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Les Martyrs/Livre vingt-troisième

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Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 304-318).

Livre Vingt-Troisième.

Satan ranime le fanatisme du peuple. Fête de Bacchus. Explication de la lettre de Festus. Mort d’Hiéroclès. L’ange de l’espérance descend vers Cymodocée. Cymodocée reçoit la robe des martyrs. Dorothée enlève Cymodocée de la prison. Joie d’Eudore et des confesseurs. Cymodocée retrouve son père. L’ange du sommeil.

Le prince des ténèbres regardoit en frémissant de rage la pitié du peuple et la victoire des confesseurs.

« Quoi ! s’écria-t-il, j’aurai fait trembler sur son trône celui que des anges esclaves ont nommé le Tout-Puissant ; quelques instants m’auront suffi pour flétrir l’ouvrage de six jours ; l’homme sera devenu ma facile proie, et près de triompher du Christ, mon dernier ennemi, un martyr insulteroit à ma puissance ! Ah ! ranimons contre les chrétiens la fureur d’un peuple insensé, et que Rome s’enivre aujourd’hui de l’encens des idoles et du sang des martyrs ! »

Il dit, et prend aussitôt la figure, la démarche et la voix de Tagès, chef des aruspices. Il dépouille sa tête immortelle des restes de sa brillante chevelure, outragée par les feux de l’abîme ; les cicatrices que le désespoir et la foudre ont tracées sur son front se changent en rides vénérables ; il cache ses ailes repliées dans les amples contours d’une robe de lin, et, courbant son corps sur un bâton augural, il s’avance au-devant de la foule qui revenoit du banquet des martyrs.

« Peuple romain, s’écrie-t-il, d’où naît aujourd’hui cet attendrissement sacrilège ? Quoi ! votre empereur vous prépare des spectacles, et vous pleurez sur des scélérats, vil rebut des nations ! Soldats, on renverse vos aigles, et vous vous laissez toucher ! Que diroient les Scipion et les Camille s’ils revoyoient la lumière ? Bannissez une compassion criminelle, et, au lieu de plaindre ici les ennemis du ciel et des hommes, allez prier dans vos temples pour le salut du prince et célébrer la fête des dieux. »

En prononçant ces paroles, l’ange rebelle souffle sur la foule inconstante un esprit de vertige et de fureur. La soif du sang et des plaisir s’allume dans les âmes où la pitié s’éteint tout à coup. Un victimaire s’écrie :

« Ô ciel ! quel prodige frappe mes regards ! J’ai laissé Tagès au Capitole, et je le retrouve ici. Romains, n’en doutez pas, c’est quelque divinité cachée sous la figure du chef des aruspices qui vient vous reprocher votre pitié coupable et vous annoncer les volontés de Jupiter. »

À ces mots, le prince des ténèbres disparoît du milieu de la foule, et le peuple, saisi de terreur, court aux autels des idoles expier un moment d’humanité.

Galérius célébroit à la fois le jour de sa naissance et son triomphe sur les Perses. Ce jour tomboit aux fêtes de Flore. Afin de se rendre le peuple et les soldats plus favorables, l’empereur rétablit les fêtes de Bacchus, depuis longtemps supprimées par le Sénat. Tant d’horreurs dévoient être couronnées par les jeux de l’amphithéâtre, où les prisonniers chrétiens étoient condamnés à mourir.

D’imprudentes largesses, dont la source étoit dans la ruine des citoyens, et surtout dans la dépouille des fidèles, avoient renversé l’esprit de la foule. Toute licence étoit permise et même commandée. À la lueur des flambeaux, dans la voie Patricienne, une partie du peuple assistoit à des prostitutions publiques : des courtisanes nues, rassemblées au son de la trompette, célébroient par des chants obscènes cette Flore qui laissa sa fortune impudique à un peuple alors rempli de pudeur. Galérius montoit au Capitole sur un char tiré par des éléphants ; devant lui marchoit la famille captive de Narsès, roi des Perses. Les danses et les hurlements des Bacchantes varioient et multiplioient le désordre. Des outres et des amphores sans nombre étoient ouvertes près des fontaines et aux carrefours de la ville. On se barbouilloit le visage de lie, on pétrissoit la boue avec le vin. Bacchus paroissoit élevé sur un tréteau. Ses prêtresses agitoient autour de lui des torches enflammées, des thyrses entourés de pampres de vignes, et bondissoient au son des cymbales, des tambours et des clairons ; leurs cheveux flottoient au hasard : elles étoient vêtues de la peau d’un cerf, rattachée sur leurs épaules par des couleuvres qui se jouoient autour de leurs cous. Les unes portoient dans leurs bras des chevreaux naissants ; les autres présentoient la mamelle à des louveteaux ; toutes étoient couronnées de branches de chêne et de sapin ; des hommes déguisés en Satyres les accompagnoient, traînant un bouc orné de guirlandes. Pan se montroit avec sa flûte ; plus loin s’avançoit Silène ; sa tête, appesantie par le vin, rouloit de l’une à l’autre épaule ; il étoit monté sur un âne et soutenu par des Faunes et des Sylvains. Une Ménade portoit sa couronne de lierre, un Égypan sa tasse demi-pleine ; le bruyant cortège trébuchoit en marchant, et buvoit à Bacchus, à Vénus et à l’Injure. Trois chœurs chantoient alternativement :

« Chantons Évohé, redisons sans cesse : Évohé, Évohé !

« Fils de Sémélé, honneur de Thèbes au bouclier d’or, viens danser avec Flore, épouse de Zéphyre et reine des fleurs ! Descends parmi nous, ô consolateur d’Ariadne, toi qui parcours les sommets de l’Ismare, du Rhodope et du Cythéron ! Dieu de la joie, enfant de la fille de Cadmus, les nymphes de Nyssa t’élevèrent, par le secours des Muses, dans une caverne embaumée. À peine sorti de la cuisse de Jupiter, tu domptas les humains rebelles à ton culte. Tu te moquas des pirates de Tyrsène, qui t’enlevoient comme l’enfant d’un mortel. Tu fis couler un vin délicieux dans le noir vaisseau et tomber du haut des voiles les branches d’une vigne féconde ; un lierre chargé de ses fruits entoura le mât verdoyant ; des couronnes couvrirent les bancs des rameurs ; un lion parut à la poupe ; les matelots, changés en dauphins, s’élancèrent dans les vagues profondes. Tu riois, ô roi, Évohé !

« Chantons Evohé, redisons sans cesse : Évohé, Évohé !

« Nourrisson des Hyades et des Heures, élève des Muses et de Silène, toi qui as les yeux noirs des Grâces, les cheveux dorés d’Apollon et sa jeunesse immortelle, ô Bacchus, quitte les bords de l’Inde soumise, et viens régner sur l’Italie. On y recueille les vins de Falerne et de Cécube : deux fois l’année le fruit mûri pend à l’arbre et l’agneau à la mamelle de sa mère. On voit voler dans nos campagnes des chevaux ardents pour la course et paître le long du Clitumne les taureaux sans tache qui marchent au Capitule devant le triomphateur romain. Deux mers apportent à nos rivages les trésors du monde. L’airain, l’argent et l’or coulent en ruisseaux dans les entrailles de cette terre sacrée. Elle a donné naissance à des peuples fameux, à des héros plus fameux encore. Salut, terre féconde, terre de Saturne, mère des grands hommes ! Puisses-tu porter longtemps les trésors de Cérès et tressaillir au cri d’Évohé !

« Chantons Évohé, redisons sans cesse : Évohé, Évohé ! »

Hélas ! les hommes habitent la même terre, mais combien ils diffèrent entre eux ! Pourroit-on prendre pour des frères et des citoyens d’une même cité ces habitants, dont les uns passent les jours dans la joie et les autres dans les pleurs ; les heureux qui chantent un hymen et les infortunés qui célèbrent des funérailles ? Qu’il étoit touchant. dans le délire de Rome païenne, de voir les chrétiens offrir humblement à Dieu leurs prières, déplorer des excès criminels et donner tous les exemples de la modestie et de la raison au milieu de la débauche et de l’ivresse ! Quelques autels secrets dans les cachots, au fond des catacombes, sur les tombeaux des martyrs, rassembloient les fidèles persécutés. Ils jeûnoient, ils veilloient, victimes volontaires, pour expier les crimes du monde ; et, tandis que les noms de Flore et de Bacchus retentissoient dans des hymnes abominables, au milieu du sang et du vin, les noms de Jésus-Christ et de Marie se répétoient en secret dans de chastes cantiques au milieu des larmes.

Tous les chrétiens se tenoient renfermés dans leurs maisons, évitant à la fois la fureur du peuple et le spectacle de l’idolâtrie. On ne voyoit errer au dehors que quelques prêtres attachés au service des hospices et des prisons, des diacres chargés de sauver les pauvres voués à la mort par Galérius, des femmes qui recueilloient les esclaves abandonnés par leurs maîtres et les enfants exposés par leurs mères. Ô charité des premiers fidèles ! Leur trépas étoit le principal ornement des fêtes païennes, et ils s’occupoient du sort des idolâtres, comme si les idolâtres eussent été pour eux des frères pleins de compassion et de tendresse !

Cependant, après avoir repoussé les assauts du prince des ténèbres, les martyrs victorieux étoient rentrés dans leurs cachots : ainsi jadis, sous les murs d’Ilion, une troupe de héros s’élançoit sur l’ennemi qui tenoit la ville assiégée : les travaux sont détruits, les fossés comblés, les palissades arrachées, et les fils de Laomédon rentrent triomphants dans leurs sacrés remparts. Mais Eudore, fatigué du dernier combat, ne peut soulever sa tête abattue : en vain les évêques lui parlent, le consolent, élèvent aux cieux son courage, il reste muet et insensible à leurs discours. L’image des nouveaux périls de Cymodocée ne peut sortir de sa mémoire. Quels doivent être les tourments de ce martyr ! Déjà, presque assis sur les nuées, il a pu balancer et peut-être balance encore entre la honte de l’apostasie, l’éternité des douleurs de l’enfer et les maux qu’il endure en ce moment !

Le fils de Lasthénès ignoroit qu’il avoit été trompé à dessein par le juge. Festus étoit l’ami du préfet de Rome, et cette raison seule l’eût empêché de livrer Cymodocée à Hiéroclès. Mais Festus avoit d’ailleurs été frappé des réponses et de la magnanimité d’Eudore. En descendant du tribunal, il s’étoit rendu au palais de Galérius, et avoit supplié l’empereur de nommer un autre juge aux chrétiens.

« Il n’est plus besoin de juges, s’écria le tyran irrité. Ces scélérats se font une gloire de leurs supplices, et l’entêtement qu’ils y mettent corrompt le peuple et les soldats. Avec quelle insolence a osé souffrir le chef de ces impies ! Je ne veux plus qu’on perde le temps à les tourmenter. Je condamne aux bêtes tous les chrétiens des prisons, sans distinction d’âge ni de sexe, pour le jour de ma naissance. Allez, et publiez cet arrêt. »

Festus connoissoit la violence de Galérius : il ne répliqua point. Il sortit, et fit déclarer les ordres du prince, mais en se disant comme Pilate :

« Je suis innocent de la mort de ces justes. »

Lorsque Hiéroclès vint le trouver au milieu de la nuit, il se sentit saisi d’une nouvelle pitié pour Eudore. Un homme naturellement cruel, comme l’étoit le juge des chrétiens, peut toutefois être ennemi de la bassesse : il fut indigné des lâches desseins du ministre tombé ; il lui vint en pensée de profiter de la proposition de ce méchant, pour sauver le fils de Lasthénès en l’engageant à sacrifier aux dieux. Il écrivit alors la lettre qu’Eudore reçut au repas funèbre.

Dieu, qui vouloit le triomphe de son Église, faisoit tourner à la gloire des martyrs tout ce qui auroit pu leur ravir la couronne. Ainsi la fermeté d’Eudore dans les supplices ne fit que hâter la mort de ses compagnons, et la lettre de Festus aggrava des maux qu’elle étoit destinée à prévenir. Galérius, instruit de la scène du banquet, cassa les centurions qui avoient montré quelque respect pour leur ancien général ; on éloigna de Rome, sous différents prétextes, les légions étrangères, et les prétoriens, gorgés de vin et d’or, eurent seuls la garde de la ville. Le nom de Cymodocée, d’Eudore et d’Hiéroclès, frappant de nouveau les oreilles de l’empereur, le plongea dans une violente colère : Galérius désigna particulièrement l’épouse d’Eudore pour le massacre du lendemain ; il ordonna que le fils de Lasthénès parût seul, et le premier, dans l’amphithéâtre, le privant ainsi du bonheur de mourir avec ses frères ; enfin, il commanda de jeter Hiéroclès au fond d’un vaisseau et de le conduire au lieu de son exil.

Cette sentence, subitement portée à Hiéroclès, lui donna le coup de la mort. La patience et la miséricorde de Dieu touchoient à leur terme, et la justice alloit commencer. À peine Hiéroclès étoit sorti de la maison du juge, qu’il se sentit de nouveau frappé par le glaive de l’ange exterminateur. Dans un instant la maladie dont il est dévoré ne laisse plus au médecin aucune espérance. Les païens, qui regardent la lèpre comme une malédiction du ciel, s’éloignent de l’apostat ; ses esclaves mêmes l’abandonnent. Délaissé du monde entier, il ne trouve de secours que dans les hommes qu’il a si cruellement poursuivis. Les chrétiens, dont la charité ose seule braver toutes les misères humaines, ouvrent leurs hospices à leur persécuteur. Là, couché près d’un confesseur mutilé, Hiéroclès voit ses douleurs soulagées par la même main qui vient de panser les plaies d’un martyr. Mais tant de vertus ne font qu’irriter cet homme repoussé de Dieu : tantôt il appelle à grand cris Cymodocée, tantôt il croit apercevoir Eudore une épée flamboyante à la main et le menaçant du haut du ciel. Ce fut au milieu d’un de ces transports qu’on vint lui annoncer le dernier ordre de Galérius. Alors, se soulevant comme un spectre sur son lit pestiféré, le faux sage murmure ces mots d’une voix effrayée et incertaine :

« Je vais me reposer pour jamais. »

Il expire. Effroyable et trompeuse espérance ! Cette âme, qui croyoit mourir avec le corps, au lieu d’une nuit profonde et tranquille, aperçoit tout à coup au fond du tombeau une lumière prodigieuse. Une voix qui sort du milieu de cette lumière prononce distinctement ces paroles :

« Je suis celui qui suis. »

À l’instant l’éternité vivante est révélée à l’âme de l’athée. Trois vérités frappent à la fois cette âme confondue : sa propre existence, celle de Dieu, et la certitude des récompenses sans terme et des châtiments sans fin. Oh ! que n’est-elle ensevelie sous les débris de l’univers, pour se cacher à la face du souverain Juge ! Une force invincible la porte, dans un clin d’œil, nue et tremblante, au pied du tribunal de Dieu. Elle voit, pour un seul moment, celui qu’elle a renié dans le temps et qu’elle ne verra plus dans l’éternité. Le Tout-Puissant paroît sur les nuées, son Fils est assis à sa droite, l’armée des saints l’environne ; l’enfer accourt pour réclamer sa proie. L’ange protecteur d’Hiéroclès, confus et touché jusqu’aux larmes, se tient encore auprès de l’infortuné.

« Ange, dit le souverain Arbitre, pourquoi n’as-tu pas défendu cette âme ? »

« Seigneur, répond l’ange se voilant de ses ailes, vous êtes le Dieu des miséricordes ! »

« Créature, dit la même voix, l’ange ne t’auroit-il pas donné des avertissements salutaires ? »

L’âme, dans une terreur profonde, s’étoit jugée elle-même, et elle ne répondit point.

« Elle est à nous, s’écrièrent les anges rebelles : cette-âme a trompé le monde par une fausse sagesse ; elle a persécuté l’innocence, outragé la pudeur, versé le sang innocent ; elle ne s’est point repentie. »

« Ouvrez le Livre de vie, » dit l’Ancien des jours.

Un prophète ouvrit le Livre de vie : le nom d’Hiéroclès étoit effacé.

« Va, maudit, aux feux éternels, » dit le Juge incorruptible.

À l’instant l’âme de l’athée commence à haïr Dieu de la haine des réprouvés, et tombe en des profondeurs brûlantes. L’enfer s’ouvre pour la recevoir, et se referme sur elle en prononçant :

« L’éternité ! »

L’écho de l’abîme répète :

« L’éternité ! »

Le Père des humains, qui vient de punir le crime, songe à couronner l’innocence.

Il est dans le ciel une puissance divine, compagne assidue de la religion et de la vertu ; elle nous aide à supporter la vie, s’embarque avec nous pour nous montrer le port dans les tempêtes, également douce et secourable aux voyageurs célèbres, aux passagers inconnus. Quoique ses yeux soient couverts d’un bandeau, ses regards pénètrent l’avenir ; quelquefois elle tient des fleurs naissantes dans sa main, quelquefois une coupe pleine d’une liqueur enchanteresse ; rien n’approche du charme de sa voix, de la grâce de son sourire ; plus on avance vers le tombeau, plus elle se montre pure et brillante aux mortels consolés : la Foi et la Charité lui disent : « Ma sœur ! » et elle se nomme l’Espérance.

L’Éternel ordonne à ce beau séraphin de descendre vers Cymodocée et de lui montrer de loin les joies célestes, afin de la soutenir au milieu des tribulations de la terre. Un faux rapport avoit interrompu pour quelques instants les chagrins de la jeune chrétienne. Le bruit s’étoit répandu dans Rome qu’Eudore venoit de recevoir sa grâce : la lettre de Festus et la scène du repas libre mal expliquée avoient donné naissance à cette rumeur populaire. Blanche s’étoit empressée de communiquer ce faux rapport comme une nouvelle certaine à la fille de Démodocus ; mais combien Blanche se repentit de son indiscrète bonté lorsqu’elle connut le véritable destin d’Eudore et l’arrêt qui condamnoit à mort tous les chrétiens des prisons ! Sævus, plein d’une brutale joie, lui commande de porter à Cymodocée le vêtement des femmes martyres. C’étoit une tunique bleue, une ceinture noire, des brodequins noirs, un manteau noir et un voile blanc. La foible et désolée gardienne accomplit en pleurant son message de douleur. Elle n’eut pas la force de détromper l’orpheline et de lui apprendre son sort.

« Voilà, lui dit-elle, ma sœur, un vêtement nouveau. Que la paix du Seigneur soit avec vous ! »

« Qu’est-ce que ce vêtement ? dit Cymodocée. Est-ce ma robe nuptiale ? Est-ce mon époux qui me l’envoie ? »

« C’est pour lui qu’il faut la prendre, » répliqua la femme du gardien.

« Oh ! dit Cymodocée, pleine de joie, mon époux a reçu sa grâce, nous achèverons noire hymen ! »

Blanche avoit le cœur brisé ; elle se contenta de dire :

« Priez, ma sœur, pour vous et pour moi ! »

Elle sortit.

Demeurée seule avec le vêtement de gloire, Cymodocée le considère et le prend dans ses mains charmantes.

« On m’ordonne, dit-elle, de me parer pour mon époux, il faut obéir. »

Aussitôt elle revêt la tunique, qu’elle rattache avec la ceinture ; les brodequins couvrent ses pieds, plus blancs que le marbre de Paros ; elle jette le voile sur sa tête et suspend à son épaule le manteau : telle la Muse des mensonges nous peint la Nuit, mère de l’Amour, enveloppée de ses voiles d’azur et de ses crêpes funèbres ; telle Marcie (moins jeune, moins belle, moins vertueuse) se montra aux yeux du dernier Caton, quand elle le réclama pour époux au milieu des malheurs de Rome, et qu’elle parut à l’autel de l’hymen avec l’habit d’une veuve éplorée. Cymodocée ne sait pas qu’elle porte la robe de la mort ! Elle se regarde dans ce triste appareil, qui la rend cent fois plus touchante ; elle se rappelle le jour où elle se couvrit des ornements des Muses pour aller avec son père remercier la famille de Lasthénès.

« Ma robe nuptiale, disoit-elle, n’est pas aussi éclatante, mais elle plaira peut-être davantage à mon époux, parce que c’est une robe chrétienne. »

Le souvenir de son premier bonheur et du doux pays de la Grèce inspira la fille d’Homère. Elle s’assit devant la fenêtre de la prison, et reposant sur sa main sa tête, embellie du voile des martyrs, elle soupira ces paroles harmonieuses :

« Légers vaisseaux de l’Ausonie, fendez la mer calme et brillante ! Esclaves de Neptune, abandonnez la voile au souffle amoureux des vents ! Courbez-vous sur la rame agile. Reportez-moi, sous la garde de mon époux et de mon père, aux rives fortunées du Pamysus.

« Volez, oiseaux de Libye, dont le cou flexible se courbe avec grâce volez au sommet de l’Ithome, et dites que la fille d’Homère va revoir les lauriers de la Messénie !

« Quand retrouverai-je mon lit d’ivoire, la lumière du jour, si chère aux mortels, les prairies émaillées de fleurs qu’une eau pure arrose, que la pudeur embellit de son souffle !

« J’étois, semblable à la tendre génisse sortie du fond d’une grotte, errante sur les montagnes et nourrie au son des instruments champêtres. Aujourd’hui, dans une prison solitaire, sur la couche indigente de Cérès !…

« Mais d’où vient qu’en voulant chanter comme la fauvette je soupire comme la flûte consacrée aux morts ? Je suis pourtant revêtue de la robe nuptiale ; mon cœur sentira les joies et les inquiétudes maternelles ; je verrai mon fils s’attacher à ma robe, comme l’oiseau timide qui se réfugie sous l’aile de sa mère. Eh ! ne suis-je pas moi-même un jeune oiseau ravi au sein paternel !

« Que mon père et mon époux tardent à paroître ! Ah ! s’il m’étoit permis d’implorer encore les Grâces et les Muses ! Si je pouvois interroger le ciel dans les entrailles de la victime ! Mais j’offense un Dieu que je connois à peine : reposons-nous sur la croix. »

Déjà la nuit enveloppoit Rome enivrée. Tout à coup les portes de la prison s’ouvrent, et le centurion chargé de lire aux chrétiens la sentence de l’empereur paroît devant Cymodocée. Il étoit accompagné de plusieurs soldats : quelques autres, arrêtés dans les cours extérieures, retenoient le gardien et lui prodiguoient le vin des idoles.

Comme une colombe que le chasseur a surprise dans le creux d’un rocher reste immobile de frayeur et n’ose s’envoler dans les plaines du ciel, ainsi la fille de Démodocus demeure frappée d’étonnement et de crainte sur le siège à demi brisé où elle étoit assise. Les soldats allument un flambeau. Ô prodige ! l’épouse d’Eudore reconnoît Dorothée sous l’habit du centurion ! Dorothée contemple à son tour, sans pouvoir parler, cette femme dans l’appareil du martyre ! Jamais il ne l’avait vue si belle : la tunique bleue, le manteau noir, faisoient éclater la blancheur de son teint, et ses yeux, fatigués par les pleurs, avoient une douceur angélique : elle ressembloit à un tendre narcisse qui penche sa tête languissante au bord d’une eau solitaire. Dorothée et les autres chrétiens déguisés en soldats lèvent les bras au ciel et fondent en larmes.

« C’est toi, compagnon de mes courses loin de ma patrie ! s’écria la jeune Messénienne en se mettant à genoux et tendant les mains à Dorothée. Tu visites enfin ton Esther ! Mortel généreux, viens-tu guider mes pas vers mon père et vers mon époux ? Que la nuit eût été longue sans toi ! »

Dorothée, la voix entrecoupée par les pleurs, répondit :

« Cymodocée, vous connoissez donc votre sort ? Cette robe… »

« C’est ma robe nuptiale, dit la vierge ingénue. Mais si tout est fini, si mon époux est sauvé, si je suis libre, pourquoi ces pleurs et ce mystère ? »

« Fuyons, repartit Dorothée ; enveloppez-vous dans cette toge, nous n’avons pas un moment à perdre. Accompagné de ces braves amis, je me suis glissé dans votre prison à la faveur de ce déguisement ; j’ai montré la sentence de l’empereur : Sævus m’a pris pour le centurion qui vient vous annoncer l’arrêt fatal. »

« Quel arrêt ? » dit la fille d’Homère.

« Vous ne savez donc pas, repartit Dorothée, que les chrétiens des prisons sont condamnés à mourir demain dans l’amphithéâtre ? »

« Mon époux est-il compris dans cet arrêt ? dit la nouvelle chrétienne en se levant avec une gravité qu’elle n’avoit pas encore montrée : parlez, ne me trompez pas. Je ne connois point le serment inviolable des chrétiens ; autrefois j’aurois juré par l’Érèbe et par le génie de mon père. Voilà votre livre sacré ; il est écrit dans ce livre : « Vous ne mentirez pas : » jurez donc sur l’Évangile qu’Eudore est sauvé. »

Dorothée pâlit ; les yeux noyés de larmes, il s’écria :

« Femme, voulez-vous donc que je vous parle de la gloire dont votre époux s’est couvert et de celle qui l’attend encore ? »

Cymodocée trembla comme le palmier frappé de la foudre.

« Vos paroles, dit-elle, ont descendu dans mon cœur comme un glaive. Je vous entends ! Et vous voulez que je fuie ! Je ne reconnois pas là les maximes d’un chrétien ! Eudore est couvert de plaies pour son Dieu ; il combattra demain les bêtes féroces, et l’on me conseille de me soustraire à mon sort, de l’abandonner au sien ! Je sens à mes côtés je ne sais quelle espérance qui me fait entrevoir un bonheur et des beautés divines. Si quelquefois, foible et découragée, j’ai jeté un regard complaisant sur la vie, toutes ces craintes sont dissipées. Non, l’eau du Jourdain n’aura pas coulé en vain sur ma tête ! Je vous salue, robe sacrée, dont je ne connoissois pas le prix ! Je le vois, vous êtes la robe du martyre ! La pourpre qui vous teindra demain sera immortelle et me rendra plus digne de paroître devant mon époux ! »

En prononçant ces mots, Cymodocée, saisie d’un enthousiasme divin, portoit sa robe à ses lèvres et la baisoit avec respect.

« Eh bien ! s’écria Dorothée, si vous ne voulez pas nous suivre, nous périrons tous avec vous ; nous demeurerons ici, nous nous déclarerons chrétiens, et demain vous nous conduirez à l’amphithéâtre. Mais quoi ! la religion vous commande-t-elle cette barbarie ? Vous voulez mourir sans recevoir la bénédiction de votre père, sans embrasser ce vieillard qui vous attend, et que votre résolution va conduire au tombeau ! Ah ! si vous l’aviez vu souiller ses cheveux avec des cendres brûlantes, déchirer ses habits, se rouler au pied des murs de votre prison, Cymodocée, vous vous laisseriez attendrir. »

Comme la glace qu’une seule nuit a formée dans les premiers jours du printemps se fond aux rayons du soleil ; comme la fleur près d’éclore brise la légère enveloppe du bouton qui la retient, ainsi la résolution de Cymodocée s’évanouit à ces paroles ; ainsi la piété filiale éclate et refleurit au fond de son cœur. Elle ne peut se résoudre à compromettre les hommes généreux qui s’exposent pour la sauver ; elle ne peut mourir sans chercher à consoler Démodocus : elle garde un moment le silence ; elle écoute les conseils de l’ange des espérances célestes, qui parle à son âme ; puis soudain, renfermant en elle-même un projet sublime :

« Allons revoir mon père ! »

Les chrétiens, au comble de la joie, couvrent d’un casque les cheveux de la jeune fille ; ils enveloppent Cymodocée dans une de ces toges blanches bordées de pourpre que les adolescents prenoient à Rome au sortir de l’enfance : on eût cru voir la légère Camille, le bel Ascagne ou l’infortuné Marcellus. Les chrétiens placent la fille d’Homère au milieu d’eux ; ils éteignent les flambeaux, sortent tous ensemble et laissent le gardien, plongé dans l’ivresse, fermer soigneusement des cachots vides.

La troupe sainte se disperse dans la nuit, et Zacharie va porter à Eudore la nouvelle de la délivrance de Cymodocée.

Déjà l’on connoissoit dans la prison de saint Pierre le mensonge généreux du billet de Festus, et le fils de Lasthénès étoit soulagé d’une douleur insupportable. Mais lorsque Zacharie vint lui dire que la brebis étoit sortie de la caverne des lions, il poussa un cri de joie qui fut répété par tous les martyrs. Les confesseurs, en admirant les fidèles qui combattoient pour la foi, ne désiroient point voir couler le sang de leurs frères. Les victimes, attristées par le deuil du fils de Lasthénès, reprirent leur sérénité : il ne s’agissoit plus que de mourir ! On commença par remercier le Dieu qui sauva Joas des mains d’Athalie. Ensuite revinrent les discours graves, les exhortations pieuses : Cyrille parloit avec majesté, Victor avec force, Genès avec gaieté, Gervais et Protais avec une onction fraternelle ; Perséus, le descendant d’Alexandre, offroit des leçons tirées de l’histoire ; Thraséas, l’ermite du Vésuve, enveloppoit ses maximes dans des images riantes.

« Puisque toute la vie, disoit-il à Perséus, se réduit à quelques jours, que vous seroit-il revenu des grandeurs de votre naissance ? Que vous importe aujourd’hui d’avoir accompli le voyage dans un esquif ou sur une trirème ? L’esquif même est préférable, car il vogue sur le fleuve auprès de la terre, qui lui présente mille abris ; le vaisseau navigue sur une mer orageuse où les ports sont rares, les écueils fréquents, et où souvent on ne peut jeter l’ancre, à cause de la profondeur de l’abîme. »

Tels étoient la liberté d’esprit, l’enjouement, les grâces de ces hommes, qui passoient leur dernière nuit sur la terre. Les jeunes et les vieux martyrs, animés du souffle de l’Esprit-Saint, répandoient tous les trésors des vertus et présentoient réunis et confondus les fruits les plus aimables de la sagesse : tels sont les champs fertiles de la Campanie ; le jeune froment est semé à l’ombre du vieux peuplier qui porte la vigne ; bientôt le chaume jaunissant monte pour chercher la grappe rougie qui descend à son tour vers les épis dorés ; un vent du ciel se glisse parmi les berceaux, agite les peupliers, les épis, les guirlandes de la vigne, et mêle les douces odeurs des moissons, des jardins et des bois.

Mais Dorothée, comme un courageux pasteur, s’est ouvert un chemin à travers la foule idolâtre. Sur le flanc du mont Esquilin s’élevoit une retraite qu’avoit habitée Virgile ; un laurier planté à la porte s’offroit à la vénération du peuple. Dorothée, aux jours de sa puissance, avoit acheté cette demeure pour l’embellir. C’est là qu’il vient cacher la fille d’Homère. Démodocus remplissoit déjà cet asile écarté du bruit de ses pleurs. Le vieillard étoit assis dans la poussière, sous un portique : il croit voir deux guerriers s’avancer à travers les ombres :

« Qui êtes-vous ? s’écrie-t-il d’une voix éclatante. Fantômes envoyés par les sanglantes Euménides, venez-vous m’entraîner dans la nuit du Tartare ? Êtes-vous des génies chrétiens qui m’annoncez la mort de ma fille ? Tombe le Christ et ses temples, tombe le Dieu qui attache à la croix ses adorateurs ! »

« Ce sont eux cependant qui te ramènent ta fille ! » dit Cymodocée en se jetant au cou de son père.

Le casque de la jeune martyre roule à terre, ses cheveux descendent sur ses épaules : le guerrier devient une vierge charmante. Démodocus perd l’usage de ses sens ; on s’empresse de le faire revenir à la vie ; on lui explique des mystères que dans sa joie il peut à peine comprendre. Cymodocée le soulage par des paroles et par des caresses :

« Ô mon père, je te retrouve enfin après une séparation cruelle ! Me voilà donc encore à tes pieds ! C’est moi, c’est ta Cymodocée, pour qui ta bouche apprit à prononcer le tendre nom de fille. Tu me reçus dans tes bras à ma naissance. Tu me comblas de tes caresses et de tes bénédictions. Que de fois suspendue à tes bras, que de fois j’ai promis de te rendre le plus heureux des mortels ! Et j’ai pu faire couler des larmes de tes yeux ! mon père ! est-ce toi que je presse sur mon sein ? Ah ! jouissons bien de ces moments d’un bonheur inespéré ! Tu le sais : le ciel est prompt à reprendre les dons qu’il nous fait. »

Alors Démodocus :

« Gloire de mes ancêtres, fille plus précieuse à mon cœur que la lumière qui éclaire les ombres heureuses dans l’Élysée, pourrois-je te raconter mes douleurs ! Comme je te cherchois aux lieux où je t’avois vue et autour de ces prisons qui te déroboient à mon amour ! Ah ! me disois-je, je ne préparerai point sa couche nuptiale ; je n’allumerai point la torche de son hyménée : je resterai seul sur la terre, où les dieux m’auront enlevé ma couronne et ma joie ! Lorsque je serrois ma fille dans mes bras aux rivages de l’Attique, je l’embrassois donc pour la dernière fois ? Quel doux regard elle attachoit sur moi ! comme elle me sourioit avec tendresse ! Étoit-ce là son dernier sourire ? traits chéris que j’ai retrouvés, ô front où se peignent la candeur et l’innocence, vous semblez faits pour le bonheur ! Quel plaisir de sentir palpiter ce cœur jeune et plein de vie sur ce cœur vieilli et épuisé par la douleur ! »

Tels sont les gémissements de Démodocus et de Cymodocée : Alcyon, qui bâtit son nid sur les vagues, fait entendre avec ses petits de douces plaintes dans le berceau flottant que la vaste mer doit bientôt engloutir. Dorothée fait apporter des flambeaux, et conduit le père et la fille dans une salle où l’on avoit préparé deux lits ; il se retire, et les laisse à leur tendresse. La nuit entière se fût écoulée dans des récits mutuels et de touchantes caresses si le prêtre des dieux, se jetant tout à coup aux pieds de Cymodocée, ne se fût écrié :

« Ô ma fille, mets un terme à mes craintes et à mes malheurs ! Abjure des autels qui t’exposent sans cesse à de nouvelles persécutions ; reviens au culte de ton père. Hiéroclès n’est plus à craindre. Celui qui devoit être ton époux… »

Cymodocée se précipite à son tour aux genoux du vieillard :

« Mon père à mes pieds ! s’écrie-t-elle en relevant Démodocus. Ah ! je n’ai pas la force de supporter cette épreuve. Ô mon père, épargnez une fille pleine de foiblesse, ne la séduisez pas ; laissez-lui le Dieu de son époux. Si vous saviez combien ce Dieu a augmenté pour vous mon respect et mon amour ! »

« Ce Dieu, dit Démodocus, a voulu me ravir ma fille ; il t’enlève ton époux ! »

« Non, dit Cymodocée, je ne perdrai point Eudore : il vivra toujours, sa gloire rejaillira sur moi. »

« Quoi ! reprit le prêtre d’Homère, tu ne perdras point Eudore descendu au tombeau ? »

« Il n’est point de tombeau pour lui, dit la vierge inspirée : on ne pleure point les chrétiens morts pour leur Dieu, comme on pleure les autres hommes. »

Cependant Cymodocée, qui cache un profond dessein dans son cœur, invite son père à se reposer. Elle le contraint par ses prières à se jeter sur un lit. Le vieillard ne pouvoit se résoudre à perdre un moment des yeux sa fille retrouvée ; il croyoit toujours qu’elle alloit lui échapper : ainsi, lorsqu’un homme a été longtemps poursuivi par un songe funeste, au moment de son réveil il voit encore l’image effrayante, et la naissante aurore ne rassure point ses esprits. Cymodocée se plaint de la fatigue qu’elle éprouve ; elle s’incline sur le second lit à l’autre extrémité de la salle, et adresse tout bas cette prière à l’Éternel :

« Dieu inconnu, qui pénètres le fond de mon cœur ; Dieu qui as vu mourir ton Fils unique, si mes desseins te sont agréables, fais descendre vers mon père un de ces esprits qu’on appelle tes anges ; ferme ses yeux appesantis par les larmes, et souviens-toi de lui quand je l’aurai quitté pour toi. »

Elle dit, et sa prière, sur des ailes de flamme, s’envole au sein de l’Éternel. L’Éternel la reçoit dans sa miséricorde, et l’ange du sommeil abandonne aussitôt les voûtes éthérées. Il tient à la main son sceptre d’or qui lui sert à calmer les peines des justes. Il franchit d’abord la région des soleils et s’abaisse vers la terre, où le conduit un long cri de douleur. Descendu sur ce globe, il s’arrête un moment au plus haut sommet des montagnes de l’Arménie ; il cherche des yeux les déserts où furent les campagnes d’Éden ; il se souvient du premier sommeil de l’homme, alors que Dieu tira du côté d’Adam la belle compagne qui devoit perdre et sauver la race humaine. Bientôt il prend son vol vers le mont Liban ; il voit au-dessous de lui les vallées profondes, les torrents blanchis, les cèdres sublimes ; il touche aux plaines innocentes où les patriarches goûtoient ses dons sous un palmier. Il plane ensuite sur les mers de Sidon et de Tyr, et laissant au loin l’exil de Tencer, la tombe d’Aristomène, la Crète chérie des rois, la Sicile aimée des pasteurs, il découvre les bords de l’Italie. Il fend les airs sans bruit et sans agiter ses ailes ; il répand sur son passage la fraîcheur et la rosée ; il paroît : les flots s’assoupissent, les fleurs s’inclinent sur leurs tiges, la colombe cache sa tête sous son aile, et le lion s’endort dans son antre. Les sept collines de la ville éternelle s’offrent enfin aux regards de l’ange consolateur. Il voit avec horreur un million d’idolâtres troubler le calme de la nuit : il les abandonne à leur coupable veille ; il est sourd à la voix de Galérius, mais il ferme en passant les yeux des martyrs ; il vole à la retraite solitaire de Démodocus. Ce père infortuné s’agitoit brûlant sur sa couche ; le messager divin étend son sceptre pacifique et touche les paupières du vieillard : Démodocus tombe à l’instant dans un repos profond et délicieux. Il n’avoit connu jusque alors que ce sommeil frère de la mort, habitant des enfers, enfant de ces démons appelés dieux parmi les hommes ; il ignoroit ce sommeil de vie qui vient du ciel ; charme puissant composé de paix et d’innocence, qui n’amène point de songes, qui n’appesantit point l’âme et qui semble être une douce vapeur de la vertu. L’ange du repos n’ose approcher de Cymodocée : il s’incline avec respect devant cette vierge qui prie, et, la laissant sur la terre, il va l’attendre dans le ciel.


fin du livre vingt-troisième.