Aller au contenu

Les Martyrs/Livre seizième

La bibliothèque libre.
Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 216-229).

Livre Seizième.

Harangues de Symmaque, d’Hiéroclès et d’Eudore. Dioclétien consent à donner l’édit de persécution, mais il veut que l’on consulte auparavant la sibylle de Cumes.

« Très-clément empereur Dioclétien, et vous, très-heureux prince César Galérius, si jamais vos âmes divines donnèrent une preuve éclatante de leur justice, c’est dans l’affaire importante qui rassemble le très-auguste sénat aux pieds de vos éternités.

« Proscrirons-nous les adorateurs du nouveau Dieu ? Laisserons-nous les chrétiens jouir en paix du culte de leur divinité ? Telle est la question que l’on propose au sénat.

« Que Jupiter et les autres dieux vengeurs de l’humanité me préservent de faire couler jamais le sang et les larmes ! Pourquoi persécuterions-nous des hommes qui remplissent tous les devoirs du citoyen ? Les chrétiens exercent des arts utiles ; leurs richesses alimentent le trésor de l’État ; ils servent avec courage dans nos armées ; ils ouvrent souvent dans nos conseils des avis pleins de sens, de justesse et de prudence. D’ailleurs, ce n’est point par la violence que l’on parviendra au but désiré. L’expérience a démontré que les chrétiens se multiplient sous le fer des bourreaux. Voulez-vous les gagner à la religion de la patrie, appelez-les au temple de la Miséricorde, et non pas aux autels des Euménides.

« Mais, après avoir déclaré ce qui me semble conforme à la raison, je dois, avec la même justice, manifester la crainte que m’inspirent les chrétiens. C’est le seul reproche que l’on puisse légitimement leur faire : il est certain que nos dieux sont l’objet de leur dérision et quelquefois de leurs insultes. Que de Romains se sont déjà laissé entraîner par des raisonnements téméraires ! Ah ! nous parlons d’attaquer une divinité étrangère, songeons plutôt à défendre les nôtres ! Rattachons-nous à leur culte par le souvenir de tout ce qu’elles ont fait pour nous. Quand nous serons bien convaincus de la grandeur et de la bonté de nos dieux paternels, nous ne craindrons plus de voir la secte des chrétiens s’accroître et se grossir des déserteurs de nos temples.

« C’est une vérité reconnue depuis longtemps que Rome a dû l’empire du monde à sa piété envers les immortels. Elle a élevé des autels à tous les génies bienfaisants, à la petite fortune, à l’amour filial, à la paix, à la concorde, à la justice, à la liberté, à la victoire, au dieu Terme, qui seul ne se leva point devant Jupiter dans l’assemblée des dieux. Cette famille divine pourroit-elle déplaire aux chrétiens ? Quel homme oseroit refuser des hommages à de si nobles déités ? Voulez-vous remonter plus haut, vous trouverez les noms mêmes de notre patrie, nos traditions les plus antiques, liés à notre religion et faisant partie de nos sacrifices ; vous trouverez le souvenir de cet âge d’or, règne de bonheur et d’innocence, que tous les peuples envient à l’Ausonie. Y a-t-il rien de plus touchant que ce nom de Latium donné à la campagne de Laurente, parce qu’elle fut l’asile d’un dieu persécuté ? Nos pères, en récompense de leur vertu, reçurent du ciel un cœur hospitalier, et Rome servit de refuge à tous les infortunés bannis. Que d’intéressantes aventures ! que de noms illustres attachés à ces migrations des premiers temps du monde, Diomède, Philoctète, Idoménée, Nestor ! Ah ! quand une forêt couvroit la montagne où s’élève ce Capitole ; lorsque des chaumières occupoient la place de ces palais, que ce Tibre si fameux ne portoit encore que le nom inconnu d’Albula, on ne demandoit point ici si le Dieu d’une obscure nation de la Judée étoit préférable aux dieux de Rome ! Pour se convaincre de la puissance de Jupiter, il suffit de considérer la foible origine de cet empire. Quatre petites sources ont formé le torrent du peuple romain : Albe, le cher pays et le premier amour des Curiaces ; les guerriers latins, qui s’unirent aux guerriers d’Énée ; les Arcadiens d’Évandre, qui transmirent aux Cincinnatus l’amour des troupeaux et le sang des Hellènes, doux germe de l’éloquence chez les rudes nourrissons d’une louve ; enfin les Sabins, qui donnèrent des épouses aux compagnons de Romulus ; ces Sabins, vêtus de peaux de brebis, conduisant leurs troupeaux avec une lance, vivant de laitage et de miel, et se consacrant a Cérès et à Hercule, l’une le génie et l’autre le bras du laboureur.

« Ces dieux, qui ont opéré tant de merveilles, ces dieux, qui ou inspiré Numa, Fabricius et Caton ; ces dieux, qui protègent les cendres illustres de nos citoyens : ces dieux, au milieu desquels brillent aujourd’hui nos empereurs, sont-ils des divinités sans pouvoir et sans vertus ?

« Dioclétien, je suppose que Rome chargée d’années apparoisse tout à coup à vos yeux sous les voûtes de ce Capitole, et qu’elle s’adresse ainsi à votre éternité :

« Grand prince, ayez égard à cette vieillesse où ma piété envers les dieux m’a fait parvenir. Libre comme je le suis, je m’en tiendrai toujours à la religion de mes ancêtres. Cette religion a mis l’univers sous ma loi. Ses sacrifices ont éloigné Annibal de mes murailles et les Gaulois du Capitole. Quoi ! l’on renverseroit un jour cette statue de la Victoire sans craindre de soulever mes légions ensevelies aux champs de Zama ! N’aurois-je été préservée des plus redoutables ennemis que pour être déshonorée par mes enfants dans ma vieillesse ? »

« C’est ainsi, ô puissant empereur ! que vous parle Rome suppliante. Voyez se lever de leurs tombeaux, sur le chemin d’Appius, ces républicains vainqueurs des Volsques et des Samnites, dont nous révérons ici les images ; ils montent à ce Capitole qu’ils remplirent de dépouilles opimes ; ils viennent, couronnés de la branche du chêne, unir leurs voix à la voix de la patrie. Ces mânes sacrés n’avoient point rompu leur sommeil de fer pour la perte de nos mœurs et de nos lois ; ils ne s’étoient point réveillés au bruit des proscriptions de Marins ou des fureurs du triumvirat, mais la cause du ciel les arrache au cercueil, et ils viennent la plaider devant leurs fils. Romains séduits par la religion nouvelle, comment avez-vous pu changer pour un culte étranger nos belles fêtes et nos pieuses cérémonies ?

« Princes, je le répète, nous ne demandons point la persécution des chrétiens. On dit que le Dieu qu’ils adorent est un Dieu de paix et de justice ; nous ne refusons point de l’admettre dans le Panthéon, car nous souhaitons, très-pieux empereur, que les dieux de toutes les religions vous protègent ; mais que l’on cesse d’insulter Jupiter. Dioclétien, Galérius, sénateurs, indulgence pour les chrétiens, protection pour les dieux de la patrie ! »

En achevant de prononcer ces mots, Symmaque salue de nouveau la statue de la Victoire, et se rassied au milieu des sénateurs. Les esprits étoient différemment agités : les uns, charmés de la dignité du discours de Symmaque, se rappeloient les jours des Hortensius et des Cicéron ; les autres blâmoient la modération du pontife de Jupiter. Satan n’avoit plus d’espoir que dans Hiéroclès, et cherchoit à détruire l’effet de l’éloquence du grand-prêtre ; les anges de lumière profitoiont au contraire de cette éloquence pour ramener le sénat à des sentiments plus humains. On voyoit s’agiter les casques des guerriers, les toges des sénateurs, les robes et les sceptres des augures et des aruspices ; on entendoit un murmure confus, signe équivoque du blâme et de la louange. Dans un champ où l’ivraie et d’inutiles fleurs de pourpre et d’azur s’élèvent au milieu du froment d’or, si quelque zéphyr se glisse dans la forêt diaprée, d’abord les plus frêles épis courbent leurs têtes ; bientôt le souffle croissant balance en tumulte les gerbes fécondes et les plantes stériles : tel paroissoit dans le sénat le mouvement de tant d’hommes divers.

Les courtisans regardoient curieusement Dioclétien et Galérius, afin de régler leur opinion sur celle de leurs maîtres : César donnoit des signes d’emportement, mais le visage d’Auguste étoit impassible.

Hiéroclès se lève : il s’enveloppe dans son manteau et garde quelque temps un air sévère et pensif. Initié à toutes les ruses de l’éloquence athénienne, armé de tous les sophismes, souple, adroit, railleur, hypocrite, affectant une élocution concise et sentencieuse, parlant d’humanité en demandant le sang de l’innocent, méprisant les leçons du temps et de l’expérience, voulant à travers mille maux conduire le monde au bonheur par des systèmes, esprit faux, s’applaudissant de sa justesse : tel étoit l’orateur qui parut dans la lice pour attaquer toutes les religions, et surtout celle des chrétiens. Galérius laissoit un libre cours aux blasphèmes de son ministre : Satan poussoit au mal l’ennemi des fidèles, et l’espoir de perdre Eudore animoit l’amant de Cymodocée. Le démon de la fausse sagesse, sous la figure d’un chef de l’école nouvellement arrivé d’Alexandrie, se place auprès d’Hiéroclès : celui-ci, après un moment de silence, déploie tout à coup ses bras ; il rejette son manteau en arrière, pose les deux mains sur son cœur, s’incline jusqu’au pavé du Capitole en saluant Auguste et César, et prononce ce discours :

« Valérius Dioclétien, fils de Jupiter, empereur éternel, Auguste, huit fois consul, très-clément, très-divin, très-sage ; Valérius Maximianus Galérius, fils d’Hercule, fils adoptif de l’empereur, César, éternel et très-heureux, Parthique, triomphateur, amateur de la science et vérissime philosophe ; sénat très-vénérable et sacré, vous permettez donc que ma voix se fasse entendre ! Troublé par cet honneur insigne, comment pourrois-je m’exprimer avec assez de force ou de grâce ? Pardonnez à la foiblesse de mon éloquence en faveur de la vérité qui me fait parler.

« La terre, dans sa fécondité première, enfanta les hommes. Les hommes, par hasard et par nécessité, s’assemblèrent pour leurs besoins communs. La propriété commença : les violences suivirent ; l’homme ne put les réprimer : il inventa les dieux.

« La religion trouvée, les tyrans en profitèrent. L’intérêt multiplia les erreurs, les passions y mêlèrent leurs songes.

« L’homme, oubliant l’origine des dieux, crut bientôt à leur existence. On prit pour le consentement unanime des peuples ce qui n’étoit que le consentement unanime des passions. Les tyrans, en écrasant les hommes, eurent soin de faire élever des temples à la piété et à la miséricorde, afin que les infortunés crussent aussi qu’il y avoit des dieux.

« Le prêtre, d’abord trompeur, ensuite trompé, se passionna pour son idole ; le jeune homme, pour les grâces divinisées de sa maîtresse ; le malheuroux, pour les simulacres de sa douleur : de là le fanatisme, le plus grand des maux qui aient afiligé l’espèce humaine.

« Ce monstre, portant un flambeau, parcourut les trois régions de la terre. Il brilla, par la main des mages, les temples de Memphis et d’Athènes. Il alluma la guerre sacrée qui livra la Grèce à Philippe. Bientôt, si une secte odieuse venoit à s’étendre, de nos jours même et malgré l’accroissement des lumières, on verroit l’univers plongé dans un abîme de malheurs !

« C’est ici, princes, que je tâcherai de peindre les maux que le fanatisme a faits aux hommes, en vous dévoilant l’origine et les progrès de la religion la plus ridicule et la plus horrible que la corruption des peuples ait engendrée.

« Que ne m’est-il permis d’ensevelir dans un profond oubli ces honteuses turpitudes ! Mais je suis appelé à la défense de la vérité : il faut sauver mon empereur, il faut éclairer le monde. Je sais que j’expose mes jours au ressentiment d’une faction dangereuse. Qu’importe ? un ami de la sagesse doit fermer son cœur à toute crainte comme à toute pitié quand il s’agit du bonheur de ses frères et des droits sacres de l’humanité.

« Vous connoissez ce peuple que sa lèpre et ses déserts séparent du genre humain, ce peuple odieux qu’extermina le divin Titus.

« Un certain fourbe, appelé Moïse, par une suite de crimes et de prestiges grossiers, délivra ce peuple de la servitude. Il le conduisit au milieu des sables de l’Arabie ; il lui promettoit, au nom du dieu Jéhovah, une terre où couleroient le lait et le miel.

« Après quarante années les Juifs arrivèrent à cette terre promise, dont ils égorgèrent les habitants. Ce jardin délicieux étoit la stérile Judée, petite vallée de pierres, sans blé, sans arbres, sans eaux.

« Retirés dans leur repaire, ces brigands ne se firent remarquer que par leur haine contre le genre humain : ils vivoient au milieu des adultères, des meurtres, des cruautés.

« Que pouvoit-il sortir d’une pareille race ? (c’est ici le prodige) une race plus exécrable encore, les chrétiens : ils ont surpassé en folie, en crimes, les Juifs leurs pères.

« Les Hébreux, que trompoient des prêtres fanatiques, attendoient dans leur impuissance et dans leur bassesse un monarque qui devoit leur soumettre le monde entier.

« Le bruit se répand un jour que la femme d’un vil artisan a donné naissance à ce roi si longtemps promis. Une partie des Juifs s’empresse de croire au prodige.

« Celui qu’ils appellent leur Christ vit trente ans caché dans sa misère. Après ces trente années, il commence à dogmatiser ; il s’associe quelques pêcheurs, qu’il nomme ses apôtres. Il parcourt les villes, il se cache au désert, il séduit des femmes foibles, une populace crédule. Sa morale est pure, dit-on ; mais surpasse-t-elle celle de Socrate ?

« Bientôt il est arrêté pour ses discours séditieux et condamné à mourir sur la croix. Un jardinier dérobe son corps ; ses apôtres s’écrient que Jésus est ressuscité ; ils prêchent leur maître à la foule étonnée. La superstition s’étend, les chrétiens deviennent une secte nombreuse.

« Un culte né dans les derniers rangs du peuple, propagé par des esclaves, caché d’abord en des lieux déserts, s’est chargé peu à peu des abominations que le secret et des mœurs basses et féroces doivent naturellement engendrer : aussi la cruauté et l’infamie font-elles la partie principale de ses mystères.

« Les chrétiens s’assemblent la nuit au milieu des morts et des sépulcres. La résurrection des cadavres est le plus absurde comme le plus doux de leurs entretiens. Assis à un festin abominable, après avoir juré haine aux dieux et aux hommes, après avoir renoncé à tous les plaisirs légitimes, ils boivent le sang d’un homme sacrifié et dévorent les chairs palpitantes d’un enfant : c’est ce qu’ils appellent leur pain et leur vin sacré !

« Le repas fini, des chiens dressés aux crimes de leurs maîtres entrent dans l’assemblée et renversent les flambeaux ; alors les chrétiens se cherchent au milieu des ténèbres, s’unissent au hasard par d’horribles embrassements : les pères avec les filles, les fils avec les mères, les frères avec les sœurs : le nombre et la variété des incestes fait le mérite et la vertu.

« Quoi ! ce n’étoit pas assez d’avoir voulu amener les hommes au culte d’un séditieux justement puni du dernier supplice ! ce n’étoit pas un assez grand crime d’avoir essayé d’abrutir à ce point la raison humaine ! il falloit encore que les chrétiens fissent de leur religion l’école des mœurs les plus dépravées, des forfaits les plus inouïs !

« Ce que je viens d’avancer auroit-il besoin d’autres preuves que la conduite des chrétiens ? Partout où ils se glissent, ils font naître des troubles ; ils débauchent les soldats de nos armées ; ils portent la désunion dans les familles ; ils séduisent des vierges crédules ; ils arment le frère contre le frère, l’époux contre l’épouse. Puissants aujourd’hui, ils ont des temples, des trésors, et ils refusent de prêter serment aux empereurs dont ils tiennent ces bienfaits ; ils insultent aux sacrées images de Dioclétien, ils aiment mieux mourir que de sacrifier à ses autels. Dernièrement encore, n’ont-ils pas laissé la divine mère de Galérius offrir seule des victimes pour son fils aux génies innocents des montagnes ! Enfin, joignant le fanatisme à la dissolution, ils voudroient précipiter du Capitole la statue de la Victoire, arracher de leurs sanctuaires vos dieux paternels !

« Qu’on ne croie pas cependant que je défende ici ces dieux qui dans l’enfance des peuples ont pu paroître nécessaires à des législateurs habiles. Nous n’avons plus besoin de ces ressources. La raison commence son règne. Désormais on n’élèvera d’autel qu’à la vertu. Le genre humain se perfectionne chaque jour. Un temps viendra que tous les hommes, soumis à la seule pensée, se conduiront par les clartés de l’esprit. Je ne soutiens donc ni Jupiter, ni Mitra, ni Sérapis. Mais, si l’on conserve encore une religion dans l’empire, l’ancienne réclame une juste préférence. La nouvelle est un mal, qu’il faut extirper par le fer et par le feu. Il faut guérir les chrétiens eux-mêmes de leur propre folie. Eh bien, un peu de sang coulera ! Nous nous attendrirons sans doute sur le sort des criminels ; mais nous admirerons, nous bénirons la loi qui frappera les victimes pour la consolation des sages et le bonheur du genre humain. »

Hiéroclès achevoit à peine son discours que Galérius donna le signal des applaudissements. L’œil en feu, le visage rouge de colère, César sembloit déjà prononcer l’arrêt fatal des chrétiens. Ses courtisans levoient les mains au ciel comme saisis d’horreur et de crainte ; ses gardes frémissoient de rage en songeant que des impies vouloient renverser l’autel de la Victoire ; le peuple redisoit avec effroi les incestes nocturnes et les repas de chair humaine. Les sophistes qui environnoient Hiéroclès le portoient au ciel : c’étoit l’intrépide ami des princes, le véritable ami des principes, le soutien de la vertu, un Socrate !

Satan échauffoit les préjugés et les haines ; ravi des paroles du proconsul, il se flattoit d’aller plus sûrement à son but par l’athéisme que par l’idolâtrie ; secondé de toutes les puissances de l’enfer, il augmentoit le bruit et le tumulte, etdonnoit au mouvement du sénat quelque chose de prodigieux. Comme le sabot circule sous le fouet de l’enfant, comme le fuseau descend et remonte entre les doigts de la matrone, comme l’ébène ou l’ivoire roule sous le ciseau du tourneur, ainsi les esprits éloient agités. Dioclétien seul paroissoit immobile : on ne voyoit sur son visage ni colère, ni haine, ni amour. Les chrétiens répandus dans l’assemblée se montroient abattus et consternés. Constantin surtout étoit plongé dans une douleur profonde ; il jetoit par intervalles un regard inquiet et attendri sur Endore.

Le fils de Lasthénès se leva sans paroître ému de la défaveur de César, des bassesses des courtisans et des clameurs de la foule. Son habit de deuil, sa noble figure, encore embellie par l’expression d’une simple tristesse, attirèrent tous les regards. Les anges du Seigneur, formant un cercle invisible autour de lui, le couvroient de lumière et lui donnoient une assurance divine. Du haut du ciel, les quatre Évangélistes, penchés sur sa tête, lui dictoient secrètement les paroles qu’il alloit répéter. On entendoit dire de toutes parts dans le sénat : « C’est le chrétien ! Comment pourra-t-il répondre ? » Chacun cherchoit vainement dans ses traits, à la fois si calmes et si animés, l’expression des crimes dont Hiéroclès avoit accusé les fidèles. Lorsque des chasseurs, croyant surprendre au bord d’un fleuve un affreux vautour, découvrent tout à coup un cygne qui nage sur l’onde, charmés, ils s’arrêtent ; ils contemplent l’oiseau chéri des Muses ; ils admirent la blancheur de son plumage, la fierté de son port, la grâce de ses mouvements ; ils prêtent déjà l’oreille à ses chants harmonieux. Le cygne de l’Alphée ne tarda pas à se faire entendre : Eudore s’incline devant Auguste et César ; ensuite, sans saluer la statue de la Victoire, sans faire de gestes, sans chercher à séduire ou l’oreille ou les yeux, il parle en ces mots :

« Auguste, César, pères conscrits, peuple romain, au nom de ces hommes victimes d’une haine injuste, moi, Eudore, fils de Lasthénès, natif de Mégalopolis en Arcadie, et chrétien, salut !

« Hiéroclès a commencé son discours par excuser la foiblesse de son éloquence ; je réclame à mon tour l’indulgence du sénat. Je ne suis qu’un soldat, plus accoutumé à verser mon sang pour mes princes qu’à demander en termes fleuris le massacre d’une foule de vieillards, de femmes et d’enfants.

« Je remercie d’abord Symmaque de la modération qu’il a montrée envers mes frères. Le respect que je dois au chef de l’empire me force à me taire sur le culte des idoles. J’observerai cependant que les Camille, les Scipion, les Paul-Émile, n’ont point été de grands hommes parce qu’ils suivoient le culte de Jupiter, mais parce qu’ils s’éloignoient de la morale et des exemples des divinités de l’Olympe. Dans notre religion, au contraire, on ne peut atteindre au plus haut degré de la perfection qu’en imitant notre Dieu. Nous plaçons aussi de simples mortels dans les éternelles demeures ; mais il ne suffit pas pour acquérir cette gloire d’avoir porté le bandeau royal, il faut avoir pratiqué la vertu : nous abandonnons à votre ciel les Néron et les Domitien.

« Toutefois l’effet d’une religion quelconque est si salutaire à l’âme, que le pontife de Jupiter a parlé des chrétiens avec douceur, tandis qu’un homme qui ne reconnoît point de Dieu demande notre sang au nom de l’humanité et de la vertu. Eh quoi ! Hiéroclès, c’est sous le manteau que vous portez que vous voulez semer la désolation dans l’empire ! Magistrat romain, vous provoquez la mort de plusieurs millions de citoyens romains ! Car, pères conscrits, vous ne pouvez vous le dissimuler, nous ne sommes que d’hier, et déjà nous remplissons vos cités, vos colonies, vos camps, le palais, le sénat, le Forum : nous ne vous laissons que vos temples.

« Princes, notre accusateur est un apostat, et il se confesse athée : il sait lui-même quel titre je pourrois ajouter à ces titres. Symmaque est un homme pieux, dont l’âge, la science et les mœurs sont également respectables. Dans toute cause criminelle, on prend en considération le caractère des témoins : Symmaque nous excuse ; Hiéroclès nous dénonce : lequel des deux doit être écouté ? Auguste, César, pères conscrits, peuple romain, daignez me prêter une oreille attentive, je vais reprendre la suite des accusations d’Hiéroclès et défendre la religion de Jésus-Christ. »

À ce grand nom l’orateur s’arrêta ; tous les chrétiens s’inclinèrent, et la statue de Jupiter trembla sur son autel. Eudore reprit :

« Je ne remonterai point, comme Hiéroclès, jusqu’au berceau du monde pour en venir à la question du moment. Je laisse aux disciples de l’école ce vain étalage de principes odieux, de faits altérés et de déclamations puériles. Il ne s’agit ici ni de la formation du monde ni de l’origine des sociétés : tout se borne à savoir si l’existence des chrétiens est compatible avec la sûreté de l’État ; si leur religion ne blesse ni les mœurs ni les lois ; si elle ne s’oppose point à la soumission que l’on doit au chef de l’empire ; en un mot, si la morale et la politique n’ont rien à reprocher au culte de Jésus-Christ. Cependant, je ne puis m’empêcher de vous faire remarquer la singulière opinion d’Hiéroclès touchant les Hébreux.

« La raison politique de l’établissement de Jérusalem au centre d’un pays stérile étoit trop profonde pour être aperçue de l’accusateur des chrétiens. Le législateur des Israélites vouloit en faire un peuple qui pût résister au temps, conserver le culte du vrai Dieu, au milieu de l’idolâtrie universelle, et trouver dans ses institutions une force qu’il n’avoit point par lui-même : il les enferma donc dans la montagne. Leurs lois et leur religion furent conformes à cet état d’isolement : ils n’eurent qu’un temple, qu’un sacrifice, qu’un livre. Quatre mille ans se sont écoulés, et ce peuple existe encore. Hiéroclès, montrez-nous ailleurs un exemple d’une législation aussi miraculeuse dans ses effets, et nous écoulerons ensuite vos railleries sur le pays des Hébreux. »

Un signe d’approbation échappé à Dioclétien interrompit le fils de Lasthénès. Insensible aux mouvements oratoires de Symmaque et aux déclamations d’Hiéroclès, l’empereur fut frappé des raisons politiques présentées par le défenseur des fidèles. Eudore s’étoit étendu sur ce sujet avec adresse, afin de toucher le génie du prince avant de parler des chrétiens. Le parti modéré du sénat, qui redoutoit Galérius ; Publius, préfet de Rome, dévoué à César, mais ennemi d’Hiéroclès ; les courtisans, toujours attentifs aux impressions du maître ; les chrétiens, dont le sort étoit encore suspendu, tous s’aperçurent des sentiments favorables de Dioclétien : ils donnèrent de grandes louanges à l’orateur. Les soldats, les centurions, les tribuns, s’étoient laissé toucher à la vue de leur général obligé de défendre sa vie contre les accusations d’un rhéteur ; cette noble race d’hommes revient facilement à des opinions généreuses. Tant de raison unie à tant de beauté et de jeunesse avoit intéressé la foule toujours passionnée. La douleur de Constantin s’étoit changée en allégresse ; il encourageoit son ami par ses gestes et ses regards. Les anges de lumière, redoublant de zèle autour de l’orateur chrétien, lui donnoient à chaque moment de nouvelles grâces et prolongeoient les sons de sa voix comme d’harmonieux échos. Lorsqu’une neige éclatante tombe de la voûte éthérée, souvent l’aquilon s’apaise ; les champs, muets, reçoivent avec joie les flocons nombreux qui vont mettre les plantes à l’abri des glaces de l’hiver : ainsi, quand le fils de Lasthénès recommença son discours, l’assemblée fit un profond silence, afin de recueillir ces paroles pures qui sembloient descendre du ciel pour prévenir la désolation de la terre.

« Princes, dit-il, je n’entrerai point dans les preuves de la religion chrétienne : une longue suite de prophéties, toutes vérifiées, des miracles éclatants, des témoins sans nombre, ont depuis longtemps attesté la divinité de celui que nous appelons le Sauveur. Sa vertu sublime est reconnue de l’univers ; plusieurs empereurs romains, sans être soumis à Jésus-Christ, l’ont honoré de leurs hommages ; des philosophes fameux ont rendu justice à la beauté de sa morale, et Hiéroclès lui-même ne la conteste pas.

« Il seroit bien étrange que ceux qui adorent un tel Dieu fussent des monstres dignes du bûcher. Quoi ! Jésus-Christ seroit un modèle de douceur, d’humanité, de chasteté, et nous penserions l’honorer par des mystères de cruauté et de débauches ! Même dans le paganisme, célèbre-t-on la fête de Diane par les prostitutions des fêtes de Vénus ? Le christianisme, dit-on, est sorti de la dernière classe du peuple, et de là les infamies de son culte. Reprochez donc à cette religion ce qui fait sa beauté et sa gloire. Elle est allée chercher, pour les consoler, des hommes auxquels les hommes ne pensoient point et dont ils détournoient les regards ; et vous le lui imputez à crime ! Pense-t-on qu’il n’y ait de douleurs que sous la pourpre, et qu’un Dieu consolateur n’est fait que pour les grands et les rois ? Loin d’avoir pris la bassesse et la férocité des mœurs du peuple, notre religion a corrigé ces mœurs. Dites : est-il un homme plus patient dans ses maux qu’un vrai chrétien, plus résigné sous un maître, plus fidèle à sa parole, plus ponctuel dans ses devoirs, plus chaste dans ses habitudes ? Nous sommes si éloignés de la barbarie, que nous nous retirons de vos jeux où le sang des hommes est une partie du spectacle. Nous croyons qu’il y a peu de différence entre commettre le meurtre et le voir commettre avec plaisir. Nous avons une telle horreur d’une vie dissolue, que nous évitons vos théâtres, comme une école de mauvaises mœurs et une occasion de chute… Mais en justifiant les chrétiens sur un point, je m’aperçois que je les expose sur un autre. Nous fuyons la société, dit Hiéroclès, nous haïssons les hommes !

« S’il en est ainsi, notre châtiment est juste. Frappez nos têtes, mais auparavant venez reprendre dans nos hôpitaux les pauvres et les infirmes que vous n’avez point secourus ; faites appeler ces femmes romaines qui ont abandonné les fruits de leur honte. Elles croient peut-être qu’ils sont tombés dans ces lieux infâmes, seul asile offert par vos dieux à l’enfance délaissée ? Qu’elles viennent reconnoître leurs nouveau-nés entre les bras de nos épouses ! Le lait d’une chrétienne ne les a point empoisonnés : les mères selon la grâce les rendront, avant de mourir, aux mères selon la nature.

« Quelques-uns de nos mystères, mal entendus et faussement interprétés, ont donné naissance à ces calomnies. Princes, que ne m’est-il permis de vous dévoiler ces secrets d’innocence et de pureté ? Rome se lève, dit Symmaque, et vous supplie de lui laisser les divinités de ses pères. Oui, princes, Rome se lève, mais non pour réclamer des dieux impuissants : elle se lève pour vous demander Jésus-Christ, qui rétablira parmi ses enfants la pudeur, la bonne foi, la probité, la modération et le règne des mœurs.

« Donnez-moi, s’écrie-t-elle, ce Dieu qui a déjà corrigé les vices de mes lois, ce Dieu qui n’autorise point l’infanticide, la prostitution du mariage, le spectacle du meurtre des hommes, ce Dieu qui couvre mon sein des monuments de sa bienfaisance, ce Dieu qui conserve les lumières des lettres et des arts, et qui veut abolir l’esclavage sur la terre. Ah ! si un jour je devois encore voir les barbares à mes portes, ce Dieu, je le sens, pourroit seul me sauver et changer ma vieillesse languissante en une immortelle jeunesse. »

« Reste donc à repousser la dernière et la plus effrayante des accusations d’Hiéroclès, si les chrétiens pouvoient s’effrayer de perdre les biens et la vie. Nous sommes, dit notre délateur, des séditieux ; nous refusons d’adorer les images de l’empereur et d’offrir des sacrifices aux dieux pour le père de la patrie.

« Les chrétiens, des séditieux ! Poussés à bout par leurs persécuteurs et poursuivis comme des bêtes féroces, ils n’ont pas même fait entendre le plus léger murmure ; neuf fois ils ont été massacrés, et, s’humiliant sous la main de Dieu, ils ont laissé l’univers se soulever contre les tyrans. Que Hiéroclès nomme un seul fidèle engagé dans une conspiration contre son prince ! Soldats chrétiens que j’aperçois ici, Sébastien, Pacôme, Victor, dites-nous où vous avez reçu les nobles blessures dont vous êtes couverts. Est-ce dans les émeutes populaires, en assiégeant le palais de vos empereurs, ou bien en affrontant, pour la gloire de vos princes, la flèche du Parthe, l’épée du Germain et la hache du Franc ? Hélas ! généreux guerriers, mes compagnons, mes amis, mes frères, je ne m’inquiète point de mon sort, bien que j’aie quelque raison de regretter à présent la vie, mais je ne puis m’empêcher de m’attendrir sur votre destinée. Que n’avez-vous choisi un défenseur plus éloquent ! J’aurois pu mériter une couronne civique en vous sauvant des mains des barbares, et je ne pourrai vous dérober au fer d’un proconsul romain !

« Finissons ce discours. Dioclétien, vous trouverez chez les chrétiens des sujets respectueux qui vous seront soumis sans bassesse, parce que le principe de leur obéissance vient du ciel. Ce sont des hommes de vérité ; leur langage ne diffère point de leur conduite ; ils ne reçoivent point les bienfaits d’un maître en le maudissant dans leur cœur. Demandez à de tels hommes leur fortune, leur vie, leurs enfants, ils vous les donneront, parce que tout cela vous appartient. Mais voulez-vous les forcer à encenser les idoles, ils mourront ! Pardonnez, princes, à cette liberté chrétienne : l’homme a aussi ses devoirs à remplir envers le ciel. Si vous exigez de nous des marques de soumission qui blessent ces devoirs sacrés, Hiéroclès peut appeler les bourreaux : nous rendrons à César notre sang, qui est à César, et à Dieu notre âme, qui est à Dieu. »

Eudore reprend sa place, rejette sur son épaule sa toge à demi tombée, et se hâte de recouvrir avec une modeste rougeur les cicatrices de son sein.

Pourrai-je exprimer la diversité des sentiments que le discours du fils de Lasthénès excita dans l’assemblée ? C’étoit un mélange d’admiration, de crainte, de fureur : chacun éclatoit en mouvements de haine ou d’amour. Ceux-ci admiroient la beauté de la religion accusée, ceux-là n’y voyoient qu’un reproche fait à leurs mœurs et à leurs dieux. Les guerriers étoient émus et vivement intéressés en faveur d’Eudore.

« Que nous servira donc, disoient-ils, de verser notre sang pour la patrie, de souffrir l’esclavage chez les barbares, de triompher des ennemis du prince, si un sophiste nous peut égorger au Capitole ? »

Pour la première fois de sa vie, Dioclétien paroissoit ému : même en laissant persécuter les fidèles, Dieu se servoit de l’éloquence chrétienne pour semer les germes de la foi dans le sénat romain. La mâle simplicité du discours d’Eudore triomphoit et des calomnies d’Hiéroclès et des touchants souvenirs dont Symmaque avoit environné la statue de la Victoire ; tout semble annoncer que l’empereur va prononcer une sentence favorable aux chrétiens.

Hiéroclès, alarmé, vouloit paroître calme et victorieux, mais la rage et la frayeur perçoient malgré lui dans ses regards : lorsqu’un tigre s’est précipité dans la fosse escarpée que creusa sous ses pas un berger de Libye, la bête féroce, après s’être longtemps débattue, se couche avec une apparente tranquillité au milieu de l’enceinte fatale ; mais à l’agitation de ses yeux et de ses lèvres sanglantes, on voit qu’elle ressent vivement la crainte et la douleur du piège où elle est tombée.

Galérius rendit bientôt l’espérance à son ministre. Ce fougueux César, accoutumé au langage déshonoré de ses flatteurs, s’indigne des accents de la vertu et de la noble assurance d’un homme de bien. Il déclare que si l’on ne punit pas les fidèles, il quittera la cour et se mettra à la tête des légions d’Orient :

« Car ces ennemis du ciel porteroient sur moi leurs mains sacrilèges. »

Hiéroclès, reprenant son audace, fait observer qu’il y avoit des mystères sur lesquels on ne s’expliquoit point ; qu’après tout, les factieux refusoient de sacrifier à l’empereur et cherchoient par une éloquence séditieuse à soulever les soldats.

Trop accoutumé à céder à la violence de Galérius, Dioclétien fut effrayé de ses menaces. Il savoit qu’en proscrivant les chrétiens il se privoit d’un grand appui contre l’ambition de César ; mais le vieillard n’avoit plus la force d’envisager sans frémir les hasards d’une guerre civile. Satan achève d’épouvanter par un prodige l’esprit superstitieux de Dioclétien. Tout à coup le bouclier de Romulus se détache de la voûte du Capitole, tombe, blesse le fils de Lasthénès et va couvrir, en roulant, la louve de bronze qui fut frappée de la foudre à la mort de Jules César. Galérius s’écrie :

« Vous le voyez, ô Dioclétien ! le père des Romains n’a pu supporter les blasphèmes de ce chrétien ! Imitez son exemple ; écrasez les impies et protégez au Capitole le génie de l’empire. »

Alors Dioclétien, malgré les remords de sa conscience et les lumières de sa politique, promet de donner un édit contre les fidèles ; mais, par une dernière ressource de son génie, il voulut que les dieux prononçassent dans leur propre cause et l’aidassent, avec Galérius, à porter le poids de l’exécration de l’avenir.

« Si la sibylle de Cumes, dit-il, approuve la résolution que vous me faites prendre, on publiera l’édit que vous demandez. Mais en attendant la réponse de l’oracle, je veux qu’on laisse à tous les citoyens la jouissance de leurs droits et la liberté de leur culte. »

En prononçant ces derniers mots, l’empereur quitta brusquement le Capitole. Galérius et Hiéroclès sortirent triomphants ; le premier, méditant les projets les plus ambitieux ; le second, mêlant à ces mêmes projets des desseins d’amour et de vengeance. Constantin, accablé de douleur, se dérobe avec Eudore à la curiosité de la foule. L’enfer pousse un cri de joie, et les anges du Seigneur, dans une sainte tristesse, s’envolent aux pieds de l’Éternel.


fin du livre seizième.