qui éclaire ces retraites fortunées se compose des roses du matin, de la flamme du midi et de la pourpre du soir ; toutefois, aucun astre ne paroît sur l’horizon resplendissant ; aucun soleil ne se lève, aucun soleil ne se couche dans les lieux où rien ne finit, où rien ne commence ; mais une clarté ineffable, descendant de toutes parts comme une tendre rosée, entretient le jour éternel de la délectable éternité.

C’est dans les parvis de la cité sainte et dans les champs qui l’environnent que sont à la fois réunis ou partagés les chœurs des chérubins et des séraphins, des anges et des archanges, des trônes et des dominations ; tous sont les ministres des ouvrages et des volontés de l’Éternel : à ceux-ci a été donné tout pouvoir sur le feu, l’air, la terre et l’eau ; à ceux-là appartient la direction des saisons, des vents et des tempêtes ; ils font mûrir les moissons, ils élèvent la jeune fleur, ils courbent le vieil arbre vers la terre. Ce sont eux qui soupirent dans les antiques forêts, qui parlent dans les flots de la mer, et qui versent les fleuves du haut des montagnes. Les uns gardent les vingt mille chariots de guerre de Sabaoth et d’Élohé ; les autres veillent au carquois du Seigneur, à ses foudres inévitables, à ses coursiers terribles, qui portent la peste, la guerre, la famine et la mort. Un million de ces génies ardents règlent les mouvements des astres, et se relèvent tour à tour dans ces emplois magnifiques, comme les sentinelles vigilantes d’une grande armée. Nés du souffle de Dieu, à différentes époques, ces anges n’ont pas même la vieillesse dans les générations de l’éternité : un nombre infini d’entre eux fut créé avec l’homme pour soutenir ses vertus, diriger ses passions, et le défendre contre les attaques de l’enfer.

Là sont aussi rassemblés à jamais les mortels qui ont pratiqué la vertu sur la terre : les patriarches, assis sous des palmiers d’or ; les prophètes, au front étincelant de deux rayons de lumière ; les apôtres, portant sur leur cœur les saints Évangiles ; les docteurs, tenant à la main une plume immortelle ; les solitaires, retirés dans des grottes célestes ; les martyrs, vêtus de robes éclatantes ; les vierges, couronnées de roses d’Éden ; les veuves, la tête ornée de longs voiles, et toutes ces femmes pacifiques qui, sous de simples habits de lin, se firent les consolatrices de nos pleurs et les servantes de nos misères.

Est-ce l’homme infirme et malheureux qui pourroit parler des félicités suprêmes ? Ombres fugitives et déplorables, savons-nous ce que c’est que le bonheur ? Lorsque l’âme du chrétien fidèle abandonne son corps, comme un pilote expérimenté quitte le fragile vaisseau que l’Océan engloutit, elle seule connoît la vraie béatitude. Le souverain bien des élus est de savoir que ce bien sans mesure sera sans terme ; ils sont incessamment dans l’état délicieux d’un mortel qui vient de faire une action vertueuse ou héroïque, d’un génie sublime qui enfante une grande pensée, d’un homme qui sent les transports d’un amour légitime ou les charmes d’une amitié longtemps éprouvée par le malheur. Ainsi les nobles passions ne sont point éteintes dans le cœur des justes, mais seulement purifiées : les frères, les époux, les amis, continuent de s’aimer ; et ces attachements, qui vivent et se concentrent dans le sein de la Divinité même, prennent quelque chose de la grandeur et de l’éternité de Dieu.

Tantôt ces âmes satisfaites se reposent ensemble au bord du fleuve de la Sapience et de l’Amour. La beauté et la toute-puissance du Très-Haut sont leur perpétuel entretien.

« Ô Dieu, disent-elles, quelle est donc votre grandeur ! Tout ce que vous avez fait naître est renfermé dans les limites du temps ; et le temps, qui s’offre aux mortels comme une mer sans bornes, n’est qu’une goutte imperceptible de l’océan de votre éternité ! »

Tantôt les prédestinés, pour mieux glorifier le Roi des rois, parcourent son merveilleux ouvrage : la création, qu’ils contemplent des divers points de l’univers, leur présente des spectacles ravissants : tels, si l’on peut comparer les grandes choses aux petits objets, tels se montrent aux yeux du voyageur les champs superbes de l’Indus, les riches vallées de Delhi et de Cachemire, rivages couverts de perles et parfumés d’ambre, où les flots tranquilles viennent expirer au pied des cannelliers en fleur. La couleur des cieux, la disposition et la grandeur des sphères, qui varient selon les mouvements et les distances, sont pour les esprits bienheureux une source inépuisable d’admiration. Ils aiment à connoître les lois qui font rouler avec tant de légèreté ces corps pesants dans l’éther fluide ; ils visitent cette lune paisible qui pendant le calme des nuits éclaira leurs prières ou leurs amitiés ici-bas. L’astre humide et tremblant qui précède les pas du matin, cette autre planète qui paroît comme un diamant dans la chevelure d’or du soleil, ce globe à la longue année qui ne marche qu’à la lueur de quatre torches pâlissantes, cette terre en deuil qui loin des rayons du jour porte un anneau ainsi qu’une veuve inconsolable, tous ces flambeaux errants de la maison de l’homme attirent les méditations des élus. Enfin, les âmes prédestinées volent jusqu’à ces mondes dont nos étoiles sont les soleils, et elles entendent les concerts inconnus de la Lyre et du Cygne célestes. Dieu, de qui s’écoule une création non interrompue, ne laisse point reposer leur curiosité sainte, soit qu’aux bords les plus reculés de l’espace il brise un antique univers, soit que, suivi de l’armée des anges, il porte l’ordre et la beauté jusque dans le sein du chaos.

Mais l’objet le plus étonnant offert à la contemplation des saints, c’est l’homme. Ils s’intéressent encore à nos peines et à nos plaisirs ; ils écoutent nos vœux, ils prient pour nous ; ils sont nos patrons et nos conseils ; ils se réjouissent sept fois lorsqu’un pécheur retourne au bercail, ils tremblent d’une charitable frayeur lorsque l’ange de la mort amène une âme craintive aux pieds du souverain Juge. Mais s’ils voient nos passions à découvert, ils ignorent toutefois par quel art tant d’éléments opposés sont confondus dans notre sein : Dieu, qui permet aux bienheureux de pénétrer les lois de l’univers, s’est réservé le merveilleux secret du cœur de l’homme.

C’est dans cette extase d’admiration et d’amour, dans ces transports d’une joie sublime, ou dans ces mouvements d’une tendre tristesse, que les élus répètent ce cri de trois fois Saint, qui ravit éternellement les cieux. Le roi-prophète règle la mélodie divine ; Asaph, qui soupira les douleurs de David, conduit les instruments animés par le souffle, et les fils de Coré gouvernent les harpes, les lyres et les psaltérions qui frémissent sous la main des anges. Les six jours de la création, le repos du Seigneur, les fêtes de l’ancienne et de la nouvelle loi sont célébrés tour à tour dans les royaumes incorruptibles. Alors les dômes sacrés se couronnent d’une auréole plus vive ; alors du trône de Dieu, de la lumière même répandue dans les demeures intellectuelles, s’ échappent des sons si suaves et si délicats, que nous ne pourrions les entendre sans mourir. Muse, où trouveriez-vous des images pour peindre ces solennités angéliques ! Seroit-ce sous les pavillons des princes de l’Orient, lorsque, assis sur un trône étincelant de pierreries, le monarque assemble sa pompeuse cour ? Ou bien, ô Muse ! rappelleriez-vous le souvenir de la terrestre Jérusalem, quand Salomon voulut dédier au Seigneur le sanctuaire du peuple fidèle ? Le bruit éclatant des trompettes ébranloit les sommets de Sion ; les lévites redisoient en chœur le cantique des degrés ; les anciens d’Israël marchoient avec Salomon devant les tables de Moïse ; le grand sacrificateur immoloit des victimes sans nombre ; les filles de Juda formoient des pas cadencés autour de l’arche d’alliance ; leurs danses, aussi pieuses que leurs hymnes, étoient des louanges au Créateur.

Les concerts de la Jérusalem céleste retentissent surtout au tabernacle très-pur qu’habite dans la cité de Dieu l’adorable Mère du Sauveur. Environnée du chœur des veuves, des femmes fortes et des vierges sans tache, Marie est assise sur un trône de candeur. Tous les soupirs de la terre montent vers ce trône par des routes secrètes ; la Consolatrice des affligés entend le cri de nos misères les plus cachées ; elle porte aux pieds de son Fils, sur l’autel des parfums, l’offrande de nos pleurs, et, afin de rendre l’holocauste plus efficace, elle y mêle quelques-unes de ses larmes divines. Les esprits gardiens des hommes viennent sans cesse implorer, pour leurs amis mortels, la Reine des miséricordes. Les doux séraphins de la grâce et de la charité la servent à genoux ; autour d’elle se réunissent encore les personnages touchants de la crèche, Gabriel, Anne et Joseph ; les bergers de Bethléem et les mages de l’Orient. On voit aussi s’empresser dans ce lieu les enfants morts en entrant à la vie, et qui, transformés en petits anges, semblent être devenus les compagnons du Messie au berceau. Ils balancent devant leur mère céleste des encensoirs d’or, qui s’élèvent et retombent avec un bruit harmonieux et d’où s’échappent en vapeur légère les parfums d’amour et d’innocence.

Des tabernacles de Marie on passe au sanctuaire du Sauveur des hommes : c’est là que le Fils conserve par ses regards les mondes que le Père a créés ; il est assis à une table mystique ; vingt-quatre vieillards, vêtus de robes blanches et portant des couronnes d’or, sont placés sur des trônes à ses côtés. Près de lui est son char vivant, dont les roues lancent des foudres et des éclairs. Lorsque le Désiré des nations daigne se manifester aux élus dans une vision intime et complète, les élus tombent comme morts devant sa face ; mais il étend sa droite, et leur dit :

« Relevez-vous, ne craignez rien, vous êtes les bénis de mon Père ; regardez-moi ; je suis le Premier et le Dernier. »

Par delà le sanctuaire du Verbe s’étendent sans fin des espaces de feu et de lumière. Le Père habite au fond de ces abîmes de vie. Principe de tout ce qui fut, est et sera, le passé, le présent et l’avenir se confondent en lui. Là sont cachées les sources des vérités incompréhensibles au ciel même : la liberté de l’homme et la prescience de Dieu ; l’être qui peut tomber dans le néant et le néant qui peut devenir l’être ; là surtout s’accomplit, loin de l’œil des anges, le mystère de la Trinité. L’esprit qui remonte et descend sans cesse du Fils au Père, et du Père au Fils, s’unit avec eux dans ces profondeurs impénétrables. Un triangle de feu paroît alors à l’entrée du Saint des saints : les globes s’arrêtent de respect et de crainte, l’Hosanna des anges est suspendu, les milices immortelles ne savent quels seront les décrets de l’Unité vivante ; elles ne savent si le trois fois Saint ne va point changer sur la terre et dans le ciel les formes matérielles et divines, ou si, rappelant à lui les principes des êtres, il ne forcera point les mondes à rentrer dans le sein de son éternité.

Les essences primitives se séparent, le triangle de feu disparoît : l’oracle s’entr’ouvre, et l’on aperçoit les trois Puissances. Porté sur un trône de nuées, le Père tient un compas à la main ; un cercle est sous ses pieds ; le Fils, armé de la foudre, est assis à sa droite ; l’Esprit s’élève à sa gauche comme une colonne de lumière. Jéhovah fait un signe, et les temps, rassurés, reprennent leurs cours, et les frontières du chaos se retirent, et les astres poursuivent leurs chemins harmonieux. Les cieux prêtent alors une oreille attentive à la voix du Tout-Puissant, qui déclare quelques-uns de ses desseins sur l’univers.

À l’instant où la prière de Cyrille parvint au trône éternel, les trois Personnes se montroient ainsi aux yeux éblouis des anges. Dieu vouloit couronner la vertu de Cyrille, mais le saint prélat n’étoit point la victime de prédilection désignée pour la persécution nouvelle : il avoit déjà souffert au nom du Sauveur, et la justice du Tout-Puissant demandoit une hostie entière.

À la voix de son vénérable martyr, le Christ s’inclina devant l’Arbitre des humains, et fit trembler dans l’immensité de l’espace tout ce qui n’étoit pas le marchepied de Dieu. Il ouvre ses lèvres, où respire la loi de clémence, pour présenter à l’Ancien des jours le sacrifice de l’évêque de Lacédémone. Les accents de sa voix sont plus doux que l’huile de justice dont Salomon fut sacré, plus purs que la fontaine de Samarie, plus aimables que le murmure des oliviers en fleur balancés au souffle du printemps, dans les jardins de Nazareth ou dans les vallons du Thabor.

Imploré par le Dieu de mansuétude et de paix en faveur de l’Église menacée, le Dieu fort et terrible fit connoître aux cieux ses desseins sur les fidèles. Il ne prononça qu’une parole, mais une de ces paroles qui fécondent le néant, qui font naître la lumière ou qui renferment la destinée des empires.

Cette parole dévoile soudain aux légions des anges, aux chœurs des vierges, des saints, des rois, des martyrs, le secret de la sagesse. Ils voient dans le mot du souverain Juge, ainsi que dans un rayon limpide du jour, les conceptions du passé, les préparations du présent et les événements de l’avenir.

Le moment est arrivé où les peuples, soumis aux lois du Messie, vont enfin goûter sans mélange la douceur de ces lois propices. Assez longtemps l’idolâtrie éleva ses temples auprès des autels du Fils de l’Homme, il faut qu’elle disparoisse du monde. Déjà est né le nouveau Cyrus qui brisera les derniers simulacres des esprits de ténèbres et mettra le trône des Césars à l’ombre des saints tabernacles. Mais les chrétiens, invincibles sous le fer et dans les flammes, se sont laissé amollir aux délices de la paix. Afin de les mieux éprouver, la Providence a permis qu’ils connussent les richesses et les honneurs : ils n’ont pu résister à la persécution de la prospérité. Il faut avant que le monde passe sous leur puissance qu’ils soient dignes de leur gloire ; ils ont allumé le feu de la colère du Seigneur, ils n’obtiendront point grâce à ses yeux qu’ils n’aient été purifiés. Satan sera déchaîné sur la terre ; une dernière épreuve va commencer pour les fidèles : les chrétiens sont tombés, ils seront punis. Celui qui doit expier leurs crimes par un sacrifice volontaire est depuis longtemps marqué dans la pensée de l’Éternel.

Tels sont les premiers conseils que découvrent dans la parole de Dieu les habitants des demeures célestes. Ô parole divine ! quelle longue et foible succession de temps et d’idées la parole humaine est obligée d’employer pour te rendre ! Tu fais tout voir, tout comprendre aux élus dans un moment ; et moi, ton indigne interprète, je développe péniblement dans un langage de mort les mystères contenus dans un langage de vie ! Avec quelle sainte admiration, avec quelle piété sublime, les justes connoissent ensuite l’holocauste demandé et les conditions qui le rendent agréable au Très-Haut ! Cette victime qui doit vaincre l’enfer par la vertu des souffrances et des mérites du sang de Jésus-Christ, cette victime qui marchera à la tête de mille autres victimes, n’a point été choisie parmi les princes et les rois. Né dans un rang obscur, pour mieux imiter le Sauveur du monde, cet homme aimé du ciel descend toutefois d’illustres aïeux. En lui la religion va triompher du sang des héros païens et des sages de l’idolatrie ; en lui seront honorés par un martyre oublié de l’histoire ces pauvres ignorés du monde, qui vont souffrir pour la loi, ces humbles confesseurs qui, ne prononçant à la mort que le nom de Jésus-Christ, laisseront leurs propres noms inconnus aux hommes. Âme de tous les projets des fidèles, soutien du prince qui renversera les autels des faux dieux, il faut encore que ce chrétien appelé ait scandalisé l’Église, et qu’il ait pleuré ses erreurs ainsi que le premier apôtre, afin d’encourager au repentir ses frères coupables. Déjà, pour lui donner les vertus nécessaires au jour du combat, l’ange du Seigneur l’a conduit par la main chez les nations de la terre ; il a vu l’Évangile s’établissant de toutes parts. Dans le cours de ses voyages, utiles aux desseins de Dieu, les démons ont tenté le nouveau prédestiné non encore rentré dans les voies du ciel. Une grande et dernière faute, en le jetant dans un grand mallieur, l’a fait sortir des ombres de la mort. Les larmes de sa pénitence ont commencé à couler ; alors un solitaire, inspiré de Dieu lui a révélé une partie de ses fins. Bientôt il sera digne de la palme qu’on lui prépare. Telle est la victime dont l’immolation désarmera le courroux du Seigneur et replongera Lucifer dans l’abîme.

Tandis que les saints et les anges pénètrent les desseins annoncés par la parole du Très-Haut, cette même parole découvre un autre miracle de la grâce aux chœurs des femmes bienheureuses. Les païens auront aussi leur hostie, car les chrétiens et les idolâtres vont se réunir à jamais au pied du Calvaire. Cette victime sera dérobée au troupeau innocent des vierges, afin d’expier l’impureté des mœurs païennes. Fille des beaux-arts qui séduisent les foibles mortels, elle fera passer sous le joug de la croix les charmes et le génie de la Grèce. Elle n’est point immédiatement demandée par un décret irrévocable ; elle n’aura ni le mérite ni l’éclat du premier holocauste, mais, épouse désignée du martyr et par lui arrachée aux temples des idoles, elle augmentera l’efficacité du principal sacrifice en multipliant les épreuves. Dieu cependant n’abandonnera pas sans secours ses serviteurs à la rage de Satan : il veut que les légions fidèles se revêtent de leurs armes, qu’elles soutiennent et consolent le chrétien persécuté ; il leur confie l’exercice de sa miséricorde en se réservant celui de sa justice : le Christ lui-même soutiendra le confesseur dévoué au salut de tous, et Marie prendra sous sa protection la vierge timide qui doit accroître les douleurs, les joies et la gloire du martyr.

Ces destinées de l’Église, divulguées aux élus par un seul mot du Tout-Puissant, interrompirent les concerts et suspendirent les fonctions des anges ; il se fit dans le ciel une demi-heure de silence, comme au moment redoutable où Jean vit briser le septième sceau du livre mystérieux ; les milices divines, frappées du son de la parole éternelle, restoient dans un muet étonnement. Ainsi, lorsque la foudre commence à gronder sur de nombreux bataillons, près de se livrer un combat furieux, le signal est suspendu : moitié dans la lumière du soleil, moitié sous l’ombre croissante, les cohortes demeurent immobiles ; aucun soufile de l’air ne fait flotter les drapeaux, qui retombent affaissés sur la main qui les porte ; les mèches embrasées fument inutiles auprès du bronze muet, et les guerriers, sillonnés du feu de l’éclair, écoutent en silence la voix des orages.

L’Esprit qui garde l’étendard de la croix, élevant tout à coup la bannière triomphante, fait cesser l’immobilité des armées du Seigneur. Tout le ciel abaisse aussitôt les yeux vers la terre ; Marie, du haut du firmament, laisse tomber un premier regard d’amour sur la tendre victime confiée à ses soins. Les palmes des confesseurs reverdissent dans leurs mains, l’escadron ardent ouvre ses rangs glorieux pour faire place aux époux martyrs, entre Félicité et Perpétue, entre l’illustre Étienne et les grands Machabées. Le vainqueur de l’antique dragon, Michel, prépare sa lance redoutable ; autour de lui ses immortels compagnons se couvrent de leurs cuirasses étincelantes. Les boucliers de diamant et d’or, le carquois du Seigneur, les épées flamboyantes, sont détachés des portiques éternels ; le char d’Emmanuel s’ébranle sur son essieu de foudre et d’éclairs ; les chérubins roulent leurs ailes impétueuses et allument la fureur de leurs yeux. Le Christ redescend à la table des vieillards, qui présentent à sa bénédiction deux robes nouvellement blanchies dans le sang de l’Agneau ; le Père tout-puissant se renferme dans les profondeurs de son éternité, et l’Esprit-Saint verse tout à coup des flots d’une lumière si vive, que la création semble rentrée dans la nuit. Alors les chœurs des saints et des anges entonnent le cantique de gloire :

« Gloire à Dieu, dans les hauteurs du ciel !

« Goûtez sur la terre des jours pacifiques, vous qui marchez parmi les sentiers de la bonté et de la douceur ! Agneau de Dieu, vous effacez les péchés du monde ! miracle de candeur et de modestie, vous permettez à des victimes sorties du néant de vous imiter, de se dévouer pour le salut des pécheurs ! Serviteurs du Christ que le monde persécute, ne vous troublez point à cause du bonheur des méchants : ils n’ont point, il est vrai, de langueurs qui les traînent à la mort ; ils semblent ignorer les tribulations humaines ; ils portent l’orgueil à leur cou comme un carcan d’or ; ils s’enivrent à des tables sacriléges ; ils rient, ils dorment, comme s’ils n’avoient point fait de mal ; ils meurent tranquillement sur la couche qu’ils ont ravie à la veuve et à l’orphelin ; mais où vont-ils ?

« L’insensé a dit dans son cœur : « Il n’y a point de Dieu ! » Que Dieu se lève ! que ses ennemis soient dissipés ! Il s’avance : les colonnes du ciel sont ébranlées, le fond des eaux et les entrailles de la terre sont mis à nu devant le Seigneur. Un feu dévorant sort de sa bouche : il prend son vol, monté sur les chérubins ; il lance de toutes parts ses flèches embrasées ! Où sont-ils, les enfants des impies ? Sept générations se sont écoulées depuis l’iniquité des pères, et Dieu vient visiter les enfants dans sa fureur ; il vient au temps marqué punir un peuple coupable ; il vient réveiller les méchants dans leurs palais de cèdre et d’aloès, et confondre le fantôme de leur rapide félicité.

« Heureux celui qui, passant avec larmes dans les vallées, cherche Dieu comme la source des bénédictions ! Heureux celui à qui les iniquités sont pardonnées, et qui trouve la gloire dans la pénitence ! Heureux celui qui élève en silence l’édifice de ses bonnes œuvres, comme le temple de Salomon, où l’on n’entendoit ni les coups de la cognée, ni le bruit du marteau, tandis que l’ouvrier respectueux bâtissoit la maison du Seigneur. Vous tous qui mangez sur la terre le pain des larmes, répétez à la louange du Très-Haut le saint cantique :

« Gloire à Dieu, dans les hauteurs du ciel ! »


fin du livre troisième