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Les Martyrs/Livre vingt-unième

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Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 285-294).

Livre Vingt-Unième.

Eudore est relevé de sa pénitence. Plaintes de Démodocus. Prison de Cymodocée. Cymodocée reçoit la lettre d’Eudore. Actes du martyre d’Eudore. Le Purgatoire.

C’étoit l’heure où les courtisans de Galérius, couchés sur des lits de pourpre autour d’une table pompeusement servie, prolongeoient les délices du festin dans les ombres de la nuit. Les mains chargées de branches d’anet, le front ceint d’une couronne de roses et de violettes, chaque convive faisoit éclater ses transports. Des joueuses de flûte, habiles dans l’art de Terpsichore, irritoient les désirs par des danses efféminées et des chansons voluptueuses. Une coupe d’une rare beauté, et aussi profonde que celle de Nestor, animoit la joyeuse assemblée. Le dieu qui porte l’arc et le bandeau, et qui se rit des maux qu’il a faits, étoit, comme au banquet d’Alcibiade, l’objet des discours de ces hommes heureux. Le marbre, le cristal, l’argent, l’or, les pierres précieuses, renvoyoient et multiplioient l’éclat des flambeaux, et l’odeur des parfums de l’Arabie se mêloit à celle des vins de la Grèce.

À cette heure, les confesseurs chrétiens, abandonnés du monde et condamnés à mourir, préparoient aussi une fête et un banquet dans les cachots de saint Pierre. Eudore devoit comparoître le lendemain au tribunal du juge ; il pouvoit expirer au milieu des tourments : il étoit donc temps de le relever de sa pénitence.

On allume une lampe dans la prison. Cyrille, à qui l’évêque de Rome a remis ses pouvoirs, doit célébrer la messe de réconciliation. Gervais et Protais sont choisis pour servir le sacrifice : ils se revêtent d’une tunique blanche apportée par les frères ; leurs cheveux blonds tombent en boucles sur leur cou découvert ; une pudeur virginale respire dans tous leurs traits. On eût dit qu’ils marchoient au martyre tant il y avoit de joie et de modestie peintes sur le front de ces jeunes hommes !

Les prisonniers se mettent à genoux autour de Cyrille, qui commence à voix basse une messe sans calice et sans autel. Les confesseurs, alarmés, ne savent où il va consacrer la victime sans tache. sublime invention de la charité ! ô touchante cérémonie ! le vieil évêque dépose l’hostie sur son cœur, qui devient ainsi l’autel du sacrifice. Jésus-Christ martyr est offert en holocauste sur le cœur d’un martyr ! Un Dieu s’élève de ce cœur, un Dieu descend dans ce cœur.

Cependant Eudore, dépouillé de l’habit de sa pénitence, reçoit en échange une robe éclatante de blancheur. Perséus et Zacharie se lèvent pour remplir les fonctions de diacre et d’archidiacre : ils adressent au nom des chrétiens ces paroles à Cyrille :

« Très-cher à Dieu, c’est ici le moment de la miséricorde ; ce pénitent veut être réconcilié, et l’Église vous le demande : il a été postulant, auditeur, prosterné ; faites-le remonter au rang des élus. »

Cyrille dit alors :

« Pénitent, promettez-vous de changer de vie ? Levez les mains au ciel en signe de cette promesse. »

Eudore leva vers le ciel ses bras chargés de chaînes : il parut orné de ses liens comme une jeune épouse de ses bracelets et des franges d’or qui bordent sa robe. Cyrille prononça sur lui ces paroles :

« Fidèle, je l’absous par la miséricorde de Jésus-Christ, qui délie dans le ciel tout ce que ses apôtres délient sur la terre. »

À ces mots, Eudore tombe aux pieds de l’évêque : il reçoit des mains du diacre le saint viatique, ce pain du voyageur chrétien préparé pour le pèlerinage de l’éternité. Les confesseurs admirent au milieu d’eux le martyr désigné, qui, semblable à un consul romain choisi par le peuple, va bientôt déployer les marques de sa puissance. Le monde n’auroit aperçu dans cette assemblée de proscrits que des hommes obscurs destinés à périr du dernier supplice ; et pourtant là se voyoient les chefs d’une race nombreuse qui devoit couvrir la terre ; là se trouvoient des victimes dont le sang alloit éteindre le feu de la persécution et faire régner la croix sur l’univers. Mais combien de larmes couleront encore avant que cette persécution ait amené le jour du triomphe !

Démodocus n’étoit arrivé à Rome que pour avoir le cœur déchiré. Averti du premier malheur qui menaçoit la prêtresse des Muses, il étoit parvenu à rassembler le peuple et à le conduire au palais de Galérius ; mais à peine a-t-il arraché Cymodocée des mains d’Hiéroclès, qu’elle lui est enlevée comme chrétienne. On interdit au vieillard la vue de sa fille : toute pitié a disparu depuis que la jeune Messénienne s’est déclarée de la secte proscrite. Le gardien de la prison de saint Pierre étoit humain, pitoyable, accessible à l’or : on pénétroit aisément jusqu’aux martyrs ; mais Sævus, gardien du cachot de Cymodocée, étoit ennemi furieux des chrétiens, parce que Blanche, sa femme, qui étoit chrétienne, avoit en horreur ses débauches. Il n’avoit jamais voulu consentir que l’on parlât, même devant lui, à la fille d’Homère, et il repoussoit Démodocus par des outrages et des menaces.

Non loin de l’asile de douleur où gémissoit l’épouse d’Eudore s’élevoit un temple consacré par les Romains à la Miséricorde : la frise en étoit ornée de bas-reliefs de marbre de Carrare, représentant des sujets consacrés par l’histoire ou chantés par la Muse : on reconnoissoit cette pieuse fille qui nourrit son père dans la prison et devint la mère de celui dont elle avoit reçu la vie ; plus loin Manlius, après avoir immolé son fils, revenoit victorieux au Capitole ; les vieillards s’avançoient au-devant de lui, mais les jeunes Romains évitoient la rencontre du triomphateur. Ici, une brillante Vestale, faisant remonter sur le Tibre le vaisseau qui portoit l’image de Cybèle, entraînoit avec sa ceinture les destins de Rome et de Garthage ; là, Virgile, encore pasteur, étoit obligé d’abandonner les champs paternels ; là, dans la nuit fatale de son exil, Ovide recevoit les adieux de son épouse.

Les astres finissoient et recommençoient leur cours, et retrouvoient Démodocus assis dans la poussière sous le portique de ce temple. Un manteau sale et déchiré, une barbe négligée, des cheveux en désordre et souillés de cendres, annonçoient le chagrin du vénérable suppliant. Tantôt il embrassoit les pieds de la statue de la Miséricorde, en les arrosant de ses pleurs ; tantôt il imploroit la pitié du peuple ; quelquefois il chantoit sur la lyre pour tendre un piège aux passants, pour attirer par les accents du plaisir l’attention que les hommes craignent de donner aux larmes.

« Ô siècle d’airain ! s’écrioit-il, hommes haïs de Jupiter pour votre dureté ! quoi ! vous restez insensibles à la douleur d’un père ! Romains, vos ancêtres ont élevé des temples à la piété filiale, et mes cheveux blancs ne peuvent vous toucher ! Suis-je donc un parricide en horreur aux peuples et aux cités ? Ai-je mérité d’être dévoué aux Euménides ? Hélas ! je suis un prêtre des dieux ; j’ai été nourri sur les genoux d’Homère, au milieu du chœur sacré des Muses ! J’ai passé ma vie à implorer le ciel pour les hommes, et ils se montrent inexorables à mes prières ! Que demandé-je pourtant ? Qu’on me permette de voir ma fille, de partager ses fers, de mourir dans ses bras avant qu’elle me soit ravie. Romains, songez à l’âge si tendre de ma Cymodocée ! Ah ! j’étois le plus heureux des mortels que le soleil éclaire dans sa course ! Aujourd’hui quel esclave voudroit changer son sort contre le mien ? Jupiter m’avoit donné un cœur hospitalier : de tous les hôtes que j’ai reçus à mes foyers et qui ont bu avec moi la coupe de la joie, en est-il un seul qui vienne partager ma douleur ! Insensé est le mortel qui croit sa prospérité constante ! La Fortune ne se repose nulle part. »

À ces mots, Démodocus, frappant ses mains avec désespoir, se roule sur la terre. Ses cris ne percent point les murs du cachot de sa fille. Les fidèles qui avoient précédé la nouvelle chrétienne dans ce lieu sanglant avoient tous donné leur vie pour Jésus-Christ. Cymodocée habitoit seule la prison. Fatigué des soins qu’il étoit obligé de rendre à l’orpheline, Sævus insultoit souvent à son malheur : ainsi, lorsque de grossiers villageois ont enlevé un aiglon sur la montagne, ils enferment dans une indigne cage l’héritier de l’empire des airs ; ils insultent par d’ignobles jeux et des traitements inhumains à la majesté tombée : ils frappent cette tête couronnée ; ils éteignent ces yeux qui auroient contemplé le soleil ; ils tourmentent en mille façons ce jeune roi qui n’a point d’ailes pour fuir ou de serres pour repousser les outrages.

Nourrie dans les riantes idées de la mythologie, environnée jusque alors des images les plus douces et les plus gracieuses, Cymodocée avoit à peine connu le nom de la tristesse et de l’adversité. Elle n’avoit point été formée à cette école chrétienne où dès le berceau l’homme apprend qu’il est né pour souffrir. Depuis quelque temps, soumise aux épreuves de la Providence, la fille d’Homère avoit changé de religion en changeant de fortune, et le christianisme étoit venu lui donner contre les afflictions de la vie des secours que ne lui offroit point le culte des faux dieux. Elle étudioit avec ardeur les livres saints qu’elle avoit trouvés dans sa prison, et qui avoient appartenu à quelque martyr ; mais, sans cesse obsédée par les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse, elle ne pouvoit goûter encore parfaitement ces hautes consolations de la religion qui nous élèvent au-dessus des regrets et des misères humaines. Souvent, au milieu de sa lecture, sa tête tomboit sur la page sacrée, et la nouvelle chrétienne, saisie de douleur, redevenoit un moment la prêtresse des Muses. Elle se représentoit cette brillante lumière de la Messénie ; elle croyoit errer dans les bois d’Amphise ; elle revoyoit ces belles fêtes de la Grèce, ces chars roulant sous les ombrages de Némée, ces religieuses théories parcourant au son des flûtes les sommets de l’Ira ou la plaine de Sténiclare. Elle songeoit au bonheur dont elle jouissoit autrefois avec son père et au chagrin qui accabloit maintenant ce vieillard. « Où est-il ? que fait-il ? qui prend soin de son âge et de ses larmes ? Oh ! que les peines de Cymodocée sont légères auprès de celles qui doivent accabler son père et son époux ! »

Tandis que la fille de Démodocus se livre à ces pensers amers, elle entend tout à coup retentir des pas au fond de sa prison. Blanche, la femme du gardien, s’avance et remet à Cymodocée la lettre d’Eudore, avec le secret nécessaire pour lire ces tristes adieux. Cette chrétienne timide, qui n’ose braver ouvertement son époux et les supplices, se hâte de sortir, et referme les portes du cachot.

Cymodocée, restée seule, prépare aussitôt la liqueur qui, versée sur la page blanche, doit faire paroître les traits mystérieux que l’amour et la religion y avoient tracés. Au premier essai, elle reconnoît l’écriture d’Eudore ; bientôt elle parvient à lire les premiers témoignages de l’amour de son époux ; les expressions du martyr deviennent plus tendres ; on entrevoit quelque annonce funeste ; Cymodocée n’ose plus déchiffrer l’écrit fatal. Elle s’arrête, elle recommence, s’arrête de nouveau, recommence encore ; enfin, elle arrive à ces mots :

« Fille d’Homère, Eudore va peut-être vous devancer au séjour des concerts ineffables. Il faut qu’il coupe le fil de ses jours, comme un tisserand coupe le fil de sa toile à moitié tissue. »

Soudain les yeux de la jeune chrétienne s’obscurcissent, et elle tombe évanouie sur la pierre de la prison.

Mais, ô Muse céleste, d’où viennent ces transports de joie qui éclatent dans les parvis éternels ? Pourquoi les harpes d’or font-elles entendre ces sons mélodieux ? Pourquoi le roi-prophète soupire-t-il ses plus beaux cantiques ? Quelle allégresse parmi les anges ! Le premier des martyrs, le glorieux Étienne, a pris dans le Saint des saints une palme éclatante ; il la porte vers la terre avec un front incliné et respectueux. Cieux, racontez le triomphe du juste ! Le moment si court des afflictions de la vie va produire un bonheur qui ne finira plus. Eudore a paru devant le juge !

Il a dit adieu à ses amis ; il a recommandé à leur charité son épouse et Démodocus. Les soldats ont conduit le martyr au temple de la Justice, bâti par Auguste, près du théâtre de Marcellus. Au fond d’une salle immense et découverte s’élève une chaire d’ivoire, surmontée de la statue de Thémis, mère de l’Équité, de la Loi et de la Paix. Le juge est placé sur cette chaire : à sa gauche sont des sacrificateurs, un autel, une victime ; à sa droite, des centurions et des soldats ; devant lui, des entraves, un chevalet, un bûcher, une chaise de fer, mille instruments de supplice et de nombreux bourreaux : dans la salle est la foule du peuple. Eudore, enchaîné, se tient debout au pied du tribunal. Les hérauts, ministres de Jupiter et des hommes, commandent le silence. Le juge interroge, et l’écrivain grave sur des tablettes les actes du martyr.

Festus, suivant les formes usitées, dit :

« Quel est ton nom ? »

Eudore répond :

« Je m’appelle Eudore, fils de Lasthénés. »

Le juge dit :

« N’as-tu pas connoissance des édits qui ont été publiés contre les chrétiens ? »

Eudore répond :

« Je les connois. »

Le juge dit :

« Sacrifie donc aux dieux. »

Eudore répond :

« Je ne sacrifie qu’à un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre. »

Festus ordonne de dépouiller Eudore, de l’étendre sur le chevalet et de lui attacher des poids aux pieds.

Le juge dit :

« Eudore, je te vois pâlir, tu souffres. Aie pitié de toi-même : souviens-toi de ta gloire et des honneurs dont tu as été comblé ! Jette les yeux sur ta maison près de tomber par ta chute : vois les larmes de ton père, écoute les plaintes de tes aïeux. Ne crains-tu point de combler d’un ennui éternel la déplorable vieillesse de ceux qui t’ont donné la vie ? »

Eudore répond :

« Ma gloire, mes honneurs et mes parents sont dans le ciel. »

Le juge dit :

« Seras-tu donc insensible aux douceurs et aux promesses d’un chaste hyménée ? »

Eudore ne répond point.

Le juge dit :

« Tu t’attendris, achève ; laisse-toi toucher : sacrifie, ou tremble des maux qui t’attendent. »

Eudore répond :

« Que me serviroit d’avoir tremblé devant un juge qui doit mourir comme moi ? »

Festus fait déchirer Eudore avec des ongles de fer. Le sang couvre le corps du confesseur, comme la pourpre de Tyr teint l’ivoire de l’Inde ou la laine la plus blanche de Milet.

Alors le juge :

« Es-tu vaincu ? Vas-tu sacrifier aux dieux ! Songe, si tu t’obstines, que tu entraîneras dans ta perte ton père, tes sœurs et celle qui étoit destinée à ton lit. »

Eudore s’écrie :

« D’où me vient ce bonheur d’être sacrifié trois fois pour mon Dieu ? »

On écarte les pieds du confesseur dans les entraves ; on fait rougir la chaise de fer ; on prépare la poix bouillante et les tenailles. Eudore ne paroît pas souffrir. On voyoit sur son visage briller l’allégresse : jointe à une douce gravité et la majesté au milieu des grâces. La chaise de fer est préparée. Le docteur des chrétiens, assis dans le fauteuil embrasé, prêche plus éloquemment l’Évangile. Des Séraphins répandent sur Eudore une rosée céleste, et son ange gardien lui fait une ombre de ses ailes. Il paroissoit dans la flamme comme un pain délicieux préparé pour les tables éternelles. Les païens les plus intrépides détournoient la tête : ils ne pouvoient soutenir l’éclat du martyr. Les bourreaux, fatigués, se relayoient les uns les autres ; le juge regardoit le chrétien avec un secret effroi : il croyoit voir un dieu sur cette chaise ardente. Le confesseur lui crie :

« Remarquez bien mon visage, afin de le reconnoître à ce jour terrible où tous les hommes seront jugés ! »

À ces mots, Festus, troublé, fait suspendre le supplice. Il se précipite de son tribunal, passe derrière le rideau, et laisse l’écrivain lire en tremblant cette sentence :

« La clémence de l’invincible Auguste ordonne que celui qui, refusant d’obéir aux sacrés édits, n’a pas voulu sacrifier, soit exposé aux bêtes, dans l’amphithéâtre, le jour de la divine naissance de notre empereur éternel. »

Aussitôt Eudore est reporté par les soldats à la prison. Déjà les confesseurs étoient instruits de son triomphe. Au moment où la porte du cachot s’entr’ouvre et laisse voir aux évêques le martyr pâle et mutilé, ils s’avancent au-devant de lui, Cyrille à leur tête, et entonnent tous à la fois ce cantique :

« Il a vaincu l’enfer, il a cueilli la palme ! Entrez dans le tabernacle du Seigneur, ô prêtre illustre de Jésus-Christ !

« Quel éclat sort de ses plaies ! il a été éprouvé par le feu, comme l’argent raffiné jusqu’à sept fois.

« Il a vaincu l’enfer, il a cueilli la palme ! Entrez dans le tabernacle du Seigneur, ô prêtre illustre de Jésus-Christ ! »

Les anges répétoient dans le ciel ce cantique, et un nouveau sujet d’allégresse charmoit les esprits bienheureux.

Eudore, dans le cours de ses actes glorieux, avoit offert secrètement son sacrifice pour le salut de sa mère. Depuis longtemps averti en songe de la destinée de Séphora, il prioit le Très-Haut d’accorder à cette vertueuse femme un rang parmi les élus. Elle étoit tombée, au sortir du monde, dans le lieu où les âmes achèvent d’expier leurs erreurs, parce qu’elle avoit aimé ses enfants avec trop de foiblesse et qu’elle étoit ainsi devenue la première cause des égarements de son fils. Eudore, par l’hommage volontaire de son sang, avoit obtenu la fin des épreuves de Séphora. Les trois prophètes qui lisent devant l’Éternel le livre de vie, Isaïe, Élie et Moïse, proclament le nom de l’âme délivrée. Marie se lève de son trône : les anges qui lui présentoient les vœux des mères, les pleurs des enfants, les douleurs des pauvres et des infortunés, suspendent un moment leurs offrandes. Elle monte vers son Fils ; elle entre dans la région où l’agneau règne au milieu des vingt-quatre vieillards ; elle s’avance jusqu’aux pieds d’Emmanuel, et, s’inclinant devant la seconde Essence incréée :

« Ô mon Fils ! si, n’étant encore qu’une foible mortelle, j’ai porté dans mon sein le poids de votre éternité ; si vous daignâtes confier à mon amour le soin de votre humanité souffrante, daignez écouter ma prière ! Vos prophètes ont annoncé la délivrance de la mère du nouveau martyr. Les fidèles vont-ils enfin jouir de la paix du Seigneur ! Fille des hommes, vous m’avez permis de vous présenter leurs larmes. Je vois un confesseur qu’un tigre va déchirer ; le sang qu’il a déjà répandu ne suffit-il pas pour racheter ce chrétien et le faire rentrer dans votre gloire ? Faut-il qu’il achève son sacrifice, et la voix de Marie ne peut-elle rien changer à la rigueur de vos conseils ? »

Ainsi parle la Mère des sept douleurs. Alors le Messie, d’un ton miséricordieux :

« Ô ma mère ! vous le savez, je compatis aux larmes des hommes ; je me suis chargé pour eux du fardeau de toutes les misères du monde. Mais il faut que les décrets de mon Père s’accomplissent. Si mes confesseurs sont persécutés un moment sur la terre, ils jouiront dans le ciel d’une gloire sans fin. Cependant, ô Marie ! le moment de leur triomphe approche : la grâce même a commencé. Descendez vers les lieux où les fautes sont effacées par la pénitence ; ramenez au ciel avec vous la femme dont les prophètes ont déclaré la béatitude, et que la félicité du martyr pour lequel vous m’implorez commence par le bonheur de sa mère. »

Un sourire accompagne les paroles pacifiques du Sauveur du monde. Les vingt-quatre vieillards s’inclinent sur leurs trônes, les Chérubins se voilent de leurs ailes ; les sphères célestes s’arrêtent pour écouter le Verbe éternel, et les profondeurs du chaos tressaillent et sont éclairées, comme si quelque création nouvelle alloit sortir du néant.

Aussitôt Marie descend vers le lieu de la purification des âmes. Elle s’avance par un chemin semé de soleils, au milieu des parfums incorruptibles et des fleurs célestes que les anges répandent sous ses pas. Le chœur des vierges la précède, en chantant des hymnes. Auprès d’elle paroissoient les femmes les plus illustres : Élisabeth, dont l’enfant tressaillit à l’approche de Marie ; Madeleine, qui répandit un nard précieux sur les pieds de son Maître et les essuya de ses cheveux ; Salomé, qui suivit Jésus au Calvaire ; la mère des Machabées, celle des sept enfants martyrs ; Lia et Rachel ; Esther, reine encore ; Débora, de qui la tombe vil croître le chêne des pleurs, et l’épouse d’Élimélech, que les anges ont appelé Belle et les hommes Noémi.

Entre le ciel et l’enfer s’étend une vaste demeure, consacrée aux expiations des morts. Sa base touche aux régions des douleurs infinies et son sommet à l’empire des joies intarissables. Marie porte d’abord la consolation aux lieux les plus éloignés du séjour des béatitudes. Là des malheureux, haletants et couverts de sueur, s’agitent au milieu d’une nuit obscure. Leurs noires paupières ne sont éclairées que par les flammes voisines de l’enfer. Les âmes éprouvées dans cette enceinte ne partagent point les supplices éternels, mais elles en ont la terreur. Elles entendent le bruit des tourments, le retentissement des fouets, le fracas des chaînes. Un fleuve brûlant formé des pleurs des réprouvés les sépare seul de l’abîme où elles craindroient d’être ensevelies, si elles n’étoient rassurées par un espoir sans cesse éteint et toujours renaissant.

L’apparition de la Reine des anges au milieu de ces infortunés suspendit un moment l’horreur de leurs craintes. Une lumière divine éclaira les prisons expiatoires, pénétra jusque dans l’enfer, et l’enfer, étonné, crut voir entrer l’Espérance. Saisie d’une pitié céleste, Marie passe avec sa pompe angélique à des régions moins obscures et moins malheureuses. À mesure qu’on s’élève dans ces lieux d’épreuves, ces lieux s’embellissent, et les peines deviennent plus douces et moins durables. Des anges compatissants, bien que sévères, veillent aux pénitences des âmes éprouvées. Au lieu d’insulter à leurs peines, comme les esprits pervers aux pleurs des damnés, ils les consolent et les invitent au repentir ; ils leur peignent la beauté de Dieu et le bonheur d’une éternité passée dans la contemplation de l’Être suprême.

Un spectacle extraordinaire frappe surtout les regards des saintes femmes descendues des cieux avec la Reine des vierges : des âmes deviennent peu à peu rayonnantes et lumineuses, au milieu des autres âmes qui les entourent ; une auréole glorieuse se forme autour de leur front : transfigurées par degrés, elles s’envolent à des régions plus élevées, d’où elles entendent les divins concerts. C’étoient des morts dont les peines étoient abrégées par les prières des parents et des amis qu’ils avoient encore sur la terre. Céleste prérogative de l’amitié, de la religion et du malheur ! Plus celui qui prie ici-bas est infortuné, pauvre, infirme, méprisé, plus ses vœux ont de puissance pour donner un bonheur éternel à quelque âme délivrée !

L’heureuse Séphora brilloit d’un éclat extraordinaire au milieu de ces morts rachetés. La mère des Machabées prend aussitôt par la main la mère d’Eudore, et la présente à Marie. Le cortège remonte lentement vers les sacrés tabernacles. Les mondes divers, ceux qui frappent nos regards pendant la nuit, ceux qui échappent à notre vue dans la profondeur des espaces, les soleils, la création entière, les chœurs des puissances qui président à cette création, chantent l’hymne à la Mère du Sauveur :

« Ouvrez-vous, portes éternelles : laissez passer la Souveraine des cieux !

« Je vous salue, Marie, pleine de grâce, modèle des vierges et des épouses ! Chérubins ardents, portez sur vos ailes la fille des hommes et la Mère de Dieu. Quelle tranquillité dans ses regards baissés ! que son sourire est calme et pudique ! Ses traits conservent encore la beauté de la douleur qu’elle éprouva sur la terre, comme pour tempérer les joies éternelles ! Les mondes frémissent d’amour à son passage ; elle efface l’éclat de la lumière incréée dans laquelle elle marche et respire. Salut, vous qui êtes bénie entre toutes les femmes ! refuge des pécheurs, consolatrice des affligés !

« Ouvrez-vous, portes éternelles : laissez passer la Souveraine de cieux ! »


fin du livre vingt-et-unième.