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Les Martyrs/Livre vingtième

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Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 272-284).

Livre Vingtième.

Cymodocée, arrêtée par les satellites d’Hiéroclès, est conduite à Rome. Émeute populaire. Cymodocée, délivrée des mains d’Hiéroclès, est renfermée dans les prisons comme chrétienne. Disgrâce d’Hiéroclès. Il reçoit l’ordre de partir pour Alexandrie. Lettre d’Eudore à Cymodocée.

L’aurore avoit rappelé les mortels aux fatigues et aux douleurs ; ils reprenoient de toutes parts leurs travaux pénibles : le laboureur suivoit la charrue en arrosant de ses sueurs le sillon que le bœuf avoit tracé : la forge retentissoit des coups du marteau qui tomboit en cadence sur le fer étincelant ; une rumeur confuse s’élevoit des cités. Le ciel étoit serein et l’orient radieux. On n’envoya point au-devant de Cymodocée une galère ornée de bandelettes ; un char attelé de quatre chevaux blancs ne l’attendoit point sur la rive. Les honneurs que lui préparoit l’Italie étoient de ceux qu’elle décernoit aux chrétiens : la persécution et la mort.

Les décrets du ciel avoient conduit la fille d’Homère non loin de Tarente, sous un promontoire avancé qui déroboit aux yeux des naufragés la patrie d’Architas. Le pilote monta sur de haut rochers, et jetant ses regards autour de lui, il s’écria tout à coup :

« L’Italie ! l’Italie ! »

À ce nom, Cymodocée sentit ses genoux se dérober sous elle ; son soin se souleva comme la vague enflée par le vent. Dorothée fut obligé de la soutenir dans ses bras, tant elle éprouva de joie à fouler la même terre que son époux. Puisque Dieu la séparoit de son père, qu’elle croyoit encore en Messénie, du moins elle pouvoit voler à Rome.

« Je suis chrétienne à présent, disoit-elle : Eudore ne peut plus m’empêcher de partager ses douleurs. »

Comme Cymodocée prononçoit ces mots, on vit un vaisseau tourner le promontoire voisin. Il étoit tiré par une barque chargée de soldats. Bientôt les matelots cessent de ramer. Les soldats coupent la corde qui servoit à traîner le vaisseau ; le vaisseau s’arrête, s’enfonce peu à peu et disparoît sous les flots.

C’étoit une de ces galères remplies de pauvres et de malheureux que Galérius faisoit noyer sur des côtes solitaires. Quelques-unes des victimes, dégagées de leur prison par les vagues, nagent vers la barque des soldats ; ceux-ci les repoussent avec leurs piques, et, joignant la raillerie à l’atrocité, ils les envoient souper chez Neptune. À ce spectacle, les matelots de la galère de Cymodocée s’enfuirent épouvantés le long des sirtes ; mais Dorothée et sa compagne ne peuvent vaincre dans leur cœur la charité, signe ineffaçable du chrétien. Ils appellent les infortunés qui luttent encore contre le trépas, ils leur tendent les mains ; ils parviennent à les sauver. Aussitôt les ministres de Galérius abordent au rivage ; ils entourent Dorothée et la fille de Démodocus.

« Qui êtes-vous, dit le centurion d’une voix menaçante, vous qui ne craignez point d’arracher à la mort les ennemis de l’empereur ? »

« Je suis Dorothée, répondit le chrétien, dont l’indignation trahit la prudence ; je remplis les devoirs imposés à l’homme. Ah ! il faut que Tarente ait conservé ses dieux irrités, pour avoir ainsi perdu tout sentiment de pitié et de justice ! »

Au nom de Dorothée, connu dans tout l’empire, le centurion n’ose porter la main sur un homme d’un rang aussi élevé ; mais il demande quelle est cette femme dont la pitié imprudente s’est rendue coupable en violant les édits.

« Elle est sans doute chrétienne ! s’écrie-t-il, frappé de son humanité et de sa modestie. Où allez-vous ? d’où venez-vous ? comment êtes-vous ici ? Savez-vous qu’on ne peut entrer en Italie sans un ordre particulier d’Hiéroclès ? »

Dorothée raconte son naufrage, et cherche à cacher le nom de sa compagne. Le centurion se transporte à la galère échouée.

Lorsque, menacée par les matelots, Cymodocée s’étoit vue au moment de perdre la vie, elle avoit écrit à son père et à son époux deux lettres d’adieux, remplies de douleur et de passion. Ces lettres, restées à bord, apprirent son nom aux soldats, et une croix trouvée sur son lit décela sa religion : ainsi Philomèle se trahit par des chants d’amour, qui la découvrent à l’oiseleur ; ainsi l’on reconnoît les épouses des rois à leur sceptre.

Le centurion dit à Dorothée :

« Je suis obligé de vous retenir sous ma garde avec cette Messénienne. Les ordres contre les chrétiens sont exécutés dans toute leur rigueur ; et si je vous laissais libre, je courrois risque de la vie. Je vais faire partir un messager, et le ministre de l’empereur disposera de votre sort. »

Hiéroclès exerçoit alors sur le monde romain un pouvoir absolu, mais il étoit plongé dans de vives inquiétudes. Publius, préfet de Rome, commençoit à l’emporter sur lui dans la faveur de Galérius. Le rival d’Hiéroclès le traversoit dans tous ses projets. Las d’attendre le retour de Cymodocée, le persécuteur vouloit-il livrer Eudore aux tourments, Publius trouvoit quelque moyen de retarder le sacrifice, Hiéroclès, fidèle à ses premiers desseins, reculoit-il le jugement du fils de Lasthénès, Publius disoit à l’empereur :

« Pourquoi le ministre de votre Éternité n’abandonne-t-il pas au glaive le dangereux chef des rebelles ? »

Le silence de l’Orient sur la fille d’Homère alarmoit aussi le coupable amour du persécuteur. Dans son impatience, il avoit placé des sentinelles à tous les ports de l’Italie et de la Sicile. De nombreux courriers lui apportoient nuit et jour des nouvelles du rivage. Ce fut au milieu de ces perplexités qu’il reçut le messager de Tarente. Au nom de Cymodocée, il pousse un cri de joie, et se précipite de son lit : tel le chantre d’Ilion peint le monarque du Tartare s’élançant de son trône. Les lèvres tremblantes, les yeux égarés d’amour et de joie :

« Qu’on amène en ma présence, s’écrie-t-il, mon esclave messénienne ! Mon bonheur me la renvoie. »

En même temps il ordonne de rendre la liberté à l’officier du palais de Dioclétien.

Dorothée avoit à Rome de nombreux partisans et de zélés protecteurs, même parmi les païens. Cet homme juste ne s’étoit jamais servi de sa fortune et de son pouvoir que pour prévenir les violences et protéger l’innocent, il recueilloit en ce moment le fruit de ses vertus, et l’opinion publique lui servoit de défense contre un ministre pervers. La rencontre de ce chrétien puissant et de Cymodocée parut à Hiéroclès un effet du hasard ; il ne voulut point s’attirer de nouveaux ennemis, lorsqu’il avoit déjà Publius à combattre. L’apostat sentoit intérieurement que les haines publiques s’amonceloient sur sa tête : c’est ainsi que, dans la crainte de soulever le peuple en faveur d’un vieux prêtre des dieux, il avoit laissé Démodocus errer obstinément au milieu de Rome. Dieu commençoit à aveugler le méchant. Au lieu de marcher droit à son but, il s’embarrassoit dans des prévoyances humaines ; et à force de politique, de finesse et de calcul, il venoit tomber dans les pièges qu’il prétendoit éviter. Hiéroclès aux yeux de la foule paroissoit encore tout-puissant, mais un œil exercé voyoit en lui des signes de dépérissement et de décadence : tel s’élève un chêne dont la tête touche au ciel, dont les racines descendent aux enfers ; il semble braver les hivers, les vents et la foudre ; le voyageur, assis à ses pieds, admire ses inébranlables rameaux, qui ont vu passer les générations des mortels ; mais le pâtre qui contemple le roi des forêts du haut de la colline le voit élever au-dessus de son feuillage verdoyant une couronne desséchée.

Sur une colline qui dominoit l’amphithéâtre de Vespasien, Titus avoit bâti un palais des débris de la Maison dorée de Néron. Là se trouvoient réunis tous les chefs-d’œuvre de la Grèce. De vastes péristyles, des salles incrustées de marbre d’Orient et pavées de mosaïques précieuses, étaloient aux regards les miracles de la sculpture antique : le Mercure de Zénodore, enlevé à la cité d’Arverne dans les Gaules, frappoit par ses dimensions colossales, qui n’ôtoient rien à sa légèreté ; la Joueuse de flûte de Lysippe sembloit chanceler en riant sous le pouvoir de Bacchus ; la Vénus de bronze de Praxitèle disputoit le prix de la beauté à la Vénus de marbre de cet artiste divin ; sa Matrone en larmes et sa Phryné dans la joie montroient la flexibilité de son art : la passion du sculpteur se déceloit dans les traits de la courtisane, qui sembloit promettre au génie la récompense de l’amour. Tout auprès de Phrynè, on admiroit la Lionne sans langue, symbole ingénieux de cette autre courtisane qui mourut dans les tourments plutôt que de trahir Harmodius et Aristogiton. La statue du Désir, qui le faisoit naître, celle de Mars en repos et de Vesta assise, immortalisoient dans ces lieux le talent de Scopas. Galérius à tous ces monuments sans prix avoit ajouté le Taureau d’airain que Périllus inventa pour Phalaris.

Le nouvel empereur habitoit ce beau palais. Hiéroclès, son digne ministre, occupoit un des portiques de la demeure du maître du monde. Les appartements du philosophe stoïque surpassoient en magnificence ceux même de Galérius. Sur les murs polis avec art étoient représentés des paysages charmants, de vastes forêts, de fraîches cascades. Les tableaux des plus grands maîtres ornoient des bains enchantés et des cabinets voluptueux : ici paroissoit la Junon Lacinienne : pour servir de modèle à ce chef-d’œuvre, les Agrigentins avoient jadis offert leurs filles nues aux regards de Zeuxis ; là c’étoit la Vénus d’Apelles sortant de l’onde, digne de régner sur les dieux ou d’être aimée d’Alexandre. On voyoit mourir d’amour le Satyre de Protogène ; l’habitant des bois expiroit sur la mousse à l’entrée d’une grotte tapissée de lierre ; sa main laissoit échapper sa flûte, son thyrse étoit brisé, sa tasse renversée ; et tel étoit l’artifice du peintre, qu’il avoit su réunir ce que Vénus a de plus matériel dans la brute et de plus céleste dans l’homme. Malheur à celui qui fit sortir les beaux-arts des temples de la divinité pour en décorer la demeure des mortels ! Alors les œuvres sublimes du silence, de la méditation et du génie, devinrent les causes, les éléments, les témoins des plus grands crimes ou des passions les plus honteuses.

Hiéroclès attendoit la fille de Démodocus dans la plus belle salle de son palais. À l’une des extrémités de cette salle respiroit l’Apollon vainqueur du serpent ennemi de Latone ; à l’extrémité opposée s’élevoit le groupe de Laocoon et de ses fils, comme si le sage, au milieu de ses voluptés, n’avoit pu se passer de l’image de l’humanité souffrante ! La pourpre, l’or, le cristal, étinceloient de toutes parts. On entendoit sans cesse le doux bruit des eaux et d’une musique lointaine. Les fleurs les plus rares de l’Asie embaumoient l’air, et des parfums exquis brûloient dans des vases d’albâtre,

Les satellites d’Hiéroclès lui amènent enfin la proie qu’il poursuit depuis si longtemps. Par des détours obscurs et des portes secrètes, que l’on referme soigneusement sur ses pas, Cymodocée est conduite aux pieds du persécuteur. Les esclaves se retirent, et la fille de Démodocus reste seule avec un monstre qui ne craint ni les hommes ni les dieux.

Elle cachoit sa douleur sous les replis d’un voile. On n’entendoit que le bruit de ses pleurs, comme on est frappé dans les bois du murmure d’une source qu’on ne voit point, encore. Son sein, agité par la crainte, soulevoit sa robe blanche. Elle remplissoit la salle d’une espèce de lumière, pareille à cette clarté qui émane du corps des anges et des esprits bienheureux.

Hiéroclès demeure un moment interdit devant l’autorité de l’innocence, de la foiblesse et du malheur. Ses avides regards se repaissent de tant de charmes. Il contemple avec une ardeur effrayante celle qu’il n’a jamais vue si près de lui, celle dont il n’a jamais touché ni la main ni le voile, celle dont il n’a jamais entendu la voix que dans les chœurs des vierges, et qui pourtant a disposé des jours, des nuits, des pensées, des songes, des crimes de l’apostat. Bientôt la passion de cet homme dévoué à l’enfer surmonte le premier moment d’hésitation et de trouble. Il affecte d’abord une modération que l’amour, la jalousie, la vengeance, l’orgueil, ne pouvoient permettre à son cœur. Il adresse ces mots à Cymodocée :

« Cymodocée, pourquoi cette frayeur et ces larmes ? Tu sais que je t’aime. Soumis à tes moindres volontés, tu me verras t’obéir comme ton esclave, si tu consens à m’écouter. »

L’insolent favori de la fortune soulève le voile de Cymodocée. Il reste ébloui des grâces qu’il découvre. La vîerge rougit, et cachant dans son sein son visage baigné de larmes :

« Je ne veux rien de toi, dit-elle. Je ne te demande rien que de me rendre à mon père. Les bois du Pamysus sont plus agréables à mon cœur que tous tes palais. »

« Eh bien ! répondit Hiéroclès, je te rendrai à ton père ; je comblerai ce vieillard de gloire et de richesses : mais songe qu’une résistance inutile pourroit perdre à jamais l’auteur de tes jours. »

« Me rendras-tu aussi à mon époux ? » s’écria Cymodocée enjoignant ses mains suppliantes.

À ce nom Hiéroclès pâlit, et contenant à peine sa rage :

« Quoi ! dit-il, à ce perfide qui s’est emparé de ton cœur par des philtres et des enchantements ! Écoute : il va perdre la vie dans les tourments. Juge de mon amour pour toi : j’arracherai à la mort ce rival odieux. »

Cymodocée, trompée et poussant un cri de joie, tombe aux pieds d’Hiéroclès ; elle embrasse ses genoux.

« Illustre seigneur, dit-elle, vous êtes placé à la tête des sages. Démodocus mon père m’a souvent raconté que la philosophie élève les mortels au-dessus de ce que j’appelois les dieux. Protégez donc, ô maître des hommes ! protégez l’innocence et réunissez deux époux injustement persécutés ! »

« Nymphe divine, s’écria Hiéroclès transporté d’amour, relève-toi. Ne vois-tu pas que tes charmes détruisent l’effet de tes prières ? Et qui pourroit te céder à un rival ? La sagesse, enfant trop aimable, consiste à suivre les penchants de son cœur. N’en crois pas une religion farouche, qui veut commander à tes sens. Les préceptes de pureté, de modestie, d’innocence, sont sans doute utiles à la foule, mais le sage jouit en secret des biens de la nature. Les dieux n’existent point, ou ne se mêlent point des choses d’ici-bas. Viens donc, ô vierge ingénue, viens : abandonnons-nous sans remords aux délices de l’amour et aux faveurs de la fortune. »

À ces mots, Hiéroclès jette ses bras autour de Cymodocée, comme un serpent s’enlace autour d’un jeune palmier ou d’un autel consacré à la pudeur. La fille de Démodocus se dégage avec indignation des embrassements du monstre.

« Quoi ! dit-elle, c’est là le langage de la sagesse ! Ennemi du ciel, tu oses parler de vertu ! Ne m’as-tu pas promis de sauver Eudore ? »

« Tu m’as mal compris, s’écrie Hiéroclès le cœur palpitant de jalousie et de colère. Tu me parles trop de cet homme, plus horrible à mes yeux que cet enfer dont me menacent tes chrétiens. L’amour que tu lui portes est l’arrêt de sa mort. Pour la dernière fois, sache à quel prix je laisserai vivre Eudore : il meurt si tu n’es à moi. »

La réprobation parut tout entière sur le visage d’Hiéroclès. Un sourire contracte ses lèvres, et des gouttes de sang tombent de ses yeux. La chrétienne, qui jusque alors avoit été frappée de terreur, se sentit soudain relevée par le coup qui devoit l’abattre. Il n’est d’affreux que le commencement du malheur ; au comble de l’adversité, on trouve, en s’éloignant de la terre, des régions tranquilles et sereines : ainsi, lorsqu’on remonte les rives d’un torrent furieux, on est épouvanté, au fond de la vallée, du fracas de ses ondes ; mais à mesure que l’on s’élève sur la montagne, les eaux diminuent, le bruit s’affoiblit, et la course du voyageur va se terminer aux régions du silence dans le voisinage du ciel.

Cymodocée jette un regard de mépris sur Hiéroclès:

« Je te comprends, dit-elle, et je vois à présent pourquoi mon époux n’a point encore reçu sa couronne ; mais sache que je n’achèterai point par le déshonneur la vie du guerrier que j’aime plus que la lumière des cieux. Il n’est point de supplice qu’Eudore ne préfère à celui de me voir à toi ; tout foible qu’il est, mon époux se rit de ta puissance : tu ne peux que lui donner la palme, et j’espère la partager avec lui. »

« Non, dit Hiéroclès furieux, je n’aurai point perdu le fruit de tant de souffrances, d’humiliations et de complots : j’obtiendrai par la force ce que tu me refuses, et tu verras périr le traître que tu ne veux pas sauver. »

Il dit, et poursuit Cymodocée, qui fuit dans la vaste salle. Elle se précipite aux pieds du Laocoon ; elle menace le persécuteur de se briser la tête contre le marbre ; elle embrasse la statue, et semble un troisième enfant expirant de douleur aux pieds d’un père infortuné.

« Mon père, s’écrie-t-elle, mon père, ne viendras-tu pas me secourir ? Vierge sainte, ayez pitié de moi ! »

À peine a-t-elle prononcé cette prière, le palais retentit des clameurs de mille voix tumultueuses. On frappe à coups redoublés aux portes d’airain. Hiéroclès, étonné, suspend sa poursuite. Dieu, par un effroi soudain, fixe les pas et glace le cœur du pervers.

« C’est la Vierge sainte, s’écrie Cymodocée ; elle vient ! Méchant, tu vas être puni ! »

Le bruit augmente. Hiéroclès ouvre la porte d’une galerie qui dominoit les cours du palais ; il aperçoit une foule immense : au milieu est un vieillard qui tient un rameau de suppliant et porte la robe et les bandelettes d’un prêtre des dieux. On entend de toutes parts ces cris :

« Qu’on lui rende sa fille ! Qu’on livre le traître au suppliant du peuple romain ! »

Ces mots parviennent à Cymodocée : elle s’élance aussitôt dans la galerie ; elle reconnoît son père… Démodocus à Rome !… Du haut du palais, Cymodocée avance la tête, ouvre les bras et se penche vers Démodocus. Un cri s’élève :

« La voilà ! c’est une prêtresse des Muses ! c’est la fille de ce vieux prêtre des dieux. »

Démodocus reconnoît sa fille, il la nomme par son nom, il verse des torrents de larmes, il déchire ses vêtements, il tend au peuple des mains suppliantes. Hiéroclès appelle ses esclaves ; il veut enlever Cymodocée ; mais la foule :

« Il y va de ta vie, Hiéroclès ; nous te déchirerons de notre propre main si tu fais la moindre violence à cette vierge des Muses. »

Des soldats mêlés parmi le peuple tirent leurs épées, et menacent le persécuteur. Cymodocée s’attache aux colonnes de la galerie ; la Reine des anges l’y retient par des nœuds invisibles : rien ne l’en peut arracher.

Dans ce moment, Galérius, effrayé du tumulte qu’il entendoit dans son palais, paroît sur un balcon opposé, entouré de sa cour et de ses gardes. Le peuple s’écrie :

« César, justice, justice ! »

L’empereur, par un signe de la main, commande le silence ; et le peuple romain, avec ce bon sens qui le caractérise, se tait et écoute.

Le préfet de Rome, qui favorisoit secrètement cette scène afin de perdre Hiéroclès, étoit auprès de Calérius ; il interroge le peuple :

« Que voulez-vous de la justice d’Auguste ? »

« Vieillard, réponds ! » s’écrie la foule.

Démodocus prend la parole :

« Fils de Jupiter et d’Hercule, divin empereur, aie pitié d’un père qui réclame sa fille ; Hiéroclès l’a renfermée dans ton palais : tu la vois échevelée à ce portique auprès de son ravisseur ; il veut faire violence à une prêtresse des Muses ; je suis moi-même un prêtre des dieux : protège l’innocence, la vieillesse et les autels. »

Hiéroclès répond du haut du portique :

« Divin Auguste, et vous, peuple romain, on vous trompe : cette Grecque est une esclave chrétienne qu’injustement on me veut ravir. »

Démodocus :

« Elle n’est pas chrétienne ; ma fille n’est pas esclave. Je suis citoyen romain. Peuple, n’écoutez pas notre ennemi. »

« Ta fille est-elle chrétienne ? » s’écrie le peuple d’une commune voix.

« Non, repartit Démodocus, elle est prêtresse des Muses : il est vrai que pour épouser un chrétien elle vouloit… »

« Est-elle chrétienne ? interrompit le peuple. Qu’elle parle par elle-même. »

Alors Cymodocée, levant les yeux au ciel, répond :

« Je suis chrétienne. »

« Non, tu ne l’es pas ! s’écrie Démodocus avec des sanglots. Aurois-tu la barbarie de vouloir être à jamais séparée de ton père ? Auguste, peuple romain, ma fille n’a pas été marquée du sceau de la religion nouvelle. »

Dans ce moment, la fille d’Homère découvre Dorothée au milieu de la foule.

« Mon père, dit la vierge en larmes, je vois auprès de vous Dorothée ; c’est lui, sans doute, qui vous a conduit ici pour me sauver : il sait que je suis chrétienne, que j’ai été marquée du sceau de ma religion ; il a été témoin de mon bonheur. Je ne puis nier ma foi : je veux être l’épouse d’Eudore. »

Le peuple s’adressant à Dorothée :

« Est-elle chrétienne ? »

Dorothée baissa la tête, et ne répondit point.

« Vous le voyez, s’écrie Hiéroclès, elle est chrétienne. Je réclame mon esclave. »

Le peuple, interdit, demeure suspendu entre sa fureur contre les chrétiens, sa haine pour Hiéroclès et sa pitié pour Cymodocée ; puis, satisfaisant à la fois sa justice et ses passions :

« Cymodocée est chrétienne, dit-il : qu’on la livre au préfet de Rome et qu’elle subisse le sort des chrétiens ; mais qu’on l’arrache à Hiéroclès, dont elle ne peut être l’esclave. Démodocus est citoyen romain. »

Auguste confirme cette espèce de sentence par un signe de tête, et Publius se hâte de l’exécuter.

Retiré dans son palais, Galérius est agité par des mouvements de honte et de colère : il ne peut pardonner à Hiéroclès d’être la cause d’un rassemblement séditieux qui avoit osé violer l’asile même du prince.

Le préfet de Rome revient trouver Galérius.

« Auguste, lui dit-il, la sédition est apaisée : cette chrétienne de Messénie est jetée dans les prisons. Prince, je ne saurois vous le cacher, votre ministre a compromis le salut de l’empire. Il prétend être l’ennemi des chrétiens ; toutefois, il épargne depuis longtemps la vie du plus dangereux des rebelles. Cymodocée étoit destinée pour épouse à Eudore : il est bien malheureux que votre premier ministre ait de ridicules démêlés de jalousie avec le chef de vos ennemis. »

Publius s’aperçoit de l’effet de ce discours ; il se hâte d’ajouter :

« Mais, prince, ce ne sont pas là les seuls torts d’Hiéroclès : si on vouloit l’en croire, ce seroit lui qui vous auroit fait nommer Auguste ; ce Grec, qui doit tout à vos bontés, vous auroit revêtu de la pourpre… »

Publius s’interrompit à ces mots, comme s’il eût renfermé dans son cœur des choses encore plus injurieuses à la majesté du prince. Galérius rougit, et l’habile courtisan vit qu’il avoit touché la plaie secrète.

Publius n’avoit point ignoré l’arrivée de Dorothée à Rome, son entrevue avec Démodocus, et les démarches de celui-ci pour conduire la foule au palais ; il eût été facile à Publius de prévenir le mouvement populaire ; mais il se garda bien de faire manquer un projet qui pouvoit renverser Hiéroclès ; il favorisa même par des agents secrets les desseins de Démodocus : maître de tous les ressorts qui faisoient jouer cette grande machine, ses discours insidieux achevèrent d’alarmer l’esprit de Galérius.

« Qu’on me délivre de ce chrétien et de ses complices, dit l’empereur. Je vois avec regret qu’Hiéroclès ne peut plus rester auprès de moi ; mais, en récompense de ses services passés, je le nomme gouverneur de l’Égypte. »

Alors Publius, au comble de la joie :

« Que votre Majesté divine se repose sur moi de tous ces soins. Eudore mérite mille fois la mort ; mais comme ses trahisons ne sont pas assez prouvées, il suffira de le faire juger comme chrétien. Quant à Cymodocée, elle sera condamnée à son tour avec la foule des impies. Hiéroclès va recevoir les ordres de votre Éternité. »

Ainsi parle Publius, et sur-le-champ il fait connoître à Hiéroclès sa destinée.

Le ministre pervers relit plusieurs fois la lettre impériale qui l’éloigne de la cour. Ses joues pâles, ses yeux égarés, sa bouche entr’ouverte exprimoient les douleurs du courtisan criminel qui voit s’évanouir dans un instant les songes de sa vie.

« Dieu des chrétiens, s’écrie-t-il, est-ce toi qui me poursuis ? Pour obtenir Cymodocée, j’ai laissé vivre Eudore, et Cymodocée m’échappe, et mon rival mourra d’une autre main que de la mienne ! J’ai méprisé dans Rome un obscur vieillard, j’ai cru devoir laisser la liberté à un chrétien puissant, et Démodocus et Dorothée m’ont perdu ! aveugle prévoyance humaine ! vaine et fastueuse sagesse, qui n’as pu me conserver ma puissance, et qui ne peux me consoler ! »

Tels étaient les aveux que la douleur arrachoit à Hiéroclès. Des larmes indignes mouilloient ses paupières. Il déploroit son sort avec la foiblesse d’une femme de peu de sens et d’un moindre cœur ; il eût pourtant voulu sauver Cymodocée, mais le lâche ne se sentoit pas assez de courage pour exposer sa vie.

Tandis qu’il hésite entre mille projets, qu’il ne peut ni se résoudre à braver l’orage, ni consentir à s’éloigner, Dorothée avoit instruit Eudore de l’arrivée de Cymodocée et des événements du palais. Les confesseurs, assemblés autour du fils de Lasthénès, le félicitoient d’avoir choisi une épouse si courageuse et si fidèle. La joie d’Eudore étoit grande, quoique troublée par les nouveaux périls qu’alloit courir la jeune chrétienne.

« Elle a donc confessé Jésus-Christ la première ! s’écrioit-il dans un saint transport. Cet honneur étoit réservé à son innocence ! »

Ensuite il pleuroit d’attendrissement en songeant que sa bien-aimée avoit reçu le baptême dans les eaux du Jourdain par la main de Jérôme.

« Elle est chrétienne ! répétoit-il à tout moment. Elle a confessé Jésus-Christ devant le peuple romain : je puis donc mourir en paix : elle viendra me retrouver ! »

Un rayon d’espérance commençoit à luire dans les cachots. La disgrâce d’Hiéroclès pouvoit amener un changement dans l’empire. Constantin menaçoit Galérius du fond de l’Occident ; le messager qu’Eudore avoit envoyé à Dioclétien pouvoit rapporter d’heureuses nouvelles. Lorsqu’un vaisseau pendant une nuit affreuse a fait naufrage, les matelots boivent l’onde amère et luttent à peine contre les flots ; si une aurore trompeuse perce un moment les ténèbres et découvre à ces infortunés une terre prochaine, ils nagent avec effort vers la rive ; mais bientôt l’aurore s’éteint, la tempête recommence, et les nautoniers s’enfoncent dans l’abîme : telle fut la courte espérance, tel fut le sort des chrétiens.

Les martyrs chantoient encore au Très-Haut un cantique de louanges, lorsqu’ils virent entrer Zacharie. Déjà l’apôtre des Francs connoissoit le destin de son ami :

« Chantez, dit-il, mes frères, chantez ! Vous avez un juste sujet de joie ! Demain un grand saint augmentera peut-être le nombre de vos intercesseurs auprès de Dieu ! »

Tous les confesseurs se turent. Le silence règne un moment dans la prison. Chacun cherche à deviner quelle est l’heureuse victime, chacun désire que le sort soit tombé sur lui, chacun repasse dans son esprit les titres qu’il peut avoir à cet honneur. Eudore avoit à l’instant compris Zacharie, mais il rejetoit les espérances du martyre comme une pensée superbe et une tentation de l’enfer. Il craignoit de pécher par orgueil en se désignant lui-même ; il se jugeoit indigne de mourir de préférence à ces vieux confesseurs qui depuis si longtemps combattoient pour Jésus-Christ. Zacharie fit bientôt cesser cette sublime incertitude et cette émulation divine ; il s’approche d’Eudore :

« Mon fils, dit-il, je vous ai sauvé la vie ; vous me devez votre gloire : ne m’oubliez pas quand vous serez dans le ciel. »

À l’instant, tous les évêques, tous les prêtres, tous les prisonniers tombent aux genoux du martyr, baisent le bas de ses vêtements, et se recommandent à ses prières. Eudore, resté debout au milieu de ces vieillards prosternés, ressembloit à un jeune cèdre du Liban, seul rejeton d’une forêt antique abattue à ses pieds.

Un licteur, précédé de deux esclaves portant des torches de cyprès, pénètre dans le cachot. Surpris de l’adoration des prisonniers, qui demeurèrent dans la même attitude, il en croyoit à peine ses regards :

« Roi des chrétiens, dit-il à l’époux de Cymodocée, quel est parmi ton peuple le tribun que l’on nomme Eudore ? »

« C’est moi, » répondit le fils de Lasthénès.

« Eh bien ! dit le licteur, encore plus étonné, c’est donc toi qui dois mourir ! »

« Vous le voyez à mes honneurs, » repartit Eudore.

Un esclave déroule l’écrit fatal, et lit à haute voix l’ordonnance de Publius :

« Eudore, fils de Lasthénès, natif de Mégalopolis en Arcadie, jadis tribun de la légion britannique, maître de la cavalerie, préfet des Gaules, paroîtra demain au tribunal de Festus, juge des chrétiens, pour sacrifier aux dieux ou mourir. »

Eudore s’inclina, et le licteur sortit.

Comme dans les fêtes de la ville de Thésée on voit une jeune canéphore se dérober aux yeux de la foule qui vante sa pudeur et ses grâces, ainsi Eudore, qui porte déjà les palmes du sacrifice, se retire au fond de la prison, pour éviter les louanges de ses compagnons de gloire. Il demande la liqueur mystérieuse dont les chrétiens se servoient entre eux au temps des persécutions, et il trace ses adieux à Cymodocée.

Ange des saintes amours, vous qui gardez fidèlement l’histoire des passions vertueuses, daignez me confier la page du livre de mémoire où vous gravâtes les tendres et pieux sentiments du martyr !

« Eudore, serviteur de Dieu, enchaîné pour l’amour de Jésus-Christ : à notre sœur Cymodocée, désignée pour notre épouse et la compagne de nos combats, paix, grâce et amour.

« Ma colombe, ma bien-aimée, nous avons appris avec une joie digne de l’amour qui est pour vous dans notre cœur, que vous aviez été baptisée dans les eaux du Jourdain par notre ami le solitaire Jérôme. Vous venez de confesser Jésus-Christ devant les juges et les princes de la terre. Ô servante du Dieu véritable, quel éclat doit avoir maintenant votre beauté ! Pourrions-nous nous plaindre, nous trop injustement puni, tandis que vous, Ève encore non tombée, vous souffrez les persécutions des hommes ? Ce nous est une tentation dangereuse de penser que ces bras si foibles et si délicats sont abattus sous le poids des chaînes ; que cette tête ornée de toutes les grâces des vierges, et qui mériteroit d’être soutenue par la main des anges, repose sur une pierre dans les ténèbres d’une prison. Ah ! s’il nous eût été donné d’être heureux avec vous !… Mais loin de nous cette pensée ! Fille d’Homère, Eudore va vous devancer au séjour des concerts ineffables : il faut qu’il coupe le fil de ses jours, comme un tisserand coupe le fil de sa toile à moitié tissue. Nous vous écrivons de la prison de saint Pierre, la première année de la persécution. Demain nous comparoîtrons devant les juges, à l’heure où Jésus-Christ mourut sur la croix. Ma bien-aimée, notre amour pour vous seroit-il plus fort, si nous vous écrivions de la maison des rois et durant l’année du bonheur ?

« Il faut vous quitter, ô vous qui êtes née la plus belle entre les filles des hommes ! Nous demandons au ciel avec larmes qu’il nous permette de vous revoir ici-bas, ne fût-ce que pour un moment. Cette grâce nous sera-t-elle accordée ? Attendons avec résignation les décrets de la Providence ! Ah ! du moins, si nos amours ont été courts, ils ont été purs ! Ainsi que la Reine des anges, vous gardez le doux nom d’épouse sans avoir perdu le beau nom de vierge. Cette pensée, qui feroit le désespoir d’une tendresse humaine, fait la consolation d’une tendresse divine. Quel bonheur est le nôtre ! Ô Cymodocée ! nous étions destiné à vous appeler ou la mère de nos enfants, ou la chaste compagne de notre félicité éternelle !

« Adieu donc, ô ma sœur ! Adieu, ma colombe, ma bien-aimée ! priez votre père de nous pardonner ses larmes. Hélas ! il vous perdra peut-être, et il n’est pas chrétien : il doit être bien malheureux !

« Voici la salutation que moi Eudore j’ajoute à la fin de cette lettre :

« Souvenez-vous de mes liens, ô Cymodocée !

« Que la douceur de Jésus-Christ soit avec vous ! »


fin du livre vingtième.