Aller au contenu

Les Martyrs/Livre dix-huitième

La bibliothèque libre.
Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 241-257).

Livre Dix-Huitième.

Joie de l’enfer. Galérius, conseillé par Hiéroclès, force Dioclétien à abdiquer. Préparation des chrétiens au martyre. Constantin, aidé par Eudore, échappe de Rome, et fuit vers Constance. Eudore est jeté dans les cachots. Hiéroclès, premier ministre de Galérius. Persécution générale. Le démon de la tyrannie porte à Jérusalem la nouvelle de la persécution. Le centurion envoyé par Hiéroclès met le feu aux lieux saints. Dorothée sauve Cymodocée. Rencontre de Jérôme dans la grotte de Bethléem.

Depuis le jour où Satan vit la première femme porter à sa bouche le fruit de mort, il n’avoit pas ressenti une telle joie. « Enfer, s’écrioit-il, ouvrez vos abîmes pour recevoir les âmes que le Christ vous avoit arrachées ! Le Christ est vaincu, son empire est détruit, l’homme m’appartient sans retour. »

Ainsi parloit le prince des ténèbres : sa voix pénètre dans le gouffre des douleurs. Les réprouvés crurent entendre de nouveau la sentence fatale, et poussèrent des cris affreux aux milieu des flammes. Tout ce qui restoit de démons au fond de la nuit éternelle accourut sur la terre. L’air fut obscurci de cet essaim d’esprits immondes. Le Chérubin qui dirige la course du soleil recula d’horreur et couvrit son front d’un nuage sanglant ; des voix lamentables sortirent du sein des forêts ; sur les autels des faux dieux, les idoles laissèrent échapper un effroyable sourire : les méchants de toutes les parties du globe sentirent au même moment un nouvel attrait vers le mal, et enfantèrent des projets de révolutions.

Hiéroclès surtout est emporté par une ardeur irrésistible ; il veut mettre la dernière main à son ouvrage. Tandis que Dioclétien règne encore, l’apostat ne peut jouir d’une autorité absolue. Le sophiste saisit donc le moment favorable, et s’adressant à Galérius, dont il connoît les passions :

« Prince, voulez-vous régner, vous n’avez pas un instant à perdre. Auguste vient de se priver de l’appui des chrétiens. En exterminant ces factieux, vous serez à couvert de la haine qu’entraîne quelquefois une mesure sévère, puisque l’édit est donné sous le nom de l’empereur. Dioclétien est effrayé de la résolution qu’il a prise, profitez de ce moment de crainte ; représentez au vieillard — qu’il est temps pour lui de goûter le repos et de laisser à un héros plus jeune le soin d’exécuter des ordres d’où dépend le salut de l’empire. Vous nommerez des césars de votre choix ; vous ferez régner la sagesse : le présent vous devra son bonheur, et les siècles futurs retentiront de vos vertus.

Galérius approuva le zèle d’Hiéroclès ; il appela le lâche conseiller son digne ami, son fidèle ministre. Tous les favoris de César applaudirent, même Publius, qui, rival de la faveur de l’apostat, ne cherchoit que le moyen de le perdre ; mais, en habile courtisan, il se garda bien de s’opposer à un crime qui flattoit l’ambition de Galérius. Préfet de Rome, il se chargea de gagner les prétoriens et les légions campées au Champ de Mars.

Galérius se rend au palais des Thermes. Dioclétien étoit enfermé seul dans le lieu le plus reculé de sa vaste demeure. À l’instant on l’empereur avoit prononcé l’arrêt des chrétiens, Dieu avoit prononcé l’arrêt de l’empereur : le règne avoit fini avec la justice. Rongé de remords et d’inquiétudes, Auguste se sentoit abandonné du ciel, et des pensées amères occupoient son âme : tout à coup on annonce Galérius. Dioclétien le salue du nom de césar.

« Toujours césar ! s’écrie le prince avec violence. Ne serai-je jamais que césar ? »

En même temps il ferme les portes, et s’adressant à l’empereur :

« Auguste, on vient d’afficher votre édit dans Rome, et les chrétiens ont eu l’insolence de le déchirer. Je prévois que cette race impie causera bien des maux à votre vieillesse ; souffrez que je punisse vos ennemis, et déchargez-vous sur moi du fardeau de l’empire : votre âge, vos longs travaux, votre santé chancelante, tout vous fait une loi de chercher le repos. »

Dioclétien, sans paroître surpris, répliqua :

« C’est vous qui plongez ma vieillesse dans ces malheurs ; sans vous j’aurois laissé après moi l’empire tranquille. Irai-je, après vingt années de gloire, languir dans l’obscurité ? »

« Eh bien ! dit Galérius en fureur, si vous ne voulez renoncer à l’empire, c’est à moi de me consulter. Depuis quinze ans je combats les barbares sur des frontières sauvages, tandis que les autres césars régnant en paix sur des provinces fertiles : je suis las du dernier rang. »

« Songez-vous, répondit le vieillard, que vous êtes dans mon palais ? Gardien de troupeaux ! tout foible que je suis, je puis encore vous faire rentrer dans votre néant ; mais j’ai trop d’expérience pour être étonné de l’ingratitude, et je suis trop las de gouverner les hommes pour vous disputer ce triste honneur. Infortuné Galérius, savez-vous ce que vous demandez ? Depuis vingt ans que je tiens les rênes de l’empire, un sommeil paisible n’a point encore fermé mes yeux ; je n’ai vu autour de moi que bassesses, intrigues, mensonges, trahisons ; je n’emporterai du trône que le vide des grandeurs et un profond mépris pour la race humaine. »

« Je saurai bien, dit Galérius, me mettre à couvert de l’intrigue, de la bassesse, du mensonge et de la trahison : je rétablirai les Frumentaires, que vous avez si imprudemment supprimés ; je donnerai des fêtes à la foule, et, maître du monde, je laisserai par des choses éclatantes une longue opinion de ma grandeur. »

« Ainsi, repartit Dioclétien avec mépris, vous ferez bien rire le peuple romain. »

« Eh bien ! dit le farouche césar, si le peuple romain ne veut pas rire, je le ferai pleurer ! Il faudra ou servir ma gloire ou mourir. J’inspirerai la terreur pour me sauver du mépris. »

« Le moyen n’est pas aussi sûr que vous le pensez, répliqua Dioclétien. Si l’humanité ne vous arrête pas, que votre propre sûreté vous touche : un règne violent ne sauroit être long. Je ne prétends pas que vous soyez exposé à une chute soudaine, mais il y a dans les principes des choses un certain degré de mal que la nature ne peut passer. On voit bientôt, quelle qu’en soit la cause, disparoître les éléments de ce mal. De tous les mauvais princes, Tibère seul a paru longtemps au limon de l’État ; mais Tibère ne fut violent que dans les dernières années de sa vie. »

« Tous ces discours sont inutiles, s’écria Galérius, fatigué : je ne demande pas des leçons, mais l’empire. Vous dites que le pouvoir souverain n’a plus d’attraits à vos yeux, laissez-le donc passer aux mains de votre gendre. »

« Ce titre, repartit Dioclétien, ne peut vous servir auprès de moi. Avez-vous fait le bonheur de ma fille ? Infidèle à son amour, persécuteur de la religion qu’elle aime, vous n’attendez peut-être que ma retraite pour exiler Valérie sur quelque rivage désert. Et voilà comme vous m’avez payé de mes bienfaits ! Mais je serai vengé : je vous laisse ce pouvoir que vous voulez m’arracher au bord de ma tombe. Je ne cède point à vos menaces, mais j’obéis à une voix du ciel qui me dit que le temps des grandeurs est passé. Je vous le donne, ce lambeau de pourpre qui n’est plus pour moi qu’un linceul funèbre : avec lui je vous fais le présent de tous les soucis du trône. Gouvernez un monde qui se dissout, où mille principes de mort germent de tous les côtés ; guérissez des mœurs corrompues ; accordez des religions qui se combattent ; faites disparoître un esprit de sophisme qui ronge jusqu’aux entrailles de la société ; repoussez dans leurs forêts des barbares qui tôt ou tard dévoreront l’empire romain. Je pars : je vous verrai, de mon jardin de Salone, devenir l’exécration de l’univers. Vous-même, fils ingrat, vous ne mourrez point sans être la victime de l’ingratitude de vos fils. Régnez donc ; hâtez la fin de cet État dont j’ai retardé la chute de quelques instants. Vous êtes de la race de ces princes qui paroissent sur la terre à l’époque des grandes révolutions, lorsque les familles et les royaumes se perdent par la volonté des dieux. »

Ainsi le sort de l’empire se décidoit dans le palais de Dioclétien : les chrétiens délibéroient entre eux sur les tribulations de l’Église. Eudore étoit l’âme de tous leurs conseils. L’édit, publié au son des trompettes, ordonnoit de brûler les livres saints et d’abattre les églises ; il déclaroit les chrétiens infâmes ; il les privoit des droits de citoyen ; il défendoit aux magistrats de recevoir leurs plaintes pour cause de mauvais traitements, de vol, de rapt et d’adultère ; il autorisoit toutes sortes de personnes à les dénoncer, soumettoit aux tortures et condamnoit à la mort quiconque refusoit de sacrifier aux dieux.

Cet édit sanguinaire, dicté par Hiéroclès, laissoit un libre cours aux crimes du disciple des sages, et menaçoit les fidèles d’une entière destruction. Chacun, selon son caractère, se préparoit à fuir ou a combattre.

Ceux qui craignoient de succomber dans les tourments s’exiloient chez les barbares ; plusieurs se retiroiont dans les bois et les lieux déserts ; on voyoit les fidèles s’embrasser dans les rues, et se dire un tendre adieu en se félicitant de souffrir pour Jésus-Christ. De vénérables confesseurs, échappés aux persécutions précédentes, se mêloient à la foule pour encourager la foiblesse ou modérer l’ardeur du zèle. Les femmes, les enfants et les jeunes hommes entouroient les vieillards qui rappeloient les exemples donnés par les plus fameux martyrs : Laurent de l’Église romaine, exposé sur des charbons ardents ; Vincent de Saragosse, s’entretenant dans la prison avec les anges ; Eulalie de Mérida, Pélagie d’Antioche, dont la mère et les sœurs se noyèrent en se tenant embrassées ; Félicité et Perpétue combattant dans l’amphithéâtre de Carthage ; Théodote et les sept vierges d’Ancyre ; les deux jeunes époux ensevelis dans des tombes différentes, et qui se trouvèrent réunis dans le même cercueil. Ainsi parloient les vieillards ; et les évêques cachoient les livres saints ; et les prêtres renfermoient le viatique dans des boîtes à double fond ; on rouvroit les catacombes les plus solitaires et les plus ignorées, afin de remplacer les églises dont on alloit être privé ; on nommoit les diacres qui dévoient se déguiser pour porter des secours aux martyrs au fond des mines, dans les prisons et sur le chevalet ; on apprêtoit le lin et le baume comme à la veille d’un grand combat ; on payoit ses dettes, on se réconcilioit avec ses ennemis. Toutes ces choses se faisoient sans bruit, sans ostentation, sans tumulte ; l’Église se préparoit à souffrir avec simplicité ; comme la fille de Jephté, elle ne demandoit à son père qu’un moment pour pleurer son sacrifice sur la montagne.

Les soldats chrétiens répandus dans les légions viennent avertir Eudore qu’un nouveau complot est près d’éclater, que l’on fait au nom de Galérius des largesses à l’armée, que les troupes doivent s’assembler le lendemain au Champ de Mars, et que l’on parle de l’abdication de l’empereur.

Le fils de Lasthénès se fait mieux instruire : ensuite il vole à Tibur, demeure accoutumée de Constantin. Ce prince habitoit, loin des pièges de la cour, une petite retraite au-dessus de la cascade de l’Anio, tout auprès des temples de Vesta et de la Sibylle. Les maisons d’Horace et de Properce se montroient abandonnées sur les bords du fleuve, parmi des bois d’oliviers devenus sauvages. Le riant Tibur, qui tant de fois inspira la muse latine, n’offroit plus que des monuments de plaisirs détruits et des tombeaux de tous les siècles. En vain l’on cherchoit sur les coteaux de Lucrétile le souvenir du poëte voluptueux qui renfermoit dans un espace étroit ses longues espérances, et consacroit du vin et des fleurs au génie qui nous rappelle la brièveté de nos jours.

Tout à coup, au milieu de la nuit, on annonce à Constantin l’arrivée d’Eudore ; le prince se lève, prend son ami par la main et le conduit sur une terrasse qui, circulant au pied du temple de Vesta, dominoit la chute de l’Anio. Le ciel étoit couvert de nuages, l’obscurité profonde ; le vent gémissoit dans les colonnes du temple, une voix triste s’élevoit dans l’air ; on croyoit entendre par intervalles le mugissement de l’antre de la sibylle, ou ces paroles funèbres que les chrétiens psalmodient pour les morts.

« Fils de César, dit Eudore, non-seulement on va massacrer les chrétiens, mais Dioclétien remet le sceptre à Galérius. C’est demain, au Champ de Mars, en présence des légions, que se passera cette grande scène. Vous ne serez point appelé au partage de la puissance ; vos crimes sont votre gloire, celle de votre père, et votre penchant pour une religion divine. Daïa, ce pâtre, fils de la sœur de Galérius, et Sévère le soldat, tels sont les césars que l’on réserve au peuple romain. Dioclétien désiroit vous nommer, mais vous avez été rejeté avec menace. Prince, cher espoir de l’Église et du monde, il faut céder à l’orage. Galérius vous craint, et il en veut à vos jours. Demain, aussitôt que votre sort sera connu, vous fuirez vers votre père, tout sera préparé pour votre départ. Vous aurez soin, à chaque mansion, de faire mutiler les chevaux derrière vous, afin qu’on ne puisse vous poursuivre. Vous attendrez auprès de Constance le moment de sauver les chrétiens et l’empire, et quand il en sera temps, ces Gaulois qui ont déjà vu de près le Capitole vous en ouvriront le chemin. »

Constantin reste un moment en silence : mille pensées violentes s’élèvent dans son cœur. Indigné des outrages qu’on lui prépare, animé de l’espoir de venger le sang des justes, peut-être touché de l’éclat d’un trône, qui tente toujours les grandes âmes, il ne se peut résoudre à la fuite ; son respect, sa reconnoissance pour Dioclétien, arrêtoient seuls son ardeur ; la nouvelle de l’abdication de ce prince a brisé tous les liens qui retenoient le fils de Constance : il veut aller soulever les légions au Champ de Mars ; il ne respire que la vengeance et les combats. Tel, dans les déserts de l’Arabie, on voit un coursier attaché au milieu d’un sable brûlant ; pour trouver un peu d’ombre contre les ardeurs du soleil, il baisse et cache sa tête entre ses jambes rapides ; ses crins descendent épars ; il laisse tomber de son œil sauvage un regard oblique sur son maître. Mais ses pieds sont-il dégagés des entraves, il frémit, il dévore la terre ; la trompette sonne, il dit : « Allons ! »

Eudore calme les transports guerriers de Constantin.

« Les légions sont vendues, lui dit-il, tous vos pas sont surveillés, et vous tenteriez une entreprise qui précipiteroit l’empire dans des maux incalculables. Fils de Constance, vous régnerez un jour sur le monde et les hommes vous devront leur bonheur ; mais Dieu retient encore entre ses mains votre couronne, et il vient éprouver son Église. »

« Eh bien ! dit le jeune prince avec une touchante vivacité, vous m’accompagnerez dans les Gaules, et nous marcherons ensemble à Rome, à la tête de ces soldats tant de fois témoins de votre valeur. »

« Prince, répond Eudore d’une voix émue, nos obligations ne sont pas les mêmes : vous vous devez à la terre pour le ciel, je me dois au ciel pour la terre ; votre devoir est de partir, le mien de rester. La jalousie que j’ai inspirée à Hiéroclès a sans doute précipité le sort des chrétiens : ma fortune, mes conseils, ma vie leur appartiennent ; je ne puis quitter un champ de bataille où j’ai appelé l’ennemi ; mon épouse et son père réclament aussi ma présence en Orient. Enfin, s’il faut des exemples de fermeté à mes frères, Dieu m’accordera peut-être les vertus qui me manquent. »

Dans ce moment une flamme surnaturelle vient éclairer au bord de l’Anio les tombes de Symphorose et de ses sent enfants martyrs.

« Voyez, s’écrie Eudore en montrant à Constantin le monument sacré, voyez quelle force Dieu peut inspirer, quand il lui plaît, à des femmes et à des enfants ! Combien ces cendres me paroissent plus illustres que la dépouille des Romains fameux qui reposent ici ! Prince, ne me ravissez point la gloire d’une semblable destinée ; permettez-moi seulement de nous jurer par le tombeau de ces saints une fidélité qui n’aura de terme que mes jours. »

À ces mots, le fils de Lasthénès voulut s’incliner avec respect sur la main qui devoit porter le sceptre du monde, mais Constantin se jette au cou d’Eudore, et presse longtemps dans ses bras un ami si noble et si magnanime.

Le prince demande son char : il y monte avec Eudore ; ils roulent, à travers les ombres, le long des portiques déserts du temple d’Hercule. L’Anio retentissoit dans les débris du palais de Mécène. Le descendant de Philopœmen et l’héritier de César réfléchissoient en silence sur le destin des hommes et des empires. Là s’étendoit cette forêt d’Albunée où les rois du Latium consultoient des dieux champêtres ; là vivoient les peuples agrestes du mont Socrate et des vallons d’Utique ; là fut le berceau de ces Sabines qui, courant échevelées entre les armées de Tatius et de Romulus, disoient aux uns : « Vous êtes nos fils et nos époux, » et aux autres : « Vous êtes nos frères et nos pères. » Le chantre de Lalagé et le ministre d’Auguste les remplacèrent sur ces bords que devoit venir fouler à son tour la reine descendue du trône de Palmyre. Le char passe rapidement la villa de Brutus, les jardins d’Adrien, et s’arrête à la tombe de la famille Plotia. Eudore se sépara de Constantin au pied de cette tour funèbre, et rentra dans Rome par un sentier désert, afin de préparer la fuite du prince. Constantin, dévorant mal ses soucis et cachant à peine sa colère, prit le chemin du palais des Thermes.

L’attaque de Galérius avoit été si brusque et la résolution de Dioclétien si prompte, que le fils de Constance, occupé tout entier du sort des chrétiens, s’étoit laissé surprendre par son ennemi. Il savoit bien que depuis longtemps César cherchoit à forcer Auguste à quitter l’empire ; mais, ou trompé ou trahi, il avoit cru cette catastrophe encore assez éloignée. Il voulut pénétrer chez Dioclétien ; déjà tout étoit changé avec la fortune. Un officier de Galérius refusa l’entrée du palais au jeune prince, en lui disant d’une voix menaçante :

« L’empereur vous ordonne de vous rendre au camp des légions. »

À l’extrémité du Champ de Mars, au pied du tombeau d’Octave, s’élevoit un tribunal de gazon surmonté d’une colonne qui portoit une statue de Jupiter. C’étoit à ce tribunal que Dioclétien devoit paroître au lever de l’aurore, pour abdiquer la pourpre au milieu des soldats sous les armes. Depuis le jour où Sylla se dépouilla de la dictature, jamais plus grand spectacle n’avoit frappé les regards des Romains. La curiosité, la crainte, l’espoir, avoient conduit au Champ de Mars une foule immense. Toutes les passions, émues à l’approche du règne nouveau, attendoient l’issue de cette scène extraordinaire. Quels seront les augustes ? quels seront les césars ? Les courtisans dressoient au hasard des autels aux dieux inconnus ; ils auroient craint de blesser, même en pensée, le pouvoir qui n’existoit pas encore. Ils adoroient le néant d’où la servitude alloit sortir ; ils s’épuisoient à deviner quelle seroit la passion du prince à venir, afin de se pourvoir promptement de la bassesse qui seroit le plus en faveur sous ce règne. Tandis que les méchants pensoient à montrer leurs vices, les bons songeoient à cacher leurs vertus. Le peuple seul, avec une indifférence stupide, venoit voir les soldats étrangers lui nommer des maîtres, aux mêmes lieux où ce peuple libre donnoit jadis son suffrage pour l’élection de ses magistrats.

Dioclétien parut bientôt au tribunal. Les légions firent silence, et l’empereur prenant la parole :

« Soldats, mon âge m’oblige de remettre le pouvoir souverain à Galérius et de créer de nouveaux césars. »

À ces mots tous les yeux se tournent vers Constantin, qui venoit d’arriver. Mais tout à coup Dioclétien proclame césars Daïa et Sévère. On demeure interdit ; on se demande quel est ce Daïa et si Constantin a changé de nom. Alors Galérius, repoussant de la main le fils de Constance, saisit Daïa par le bras, et le présente aux légions. L’empereur se dépouille de son manteau de pourpre, et le jette sur les épaules du jeune pâtre. Il donne en même temps à Galérius son poignard, symbole de la puissance absolue sur la vie des citoyens.

Dioclétien, redevenu Dioclès, descend de son tribunal, monte sur son char, traverse Rome sans proférer un mot, sans regarder son palais, sans tourner la tête ; et, prenant le chemin de Salone sa patrie, il laisse l’univers entre l’admiration du règne qui finit et la terreur qui commence.

Tandis que les soldats saluoient le nouvel auguste et le nouveau césar, Eudore se glisse dans la foule, et parvient jusqu’à Constantin. Ce prince flottoit encore indécis entre l’étonnement, l’indignation et la douleur.

« Fils de Constance, lui dit Eudore à voix basse, que faites-vous ? Vous connoissez votre sort ; le tribun des prétoriens a déjà l’ordre de vous arrêter : suivez-moi, ou vous êtes perdu. »

Il entraîne l’héritier de l’empire ; ils arrivent hors des portes de Rome, en un lieu désert, où Constantin bâtit depuis la basilique de Sainte-Croix.

Là, quelques serviteurs attendoient le prince fugitif ; il veut encore, en fondant en larmes, engager Eudore à se sauver avec lui, mais le martyr en espérance demeure inflexible, et supplie le fils d’Hélène de s’éloigner. Déjà l’on entendoit le bruit des soldats qui cherchoient Constantin. Eudore adresse cette prière à l’Éternel :

« Grand Dieu, si tu réserves ce prince pour régner sur ton peuple, force ce nouveau David à se cacher devant Saül, et daigne lui montrer le chemin du désert de Zéila ! »

Aussitôt le tonnerre gronde sous un ciel serein, la foudre frappe les remparts de Rome, un ange trace une voie lumineuse dans l’occident.

Constantin obéit aux ordres du ciel : il embrasse son ami, et s’élance sur son coursier. Il fuit ; Eudore lui crie :

« Souvenez-vous de moi quand je ne serai plus ! Prince, servez de protecteur et de père à Cymodocée ! »

Vœux inutiles ! Constantin disparoît. Eudore, abandonné, sans protecteur, reste seul chargé de la colère de l’empereur, de la haine d’un rival, devenu premier ministre, de la destinée des fidèles, et pour ainsi dire de tout le poids de la persécution. Dès le soir même, dénoncé comme chrétien par un esclave d’Hiéroclès, il est plongé dans les cachots.

Satan, Astarté, l’esprit de la fausse sagesse, poussent tous trois un cri de triomphe dans les airs, et livrent le monde au démon de l’homicide.

Lorsque cet ange furieux, quittant le séjour des douleurs, contriste la terre par sa présence, il fait sa résidence ordinaire non loin de Carthage, dans les ruines d’un temple où l’on brûloit jadis en son honneur des victimes humaines. Des hydres aux regards funestes, des dragons semblables à celui qui combattit l’armée entière de Caton, des monstres inconnus tels que l’Afrique en engendre chaque année, les fléaux de l’Égypte, les vents empoisonnés, les maladies, les guerres civiles, les lois injustes qui dépeuplent la terre, la tyrannie qui la ravage, rampent aux pieds du démon de l’homicide. Il se réveille au cri de Satan ; il s’envole du milieu des débris, en hissant après lui un long tourbillon de poussière ; il franchit la mer : il arrive en Italie. Enveloppé dans un nuage ardent, il s’arrête au-dessus de Rome. D’une main il élève une torche et de l’autre un glaive : tel autrefois il donna le signal du carnage, lorsque le premier Hérode fit massacrer les enfants d’Israël.

Ah ! si la Muse sainte soutenoit mon génie, si elle m’accordoit un moment léchant du cygne ou la langue dorée du poëte, qu’il me seroit aisé de redire dans un touchant langage les malheurs de la persécution ! Je me souviendrois de ma patrie : en peignant les maux des Romains, je peindrois les maux des François. Salut, épouse de Jésus-Christ, Église affligée, mais triomphante ! Et nous aussi, nous vous avons vue sur l’échafaud et dans les catacombes. Mais c’est en vain qu’on vous tourmente, les portes de l’enfer ne prévaudront point contre VOUS ; dans vos plus grandes douleurs, vous apercevez toujours sur la montagne les pieds de celui qui vient vous annoncer la paix ; vous n’avez pas besoin de la lumière du soleil, parce que c’est la lumière de Dieu qui vous éclaire : c’est pourquoi vous brillez dans les cachots. La beauté du Basan et du Carmel s’efface, les fleurs du Liban se flétrissent ; vous seule restez toujours belle !

La persécution s’étend dans un moment des bords du Tibre aux extrémités de l’empire. De toutes parts on entend les églises s’écrouler sous les mains des soldats ; les magistrats, dispersés dans les temples et dans les tribunaux, forcent la multitude à sacrifier ; quiconque refuse d’adorer les dieux est jugé et livré aux bourreaux ; les prisons regorgent de victimes ; les chemins sont couverts de troupeaux d’hommes mutilés, qu’on envoie mourir au fond des mines ou des travaux publics. Les fouets, les chevalets, les ongles de fer, la croix, les bêtes féroces, déchirent les tendres enfants avec leur mère ; ici l’on suspend par le pied des femmes nues à des poteaux, et on les laisse expirer dans ce supplice honteux et cruel ; là on attache les membres du martyr à deux arbres rapproches de force : les arbres en se redressant emportent les lambeaux de la victime. Chaque province a son supplice particulier ; le feu lent en Mésopotamie, la roue dans le Pont, la hache en Arabie, le plomb fondu en Cappadoce. Souvent au milieu des tourments on apaise la soif du confesseur, et on lui jette de l’eau au visage, dans la crainte que l’ardeur de la fièvre ne hâte sa mort. Quelquefois, fatigué de brûler séparément les fidèles, on les précipite en foule dans le bûcher : leurs os sont réduits en poudre et jetés au vent avec leurs cendres.

Galérius trouvoit ses délices dans ces tourments ; il fait venir à grands frais des ours d’une taille prodigieuse et aussi féroces que lui. Ces bêtes ont chacune un nom terrible. Pendant ses repas, le successeur du sage Dioclétien leur fait jeter des hommes à dévorer. Le gouvernement de ce monstre avare et débauché, en répandant le trouble dans les provinces, augmente encore l’activité de la persécution. Les villes sont soumises à des juges militaires, sans connoissances et sans lettres, qui ne savent que donner la mort. Des commissaires font les recherches les plus rigoureuses sur les biens et les propriétés des sujets : on mesure les terres, on compte les vignes et les arbres, on tient registre des troupeaux. Tous les citoyens de l’empire sont obligés de s’inscrire dans le livre du cens, devenu un livre de proscription. De crainte qu’on ne dérobe quelque partie de sa fortune à l’avidité de l’empereur, on force, par la violence des supplices, les enfants à déposer contre leurs pères, les esclaves contre leurs maîtres, les femmes contre leurs maris. Souvent les bourreaux contraignent des malheureux à s’accuser eux-mêmes et à s’attribuer des richesses qu’ils n’ont pas. Ni la caducité ni la maladie ne sont une excuse pour se dispenser de se rendre aux ordres de l’exacteur ; on fait comparoître la douleur même et l’infirmité ; afin d’envelopper tout le monde dans des lois tyranniques, on ajoute des années à l’enfance, on en retranche à la vieillesse : la mort d’un homme n’ôte rien au trésor de Galérius, et l’empereur partage la proie avec le tombeau : cet homme rayé du nombre des humains n’est point effacé du rôle du cens, et il continue de payer pour avoir eu le malheur de vivre. Les pauvres, de qui l’on ne pouvoit rien exiger, sembloient seuls à l’abri des violences par leur propre misère ; mais ils ne sont point à l’abri de la pitié dérisoire du tyran : Galérius les fait entasser dans des barques, et jeter ensuite au fond de la mer, afin de les guérir de leurs maux.

Il ne manquoit aux chrétiens qu’un genre d’outrages, et Hiéroclès ne voulut pas le leur épargner. Au milieu des prêtres égorgés sur le corps de Jésus-Christ percé de coups, le disciple des sages publia généreusement deux livres de blasphèmes contre le Dieu qu’il avoit lui-même adoré, et qui fut le Dieu de sa mère : tant l’orgueil de l’impie est à la fois lâche et féroce ! Infatigable dans sa haine et dans son amour, l’apostat attendoit avec impatience le moment où la fille d’Homère viendroit orner son triomphe. Il suspendoit exprès le supplice de son rival, afin que l’espoir de sauver la vie de ce rival aimé fût une tentation pour la vierge de Messénie.

« J’emploierai, disoit-il en lui-même avec un mélange de honte, de désespoir et de joie, j’emploierai ce dernier moyen de vaincre la résistance d’une insolente beauté ; je la verrai tomber dans mes bras pour racheter les jours d’Eudore ; comblant ensuite ma double vengeance, je lui montrerai mon rival entre les mains des bourreaux, et ce chrétien apprendra en mourant que son épouse est déshonorée. »

Enivré de son pouvoir, Hiéroclès ne peut gouverner ses passions. Cet impie qui renioit l’Éternel, par une contradiction déplorable, croyoit au génie du mal et à tous les secrets de la magie.

Il y avoit à Rome un Hébreu déserteur de la foi de ses pères : il vivoit parmi les sépulcres, et la voix du peuple l’accusoit d’entretenir un commerce secret avec l’enfer. Cet homme faisoit sa demeure accoutumée dans les souterrains du palais en ruine de Néron. Hiéroclès charge un de ses confidents d’aller trouver au milieu de la nuit l’infâme Israélite. L’esclave, instruit de ce qu’il doit demander, part, et à travers des décombres descend au fond du souterrain. Il aperçoit un vieillard couvert de lambeaux, réchauffant ses mains à un feu d’ossements humains.

« Vieillard, dit l’esclave tremblant d’épouvante, peux-tu transporter dans un moment de Jérusalem à Rome une chrétienne échappée au pouvoir d’Hiéroclès ? Reçois cet or, et parle sans crainte. »

L’éclat de l’or et le nom de Jérusalem arrachent un sourire affreux à l’Israélite.

« Mon fils, dit-il, je connois ton maître : il n’y a rien que je ne tente pour le satisfaire ; je vais interroger l’abîme. »

Il dit, et creuse la terre, il découvre l’urne sanglante qui renfermoit les restes de Néron ; des plaintes s’échappoient de cette urne. Le magicien répand sur un autel de fer les cendres du premier persécuteur des chrétiens. Trois fois il se tourne vers l’Orient, trois fois il frappe dans ses mains, trois fois il ouvre la Bible profanée. Il prononce des mots mystérieux, et du sein des ombres il évoque le démon des tyrans. Dieu permet à l’enfer de répondre ; le feu qui brûloit la dépouille des morts s’éteint ; la terre tremble ; la frayeur pénètre jusqu’aux os de l’esclave ; le poil de sa chair se hérisse : un esprit se présente devant lui ; il voit quelqu’un dont il ne connoît pas le visage ; il entend une voix foible comme un petit souffle.

« Pourquoi, dit l’Hébreu, as-tu tardé si longtemps à venir ? Dis-moi, peux-tu transporter de Jérusalem à Rome une chrétienne échappée à son maître ? »

« Je ne le puis, répondit l’esprit de ténèbres : Marie défend cette chrétienne contre ma puissance ; mais, si tu le veux, je porterai dans un instant en Syrie l’édit de la persécution et les ordres d’Hiéroclès. »

L’esclave accepte la proposition de l’enfer, et se hâte d’aller rendre compte de son message à l’impatient Hiéroclès. Transformé en messager rapide, l’esprit de ténèbres descend à Jérusalem, chez le centurion qui devoit réclamer Cymodocée. Il le presse, au nom du ministre de Galérius, de remplir promptement sa mission, et il remet l’édit fatal au gouverneur de la cité de David : aussitôt les portes des saints lieux sont fermées, et les soldats dispersent les fidèles. En vain l’épouse de Constance veut protéger les chrétiens ; Constantin fugitif, Galérius triomphant, changent en un moment la fortune d’Hélène : pour les souverains, la prospérité est mère de l’obéissance ; le malheur des rois délie les sujets du serment de fidélité.

C’étoit l’heure où le sommeil fermoit les yeux des mortels ; l’oiseau reposoit dans son nid, et le troupeau dans la vallée ; les travaux étoient suspendus ; à peine la mère de famille tournoit encore ses fuseaux près des feux assoupis de son humble foyer : Cymodocée, après avoir longtemps prié pour son époux et pour son père, s’étoit endormie. Démodocus lui apparoît au milieu d’un songe. Sa barbe étoit négligée ; de larges pleurs tomboient de ses yeux ; il agitoit lentement son sceptre augural, et de profonds soupirs échappoient de sa poitrine. Cymodocée croyoit lui adresser ces paroles :

« Ô mon père, comment as-tu si longtemps abandonné ta fille ! Où est Eudore ? Vient-il réclamer la foi jurée ? Pourquoi ces pleurs qui baignent ton visage ? Ne veux-tu pas presser ta Cymodocée sur ton cœur ? »

Le fantôme :

« Fuis, ma fille, fuis ! Les flammes t’environnent ; Hiéroclès te poursuit. Les dieux que tu as abandonnés te livrent à sa puissance. Ton nouveau Dieu triomphera ; mais que de larmes il fera verser à ton père ! »

Le spectre s’évanouit, et emporte le flambeau que Cymodocée reçut à l’autel le jour de son union avec Eudore : Cymodocée se réveille. La lueur d’un incendie rougissoit les murs de son appartement et les voiles de son lit. Elle se lève ; elle aperçoit l’église du Saint-Sépulcre embrasée. Les flammes, parmi des tourbillons de fumée, montoient jusqu’au ciel, et réfléchissoient une lumière sanglante sur les ruines de Jérusalem et les montagnes de la Judée.

Depuis que la nouvelle de la persécution s’étoit répandue en Syrie, Cymodocée n’avoit plus quitté la princesse Hélène ; renfermée dans un oratoire, avec les autres femmes chrétiennes, elle soupiroit les malheurs de la nouvelle Sion. Le ministre d’Hiéroclès, désespérant de rencontrer la jeune catéchumène, et n’osant, par un reste de respect, violer l’asile de l’épouse d’un césar, avoit mis le feu au Saint-Sépulcre. Le palais d’Hélène touchoit à l’édifice sacré ; le centurion espéroit forcer ainsi Cymodocée à sortir de son inviolable asile, et il l’attendoit avec des soldats pour la saisir au milieu du tumulte.

Dorothée voit démêlé ces complots ; il s’ouvre un passage à travers les murs croulants et les poutres embrasées qui tombent de toutes parts, il pénètre dans le palais d’Hélène. Déjà les galeries étoient désertes, seulement quelques femmes éperdues étoient rassemblées dans une cour intérieure, autour d’un autel des rois de Juda. Il rencontre Cymodocée, qui cherchoit vainement sa nourrice : elle ne devoit plus la revoir. Euryméduse, votre sort est resté inconnu.

« Fuyons, dit Dorothée à la fille de Démodocus, Hélène même ne vous pourroit sauver ; vos ennemis vous arracheroient de ses bras ; je connois une porte secrète, et un souterrain qui nous conduira hors des murs de Jérusalem : la Providence fera le reste. »

À l’extrémité du palais, du côté de la montagne de Sion, s’ouvroit une porte cachée qui conduisoit au Calvaire : c’étoit par là qu’Hélène se déroboit aux hommages des peuples lorsqu’elle alloit prier aux pieds de la croix. Dorothée, suivi de Cymodocée, entr’ouvre doucement cette porte ; il avance la tête, et n’aperçoit rien au dehors. Il prend la main de Cymodocée : ils sortent du palais. Tantôt ils se glissent lentement au travers des ruines, tantôt ils précipitent leurs pas dans des lieux moins embarrassés ; quelquefois ils entendent marcher sur leurs traces, et ils se cachent parmi des débris, quelquefois ils sont arrêtés par l’éclat des armes d’un soldat qui rôde au milieu des ténèbres. Le bruit de l’incendie et les clameurs confuses de la foule s’élèvent au loin derrière eux ; ils franchissent la vallée déserte qui sépare la colline du Calvaire de la montagne de Sion.

Dans les flancs de cette montagne s’ouvroit une route inconnue : l’entrée en étoit fermée par des buissons d’aloès et des racines d’oliviers sauvages. Dorothée écarte ces obstacles, et pénètre dans le souterrain : il frappe les veines d’un caillou, allume une branche de cyprès, et à la clarté de cette torche il s’enfonce sous des voûtes ténébreuses avec Cymodocée. David avoit jadis pleuré son péché dans ces lieux : de toutes parts on voyoit sur les murs des vers écrits de la main du monarque pénitent, lorsqu’il versa ses larmes immortelles. Sa tombe occupoit le milieu du souterrain, et portoit encore gravées sur sa base une houlette, une harpe et une couronne. La terreur du présent, les souvenirs du passé, cette montagne dont le sommet vit le sacrifice d’Abraham et dont les flancs gardent le cercueil du roi-prophète, tout agitoit le cœur des deux chrétiens ; ils sortent bientôt de ces détours, et se trouvent au milieu des montagnes, dans le chemin de Bethléem ; ils traversent les champs silencieux de Rama, où Rachel ne voulut point être consolée, et viennent se reposer au berceau du Messie.

Bethléem étoit entièrement désert : les chrétiens avoient été dispersés. Cymodocée et son guide entrent dans la Crèche : ils admirent cette grotte où le Roi des cieux voulut naître, où les anges, les bergers et les mages le vinrent adorer, où toute la terre doit un jour apporter ses hommages. Des offrandes, laissées dans ce lieu par les pasteurs de la Judée, nourrirent abondamment les deux infortunés. Cymodocée versoit des larmes de tendresse. Les miracles du berceau de Jésus parloient à son cœur.

« C’est donc là, disoît-elle, que l’Enfant divin a souri à sa divine Mère ! Marie, protégez Cymodocée ! Comme vous, elle est fugitive à Bethléem ! »

La fille de Démodocus remercioit ensuite le généreux Dorothée, qui s’exposoit pour elle à tant de fatigues et de périls.

« Je suis un vieux chrétien, répondit l’homme éprouvé : les tribulations font ma joie. »

Dorothée se prosternoit devant la crèche.

« Père des miséricordes, disoit-il, prenez pitié de nous, et souvenez-vous que votre Fils offrit en ces lieux ses premiers pleurs pour le salut des hommes ! »

Le soleil approche de la fin de son cours. Dorothée sort avec la fille de Démodocus, dans l’espoir de rencontrer quelque berger ; il aperçoit un homme qui descendoit de la montagne d’Engaddi : une ceinture de joncs étoit nouée autour de ses reins ; sa barbe et ses cheveux croissoient en désordre ; ses épaules étoient chargées d’une corbeille pleine de sable qu’il portoit péniblement à l’entrée d’une grotte. Aussitôt qu’il découvre les voyageurs, il jette son fardeau, et fixant sur eux des regards indignés :

« Délices de Rome, s’écrie-t-il, venez-vous me troubler jusque dans le désert ? Évanouissez-vous ! Armé de la pénitence, je découvre vos pièges et je me ris de vos efforts. »

Il dit, et, comme l’aigle marin qui plonge au fond des eaux, il s’élance dans la grotte. Dorothée reconnoît un chrétien ; il s’avance et parle à travers l’ouverture du rocher :

« Nous sommes des chrétiens fugitifs : daignez nous donner l’hospitalité. »

« Non, non, s’écrie le solitaire, cette femme est trop belle pour être une simple fille des hommes. »

« Cette femme, reprit Dorothée, est une catéchumène qui fait l’apprentissage des pleurs que Jésus-Christ demande à ses servantes. Elle est Grecque, elle se nomme Cymodocée : elle est fiancée à Eudore, défenseur des chrétiens, dont le nom sera peut-être parvenu jusqu’à vous ; je suis Dorothée, premier officier de Dioclétien. »

Le solitaire s’élance hors de la grotte comme un athlète qui, le front ceint d’une couronne d’olivier, paroît tout à coup aux jeux d’Olympie.

« Entrez dans ma grotte, s’écrie-t-il, épouse de mon ami ! »

Le solitaire se nomme. Cymodocée reconnoît cet ami d’Eudore qui s’entretenoit avec lui au tombeau de Scipion. Dorothée, qui avoit connu Jérôme à la cour, contemple avec étonnement cet anachorète, exténué de veilles et d’austérités, jadis brillant disciple d’Épicure. Il le suit au fond de son antre ; on n’y voyoit que la Bible, une tête de mort et quelques feuilles éparses de la tradition des Livres saints. Bientôt tout est éclairci entre les deux chrétiens et la jeune pèlerine. Mille souvenirs les attendrissent, mille histoires touchantes font couler leurs pleurs : ainsi des ruisseaux, descendus de diverses montagnes, mêlent leurs eaux dans une même vallée.

« Mes erreurs, dit Jérôme, ont amené ma pénitence, et désormais je ne sortirai plus de Bethléem. Le berceau du Sauveur sera ma tombe. »

L’anachorète demande ensuite à Dorothée ce qu’il veut faire.

« J’irai, répond Dorothée, chercher quelques amis à Joppé… »

« Quoi ! dit Jérôme en l’interrompant, vous êtes malheureux, et vous comptez sur des amis ! Un Moabite descend de ses rochers pour aller à Jéricho. C’étoit au printemps ; l’air étoit frais et serein. Le Moabite n’étoit point altéré : il trouve des torrents pleins d’eau à chaque pas. Il revient chez lui dans la saison des orages, sous les feux dévorants de l’été : la soif consume le Moabite ; il cherche quelques gouttes de cette eau qu’il avoit vue dans les montagnes : tous les torrents sont desséchés ! »

Jérôme demeure quelque temps en silence, ensuite il s’écrie :

« Ô grande destinée ! Eudore, tu es donc le défenseur des chrétiens ! mon ami ! que pourrois-je faire pour toi ? »

Tout à coup le solitaire se lève, frappé d’une lumière surnaturelle :

« Qu’est-ce que ces craintes ? s’écrie-t-il. Femme, tu aimes et tu fuis ! Ton époux peut-être dans ce moment confesse la foi, et tu n’es pas là pour lui disputer la gloire du bûcher ! Crois-tu que quand il sera monté au rang des martyrs, il te veuille recevoir sans couronne ? Roi, il ne pourra prendre qu’une reine à ses côtés ! Fais ton devoir, marche à Rome, va réclamer ton époux, va cueillir la palme qui doit orner ta pompe nuptiale… Mais, que dis-je ! tu n’es pas encore au nombre des brebis choisies. »

Le solitaire s’interrompt de nouveau ; il hésite, et bientôt il s’écrie : « Tu seras chrétienne : ma main versera sur ton front l’eau salutaire. Le Jourdain est près d’ici : viens recevoir dans ses eaux la force qui le manque : tes jours sont exposés, il te faut mettre à l’abri de la mort. Oui, tu es assez instruite. La persécution est la doctrine : quiconque pleure pour Jésus-Christ n’a plus rien à savoir. »

Ainsi parle Jérôme avec l’autorité d’un docteur et d’un prêtre. La douce et timide Cymodocée répond :

« Seigneur, qu’il soit fait selon votre parole : donnez-moi le baptême. Je ne serai point une reine auprès de mon époux, je ne serai que sa servante. Si je regrette quelque chose dans la vie, ce sera de ne plus aller sur le mont Ithome voir les troupeaux avec mon père, de ne pouvoir nourrir l’auteur de mes jours dans sa vieillesse, comme il me nourrit dans mon enfance. »

Cymodocée rougit et pleura en parlant de la sorte. On reconnoissoit dans son langage les accents confus de son ancienne religion et de sa religion nouvelle : ainsi, dans le calme d’une nuit pure, deux harpes, suspendues au souille d’Éole, mêlent leurs plaintes fugitives : ainsi frémissent ensemble deux lyres dont l’une laisse échapper les tons graves du mode dorien, et l’autre les accords voluptueux de la molle Ionie ; ainsi, dans les savanes de la Floride, deux cigognes argentées, agitant de concert leurs ailes sonores, font entendre un doux bruit au haut du ciel ; assis au bord de la forêt, l’Indien prête l’oreille aux sons répandus dans les airs et croit reconnoître dans cette harmonie la voix des âmes de ses pères.


fin du livre dix-huitième.