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Les Martyrs/Livre vingt-deuxième

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Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 295-303).

Livre Vingt-Deuxième.

L’ange exterminateur frappe Galérius et Hiéroclès. Hiéroclès va trouver le juge des chrétiens. Retour du messager envoyé à Dioclétien. Tristesse d’Eudore, de Démodocus et de Cymodorée. Le repas libre. Tentation.

Que sont les peines du corps auprès des tourments de l’âme ! quel feu peut être comparé au feu des remords ! Le juste est tourmenté dans son corps, mais son âme, comme une forteresse inexpugnable, reste paisible quand tout est ravagé au dehors ; le méchant, au contraire, repose parmi des fleurs ou sur un lit de pourpre ; il semble jouir de la paix, mais l’ennemi s’est glissé au dedans : des signes funestes trahissent le secret de cet homme qui semble heureux. Ainsi au milieu d’une campagne florissante on découvre le drapeau funèbre qui flotte sur les tours d’une cité dont la peste et la mort se disputent les débris.

Hiéroclès a renié le ciel : le ciel l’a abandonné à l’enfer. Publius, qui veut achever de perdre un rival, a découvert les infidélités du ministre de l’empereur : le sophiste avoit fait entrer dans ses trésors une partie des trésors du prince. Chacun cherche à Hiéroclès un crime nouveau ; car on devient aussi lâche à accuser le méchant abattu qu’on étoit lâche à l’excuser triomphant. Que fera l’ennemi de Dieu ? Partira-t-il pour Alexandrie sans essayer de sauver celle qu’il a perdue ? restera-t-il à Rome pour assister aux funérailles sanglantes de Cymodocée ? La haine publique le poursuit, un prince terrible le menace, un effroyable amour brûle dans son cœur. Dans cette perplexité, les yeux du pervers se tachent de sang, son regard devient fixe, ses lèvres s’entr’ouvrent, et ses joues livides tremblent avec tout son corps. Ainsi lorsqu’un serpent s’est empoisonné lui-même avec les sucs mortels dont il compose son venin, le reptile, couché dans la voie publique, s’agite à peine sur la poussière ; ses paupières sont à demi fermées, sa gueule noircie laisse échapper une écume impure, sa peau, détendue et jaunie, ne s’arrondit plus sur ses anneaux : il inspire encore l’effroi, mais cet effroi n’est plus ennobli par l’idée de sa puissance.

Oh ! combien différent est le chrétien de qui les veines épuisées de sang en ont toutefois assez retenu pour animer un grand cœur ! Mais c’étoit peu que les douleurs et les remords avant-coureurs des châtiments réservés au persécuteur des fidèles : Dieu fait un signe à l’ange exterminateur, et du doigt lui marque deux victimes. Le ministre des vengeances attache aussitôt à ses épaules des ailes de feu dont le frémissement imite le bruit lointain du tonnerre. D’une main il prend une des sept coupes d’or pleines de la colère de Dieu ; de l’autre il saisit le glaive qui frappa les nouveau-nés de l’Égypte et fit reculer le soleil à l’aspect du camp de Sennachérib. Les nations entières, condamnées pour leurs crimes, s’évanouissent devant cet esprit inexorable, et l’on cherche en vain leurs tombeaux. Ce fut lui qui traça sur la muraille, pendant le festin de Balthazar, les mots inconnus ; ce fut lui qui jeta sur la terre la faux qui vendange et la faux qui moissonne, lorsque Jean entrevit dans l’île de Pathmos les formidables figures de l’avenir.

L’ange exterminateur descend dans un éclair, comme ces étoiles qui se détachent du ciel et portent l’épouvante au cœur du matelot, il entre enveloppé d’un nuage dans le palais des césars au moment même où Galérius, assis à la table du festin, célébroit ses prospérités. Aussitôt les lampes du banquet pâlissent ; on entend au dehors comme le roulement d’une multitude de chariots de guerre ; les cheveux des convives se hérissent sur leur front ; des larmes involontaires coulent de leurs yeux ; les ombres des vieux Romains se levèrent dans les salles, et Galérius eut un pressentiment confus de la destruction de l’empire. L’ange s’approche invisible de ce maître du monde, et verse dans sa coupe quelques gouttes du vin de la colère céleste. Poussé par son mauvais destin, l’empereur porte à ses lèvres la liqueur dévorante ; mais à peine a-t-il bu à la fortune des césars, qu’il se sent soudain enivré ; un mal aussi prompt qu’inattendu le renverse aux pieds de ses esclaves : Dieu dans un moment a couché ce géant sur la terre.

Une poutre coupée sur le sommet du Gargare a vieilli dans un palais, séjour d’une race antique ; tout à coup le feu rayonnant au foyer du roi monte jusqu’au chêne desséché, la poutre s’embrase et tombe avec fracas dans les salles qui mugissent : ainsi tombe Galérius. L’ange l’abandonne à ce premier effet du poison éternel, et vole à la demeure où gémissoit Hiéroclès. D’un coup du glaive du Seigneur, il flétrit les flancs du ministre impie. À l’instant une hideuse maladie, dont Hiéroclès avoit puisé les germes dans l’Orient, se déclare. L’infortuné voit une lèpre épaisse couvrir tout son corps ; ses vêtements s’attachent à sa chair, comme la robe de Déjanire ou la tunique de Médée. Sa tête s’égare ; il blasphème contre le ciel et les hommes, et tout à coup il implore les chrétiens pour le délivrer des esprits de ténèbres dont il se sent obsédé. La nuit étoit au milieu de son cours. Hiéroclès appelle ses esclaves : il leur ordonne de préparer une litière ; il sort de son lit, s’enveloppe dans un manteau, et se fait porter, à moitié en délire, chez le juge des chrétiens.

« Festus, lui dit-il, tu tiens en ta puissance une chrétienne qui fait le tourment de ma vie : sauve-la de la mort, et donne cette esclave à mon amour ; ne la condamne point aux bêtes ; l’édit te permet de la livrer aux lieux infâmes… tu m’entends ? »

À ces mots, le pervers jette une bourse d’or aux pieds du juge : il s’éloigne ensuite en poussant un sourd mugissement, comme un taureau malade qui se traîne parmi des roseaux au fond d’un marais.

Dans ce moment même, le dernier espoir des chrétiens venoit de s’évanouir : le messager qu’Eudore avoit envoyé à Dioclétien pour l’engager à reprendre l’empire étoit revenu de Salone : Zacharie l’introduisit dans les cachots. Les confesseurs avoient tous reçu leur sentence : ils étoient condamnés à mourir dans l’amphithéâtre avec Eudore. Entouré des évêques qui pansoient ses plaies, le fils de Lasthénès étoit étendu à terre sur les robes des martyrs : tel un guerrier blessé est couché sur les drapeaux qu’il a conquis, au milieu de ses compagnons d’armes. Le messager, saisi de douleur, restoit muet et interdit, les yeux attachés sur l’époux de Cymodocée.

« Parlez, mon frère, lui dit Eudore ; la chair est un peu abattue, mais l’esprit conserve encore sa vigueur. Félicitez-moi d’être soulagé par des mains qui ont tant de fois touché le corps de Jésus-Christ. »

Le messager, essuyant ses pleurs, rendit compte en ces mots de son entrevue avec Dioclétien :

« Eudore, je m’embarquai d’après vos ordres sur la mer Adriatique, et j’abordai bientôt au rivage de Salone. Je demandai Dioclès, autrefois Dioclétien, empereur. On me dit qu’il habitoit ses jardins à quatre milles de la ville. Je m’y rendis à pied. J’arrivai à la demeure de Dioclès ; je traversai des cours où je ne rencontrai ni gardes ni surveillants. Des esclaves étoient occupés çà et là à des travaux champêtres. Je ne savais à qui m’adresser. J’aperçus un homme avancé en âge qui travailloit dans le jardin ; je m’approchai de lui pour lui demander où l’on trouvoit le prince que je cherchois.

« Je suis Dioclès, répondit le vieillard en continuant son travail. Vous pouvez vous expliquer si vous avez quelque chose à me dire. »

« Je demeurai muet d’étonnement.

« Eh bien ! me dit Dioclétien, quelle affaire vous amène ici ? Avez-vous des graines rares à me donner, et voulez-vous que nous fassions des échanges ? »

« Je remis votre lettre au vieil empereur ; je lui peignis les malheurs des Romains et le désir que les chrétiens avoient de le revoir à la tête de l’État. À ces mots, Dioclétien, suspendant son travail, s’écria :

« Plût aux dieux que ceux qui vous envoient vissent, comme vous, les légumes que je cultive de mes propres mains à Salone : ils ne m’inviteroient pas à reprendre l’empire ! »

« Je lui fis observer qu’un autre jardinier avoit bien consenti à porter la couronne.

« Le jardinier sidonien, répliqua-t-il, n’étoit pas, comme moi, descendu du trône, et il fut tenté d’y monter : Alexandre n’auroit pas réussi auprès de moi. »

« Je ne pus en obtenir d’autre réponse. En vain je voulus insister.

« Rendez-moi un service, me dit-il brusquement : voilà un puits ; je suis vieux, vous êtes jeune, tirez-moi de l’eau, mes légumes en manquent. »

« À ces mots, Dioclétien me tourna le dos, et Dioclès reprit son arrosoir. »

Le messager se tut. Cyrille lui adressa la parole :

« Mon frère, vous ne sauriez nous apporter une meilleure nouvelle. Eudore, après votre départ, nous avoit instruits de l’objet de votre voyage : les évêques craignoient que vous n’eussiez réussi. Le martyre a éclairé le fils de Lasthénès ; il connoît maintenant ses devoirs : Galérius est notre souverain légitime. »

« Oui, dit Eudore repentant et humilié, je me reconnoîs justement puni pour un dessein criminel. »

Ainsi parloient ces martyrs brisés par les fers et les chevalets de Galérius : tel l’animal courageux qui lance les ours et les sangliers dans les brunes forêts de l’Achéloüs tombe, sans l’avoir mérité, dans la disgrâce du chasseur ; percé de l’épieu destiné aux bêtes farouches, le limier tourne sous le coup fatal, se débat sur la mousse ensanglantée ; mais, en expirant, il jette un regard soumis vers son maître, et semble lui reprocher de s’être privé d’un serviteur fidèle.

Cependant, au moment de quitter la terre, Eudore étoit tourmenté d’une tendre inquiétude. Malgré la ferveur de sa foi et l’exaltation de son âme, le martyr ne pouvoit songer sans frémir au destin de la fille d’Homère. Que deviendra cette victime ? Retombera-t-elle entre les mains d’Hiéroclès ? Sera-t-elle interrogée par le juge ? Pourra-t-elle soutenir d’aussi terribles épreuves ? A-t-elle été condamnée à la mort sur son premier aveu, avec les confesseurs de la prison de saint Pierre ? Eudore se représentoit Cymodocée déchirée par des lions et implorant en vain le secours de l’époux pour qui elle donnoit sa vie. À ce tableau il opposoit celui du bonheur qu’il auroit pu goûter avec une femme si belle et si pure. Mais une voix s’élevoit tout à coup dans sa conscience, et lui crioit :

« Martyr ! sont-ce là les pensées qui doivent occuper ton âme ? L’éternité ! l’éternité ! »

Les évêques, habiles dans la connoissance du cœur, s’apercevoient des combats intérieurs de l’athlète. Ils devinoient ses pensées, et cherchoient à relever son courage :

« Compagnon, lui disoit Cyrille, soyons pleins de joie : bientôt nous irons à la gloire. Voyez dans cette prison, comme dans une riante campagne, ce champ d’épis mûrs qui seront tous moissonnés et rempliront les granges du bon pasteur ! Cymodocée sera peut-être avec nous : c’est une fleur qui s’est trouvée au milieu du froment, et qui parfumera les corbeilles ! Si Dieu l’ordonne ainsi, que sa volonté soit faite ! Mais demandons plutôt au ciel qu’il laisse votre épouse ici-bas, afin qu’elle offre pour nous à l’Éternel le sacrifice agréable de ses innocentes prières. »

Lorsque après une nuit brûlante d’été un vent frais s’élève de l’orient avec le jour, le nautonier dont le vaisseau languissoit sur une mer immobile salue le Zéphyr, enfant de l’Aurore, qui lui ramène la fraîcheur et lui abrège le chemin : ainsi les paroles de Cyrille, comme un souffle bienfaisant, raniment le martyr et le poussent dans la voie du ciel. Toutefois, il ne peut se dépouiller entièrement de l’homme : depuis longtemps il a chargé des chrétiens intrépides de sauver Cymodocée et de n’épargner ni soins, ni peines, ni trésors ; il se confie surtout au courage de Dorothée, qui déjà deux fois a vainement essayé pendant la nuit d’escalader la prison de la fille d’Homère.

Plus heureux à l’égard de Démodocus, Dorothée étoit parvenu à l’arracher des portes du cachot et à le conduire dans une retraite assurée.

« Infortuné vieillard, lui disoit-il, pourquoi précipiter ainsi la fin de vos jours ? Craignez-vous qu’ils ne s’enfuient pas assez vite ? Réservez vos cheveux blancs pour votre fille. Si Dieu la veut rendre à vos embrassements, elle aura plus besoin de vos consolations que vous n’aurez besoin des siennes : elle aura perdu son époux ! »

« Eh ! comment, répondoit le vieillard, veux-tu que je cesse de redemander ma fille ? C’étoit sur elle que je tournois mes regards des bords du tombeau. Dernière héritière de la lyre d’Homère, les Muses l’avoient comblée de dons précieux. Elle gouvernoit ma maison ; personne, en sa présence, n’eût osé insulter à ma vieillesse. J’aurois vu croître sur mes genoux des fils semblables à leur mère ! Cymodocée, dont les paroles avoient tant de charmes, que sont devenues tes promesses ? Tu me disois : « Quelle sera ma douleur, ô mon père, si les Parques inflexibles te ravissent jamais à mon amour ! Je couperai mes cheveux sur ton bûcher, et je passerai mes jours à te pleurer avec mes compagnes, » Hélas ! ô ma fille, c’est moi qui reste à le pleurer ! C’est moi qui, dans une terre étrangère, sans enfants, sans patrie, courbé sous le faix des ans, c’est moi qui t’appellerai trois fois autour de ton lit funèbre ! »

Comme un taureau qu’on arrache aux honneurs du pâturage pour le séparer de la génisse que l’on va sacrifier aux dieux, ainsi Dorothée avoit entraîné Démodocus loin de la prison de Cymodocée.

La nouvelle chrétienne avoit rouvert les yeux à la lumière, ou plutôt aux ténèbres des cachots. Elle lit et relit vingt fois la lettre d’Eudore, et vingt fois elle l’arrose de ses pleurs.

« Époux chéri, dit-elle dans le langage confus de ses deux religions, seigneur, mon maître, héros semblable à une divinité, vous allez donc paroître devant les juges ?… Un fer cruel !… Et je ne suis pas là pour panser les plaies !… mon père ! pourquoi m’avez-vous abandonnée ? Accourez ; conduisez mes pas vers le plus beau des mortels ! Tombez, murs impitoyables, je veux porter ma vie au souverain maître de mon cœur. »

Ainsi se plaignoit Cymodocée dans le silence de son cachot, tandis que le bruit et le tumulte environnoient la prison des martyrs. Ils entendoient au dehors une rumeur confuse, semblable au bouillonnement des grandes eaux, au fracas des vents sur de hautes montagnes, au mugissement d’un incendie allumé dans une forêt de pins par l’imprudence d’un berger : c’étoit le peuple.

Il y avoit à Rome un antique usage : la veille de l’exécution des criminels condamnés aux bêtes, on leur donnoit à la porte de la prison un repas public, appelé le repas libre. Dans ce repas on leur prodiguoit toutes les délicatesses d’un somptueux festin : raffinement barbare de la loi, ou brutale clémence de la religion : l’une, qui vouloit faire regretter la vie à ceux qui l’alloient perdre ; l’autre, qui, ne considérant l’homme que dans les plaisirs, vouloit du moins en combler l’homme expirant.

Ce dernier repas étoit servi sur une table immense, dans le vestibule de la prison. Le peuple, curieux et cruel, étoit répandu alentour, et des soldats maintenoient l’ordre. Bientôt les martyrs sortent de leurs cachots, et viennent prendre leurs places autour du banquet funèbre : ils étoient tous enchaînés, mais de manière à pouvoir se servir de leurs mains. Ceux qui ne pouvoient marcher à cause de leurs blessures étoient portés par leurs frères. Eudore se traînoit appuyé sur les épaules de deux évêques, et les autres confesseurs, par pitié et par respect, étendoient leurs manteaux sous ses pas. Quand il parut hors de la porte, la foule ne put s’empêcher de pousser un cri d’attendrissement, et les soldats donnèrent à leur ancien capitaine le salut des armes. Les prisonniers se rangèrent sur les lits en face de la foule : Eudore et Cyrille occupoient le centre de la table ; les deux chefs des martyrs unissoient sur leurs fronts ce que la jeunesse et la vieillesse ont de plus beau : on eût cru voir Joseph et Jacob assis au banquet de Pharaon. Cyrille invita ses frères à distribuer au peuple ce repas fastueux, afin de le remplacer par une simple agape, composée d’un peu de pain et de vin pur : la multitude, étonnée, faisoit silence ; elle écoutoit avidement les paroles des confesseurs.

« Ce repas, disoit Cyrille, est justement appelé le repas libre, puisqu’il nous délivre des chaînes du monde et des maux de l’humanité. Dieu n’a pas fait la mort, c’est l’homme qui l’a faite. L’homme nous donnera demain son ouvrage, et Dieu, qui est auteur de la vie, nous donnera la vie. Prions, mes frères, pour ce peuple : il semble aujourd’hui touché de notre destinée ; demain il battra des mains à notre mort ; il est bien à plaindre ! Prions pour lui et pour Galérius, notre empereur. »

Et les martyrs prioient pour le peuple et pour Galérius, leur empereur.

Les païens, accoutumés à voir les criminels se réjouir follement dans l’orgie funèbre ou se lamenter sur la perte de la vie, ne revenoient pas de leur étonnement. Les plus instruits disoient :

« Quelle est donc cette assemblée de Catons qui s’entretiennent paisiblement de la mort la veille de leur sacrifice ? Ne sont-ce point des philosophes, ces hommes qu’on nous représente comme les ennemis des dieux ? Quelle majesté sur leur front ! quelle simplicité dans leurs actions et dans leur langage ! »

La foule disoit :

« Quel est ce vieillard qui parle avec tant d’autorité, et qui enseigne des choses si innocentes et si douces ? Les chrétiens prient pour nous et pour l’empereur ; ils nous plaignent, ils nous donnent leurs repas ; ils sont couverts de plaies, et ils ne disent rien contre nous ni contre les juges. Leur Dieu seroit-il le véritable Dieu ? »

Tels étoient les discours de la multitude. Parmi tant de malheureux idolâtres, quelques-uns se retirèrent saisis de frayeur, quelques autres se mirent à pleurer, et crioient :

« Il est grand le Dieu des chrétiens ! Il est grand le Dieu des martyrs ! »

Ils restèrent pour se faire instruire, et ils crurent en Jésus-Christ.

Quel spectacle pour Rome païenne ! quelle leçon ne lui donnoit point cette communion des martyrs ! Ces hommes qui dévoient bientôt abandonner la vie continuoient à tenir entre eux des discours pleins d’onction et de charité : lorsque de légères hirondelles se préparent à quitter nos climats, on les voit se réunir au bord d’un étang solitaire ou sur la tour d’une église champêtre : tout retentit des doux chants du départ ; aussitôt que l’aquilon se lève, elles prennent leur vol vers le ciel, et vont chercher un autre printemps et une terre plus heureuse.

Au milieu de cette scène touchante, on voit accourir un esclave : il perce la foule ; il demande Eudore ; il lui remet une lettre de la part du juge. Eudore déroule la lettre : elle étoit conçue en ces mots :

« Festus, juge, à Eudore, chrétien, salut :

« Cymodocée est condamnée aux lieux infâmes. Hiéroclès l’y attend. Je t’en supplie par l’estime que tu m’as inspirée, sacrifie aux dieux ; viens redemander ton épouse : je jure de te la faire rendre pure et digne de toi. »

Eudore s’évanouit ; on s’empresse autour de lui : les soldats qui l’environnent se saisissent de la lettre : le peuple la réclame ; un tribun en fait lecture à haute voix ; les évêques restent muets et consternés ; l’assemblée s’agite en tumulte. Eudore revient à la lumière, les soldats étoient à ses genoux et lui disoient :

« Compagnon, sacrifiez ! Voilà nos aigles au défaut d’autels. »

Et ils lui présentoient une coupe pleine de vin pour la libation. Une tentation horrible s’empare du cœur d’Eudore. Cymodocée aux lieux infâmes ! Cymodocée dans les bras d’Hiéroclès ! La poitrine du martyr se soulève : l’appareil de ses plaies se brise, et son sang coule en abondance. Le peuple, saisi de pitié, tombe lui-même à genoux, et répète avec les soldats :

« Sacrifiez ! sacrifiez ! »

Alors Eudore, d’une voix sourde :

« Où sont les aigles ? »

Les soldats frappent leurs boucliers en signe de triomphe, et se hâtent d’apporter les enseignes. Eudore se lève ; les centurions le soutiennent ; il s’avance au pied des aigles ; le silence règne parmi la foule. Eudore prend la coupe : les évêques se voilent la tête de leurs robes, et les confesseurs poussent un cri : à ce cri, la coupe tombe des mains d’Eudore ; il renverse les aigles et, se tournant vers les martyrs, dit :
« Je suis chrétien ! »


fin du livre vingt-deuxième.