Les Mauvais Bergers/Acte 3
ACTE TROISIÈME
Scène première
Ah !… vous ne vous êtes pas encore couché, cette nuit !…
Je me suis reposé, quelques heures, sur ce divan… Quelles nouvelles ?
Les ajusteurs ne sont pas venus à l’atelier… Ils ont fraternisé avec les grévistes… C’était prévu !… J’ai dû faire éteindre les machines.
Pas de scènes de violence, comme hier ?
Non… la nuit a été relativement calme… Hier soir, Jean Roule a réuni les grévistes dans le Pré-du-Roy… Debout, sur une table, éclairé par la lumière de quelques cierges… il leur a lu des récits populaires… des récits enflammés de massacres, de supplices, de bûchers… Puis, il les a exhortés au martyre… Quand il était fatigué, Madeleine reprenait le livre et continuait de lire d’une voix étrangement pénétrante… Soit lassitude, soit que cela ne les intéressât pas… il n’y avait là que fort peu d’hommes… La foule était surtout composée de femmes qui écoutaient, dans un grand silence… et recueillies, comme à la messe… Ils se sont retirés sans bruit ni désordre !…
Singulière et déconcertante figure que ce Jean Roule !… Dans un autre temps, c’eût été, peut-être, un grand homme… un grand apôtre…
Je ne sais pas ! Mais, dans le nôtre, c’est un dangereux coquin. Heureusement qu’il manque de sens politique et qu’il ignore ce qu’il veut et où il va !… Sans cela, avec le puissant ascendant qu’il exerce sur ces esprits faibles… ce serait une lutte plus terrible… et atroce.
Il faut redouter les mystiques… plus que les autres… car, plus que les autres, ils vont au cœur des foules… qui ne s’exaltent que pour ce qu’elles ne comprennent pas… Et cette Madeleine !… Quelle étonnante transformation !…
Elle est peut-être plus à craindre que Jean Roule… Il y a dans ses yeux un feu sombre !…
Vous êtes sûr qu’il n’y a toujours pas d’argent ?
J’en suis sûr !… Ils commencent à souffrir de la faim… Ce n’est pas le pillage de l’épicerie Rodet, ni le sac des boulangeries qui les mèneront loin… Oui, mais, demain ?
En somme ?
En somme, malgré l’apparence pire, moins d’enthousiasme… moins de foi !… Et quelques-uns murmurent déjà contre Jean Roule… Ces pauvres diables sont désormais incapables de résister à huit jours de famine !…
Je ne comprends pas l’idée de Jean Roule d’avoir refusé le concours des députés radicaux et socialistes… De ce fait seul, il a coupé les vivres à la grève… Qu’espère-t-il ?
Le miracle !… Faire éclater, dans les âmes, l’héroïsme et le sacrifice des martyrs… (Il hoche la tête). Ça n’est plus de notre époque, heureusement !…
Peut-être !
Quoi qu’il en soit, il est temps que les troupes arrivent !…
Elles arrivent aujourd’hui… Ah ! ce n’est pas sans tristesse que je me suis résigné à cette extrémité… Car maintenant, il suffit de la moindre excitation, de la moindre provocation… d’un malentendu… pour que le sang coule !… (Un silence.) Pouvais-je faire autrement ?… Il y a ici des existences innocentes et menacées que j’ai le devoir de protéger… Et puis, je compte que les troupes useront de leur force avec modération… (Un silence.) Et mon fils…
J’allais vous en parler… M. Robert a eu, hier soir, avant la réunion des grévistes au Pré-du-Roy, une entrevue avec Jean Roule…
Ça n’est pas possible !
Pardonnez-moi !…
Vous en êtes certain ?
Oh ! certain !
Et dans quel but ?… (Maigret fait un geste par où il exprime qu’il ne sait rien de plus.) Depuis que les grévistes le ramenèrent aux cris de « Vive Robert Hargand !… », de la gare, où, sur mon ordre, il partait, jusqu’ici, où il est resté leur prisonnier… Robert semblait avoir compris la situation anormale et honteuse où ce coup de main le mettait vis-à-vis d’eux, et vis-à-vis de moi… Mais… en effet… hier, je l’ai trouvé plus agité que de coutume… plus sombre aussi !… J’ai cru, à plusieurs reprises, qu’il avait quelque chose à me dire… Il ne m’a rien dit !…
Peut-être a-t-il tenté, près de Jean Roule, une démarche de conciliation !…
Elle me serait souverainement pénible et humiliante !… (Un silence.) De toutes les tristesses de ces tristes jours, la plus profonde… Maigret… celle qui m’a laissé au cœur une blessure qui ne guérira peut-être jamais… ça été… cette affreuse… cette infernale pensée qu’ils ont eu de dresser… oh ! malgré lui… malgré lui, certes… le fils en face du père !… C’est effrayant comme un parricide ?…
N’exagérez rien, monsieur ! Ils ont pensé qu’en l’empêchant de partir… ils auraient près de vous quelqu’un qui leur serait utile… qui plaiderait leur cause… qui finirait peut-être par vous arracher des concessions… Enfin, M. Robert est une nature généreuse et droite !…
Mais d’une exaltation qui me fait peur !… Son âme est un volcan… il y bouillonne… il y gronde d’étranges laves !…
Ne vous alarmez donc pas ainsi !… Votre fils a un sentiment profond de son devoir !…
Oui… mais où croit-il qu’est son devoir ? Je n’en sais rien ! (Silence.) Ah ! tenez, mon cher Maigret… moi aussi, je suis troublé… mécontent de moi-même… mon cœur est dévoré d’angoisses !… Je me demande si j’ai bien fait tout ce qu’il y avait à faire !… s’il n’y avait pas autre chose à faire… pour ces pauvres bougres, après tout !…
Ce n’est pas l’heure, monsieur, de vous poser ces questions… Vous avez, et nous avons tous besoin de votre fermeté d’âme… de votre grand esprit de décision !… Et je vous le dis, moi !… Vous êtes sans reproche vis-à-vis de vous-même !… Tout ce qu’il est possible de faire, vous l’avez fait !… Voyons !… existe-t-il, en France, une maison où le travail soit aussi rétribué, où l’individu soit aussi respecté ?… Aujourd’hui, vous ne devez avoir qu’une pensée et qu’un but : vaincre la grève !… Après, vous pourrez rêver !…
Allons !… (Il réunit dans un carton des feuilles éparses sur son bureau, et le passe à Maigret.) Le courrier… Vous y trouverez des propositions de l’Allemagne qui m’offre d’assurer les commandes durant la grève… Elles sont un peu lourdes et peut-être inopportunes ?… Enfin, c’est à voir !… Étudiez-les… Vous m’en direz votre avis, ce soir !… (Il se lève. Maigret aussi se lève et se dispose à partir.) Vous avez pris les dispositions pour la nourriture des troupes ?
Tout est prêt…
Pas de coup de main à craindre ?
Heu !… Ce que j’ai de gendarmes occupent deux boulangeries…
Excusez, mon cher Maigret, ma petite défaillance de tout à l’heure… vous qui portez, d’un cœur si calme, presque tout le poids de la haine de ces furieux… (Maigret fait des gestes de dénégation.) Au revoir !
Au revoir, monsieur Hargand !… (Maigret sort. Hargand range un instant des papiers sur son bureau. Puis il sonne. Un valet de chambre se présente.) Prévenez monsieur Robert que je l’attends ici !…
Scène II
Assieds-toi et causons.
Je vous écoute, mon père !
Après ta rentrée triomphale ici… triomphale, n’est-ce pas ?… C’est bien cela !…
Oh ! mon père ?
De quel autre mot veux-tu que je me serve ?… Porté, ramené ici, comme un drapeau… comme leur drapeau…
Sur quel ton vous me parlez, mon père !… Et pourquoi évoquer encore le souvenir d’un incident qui nous fut si douloureux, à tous les deux !…
Enfin… après… ce qui s’est passé… il avait été convenu… (Avec ironie.) Et je ne pouvais pas exiger davantage de tes convictions… car les sentiments de famille… le respect… (Robert regarde son père avec une grande tristesse.) Enfin… enfin… il avait été convenu que tu resterais… neutre… dans les événements qui se déroulent ici !… Je pensais qu’un tel engagement, vis-à-vis de toi-même et dans les circonstances que tu sais… dût être sacré !…
Y ai-je manqué ?
Comment appelles-tu ces entrevues clandestines que vous avez, toi, mon fils, et Jean Roule, le chef de la grève ?…
Ces entrevues !… (Ferme.) Je suis allé à lui… une seule fois… hier !… C’est vrai !
Tu l’avoues ?… Ah ! tu l’avoues ?…
Pourquoi ne l’avouerais-je pas ?… J’ai agi comme je devais agir… Croyez-vous donc que cette démarche que j’ai faite avait un caractère d’hostilité contre vous ?
Hostilité ou médiation, elle m’est un outrage ! T’avais-je prié d’intervenir ?… En vertu de quoi, t’es-tu arrogé cet étrange mandat ?… Et comment n’as-tu pas senti qu’une démarche de toi, dans un tel moment, et quelle qu’elle fût, ne pouvait être qu’une diminution de mon autorité… et que c’était une arme de plus, peut-être, que tu mettais dans la main de mes ennemis ?… Si tu l’as senti, comment as-tu osé cela ?…
Comment aurais-je pu diminuer votre autorité… et armer leur révolte ?… Puisque c’est en mon nom seul que j’ai parlé ?
En ton nom ?… Et de quel droit ?… Tu n’es rien ici… rien… rien !
Je suis un homme !
Tu es mon fils !
Ai-je donc, en naissant de vous, renoncé à penser selon mes idées… aimer selon mon amour, vivre selon mon destin ?… J’accomplis mon destin !…
Et ton destin, n’est-ce pas, c’est de te révolter contre moi… de fraterniser avec mes ennemis ?… Ai-je été assez bête… assez aveugle… en te rappelant à moi !… Ton destin ?… Ce sont des cris abominables de vive Robert Hargand !… que j’entends à toutes les minutes, et qui ne cessent de me déchirer, de me traverser le cœur, comme des coups de couteau !… Ces menaces de meurtre… ces incendies… ces pillages… tout ce qui bout dans l’âme de ces sauvages, déchaînés en ton nom, contre moi… le voilà ton destin !… Aie donc le courage de l’appeler par son nom : l’ambition !… Et peu t’importe qu’elle se satisfasse sur la mort de ton père… et la ruine des tiens !…
Je n’ai pas d’autre ambition que le bonheur des hommes… J’y ai sacrifié ma fortune, ma jeunesse, j’y sacrifierais ma vie !
Et la mienne !…
Vous êtes trop nerveux, mon père… et vous parlez sans justice… Il ne faut point qu’il se prononce entre nous des paroles irréparables… Permettez-moi de me retirer !
Reste… reste !… (Il marche dans la pièce avec agitation. Ensuite il vient se rasseoir devant son bureau. Essayant de se dominer.) Qu’est-ce que c’était que cette démarche ?… J’ai besoin de la connaître…
Je n’ai pas à vous la cacher… Hier, j’ai appris de Geneviève que vous aviez demandé des troupes pour réprimer la grève… et qu’elles arrivent aujourd’hui… (D’un ton pénétré.) J’ai compris que c’était la catastrophe… je n’ai pu supporter l’idée que des centaines d’hommes… pour un malentendu qu’il est possible encore de dissiper… allaient mourir ici !… Du sang ici !… Du sang sur cette maison et sur vous !… (Un temps.) Alors, je suis allé trouver Jean Roule.
Pourquoi, lui… et pas moi ?… Pourquoi ne m’as-tu pas parlé à moi ?
Hélas ! mon père, vous me l’aviez défendu… Et, d’ailleurs, je me suis dit que c’était inutile !
Qu’en savais-tu ?
Je vous connais assez pour savoir que cette résolution terrible, vous ne l’aviez pas prise par hasard, et sans de longs combats avec vous-même… Je n’avais pas de chance d’être écouté… (Sur un mouvement d’Hargand.) Oh ! mon père, je vous en supplie… ne vous attachez pas à la lettre seule de mes paroles… ne retenez que le sens que je leur donne, et l’intention respectueuse qui me les dicte !… Jean Roule, si exalté, si violent, n’est pas inaccessible à la raison… Et je lui crois une âme remplie de pitié… J’essayai de lui faire comprendre la responsabilité qu’il encourrait… et qu’il tenait des milliers de vie dans ses mains… De lui-même, il me promit qu’il viendrait aujourd’hui vous porter de nouvelles propositions… Je n’avais pas à en discuter les termes avec lui… Je n’avais à prendre d’engagements vis-à-vis de lui… De son côté, il ne m’a promis rien d’autre que de venir ici !… Voilà tout !
Je ne le recevrai pas… je ne le reconnais pas… je l’ai chassé de l’usine !
Vous l’avez chassé… Mais cinq mille ouvriers l’ont élu !…
Cinq mille factieux ! Je n’ai pas à leur obéir. Qu’ils se soumettent d’abord !
Et s’il vous apportait la paix ?
Au prix de concessions absurdes et déshonorantes ?… Non… non !… C’est une folie que d’y songer… (Il se lève et se remet à marcher dans la pièce. Silence.) Nous nous sommes dit, tout à l’heure, des paroles inutilement blessantes… Cela ne remédie à rien… et cela fait du mal !… Parlons raison… (Il vient s’appuyer le dos à la cheminée.) Je ne crois pas être un mauvais homme… Je t’ai prouvé que je n’étais pas, non plus, un tyran… que j’avais, au contraire, un sentiment très vif de la liberté des autres… Je t’ai laissé te développer, selon toi-même et dans le sens de ta nature… Tu ne peux pas me reprocher d’avoir jamais contrarié tes idées…
Et je vous en suis reconnaissant… Oh ! je vous le jure !… de toutes les forces de mon cœur !…
Pourtant, je les jugeais chimériques… dangereuses… en tout cas, très lointaines des miennes ! Et elles brisaient le rêve que j’avais longtemps caressé de faire de toi le collaborateur de mes travaux… et… quand je ne serai plus… le gardien fidèle de tout ce que j’ai créé ici… (Avec de l’émotion et de l’altération dans la voix.) Je n’avais pas prévu… la situation logique, cependant, et fatale… et douloureuse… Dieu le sait !… (Il s’interrompt… Robert, très triste, très ému aussi, se met la tête dans ses mains.) M’entends-tu ?
Oh ! mon père !… mon père ! vous me brisez l’âme !…
Enfin, je n’avais pas prévu… ce qui est arrivé… et que mon libéralisme paternel amènerait… un jour… cette chose affreuse… de nous parler… de nous regarder… non pas… de père à fils… mais d’ennemi à ennemi !…
Ne dites pas cela, je vous en supplie… (Avec élan.) Je vous aime… je vous aime !
Mais si nous ne nous aimions plus, mon pauvre enfant… (Un temps.)… serions-nous aussi malheureux ?…
Mon père !… mon père !…
Il fait un pas pour aller vers son père, et retombe sur son siège, accablé. Un silence.
Écoute-moi encore ! Dans la vie, je n’ai pas eu d’autre passion… que le travail… non pour l’argent, les richesses, le luxe… mais pour la forte et noble joie qu’il donne… et aussi, depuis quelques années, pour l’oubli qu’il verse au cœur !… Je puis me rendre cette justice que mon rôle social, mon rôle de grand laborieux aura été utile aux autres, plus que les théories nuageuses… les vaines promesses… et les impossibles rêves… Par tout ce que j’ai produit, par tout ce que j’ai tiré de la matière… si je n’ai pas enrichi les petites gens… du moins, j’ai considérablement augmenté leur bien-être… adouci la dure condition de leur existence… en les mettant à même de se procurer à bon marché des choses nécessaires et qu’ils n’avaient pas eues, avant moi… et que j’ai créées pour eux… pour eux !… J’ai été sobre de paroles… mais j’ai apporté des résultats… fourni des actes… Est-ce vrai ?
Je n’ai jamais nié la bonne volonté de vos intentions… ni la persistance de vos efforts ?…
Quant aux rapports sociaux que j’ai établis — au prix de quelles luttes — entre les ouvriers et moi… j’ai été aussi loin que possible dans la voie de l’affranchissement… tellement loin, que mes amis me le reprochent comme une défaillance… comme une abdication… Enfants, je me préoccupe de les élever et de les instruire ;… hommes, de les moraliser, de les amener à la pleine conscience de leur individu ;… vieillards, je les ai mis à l’abri du besoin… Chez moi, ils peuvent naître, vivre et mourir…
Pauvres !… (Un temps.) Oui, vous avez fait tout cela… et c’est toujours… toujours de la misère !…
Ce n’est pas de ma faute !
Est-ce de la leur ?
Puis-je donc transgresser cette intransgressible loi de la vie qui veut que rien ne se crée… rien ne se fonde que dans la douleur ?
Justification de toutes les violences… excuse de toutes les tyrannies… parole exécrable, mon père !
Elle a dominé toute l’histoire !
Tortures… massacres… bûchers !… voilà l’histoire !… L’histoire est un charnier… N’en remuez pas la pourriture… Ne vous obstinez pas toujours à interroger ce passé de nuit et de sang !… C’est vers l’avenir qu’il faut chercher la lumière… Tuer, toujours tuer ! Est-ce que l’humanité n’est point lasse de ces éternelles immolations !… Et l’heure n’a-t-elle point sonné, enfin, pour les hommes, de la pitié ?
La pitié !… (Il se promène fiévreusement.) La pitié est un déprimant… un stupéfiant… Elle annihile l’effort et retarde le progrès… elle est inféconde… Celui qui crée… n’importe quoi… le savant qui lutte avec la nature… pour lui arracher son secret… l’industriel qui dompte la matière pour conquérir ses forces, les faire servir au besoin de l’homme… et les adapter… en formes tangibles, à son bonheur, ceux-là n’ont pas le droit de s’arrêter à la pitié !… Leur action dépasse la minute où ils vivent… franchit l’espace infime que leur regard embrasse… se répand de l’individu au peuple, sur le monde tout entier… Et pour quelques existences indifférentes qu’ils écrasent autour d’eux… songe à toutes celles qu’ils embellissent et qu’ils libèrent !… J’aurais pu… j’aurais dû être cet homme-là… Ayant ignoré la pitié, j’aurais atteint à un plus grand rêve, peut-être !…
Vous vous calomniez, mon père !
Non… je me regrette !… (Un temps.) Et le voilà aujourd’hui, le résultat de cette pitié imbécile, que je n’ai pas su… que je n’ai pas pu… étouffer en moi !… l’écroulement de toutes mes espérances et des ruines !… (Violent.) Mais c’est fini !… Ils veulent un maître… ils l’auront !…
Prenez garde ! Ces existences que vous écrasez… par quel étrange orgueil les jugez-vous indifférentes ?… Au nom de quelle justice… supérieure à la vie elle-même… les condamnerez-vous à mourir ?… Vous n’êtes comptable envers l’humanité que des existences immédiates dont vous avez assumé la protection… non des autres. Et n’avez-vous jamais pensé, sans un frisson… que vous pouviez être le meurtrier de l’inconnu sublime… qui pleure quelque part… chez vous, peut-être !…
Eh bien ! qu’ils commencent !…
Comment osez-vous demander à des faibles… à des ignorants… à de pauvres petites âmes d’enfant, obscures et balbutiantes, de se hausser jusqu’à un effort divin où vous-même, mon père, vous ne voulez pas… vous ne pouvez pas élever votre intelligence et votre grand cœur !…
Tu t’exaltes avec des mots… tu te grises avec du vent… Assez de phrases… des actes !… Voyons !… Quand on parle si haut… avec une telle certitude… c’est que l’on a une formule claire… un programme net… En as-tu un ?… Expose-le moi… et je l’applique tout de suite !…
À quoi bon, mon père, puisqu’il est tout entier dans un mot que vous niez ?
Dans un mot !… dans un mot !… Parbleu ?
Et puisque vous êtes décidé, d’avance, à ne voir, dans tout ce que je pourrais vous dire, que des mots… à n’y entendre que du vent…
Parbleu !… Je le savais bien !… Tu te dérobes !… Et ils sont tous comme ça !… (Ne se contenant plus.) Mais quand on n’a que des mots à offrir à de pauvres diables… quand c’est avec des mots… des mots seuls… qu’on les corrompt, qu’on les grise… qu’on les mène à la mort… sais-tu ce que l’on est ?… le sais-tu ?… Un imbécile ou un assassin !… Choisis !
Vous avez raison !… Nos pensées vont s’éloignant l’une de l’autre de plus en plus… C’est une chose trop… trop… douloureuse !… Je me retire.
En effet ! Tu peux te retirer !
À ce moment, entre un valet de chambre.
Scène III
Qu’est-ce que c’est ?
Ce sont les délégués des grévistes qui se sont présentés à la grille du château… Ils demandent à parler à monsieur…
Ha ! ha ! Combien sont-ils ? (Le valet de chambre passe un papier à Hargand, sur un plateau.) Louis Thieux… Jean Roule… Anselme Cathiard… Pierre Anseaume…, etc., etc… Six !… (Il déchire le papier.) C’est bien !… (Hargand et Robert échangent des regards froids. Au valet de chambre.) Qu’on leur ouvre les grilles… qu’on les fasse entrer !… (Le valet de chambre veut se retirer.) Savez-vous si M. Maigret est chez lui ?…
M. Maigret a prévenu l’antichambre… qu’il rentrait chez lui !…
Dites à Baptiste de l’aller chercher !… que M. Maigret m’attende dans la salle de billard !…
Bien, monsieur !
Scène IV
Reste, toi !… (Mouvement de Robert.) Je consens à les recevoir… Mais je veux que tu assistes à l’entrevue. (Sur un geste de Robert, durement.) Je le veux !… C’est bien le moins, je pense ?
Pourquoi, mon père ?…
Parce que je le veux !…
Scène V
Eh bien… Je vous écoute !
Nous venons ici pour la paix de notre conscience. (Un temps.) Si vous repoussez les propositions, qu’au nom de cinq mille ouvriers, je suis, pour la dernière fois, chargé de vous transmettre… je n’ai pas besoin de vous déclarer que nous sommes prêts à toutes les résistances. Ce ne sont point les régiments que vous appelez à votre secours, ni la famine que vous déchaînez contre nous qui nous font peur !… Ces propositions sont raisonnables et justes… À vous de voir si vous préférez la guerre… (Un temps.) Je vous prie de remarquer en outre que, si nous avons éliminé de notre programme certaines revendications, nous ne les abandonnons pas… nous les ajournons… (Avec une grande hauteur.) C’est notre plaisir !… (Un temps. Hargand est de marbre, pas un pli de son visage ne bouge. Jean prend dans la poche de sa cotte un papier qu’il consulte de temps en temps.) Premièrement… Nous maintenons, en tête de nos réclamations, la journée de huit heures… sans aucune diminution de salaire… Je vous ai expliqué pourquoi, déjà… je ne vous l’expliquerai pas à nouveau… (Silence d’Hargand.) D’ailleurs je vois que vous n’êtes pas en humeur de causer, aujourd’hui !… Deuxièmement… Assainissement des usines… Si, comme vous le faites dire par tous vos journaux, vous êtes un patron plein d’humanité, vous ne pouvez exiger des hommes qu’ils travaillent dans des bâtiments empestés, parmi des installations mortelles… Au cas où vous accepteriez en principe cette condition à laquelle nous attachons un intérêt capital, nous aurions à nous entendre, ultérieurement, sur l’importance et la nature des travaux, et nous aurions aussi un droit de contrôle absolu sur leur exécution… (Hargand est toujours immobile et silencieux. Jean Roule le regarde un instant fixement, puis il fait un geste vague.) Allons jusqu’au bout ! puisque c’est pour la paix de notre conscience que nous sommes ici… (Un temps.) Troisièmement… Substitution des procédés mécaniques à toutes les opérations du puddlage… Le puddlage n’est pas un travail, c’est un supplice ! Il a disparu d’une quantité d’usines moins riches que les vôtres… C’est un assassinat que d’astreindre des hommes, pendant trois heures, sous la douche, nus, la face collée à la gueule des fours, la peau fumante, la gorge dévorée par la soif, à brasser la fonte, et faire leur boule de feu !… Vous savez bien, pourtant, que le misérable que vous condamnez à cette torture sauvage… au bout de dix ans… vous l’avez tué !… (Hargand est toujours immobile. Jean Roule fait un geste… Un temps…) Quatrièmement… Surveillance sévère sur la qualité des vins et alcools… (Un temps.) Bien que sous le prétexte fallacieux de sociétés coopératives, vous ayez accaparé tout le commerce d’ici… que vous soyez notre boucher… notre boulanger… notre épicier… notre marchand de vins !… etc…, etc…, il y aurait peut-être lieu de vous résigner à gagner un peu moins d’argent sur notre santé, en nous vendant autre chose que du poison… Tout ce que nous respirons ici, c’est de la mort !… tout ce que nous buvons ici… c’est de la mort !… Eh bien… nous voulons boire et respirer de la vie !… (Silence d’Hargand.) Cinquièmement… Ceci est la conséquence morale, naturelle et nécessaire de la journée de huit heures… Fondation d’une bibliothèque ouvrière, avec tous les livres de philosophie, d’histoire, de science, de littérature, de poésie et d’art, dont je vous remettrai la liste… Car, si pauvre qu’il soit, un homme ne vit pas que de pain… (Un temps.) Il a droit, comme les riches, à de la beauté !… (Silence glacial.) Enfin… réintégration à l’usine, avec paiement entier des journées de chômage, de tous les ouvriers que vous avez chassés depuis la grève… Je vous fais grâce de ma personne… L’accord signé, je partirai…
C’est tout ?…
C’est tout !…
Eh bien… qu’est-ce que tu penses de cela, Thieux ?… Il te faut des bibliothèques, maintenant ?… Allons !… Regarde-moi !
Monsieur Hargand !… Monsieur Hargand !…
Regarde-moi… te dis-je !…
N’insultez pas ce pauvre homme !… Et regardez vous-même ce que vingt-sept ans de vie chez vous… de travail chez vous… ont fait de lui !…
Ah ! mon pauvre Thieux !… Si tu n’étais pas sous la domination de cet homme… si tu étais libre des mouvements de ton cœur… je te connais… tu serais déjà à mes pieds, me demandant de te pardonner !…
Monsieur Hargand !… Monsieur Hargand !…
Demande-lui donc ce qu’il a fait de ta femme… et de tes deux fils !
Monsieur Hargand !… C’est vrai !… On ne peut pas… on ne peut pas vivre ! Ça n’est pas juste !…
Tu répètes une leçon, vieille bête !… et tu ne la sais même pas !…
Finissons-en !… Votre réponse !…
Eh bien… la voici !… Car vous ne pensez pas que je vais discuter toutes vos absurdités… J’ai votre dossier — un peu tard, malheureusement — mais enfin, je l’ai !… Vous vous appelez Jean Roule ?
Que ce nom soit ou ne soit pas mon nom, que vous importe ?
Je vais vous le dire… Vous vous êtes introduit ici, avec un faux livret !
M’auriez-vous embauché sans livret ? Et puis ?
Vous avez subi, en France — je ne parle pas de l’étranger — deux condamnations… l’une pour vol… l’autre pour violences dans une grève… Vous êtes en rupture de ban…
Et puis ?…
Vous êtes compromis dans des affaires anarchistes !… Vous êtes un voleur… un assassin !…
Et puis ?
Et puis ?… (Se levant, avec colère.) Si je vous livrais à la justice ?…
Faites donc !…
Quel que soit cet homme, mon père… il est ici sous la sauvegarde de votre honneur… et du mien !…
Toi !… (Il n’achève pas… Perdant la tête, aux délégués.) Que faites-vous ici, vous ?… Allez-vous-en !… Je vous chasse… je vous chasse… Allez-vous-en !…
C’était prévu… Retirons-nous…
Oui… oui… je vous chasse… Allez-vous-en !… Sortez !… sortez ?…
Les délégués s’acheminent vers la porte. Jean Roule les fait passer devant lui.
Alors, c’est la guerre que vous voulez !… la guerre sans merci, ni pitié ?… Rappelez-vous que nous sommes cinq mille !… Et si nous n’avons que nos poitrines nues contre les canons et les fusils de vos soldats… nous saurons, du moins, mourir jusqu’au dernier… Ça, je vous le dis…
Scène VI
Et toi aussi… je te chasse !… Que je ne te voie plus !… Que je ne te revoie jamais !… Va-t’en !… va-t’en !…
Ah ! mon père !… C’est vous qui avez voulu tout cela !…
Scène VII
Monsieur Maigret, tout de suite !…
Bien, monsieur…
Scène VIII
Monsieur !… Que s’est-il passé ?… Vous pleurez… vous !… Ça n’est pas possible !… Monsieur ! (Hargand ne répond pas et sanglote.) Voyons… parlez-moi !…
C’est de ma faute !… c’est de ma faute !…
Qu’est-ce qui est de votre faute ?…
J’ai perdu la tête… oui, ç’a été comme un coup de folie… Je les ai chassés, tous !…
Voyons… voyons !…
Ah ! je ne sais pas… je ne sais plus rien !… Pourquoi ai-je fait cela ?… Maigret ?…
Il lui prend la main.
Monsieur Hargand !…
Je suis sans force maintenant… sans courage… Je suis frappé là… (Il met sa main avec celle de Maigret sur son cœur.) là ?… Ils m’ont pris mon fils, comprenez-vous ?… Et c’est ma faute !… Je n’ai pas su l’émouvoir… je l’ai trop tenté !… Et puisqu’ils ont pris mon fils… eh bien ! qu’ils prennent l’usine !… qu’ils prennent tout… tout !… Je leur abandonne tout…
Ce n’est pas vous qui parlez ?… Vous ne pouvez pas parler ainsi !…
Si… si… Maigret… c’est moi, hélas !… c’est bien moi !…
Allons donc !
Et puis… (Avec plus d’efforts.) Je croyais avoir été un brave homme… avoir fait du bien autour de moi… avoir vécu, toujours, d’un travail acharné, utile et sans tache… Cette fortune dont j’avais l’orgueil — un sot orgueil, Maigret — parce qu’elle était un aliment à ma fièvre de production, et qu’il me semblait aussi que je la répandais, avec justice, sur les autres… oui, cette fortune, je croyais n’en avoir pas mésusé… l’avoir gagnée… méritée… qu’elle était à moi… quelque chose, enfin, sorti de mon cerveau… une propriété de mon intelligence… une création de ma volonté…
Alors !… ça n’est plus ça maintenant ?…
Il paraît !…
Je rêve, ma parole !… Ces gens-là vous ont donc tourné la tête ?… Ah ! c’est trop fort !
Ils ne m’ont demandé que des choses justes, après tout !…
Des choses justes !… Jean Roule !… ça m’étonnerait !…
Ils veulent vivre !… ça n’est pourtant pas un crime !…
Ah ! vous voilà repris de vos scrupules ! Vraiment, ça n’est pas l’heure, monsieur !… Rappelez votre sang-froid… votre énergie !… Nous en avons besoin pour éviter de plus grands malheurs, encore !… Si vous vous laissez abattre par des chimères… que voulez-vous que nous fassions !… Ah ! parbleu ! Vous n’avez pas voulu m’écouter… Voilà trois jours que vous ne vous couchez pas… que vous vous tuez au travail !… Quelle que soit la force d’un homme, elle a des limites… et quand le corps est à bout… l’âme ne vaut guère mieux… Si vous vous étiez reposé, comme vous le deviez… rien de tout cela ne serait arrivé… Je me repose bien, moi, et je dors chaque nuit !… Sans cela… il y a longtemps que je serais sur le flanc… et que je divaguerais comme une femme !…
Mais, mon fils, Maigret !… mon fils !…
À ce moment, du dehors arrive le bruit d’une sonnerie de trompettes, encore lointaine. Maigret et Hargand se regardent et ils écoutent… Les sonneries deviennent plus claires.
Ce sont les troupes !… Enfin !
Déjà !