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Les Martyrs/Livre dix-septième

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Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 230-240).

Livre Dix-Septième.

Navigation de Cymodocée. Elle arrive à Joppé. Elle monte à Jérusalem. Hélène la reçoit comme sa fille. Semaine sainte. Réponse de la sibylle de Cumes. Hiéroclès fait partir un centurion pour réclamer Cymodocée. Dioclétien donne l’édit de persécution.

Emportée par le souffle de l’Ange des mers, Cymodocée versoit des torrents de larmes. Euryméduse, qui accompagnoit la fille de Démodocus, faisoit retentir la galère de ses plaintes et de ses gémissements.

« Ô terre de Cécrops ! disoit-elle, terre où régnent un souffle divin et des génies amis des hommes, faut-il donc vous quitter sans retour ? Qui me donnera des ailes pour revoir des lieux si agréables à mon cœur ? J’arrêterois mon vol sur le temple d’Homère, je porterois à mon cher maître des nouvelles de sa Cymodocée ! Vains désirs ! Nous franchissons les plaines azurées d’Amphitrite, où les Néréides font entendre leurs concerts. Est-ce le désir des richesses qui nous oblige à braver la fureur de Neptune ? L’intérêt a ses douceurs. Non, c’est un dieu plus puissant : le dieu qui fit mourir Ariadne loin des foyers de Minos, sur une rive déserte, le dieu qui força Médée à visiter les tours d’Iolchos et à suivre un héros volage. »

Le vaisseau s’avançoit vers le dernier promontoire de l’Attique. Déjà Sunium élevoit sur la pointe d’un rocher son beau temple : les colonnes de marbre blanc sembioient se balancer dans les flots avec la lumière dorée des étoiles. Cymodocée étoit assise sur la poupe ornée de fleurs, entre les statues d’ivoire de Castor et de Pollux. Sans les larmes qui couloient de ses yeux, on l’eût prise pour la sœur de ces dieux charmants, prête à descendre avec Pâris dans l’île où la fille de Tyndare célébra son hymen avant d’aborder à Troie. Le vaisseau vole à la gauche des Cyclades blanchissantes, rangées au loin sur la mer comme une troupe de cygnes ; dirigeant sa course au midi, il vient chercher les rivages de l’île de Chypre. On célébroit alors la fête de la déesse d’Amathonte : l’onde molle et silencieuse baignoit le pied du temple de Dionée, bâti sur un promontoire au milieu des vagues tranquilles. De jeunes filles demi-nues dansoient dans un bois de myrtes, autour du voluptueux édifice ; de jeunes garçons, qui brûloient de dénouer la ceinture des Grâces, chantoient en chœur la veillée des fêtes de Vénus. Ces paroles, apportées par le souftle des Zéphyrs, parvenoient sur la mer jusqu’au vaisseau :

« Qu’il aime demain, celui qui n’a point aimé ! Qu’il aime encore demain, celui qui a aimé !

« Ame de l’univers, volupté des hommes et des dieux, belle Vénus, c’est toi qui donnes la vie à toute la nature ! Tu parois : les vents se taisent, les nuages se dissipent, le printemps renaît, la terre se couvre de fleurs et l’Océan sourit. C’est Vénus qui place sur le sein de la jeune fille la rose teinte du sang d’Adonis ; c’est Vénus qui force les nymphes à errer avec l’Amour, la nuit, sous les yeux de Diane rougissante. Nymphes, craignez l’Amour : il a déposé ses armes, mais il est armé quand il est nu ! Le fils de Cythérée naquit dans les champs, il fut nourri parmi les fleurs. Philomèle a chanté sa puissance, ne cédons point à Philomèle.

« Qu’il aime demain, celui qui n’a point aimé ! Qu’il aime encore demain, celui qui a aimé !

« Île heureuse, tout sur tes bords délicieux atteste les prodiges de l’Amour. Nautoniers, fatigués des périls, attachez l’ancre à nos ports et ployez à jamais vos voiles. Dans les bosquets d’Amathonte, vous ne livrerez que de doux combats, vous ne craindrez plus les pirates, hors l’ingénieux Amour, qui vous prépare des liens de fleurs. Ce sont les Grâces qui filent ici les instants des mortels. Vénus, par un charme invincible, assoupit un jour les Parques au fond du Tartare : aussitôt Aglaé enlève la quenouille à Lachésis, Euphrosyne le fil a Clotho, mais Atropos s’éveilla au moment où Pasithée alloit lui dérober ses ciseaux. Tout cède à la puissance des Grâces et de Vénus !

« Qu’il aime demain, celui qui n’a point aimé ! Qu’il aime encore demain, celui qui a aimé ! »

Ces chants portoient le trouble dans l’âme des nautoniers. La proue d’airain fendoit les vagues avec un bruit harmonieux : chargée des parfums de la fleur de l’oranger et de l’encens des sacrifices, la brise enfloit doucement les voiles et les arrondissoit comme le sein d’une jeune mère.

Une langueur dangereuse s’emparoit peu à peu de Cymodocée. Docile aux projets de Satan, Astarté, cet esprit impur qui triomphe dans les temples d’Amathonte, combat secrètement la fille d’Homère. Émue par les chants corrupteurs, elle descend au fond du vaisseau ; elle rêve à son époux ; elle ne sait comment régler les mouvements de son amour pour ne pas blesser sa religion nouvelle. Elle va consulter Dorothée : il lui conseille d’avoir recours au ciel : le couple fidèle tombe à genoux, et adresse ses vœux au Tout-Puissant. Le vent s’est élevé, les flots battent les deux flancs de la galère ; c’est le seul bruit qui accompagne la prière de l’amour : passion orageuse, que le matelot nourrit au milieu de la solitude des mers comme le pâtre dans la profondeur des bois.

Dorothée et la fille de Démodocus étoient encore troublés par les souvenirs d’Amathonte, lorsqu’ils découvrirent le sommet du Carmel. Peu à peu la plaine de la Palestine sort de l’onde et se dessine le long de la mer : les montagnes de la Judée se montrent derrière cette plaine : le vaisseau vint en silence, au milieu de la nuit, jeter l’ancre dans le port de Joppé : plus sacré que le vaisseau d’Hiram chargé des cèdres du temple, il portoit le temple vivant de Jésus-Christ et l’innocence, préférable au bois parfumé. Les passagers chrétiens descendent au rivage ; ils se prosternent, et baisent avec transport la terre où s’accomplit leur salut. Dorothée et la jeune catéchumène se réunissent à une troupe de pèlerins qui dévoient partir au point du jour pour Jérusalem.

L’aube avoit à peine blanchi les cieux, que l’on entendit la voix de l’Arabe conducteur de la troupe : il entonnoit le chant du départ de la caravane. Aussitôt les pèlerins s’apprêtent, les dromadaires fléchissent les genoux et reçoivent sur leurs dos voûtés les pesants fardeaux ; les ânes robustes, les cavales légères, portent les voyageurs. Cymodocée, qui attiroit tous les regards, étoit assise, avec sa nourrice, sur un chameau orné de tapis, de plumes et de banderoles : Rebecca montra moins de pudeur quand elle se voila la tête en apercevant Isaac qui venoit au-devant d’elle ; Rachel parut moins belle aux yeux de Jacob lorsqu’elle quitta ses pères, emportant ses dieux domestiques. Dorothée et ses serviteurs marchoient aux côtés de la fille de Démodocus, et veilloient aux pas de son chameau.

On quitte les murs de Joppé, qu’embellissent des bois de lentisques et de grenadiers semblables à des rosiers chargés de pommes rouges ; on traverse la plaine de Saron, qui dans l’Écriture partage avec le Carmel et le Liban l’honneur d’être l’image de la beauté : elle étoit couverte de ces fleurs dont Salomon, dans toute sa pompe royale, ne pouvoit égaler la magnificence. Bientôt on pénètre dans les montagnes de Judée par le hameau qui vit naître l’heureux coupable à qui Jésus-Christ promit le ciel sur la croix. Les pieux voyageurs vous saluèrent aussi, berceau de Jérémie, vous qui respirez encore la tristesse du prophète des douleurs ! Ils franchissent le torrent qui fournit au berger de Bethléem les pierres dont il frappa le Philistin ; ils s’enfoncent dans un désert où des figuiers sauvages clair-semés étaloient au vent brûlant du midi leurs feuilles noircies : la terre, qui jusque là avoit conservé quelque verdure, se dépouille ; les flancs des monts s’élargissent et prennent à la fois un air plus grand et plus stérile. Peu à peu la végétation se retire et meurt ; les mousses mêmes disparoissent ; une teinte rouge et ardente succède à la pâleur des rochers. Parvenus à un col élevé, tout à coup les pèlerins découvrent un vieux mur surmonté de la cime de quelques édifices nouveaux. Le guide s’écrie : « Jérusalem ! » et la troupe, soudain arrêtée par un mouvement involontaire, répète : « Jérusalem ! Jérusalem ! »

À l’instant les chrétiens se précipitent de leurs cavales ou de leurs chameaux. Ceux-ci se prosternent trois fois, ceux-là se frappent le sein en poussant des sanglots ; les uns apostrophent la ville sacrée dans le langage le plus pathétique, les autres restent muets d’étonnement, le regard attaché sur Jérusalem. Mille souvenirs accablent à la fois le cœur et l’esprit : souvenirs qui n’embrassent rien moins que la durée du monde ! ô muse de Sion, toi seule pourrois peindre ce désert qui respire la divinité de Jéhovah et la grandeur des prophètes !

Entre la vallée du Jourdain et les plaines de l’Idumée s’étend une chaîne de montagnes qui commence aux champs fertiles de la Galilée et va se perdre dans les sables de l’Yémen. Au centre de ces montagnes se trouve un bassin aride, fermé de toutes parts par des sommets jaunes et rocailleux ; ces sommets ne s’entr’ouvrent qu’au levant, pour laisser voir le gouffre de la mer Morte et les montagnes lointaines de l’Arabie. Au milieu de ce paysage de pierres, sur un terrain inégal et penchant, dans l’enceinte d’un mur jadis ébranlé sous les coups du bélier, et fortifié par des tours qui tombent, on aperçoit de vastes débris ; des cyprès épars, des buissons d’aloès et de nopals, quelques masures arabes, pareilles à des sépulcres blanchis, recouvrent cet amas de ruines : c’est la triste Jérusalem.

Au premier aspect de cette région désolée, un grand ennui saisit le cœur. Mais lorsque, passant de solitude en solitude, l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe ; le voyageur éprouve une terreur secrète qui, loin d’abaisser l’âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l’aigle impétueux, l’humble hysope, le cèdre superbe, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Écriture sont là : chaque nom renferme un mystère, chaque grotte déclare l’avenir, chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entr’ouverts attestent le prodige ; le désert paroît encore muet de terreur, et l’on diroit qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Éternel.

La pieuse Hélène a porté ses pas à cette terre sacrée : elle veut arracher le tombeau de Jésus-Christ aux profanations de l’idolâtrie ; elle veut renfermer dans de majestueux édifices tant de lieux consacrés par les paroles et les douleurs du Fils de Dieu. Elle appelle de toutes les parties du monde les chrétiens à son secours ; ils descendent en troupes aux rivages de la Syrie : les pieds nus, les yeux baignés de pleurs, ils s’avancent, en chantant des cantiques, vers la montagne où s’opéra le salut des hommes. Dorothée conduit aussi à ce sanctuaire la catéchumène que la mère de Constantin doit instruire et protéger.

La caravane entre par la porte du château qui vit depuis s’élever la tour des Pisans et l’hospice des braves chevaliers du Temple. Le bruit se répand aussitôt que le premier officier de la maison de l’empereur est arrivé avec une catéchumène plus belle que Mariamne, et qui semble aussi malheureuse. Hélène fait appeler Dorothée. Elle frémit au récit des maux qui menacent l’Église : elle reçoit l’épouse du défenseur des chrétiens avec la noblesse d’une impératrice, la bonté d’une mère et le zèle d’une sainte.

« Esther, lui dit-elle, j’aime à trouver dans vos traits une jeune femme que j’ai vue souvent en songe assise à la droite de la divine Marie. Vous n’avez point connu de mère, je vous en servirai. Remerciez Dieu, ma fille, de vous avoir conduite au tombeau de Jésus-Christ. Ici les plus hautes vérités de la foi semblent s’abaisser et devenir sensibles aux cœurs les plus simples. »

À ces touchantes paroles, Cymodocée verse des pleurs d’attendrissement et de respect. Comme on voit une vigne qu’un violent orage a détachée de l’ormeau qui la soutenoit dans les airs : ses tendres rameaux couvrent la terre ; mais si on lui présente un autre appui, elle embrasse aussitôt l’arbre secourable, et présente de nouveau aux rayons du soleil son feuillage délicat ; ainsi la fille de Démodocus, séparée de son père, s’attache étroitement à la mère de l’ami d’Eudore.

Cependant Hélène fait partir des messagers qui vont porter aux sept églises d’Asie l’annonce de la persécution prochaine ; elle daigne en même temps montrer elle-même à l’épouse d’Eudore et à Dorothée les immenses travaux qui doivent faire renaître la cité de Salomon. Le bois consacré à Vénus sur le mont Calvaire étoit abattu ; la vraie croix étoit retrouvée. Un homme que la présence de cette croix miraculeuse avoit arraché au cercueil racontoit les choses d’une autre vie dans cette Jérusalem tant de fois instruite par les morts des secrets du tombeau.

Au pied de la montagne de Sion, qui porte à son sommet le monument en ruine de David, s’élève une colline à jamais célèbre sous le nom de Calvaire. Au bas de cette colline sacrée, Hélène avoit fait enfermer le sépulcre de Jésus-Christ dans une basilique circulaire de marbre et de porphyre. Éclairé par un dôme de bois de cèdre, placé au centre de l’église, et revêtu d’un catafalque de marbre blanc, le saint tombeau servoit d’autel dans les grandes solennités. Une obscurité favorable au recueillement de l’âme régnoit au sanctuaire, dans les galeries et les chapelles de l’édifice. Des cantiques s’y faisoient entendre à toutes les heures du jour et de la nuit. On ne sait d’où partent ces concerts ; on respire l’odeur de l’encens sans apercevoir la main qui le brûle : on voit passer dans l’ombre et s’enfoncer dans les détours du temple le pontife qui va célébrer les redoutables mystères aux lieux mêmes où ils se sont accomplis,

Cymodocée contemple en silence les merveilles chrétiennes : fille de la Grèce, elle admire les chefs-d’œuvre des arts créés par la puissance de la foi au milieu des déserts. Les portes du nouvel édifice attirent surtout ses regards. Elles étoient de bronze et rouloient sur des gonds d’argent et d’or. Un solitaire des rives du Jourdain, animé de l’esprit prophétique, avoit donné le dessin de ces portes à deux célèbres sculpteurs de Laodicée. On voyoit la ville sainte, tombée au pouvoir d’un peuple infidèle, assiégée par des héros chrétiens : on les reconnoissoit à la croix qui brilloit sur leurs habits. Le vêtement et les armes de ces héros étoient étrangers, mais les soldats romains croyoient retrouver quelques traits des Francs et des Gaulois parmi ces guerriers à venir. Sur leur front éclatoient l’audace, l’esprit d’entreprise et d’aventure, avec une noblesse, une franchise, un honneur, ignorés des Ajax et des Achille. Ici le camp paroissoit ému à la vue d’une femme séduisante qui sembloit implorer le secours d’une troupe de jeunes princes ; là cette même enchanteresse enlevoit un héros sur les nuages et le transportoit dans des jardins délicieux ; plus loin, une assemblée d’esprits de ténèbres étoit convoquée dans les salles brûlantes de l’enfer : le rauque son de la trompette du Tartare appelle les habitants des ombres éternelles ; les noires cavernes en sont ébranlées, et le bruit, d’abîme en abîme, roule et retombe. Avec quel attendrissement Cymodocée aperçut une femme mourante sous l’armure d’un guerrier ! Le chrétien qui lui perça le sein va tout en pleurs puiser de l’eau dans son casque, et revient donner une vie éternelle à la beauté qu’il priva d’un jour passager. Enfin la cité sainte est attaquée de toutes parts, et l’étendard de la croix flotte sur les murs de Jérusalem. L’artiste divin avoit aussi représenté, parmi tant de merveilles, le poëte qui devoit un jour les chanter : il paroissoit écouter au milieu d’un camp le cri de la religion, de l’honneur et de l’amour, et, plein d’un noble enthousiasme, il écrivoit ses vers sur un bouclier.

Cependant le temps, qui fuit sans cesse, avoit ramené la veille du jour douloureux où Jésus-Christ expira sur la croix. Cymodocée, avec une troupe de vierges choisies, accompagne Hélène au tombeau du Sauveur. La nuit étoit au milieu de son cours ; le saint sépulcre étoit rempli de fidèles, et pourtant un profond silence régnoit dans ce lieu sacré. Le chandelier à sept branches brûloit devant l’autel ; quelques lampes éclairoient à peine le reste de l’édifice ; toutes les images des martyrs et des anges étoient voilées ; le sacrifice étoit suspendu, et l’hostie déposée dans le saint tombeau. Hélène se place au milieu de la foule : elle avoit quitté son diadème ; elle ne vouloit pas ceindre son front d’une couronne de diamants dans ces lieux où le Rédempteur avoit porté une couronne d’épines. L’habileté de Cymodocée dans l’art des chants étoit déjà connue de ses compagnes ; elles avoient invité la fille d’Homère à soupirer les plaintes de Jérémie. Hélène l’encourage d’un regard. Cymodocée s’avance au pied de l’autel : elle étoit vêtue d’une robe de bysse aurore, attachée par une ceinture de soie et bordée de grenades d’or, à la manière des filles juives ; ses cheveux, son cou et ses bras étoient chargés, pour un moment, de croissants, de bandelettes de cinq couleurs, de bracelets, de pendants d’oreilles et de colliers : telle parut aux yeux des Israélites Michol, épouse promise à David pour prix de sa victoire sur les Philistins ; tel un palmier de Syrie orne sa tête de ses fruits enchaînés comme des cristaux de corail à des filets d’ambre. Cymodocée, élevant une voix pure, fait entendre ces lamentations :

« Comment la ville, autrefois pleine de peuple, est-elle assise dans la solitude ? Comment l’or est-il obscurci ? Comment les pierres du sanctuaire ont-elles été dispersées ? La maîtresse des nations est veuve ; la reine des provinces est sujette au tribut. Les rues de Sion pleurent, les portes sont détruites, les prêtres gémissent, les vierges sont désolées. Ô race de Juda ! vous avez été traitée comme un vase d’argile ! Jérusalem, Jérusalem, dans un moment tu vis tomber l’orgueil de tes tours, et tes ennemis plantèrent leurs tentes à l’endroit même où le juste pleurant sur toi avoit prédit ta ruine. »

Ainsi chantoit Cymodocée sur un mode pathétique, transmis aux chrétiens par la religion des Hébreux. De temps en temps des trompettes d’airain mêloient leurs gémissements aux plaintes de Jérémie. Quelle éloquence dans ces leçons, redites sur les ruines de Jérusalem, près du temple dont il ne restoit pas pierre sur pierre, et la veille d’une persécution ! La voix émue d’une jeune fille séparée de son père, et tremblant pour les jours de son époux, ajoutoit un charme à ces cantiques. Les prières continuent jusqu’au lever de l’aurore : alors se prépare la procession solennelle qui doit parcourir la Voie douloureuse.

La vraie croie, portée par quatre évêques, confesseurs et martyrs, marche à la tête du troupeau. Allongé sur deux files, un nombreux clergé, en silence et en habits de deuil, suit le signe de la rédemption des hommes. Viennent ensuite les chœurs des vierges et des veuves, les catéchumènes qui doivent entrer dans le sein de l’Église, les pécheurs qui vont être réconciliés. L’évêque de Jérusalem, la tête découverte, une corde au cou en signe d’expiation, termine la pompe. Hélène marche derrière lui, appuyée sur l’épouse du défenseur des chrétiens : la troupe innombrable des fidèles, l’orphelin, l’aveugle, le boiteux, accompagnent, pleins d’espérance, cette croix qui guérit l’infirme et console l’affligé.

On sort par la porte de Bethléem, et tournant au levant, le long de la piscine de Bethsabée, on descend vers le puits de Néphi pour remonter à la fontaine de Siloé. À l’aspect de la vallée de Josaphat remplie de tombeaux, de cette vallée où la trompette de l’ange du jugement doit rassembler les morts, une sainte terreur saisit l’âme des fidèles. La pompe religieuse passe au pied du mont Moria et traverse le torrent de Cédron, qui rouloit une eau fangeuse et rougie ; elle laisse à droite les sépulcres de Josaphat et d’Absalon, et vient prier au jardin des Oliviers, à l’endroit même que le Fils de l’homme arrosa d’une sueur de sang. À chaque station un prêtre explique au peuple, ou le miracle, ou la parole, ou l’action dont ce lieu sacré fut témoin. La porte des Palmes s’ouvre, et la procession rentre dans Jérusalem. Au travers des décombres entassés, elle parvient aux ruines du palais du Prétoire, près de l’enceinte du temple : c’est là que commence le chemin du Calvaire. Le prêtre qui doit parler à la foule ne peut lire l’Évangile, à cause des pleurs qui tombent de ses yeux : à peine on entend sa voix altérée :

« Mes frères, s’écrie-t-il, là s’élevoit la prison où il fut couronné d’épines ! De ce portique en ruine, Pilate le montra aux Juifs en leur disant : « Voilà l’homme ! »

À ces paroles, les chrétiens éclatent en sanglots. On marche vers le Calvaire : le prêtre décrit de nouveau la Voie douloureuse :

« Là fut la maison du riche ; là Jésus-Christ tomba sous sa croix ; plus loin l’Homme-Dieu dit aux femmes : « Ne pleurez pas sur moi, mais sur vous et sur vos fils. »

On arrive au sommet du Calvaire ; on y plante le signe du salut des hommes : à l’instant le soleil se couvre de ténèbres, la terre tremble, le voile du nouveau temple se déchire. Immortels témoins de la passion du Sauveur, vous vous rassemblâtes autour de la vraie croix : on vit descendre du ciel Marie mère de pitié, Madeleine pénitente, Pierre qui pleura son péché, Jean qui n’abandonna pas son maître, l’esprit redoutable qui présenta le calice amer au Rédempteur du monde, et l’ange de la mort encore épouvanté du coup qu’il porta au Fils de l’Éternel.

Bien différent fut le jour de triomphe qui suivit ce jour de deuil ! Les images des saints sont dévoilées, le feu nouveau est béni devant l’autel, l’antique Alléluia de Jacob ébranle les voûtes de l’église :

« Ô fils, ô filles de Sion ! le Roi des cieux, le Roi de gloire va sortir du tombeau ! Quel est cet ange vêtu de blanc assis à l’entrée du sépulcre ? Apôtre, accourez ! Heureux ceux qui croiront sans avoir vu ! »

Le peuple répète en chœur cet hymne des bénédictions et des louanges.

Mais rien n’égale la félicité des catéchumènes qui dans ce jour solennel passent au rang des élus. Tous, vêtus de blanc et couronnés de fleurs, reçoivent sur le front l’eau pure qui les rend à l’innocence des premiers jours du monde. Cymodocée contemploit avec envie la félicité de ces nouveaux chrétiens, mais la fille d’Homère n’étoit point encore assez instruite des vérités de la foi. Cependant elle touchoit à l’heureux moment de son baptême, elle ne devoit plus acheter que par une dernière épreuve le bonheur de partager la religion de son époux.

Tandis que, sous la protection d’Hélène, elle se croit à l’abri de tous les dangers, déjà s’avance vers Jérusalem le centurion qui poursuit la colombe fugitive. L’aruspice qui devoit consulter la sibylle de Cumes sur le sort des chrétiens avoit quitté Rome ; il étoit accompagné d’un satellite d’Hiéroclès, chargé secrètement au nom de Galérius de se rendre l’oracle favorable : aussitôt que la prêtresse auroit prononcé l’arrêt fatal, le ministre du proconsul avoit ordre de s’embarquer pour la Syrie, de saisir Cymodocée dans la ville sainte, de réclamer cette nouvelle Virginie au tribunal d’un nouvel Appius, comme une esclave chrétienne échappée à son maître.

Le prince des ténèbres, poursuivant ses desseins, avoit volé de Rome à Cumes, afin d’inspirer à la sibylle l’oracle trompeur qui devoit perdre les fidèles. Il découvre avec complaisance le lac Averne environné d’une sombre forêt. C’est par une ouverture voisine de ces lieux que souvent les démons s’élancent du sein des ombres : du fond de ce soupirail empesté, ils se plaisent à répandre chez les peuples mille fables obscures touchant les vastes demeures de la nuit et du silence. Mais ces anges criminels trahissent malgré eux le secret de leurs douleurs : car ils placent sur le chemin de leur empire les remords couchés sur un lit de fer ; la discorde aux crins de couleuvres, rattachés par des bandelettes sanglantes ; les vains songes suspendus aux branches d’un orme antique ; le travail, les chagrins, l’épouvante, la mort et les joies coupables du cœur.

L’Éternel, qui voit Satan s’avancer vers l’antre de la sibylle, s’oppose à l’entier accomplissement des projets de l’enfer. Si Dieu, dans la profondeur de ses conseils, souffre que son Église soit persécutée, il ne permet pas que les démons puissent s’en attribuer la coupable gloire ; même en châtiant les chrétiens il songe à humilier les esprits rebelles. Il veut que les faux oracles se taisent, et que les idoles, s’avouant vaincues, reconnoissent enfin le triomphe de la croix.

Un ange, chargé des ordres du Très-Haut, descend aussitôt sur la colline où Dédale, après avoir franchi les cieux, consacra, dit la fable, ses ailes au génie de la lumière. Le messager céleste pénètre dans le temple de la sibylle. L’aruspice envoyé par Dioclétien offroit dans ce moment même un sacrifice. Quatre taureaux tombent égorgés en l’honneur d’Hécate ; on immole une brebis noire à la Nuit, mère des Euménides ; le feu est allumé sur les autels de Pluton ; les victimes entières sont précipitées dans la flamme, et des flots d’huile inondent leurs entrailles brûlantes. On invoque le Chaos, le Styx, le Phlégéton, les Parques, les Furies, divinités infernales : on leur dévoue la tête des chrétiens. À peine l’odieux sacrifice est consommé, que la sibylle, hors d’elle-même, s’écrie :

« Il est temps de consulter l’oracle ! Le Dieu ! Voilà le Dieu ! »

Tandis qu’elle parle à l’entrée du sanctuaire, Satan agite tout à coup la prêtresse des idoles. Les traits de la sibylle s’altèrent, son visage change de couleur, ses cheveux se hérissent, sa poitrine se suulève, sa taille s’agrandit, sa voix n’a plus rien d’une mortelle. Assise sur le trépied, elle lutte encore contre l’inspiration du prince des ténèbres.

« Puissant Apollon, s’écrie l’aruspice, dieu de Sminthe et de Délos, vous que le destin a choisi pour dévoiler l’avenir aux mortels, daignez m’apprendre quel sera le sort des chrétiens ! Le pieux empereur doit-il faire disparoître de la terre les sacriléges ennemis des dieux ? »

À ces mots, la prêtresse se lève trois fois avec violence ; trois fois une force la rasseoit sur le trépied ; les cent portes du sanctuaire s’ouvrent pour laisser passer les paroles prophétiques. Ô prodige ! la sibylle reste muette. En vain, fatiguée par le démon, elle cherche à rompre le silence : elle ne rend que des sons confus et inarticulés. L’ange du Seigneur s’est dévoilé aux yeux de la prêtresse : la bouche entr’ouverte, les yeux égarés, les cheveux épars, elle le montre de la main aux spectateurs ; ils ne voient point l’apparition céleste mais ils sont saisis d’épouvante. Domptée par l’esprit de l’abîme et faisant un dernier effort, la sibylle veut ordonner la proscription des chrétiens, et elle ne prononce que ces mots :

« Les justes qui sont sur la terre m’empêchent de parler. »

Satan, vaincu par cet oracle, s’envole plein de honte et de douleur, sans perdre toutefois l’espérance et sans abandonner ses projets. Ce qu’il n’a pu faire lui-même, il le fera par les passions des hommes. L’aruspice confie la réponse des dieux à un cavalier numide plus léger que les vents ; Dioclétien la reçoit ; le conseil s’assemble.

« Ces prétendus justes, s’écrie Hiéroclès, ce sont les chrétiens. L’oracle les désigne, par dérision, sous le nom qu’ils se donnent eux-mêmes. Auguste, ce sont donc les chrétiens qui font taire la voix du ciel ! tant ces monstres sont en horreur aux dieux et aux hommes ! »

Dioclétien, secrètement troublé par l’antique serpent, est frappé de l’explication d’Hiéroclès. Il ne voit plus ce que l’oracle a de favorable aux fidèles. La superstition étouffe la sagesse : il craint de favoriser des hommes dévoués aux Furies. Cependant il hésite encore. Alors un bruit se répand dans le conseil que les chrétiens ont mis le feu au palais. Galérius, par l’avis d’Hiéroclès, avoit préparé cet incendie, afin de triompher des incertitudes de l’empereur. Aussitôt César, affectant un air consterné :

« Il est bien temps de délibérer quand des scélérats vont vous faire périr au milieu des flammes ! »

À ces mots, tout le conseil, ou séduit ou trompé, demande la mort des impies, et l’empereur, effrayé lui-même, ordonne de publier l’édit de persécution.


fin du livre dix-septième.