Les Merveilles de la science/Le Moteur à gaz

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LE
MOTEUR À GAZ

On apprit pour la première fois, au mois de juin 1860, l’existence d’un appareil tout nouveau, présenté par l’inventeur comme devant se substituer à la force motrice de la vapeur, pour la production des petites forces. Depuis cette époque cet appareil, ayant répondu aux besoins de la pratique, est entré dans les habitudes de l’industrie, pour les travaux qui n’exigent qu’un faible développement de force, tels que les monte-charge et monte-matériaux de construction, pour les pompes à eau de faible débit, etc., etc. Le moteur à gaz a trouvé là une application régulière. Nous ne pouvons donc passer cette invention sous silence dans les dernières parties de cet ouvrage.

Et d’abord, en quoi consiste la machine ou moteur à gaz ? sur quel principe repose sa construction ? Il sera nécessaire, pour bien établir ce principe, de remonter un peu en arrière dans l’histoire de la science.

Vers 1660, l’illustre mécanicien hollandais Christian Huyghens s’était rendu en France sur les instances de Colbert. Huyghens, l’inventeur du balancier et du ressort en spirale pour l’horlogerie, ne pouvait négliger le problème qui préoccupait tous les physiciens du xviie siècle. Il s’agissait de créer ce qui avait jusque-là manqué à l’industrie, c’est-à-dire un moteur puissant et d’un emploi universel. Huyghens crut avoir trouvé ce moteur dans la poudre à canon, qui, enflammée, accomplit de prodigieux effets mécaniques. Ce terrible agent, qui n’avait servi jusque-là qu’à la destruction de l’homme, à la ruine de ses œuvres et de ses travaux, le savant hollandais méditait d’en faire un instrument de travail et de richesse universelle. C’était une belle pensée ; malheureusement, la science de cette époque ne fournissait pas les moyens de la réaliser.

Dans un cylindre parcouru par un piston, Huyghens enfermait une certaine quantité de poudre à canon, qu’il enflammait au moyen d’une mèche d’amadou allumée. Comme la poudre donne, en brûlant, huit mille fois son volume de gaz, il y avait, dans cette subite transformation d’un corps solide en produits aériformes, de quoi produire une action mécanique d’une prodigieuse intensité. C’était l’effet de la mine ou de la pièce d’artillerie heureusement transporté dans le domaine de la mécanique industrielle.

L’idée du cylindre parcouru par un piston mobile était à elle seule un trait de génie. Elle ne devait pas périr : l’invention de Huyghens est encore aujourd’hui le moyen pratique fondamental de nos machines à vapeur.

Malheureusement, rien, dans la science rudimentaire de cette époque, ne permettait de mettre à profit l’expansion subite des gaz pour obtenir une action motrice. Comment enflammer la poudre à canon dans un cylindre sans communication avec l’extérieur ? À cette époque, l’électricité était à peine connue de nom. Il fallut donc renoncer à ce système.

Notre immortel Denis Papin, l’ami et le collaborateur de Huyghens, qui avait vécu quelques années auprès de lui, lorsque l’illustre Hollandais logeait à la Bibliothèque royale, avait été extrêmement frappé des effets de cet appareil. Il s’appliqua longtemps, mais sans aucun succès, à le perfectionner. C’est alors que, par un autre trait de génie qui valait celui de Huyghens, Denis Papin, tout en conservant le cylindre de Huyghens et son piston mobile, remplaça la poudre à canon par la vapeur d’eau. Et c’est ainsi que fut créée, vers 1690, la première machine à vapeur.

Il est bien intéressant de remarquer que le moteur à gaz qui fit son entrée dans la science en 1860, n’est autre chose que la restauration, faite à deux siècles d’intervalle, de l’idée primitive de Huyghens. Le physicien hollandais enfermait dans un cylindre de la poudre à canon qu’il enflammait, et les produits de cette combustion, dilatés par la chaleur, constituaient l’agent moteur. Aujourd’hui, on enferme dans le même cylindre une autre espèce de poudre à canon, une autre espèce de combustible : le gaz de l’éclairage. Car le gaz de l’éclairage n’est autre chose qu’un corps combustible ; c’est de la poudre à canon assouplie par la science, rendue essentiellement mobile et transportable, et se prêtant merveilleusement, par sa forme physique, aux emplois que Huyghens avait rêvés pour son agent moteur. Au lieu d’enflammer ce combustible par une simple mèche d’amadou, moyen grossier, procédé qui garde le cachet de la science rudimentaire de cette époque, on fait usage dans l’appareil moderne, c’est-à-dire le moteur à gaz, du plus subtil des artifices imaginés par les physiciens de nos jours. Un mince fil de platine est disposé à l’intérieur du mélange explosif ; on ménage une faible distance entre ses deux extrémités, et grâce à l’électricité soudainement envoyée dans ce fil métallique par une machine de Ruhmkorff, une étincelle jaillissant entre les deux extrémités disjointes du fil, enflamme le mélange gazeux.

Sauf le progrès des temps et les perfectionnements introduits par les ressources infinies de la science moderne, il nous semble donc vrai de dire que, par sa belle invention, M. Lenoir n’a fait que revenir, sans le savoir, à la pensée primitive de Huyghens, à l’idée qui se fit jour au début de notre période industrielle, et que l’imperfection des moyens scientifiques empêcha de réaliser au xviie siècle.

Il est bien entendu qu’il ne s’agit ici que d’un simple rapprochement historique, et que nous ne songeons guère à diminuer en cela le mérite de M. Lenoir, l’inventeur de la machine à gaz dont nous avons à parler et dont nous allons d’abord donner la description.

Au premier aspect, le moteur à gaz que représente, vu dans son ensemble, la figure 433 offre une entière ressemblance avec une machine à vapeur horizontale. Un cylindre tout à fait pareil à celui des machines à vapeur, est couché horizontalement sur un massif de maçonnerie. Une bielle à coulisse fait tourner la manivelle d’un arbre moteur ; un volant circulaire accumule la force produite. Tout cela rappelle, par l’apparence extérieure, une machine à vapeur ; mais l’analogie s’arrête là.

Fig. 433. — Le moteur à gaz.

Le cylindre du moteur à gaz est pourvu de deux tiroirs : l’un est destiné à recevoir le mélange d’air et de gaz d’éclairage, l’autre sert à donner issue aux produits de la combustion de ce gaz. Quand le mélange, qui consiste en 95 parties d’air pour 5 parties de gaz, a pénétré dans le cylindre, le tiroir se ferme et arrête toute communication avec l’extérieur. Aussitôt une étincelle électrique éclate à l’intérieur du cylindre. Elle provient d’une machine d’induction de Ruhmkorff mise en action au moment voulu, et grâce au mouvement calculé de la machine elle-même. Cette étincelle enflamme le mélange détonant. Une énorme dilatation, résultant de la chaleur dégagée par cette combustion, s’opère dans les gaz qui remplissent ce cylindre, et la subite expansion de ces gaz lance en avant le piston, dont la tige vient imprimer un mouvement à l’arbre moteur. Quand le piston est arrivé à l’extrémité de sa course, les produits de la combustion s’échappent au dehors par le second tiroir. Bientôt, un nouveau mélange de gaz et d’air s’étant introduit dans le cylindre, une nouvelle étincelle électrique l’enflamme, et par la continuité de ces mêmes effets, un mouvement continu se trouve imprimé à l’arbre moteur de la machine.

La machine Lenoir est disposée comme une machine à vapeur ordinaire, à cette différence près qu’au lieu de vapeur, le piston est mis en mouvement par un mélange d’air atmosphérique et de gaz dilaté par l’inflammation de ce mélange au moyen d’une étincelle électrique. Il fallait seulement trouver le moyen d’enflammer le gaz tantôt en avant, tantôt en arrière du piston. C’est ce moyen que M. Lenoir a obtenu d’une façon très-ingénieuse, comme nous allons le voir.

Fig. 432. Coupe verticale du moteur à gaz, montrant la distribution de l’électricité dans le cylindre.

Le courant électrique venant d’une pile électrique, P (fig. 432), est amené dans une bobine de Ruhmkorff, E, où il se multiplie jusqu’à acquérir la tension suffisante pour produire une étincelle. Des deux fils partant de cette bobine, l’un arrive au cylindre de la machine, et l’autre à l’appareil distributeur, D. Le circuit est donc fermé ; mais pour arriver à déterminer l’inflammation, il faut alternativement l’interrompre et le refermer C’est dans ce but que le distributeur, D, porte une touche, T, qui frotte sur un rebord en cuivre interrompu aux points e, e, e, e. Du disque fixe D partent deux fils arrivant, en f, f, à deux boutons vissés sur chaque fond du cylindre B, et dépassant un peu dans l’intérieur. Ces boutons, f, nommés inflammateurs, reçoivent le courant de l’un des pôles de la pile, tandis que la machine elle-même reçoit le courant de l’autre pôle.

Voici maintenant ce qui se passe : la machine étant au repos, comme le suppose notre dessin, on fait passer le courant de la bobine en amenant l’aiguille du commutateur F sur la touche t. Le courant passe alors dans tout l’ensemble de l’appareil sans déterminer l’étincelle. On fait faire un demi-tour au volant en le tournant à la main, et la touche t, mise en mouvement, rencontre l’un des vides e du distributeur, ce qui interrompt momentanément le courant ; puis, retrouvant le rebord sur lequel elle frotte, elle envoie aussitôt ce courant à l’un des inflammateurs f, par des fils partant du disque, soit en avant, soit en arrière du piston, suivant qu’elle rencontre les vides du bas ou du haut du disque distributeur.

On conçoit aisément ce qui arrive alors dans l’intérieur du cylindre B. Comme l’une des électricités, neutre par exemple, circule dans la machine, tandis que la positive arrive par les boutons f, aussitôt que le piston s’approche de l’inflammateur auquel arrive celle-ci, il y a reformation du circuit, et une étincelle jaillit entre le bouton f et le piston. Cette étincelle enflamme le mélange de gaz et d’air qui est entré dans le cylindre, B, par le tiroir, A, qui distribue ce mélange en avant et en arrière du piston, absolument comme la vapeur dans une machine à vapeur.

Le gaz de l’éclairage, emprunté à la conduite de la rue, arrive par le tuyau G, muni d’un robinet qu’on ouvre avant de mettre la machine en mouvement.

Comme il se produit un très-grand échauffement dans le cylindre à chaque inflammation du gaz dont la dilatation doit repousser le piston, on a le soin de faire circuler un courant d’eau froide dans une double enveloppe, C, dont le cylindre est entouré.

Un excentrique, H, manœuvre le tiroir, A, de façon à régler l’introduction du gaz et de l’air dans des proportions convenables, et afin de correspondre à la production de l’étincelle. Enfin, le résultat de la combustion s’échappe à l’air libre après avoir chaque fois produit son effet mécanique sur le piston.

Il est important de faire remarquer qu’aucun mélange intime n’est préparé d’avance entre l’air et le gaz, de manière à constituer un mélange détonant dans le sens que les chimistes attachent à ce mot. On fait arriver dans le cylindre plein d’air, des veines de gaz, qui brûlent simultanément dès leur entrée dans le cylindre, en produisant une série de petites explosions successives, tellement multipliées et d’une si faible amplitude, que l’oreille ne peut les saisir. La force mécanique engendrée par cette combustion n’est donc pas instantanée, brutale pour ainsi dire ; c’est une série de petites impulsions qui s’ajoutent sans trop de secousses. Ce n’est pas sans doute l’action douce, graduelle et docile de la vapeur, mais ce n’est pas non plus l’action brusque et violente d’une force brisante, produite instantanément, comme celle qui résulterait de l’inflammation d’un amas de poudre.

Par suite de la chaleur que développe la combustion du gaz à l’intérieur du cylindre, les parois de ce cylindre finiraient par atteindre une température élevée qui altérerait le métal, gripperait et déformerait le cylindre et le piston. Pour éviter cet inconvénient, le cylindre est, comme nous l’avons dit, enveloppé d’un manchon de fonte C que l’on fait parcourir par un courant d’eau suffisant pour le refroidir. Dans les machines que l’on construit aujourd’hui, ce courant d’eau froide est fort ingénieusement disposé. Un réservoir d’assez médiocres dimensions dirige, au moyen d’un tube, l’eau froide dans le manchon entourant le cylindre ; l’eau échauffée, et rendue ainsi plus légère, retourne au réservoir par sa seule différence de densité. C’est donc la même eau qui, par une circulation continue, sert à refroidir le cylindre.

La consommation du nouveau moteur est d’un mètre cube de gaz pour produire, pendant une heure, la force d’un cheval. Or, un mètre cube de gaz d’éclairage vaut 30 centimes. C’est donc 30 centimes seulement que cette machine dépenserait par heure et par force de cheval : 3 francs par journée de 10 heures de travail, telle serait la dépense d’une machine de cette force. D’après ce chiffre, il y aurait une certaine économie réalisée sur la machine à vapeur ; une machine à vapeur de construction médiocre consomme, en effet, 5 à 6 kilogrammes de houille par heure et par force de cheval.

Telles sont les dispositions principales du moteur à gaz de M. Lenoir. Ce qui doit frapper, tout d’abord, c’est que cette machine a résolu, par un certain côté, le problème des machines à air chaud, tant cherché, tant tourné et retourné depuis vingt ans, et dont la machine calorique Ericsson a fourni la solution la moins imparfaite jusqu’ici.

Depuis une vingtaine d’années, en effet, par suite de l’esprit de perfectionnement et de progrès propre à notre époque, on a fini par considérer la machine à vapeur, si parfaite qu’elle soit, comme un peu au-dessous de nos besoins économiques, et de tous les côtés, c’est une émulation générale pour réformer ou détrôner entièrement, si on le peut, le moteur qui a fait tant de prodiges et excité une si juste admiration depuis le commencement de notre siècle. On a trouvé que perdre la vapeur quand elle a produit son action, la rejeter dans l’air, comme dans les machines sans condenseur, ou liquéfier cette vapeur, pour jeter à la rivière l’eau chaude résultant de sa condensation, était un contre-sens physique, et l’on s’est mis à chercher un succédané à ce classique et héroïque moteur.

Un moment l’électricité a paru devoir prendre la place de la vapeur ; mais on n’a pas tardé à reconnaître le peu de fondement d’un tel espoir, en voyant l’insignifiance des effets mécaniques développés par l’électromagnétisme.

On a songé ensuite à utiliser l’explosion de la subite conversion de certains liquides, ou gaz, comme l’acide carbonique et le chlorure de carbone, ou la combustion de la poudre-coton sous un cylindre, selon le principe de Huyghens. Puis, sont venues les machines à vapeurs combinées, dans lesquelles, au lieu de perdre, en la rejetant dans l’air, la vapeur sortant du cylindre, on emploie cette vapeur, encore chaude, à volatiliser de l’éther, dont la vapeur produit une action mécanique, qui vient s’ajouter à l’effet de la vapeur d’eau. Toutes ces tentatives n’ont laissé, en définitive, rien de sérieux dans la pratique. Après quelques essais, plus ou moins heureux, les machines reposant sur ces principes ont été abandonnées. Seules, les machines à air chaud ont été plus heureuses. Grâce à la persévérance de l’ingénieur américain Ericsson, la machine à air chaud a surnagé, dans ce déluge d’inventions qui sont apparues avec la prétention de se substituer à la machine à vapeur. En France, divers essais de machines à air chaud ont été poursuivis et le sont encore tous les jours. Nous pourrions citer les noms de vingt mécaniciens qui se sont consacrés à la solution de ce problème et qui s’en occupent encore avec ardeur.

Le moteur à gaz de M. Lenoir est venu, nous le répétons, résoudre le problème des machines à air chaud, et cela par un artifice et un détour bien inattendus. Dans les machines à air chaud d’Ericsson et d’autres ingénieurs français, l’air est dilaté dans un cylindre muni d’un piston, au moyen d’un foyer qui chauffe ce cylindre à l’extérieur. Ici, l’air est chauffé directement à l’intérieur du cylindre, par l’inflammation d’un gaz combustible.

C’est là, d’ailleurs, un avantage immense. Le vice capital des machines à air chaud, c’était l’action directe du foyer sur le cylindre à vapeur. Le feu appliqué à nu sur un cylindre métallique, voilà une disposition désastreuse ; le métal est oxydé, déformé, grippé par le feu, et bientôt l’appareil est hors d’état d’agir. C’est par là qu’ont échoué toutes les machines à air chaud. Or, dans le moteur à gaz, l’altération du cylindre par le feu n’est plus à craindre. En effet, la température du gaz qui brûle à l’intérieur du cylindre n’est jamais considérable, et le courant d’eau qui le parcourt à l’extérieur, s’empare à chaque instant de cet excès de calorique. Nous avons vu un cylindre de ce moteur à gaz qui, après avoir fonctionné deux mois, était aussi intact que s’il sortait du tour d’alésage.

Ainsi le moteur à gaz nous paraît une solution aussi heureuse qu’inattendue du problème, tant poursuivi, des machines à air chaud. Mais quels sont les avantages particuliers, la destination propre de ce nouveau moteur ? que faut-il attendre de ses services pour l’avenir de l’industrie ? C’est ce qu’il convient maintenant d’examiner.

L’avantage essentiel du moteur à gaz réside dans la suppression de tout foyer. Cette machine n’est assurément pas économique, mais de nombreux avantages pratiques doivent résulter de la suppression de la chaudière et du foyer, moyens qui ont paru jusqu’ici indissolublement liés à l’emploi d’un moteur. Supprimer la chaudière à vapeur dans une usine, c’est simplifier, dans une mesure extraordinaire, tout ce qui concerne le service mécanique de cette usine. Nous ne dirons pas, avec quelques-uns de ceux qui ont écrit sur le moteur à gaz, qu’avec cette nouvelle machine motrice les explosions ne seront plus à craindre. Il ne nous est pas démontré que l’introduction, en proportions convenables, de l’air et du gaz inflammable, soit toujours assez rigoureusement assurée pour qu’il ne se forme pas accidentellement, à l’intérieur du cylindre, un mélange détonant qui fasse sauter l’appareil. Mais les malheurs résultant de l’explosion possible d’un moteur à gaz seraient hors de proportion avec les désastres qu’occasionne toujours la rupture d’une chaudière à vapeur. Quand un générateur à vapeur éclate, on voit se produire des phénomènes de projection mécanique d’une violence effroyable, et dont on peut se faire une idée en considérant la prodigieuse quantité de vapeur qui doit s’élancer en un instant de l’énorme volume d’eau accumulé dans la chaudière. Dans l’explosion d’un moteur à gaz, tout se réduirait à la fracture du cylindre, ce qui n’occasionnerait qu’un désastre local. Il y aurait ici la différence qui existe entre les effets comparés de l’explosion d’une mine et d’un canon : la mine emporte tout, le canon ne tue que l’artilleur servant la pièce.

Un avantage certain de l’adoption du nouveau moteur, c’est le peu d’espace que demande son installation. On n’a plus à se préoccuper de l’emplacement considérable qu’exige l’établissement de vastes foyers et de cheminées, aussi bien que de l’emmagasinement du combustible. Si cette considération est quelquefois d’une importance secondaire pour les ateliers et les usines, elle est fort sérieuse, au contraire, quand il s’agit des bateaux à vapeur, dans lesquels l’emplacement exigé pour les chaudières et la provision de houille absorbe quelquefois les deux tiers du navire, et diminue dans une très-grande proportion les bénéfices du fret.

Une autre conséquence de la suppression de la chaudière et du foyer, c’est la disparition de la fumée, cet ennemi tant poursuivi, surtout dans les usines installées au milieu des villes. Depuis vingt ans, on s’occupe de la question des foyers fumivores, et de tous les moyens proposés, tant en Angleterre qu’en France, aucun n’a été définitivement admis dans la pratique ; si bien que les règlements d’administration qui, à Paris et à Londres, enjoignent aux usines de brûler leur fumée, n’ont pu recevoir leur application, en l’absence constatée de moyens propres à atteindre économiquement ce but. Le problème de la fumivorité serait ici résolu : on supprimerait la fumée des combustibles, puisqu’on supprimerait la cheminée et le foyer.

La simplicité de ce nouveau moteur est peut-être sa qualité principale. Pour distribuer la force dans un atelier mécanique, pour mettre en action sur l’heure les machines et les outils, que faut-il faire ? Tourner un robinet, le robinet du gaz d’éclairage qui traverse la rue. On n’a pas à s’inquiéter de cet agent moteur, il circule sous le pavé, il est à notre porte, il entre ou s’arrête à notre commandement ; il agit ou s’interrompt, comme on allume ou comme on éteint une bougie. Bien plus, au moyen du compteur, il se mesure lui-même ; le volume dépensé est enregistré tout aussitôt. Ajoutons que cet agent moteur si commode, si peu embarrassant pour la mise en train du travail, n’est pas plus gênant une fois le travail accompli. Après avoir exercé son action mécanique, il disparaît sans laisser de traces, sans occasionner d’encombrement ou d’embarras : de l’acide carbonique et de la vapeur d’eau, voilà tous les résidus que laisse cet agent moteur, qui, entré dans l’atelier à l’état de gaz, en sort sous la même forme.

Il est vraiment impossible d’imaginer une force motrice plus commode dans son emploi, plus simple dans la pratique. C’est l’idéal du moteur qui entre dans l’usine pour y accomplir un travail, et qui s’en échappe sans laisser sur son passage d’autres traces que l’impulsion dont il a animé l’atelier. Nous insistons sur cette particularité, car c’est là, à nos yeux, ce qui domine parmi les avantages du moteur à gaz.

En résumé, avec le moteur à gaz, aucune chaudière, aucun foyer, aucun approvisionnement de combustible à faire, pas une minute à perdre pour la mise en train, aucun temps d’arrêt, et, avantage bien rare, aucune dépense pendant l’inaction de l’appareil.

Dans l’énumération des qualités de la machine Lenoir, il a été émis un aperçu inexact, que nous nous permettrons de rectifier en passant. On a dit que cette machine supprimerait le combustible. Plus de charbon, plus de combustible ! s’est-on écrié à ce propos ; et l’on n’a pas manqué de faire remarquer quelle influence heureuse cette circonstance devait exercer sur l’industrie moderne, en assurant la conservation de nos houillères, ce grand réservoir de notre activité manufacturière, cette mine précieuse dont on redoute l’appauvrissement. On oubliait, dans cette naïve considération, que le combustible n’est point, tant s’en faut, supprimé par la machine Lenoir. C’est avec la houille qu’est obtenu le gaz de l’éclairage, et ce qui est pire, avec de la houille employée tout à la fois et comme combustible et comme source du gaz. La conservation de nos houillères n’est donc pas un argument à invoquer en faveur de cette machine. Si quelque chose, au contraire, doit hâter l’épuisement de nos gisements houillers, c’est certainement cette nouvelle machine, en la supposant adoptée dans les deux mondes. Le moteur à gaz se recommande par des avantages assez réels pour qu’on n’aille pas invoquer en sa faveur des considérations erronées. Ce qu’il fallait dire, ce qui est seul vrai, c’est que le point de consommation de la houille sera déplacé. Au lieu de brûler du charbon dans le foyer d’une chaudière à vapeur, on en brûlera à peu près la même quantité sous les cornues servant à la préparation du gaz. Le propriétaire du moteur n’aura pas, il est vrai, à s’embarrasser de brûler du charbon ; c’est l’usine à gaz qui se chargera de cet office ; mais, pour être déplacée quant au lieu de l’opération, la consommation de la houille ne diminuera pas pour cela ; elle augmentera, au contraire, puisqu’il faudra consacrer à la préparation du gaz hydrogène bicarboné de prodigieuses quantités de charbon de terre, si jamais le moteur à gaz se substitue partout à la machine à vapeur. L’axiome ex nihilo nihil est aussi vrai pour les sciences physiques que pour la philosophie. C’est là une considération qu’il est peut-être superflu de rappeler à beaucoup de nos lecteurs ; mais l’esprit public prend si aisément le change en de telles questions, que l’on nous excusera de rappeler des principes élémentaires.

La pratique pendant dix années du moteur Lenoir a donné une solution avantageuse du problème de la distribution des petites forces à domicile. Aujourd’hui, la petite industrie est très-mal partagée quant à la main-d’œuvre. La machine à vapeur, qui rend tant de services dans les grandes usines, ne peut seconder le travail du petit industriel, de l’ouvrier à domicile. C’est en vain que l’on a essayé de mettre à la disposition des petites industries et des ateliers fournis d’un très-faible personnel, un agent moteur susceptible d’être fractionné. On a espéré un moment que l’électricité, c’est-à-dire les machines électro-magnétiques, permettraient d’envoyer à domicile ces fractions de force, qui suppléeraient avec avantage à l’insuffisance ou aux embarras du travail manuel. On a également songé à utiliser, dans le même but, la force mécanique résidant dans l’air comprimé. Tout le long du faubourg Saint-Antoine, à Paris, par exemple, on aurait établi un long canal métallique rempli d’air comprimé. Des prises faites, au moyen d’un tuyau, sur le conduit principal, auraient introduit chez chaque fabricant, et aux divers étages de chaque maison, un certain volume d’air comprimé, représentant la quantité de force réclamée pour le travail à accomplir. Ce projet était séduisant, mais on a reculé devant la difficulté d’une canalisation spéciale et pleine de difficulté, car l’air comprimé tendrait à fuir par les plus faibles disjonctions des tuyaux de conduite. Il a encore été question, dans les grandes villes où le mode de distribution des eaux potables permet de les élever au plus haut des maisons, de consacrer la pression de ces colonnes d’eau à créer de petites forces, que l’on mettrait à la disposition des ateliers. Mais ici encore il s’agirait d’une canalisation particulière, assez difficile d’ailleurs, car, en raison de la différence des niveaux, on ne pourrait alimenter tous les lieux sous une même pression.

Ce défaut de canalisation, qui a empêché l’exécution des projets intéressants que nous venons de rappeler, ne peut plus arrêter dès qu’il s’agit du moteur à gaz. Cette canalisation, qui était un empêchement décisif quand il s’agissait de l’air comprimé ou de la pression de l’eau, est toute faite grâce à l’immense et multiple réseau qui, sous le pavé des rues, distribue le gaz dans tous les points et à toutes les hauteurs des villes.

Il est donc certain, grâce à la canalisation qui est depuis longtemps établie dans l’intérieur des villes pour le transport du gaz, que le problème de la distribution de la force à domicile a été résolu par la machine Lenoir. Toutes les industries qui, à Paris ou dans les grandes villes, se trouveraient bien de remplacer par un petit moteur le travail manuel, de substituer aux quatre ou cinq ouvriers servant de manœuvres, une force mécanique ; — tous les établissements qui ont besoin d’un moteur d’une certaine puissance, mais qui ne l’emploient que pendant un court intervalle ou à certains moments déterminés, et qui ne peuvent dès lors recourir à l’office trop dispendieux de la vapeur ; — enfin beaucoup d’industries spéciales qui n’ont point aujourd’hui recours aux machines à vapeur, en raison des prescriptions sévères auxquelles les règlements d’administration soumettent ces appareils ; — dans tous ces cas, le moteur à gaz aura son application toute trouvée.

Fig. 434. — M. Lenoir.

À l’apparition de la machine Lenoir, on conçut tout de suite une très-haute idée de ce moteur nouveau, et on parlait de faire un moteur universel, applicable immédiatement aux chemins de fer, aux locomobiles, voire même à la navigation aérienne[1]. Voici à peu près comment on entendait procéder dans ces diverses applications.

Pour remplacer la vapeur dans les machines à navigation, on préparerait, à bord, le gaz inflammable, destiné à animer le moteur. On prendrait, dans ce cas, le gaz hydrogène pur, qui développe, en brûlant, une quantité de chaleur bien supérieure à celle qui résulte de la combustion du gaz de l’éclairage, et qu’il est, d’ailleurs, très-facile d’obtenir sur le pont d’un navire, sans autres matières premières que de l’acide sulfurique et de la ferraille, sans autres appareils que deux ou trois tonneaux défoncés pour la production et le lavage du gaz. Quant aux locomotives, c’est autre chose. On ne préparerait pas le gaz pendant la marche ; on se servirait du gaz de l’éclairage, comprimé à 12 ou 15 atmosphères. On a même conçu l’espoir de rendre inutile l’énorme poids des locomotives, qui est aujourd’hui indispensable pour assurer l’adhérence du convoi sur les rails et la progression des roues. On croyait qu’en distribuant cinq ou six appareils moteurs sur toute l’étendue du convoi, afin de répartir uniformément la charge, on obtiendrait une adhérence suffisante pour éviter la rotation des roues sur place et assurer leur progression.

En ce qui concerne les locomobiles, les idées étaient un peu plus précises, et elles nous semblent plus rationnelles ; il est vrai que c’est là le plus petit côté de l’emploi général de la vapeur. On fait remarquer que la difficulté de manier une chaudière à vapeur, l’appréhension des incendies, l’obligation de débarrasser les chaudières des incrustations terreuses résultant de l’évaporation de l’eau, enfin la difficulté de transporter, à travers les sentiers et les chemins vicinaux, cette machine nécessairement lourde quand elle est puissante, empêchent trop souvent les cultivateurs d’avoir recours à la locomobile. Toutes ces difficultés disparaissent évidemment avec le moteur à gaz, et si l’on objecte qu’il est malaisé de se procurer, en pleine campagne, du gaz d’éclairage, on répond qu’il ne serait pas difficile de faire, à la ville prochaine, un approvisionnement de gaz comprimé. M. Lenoir ajoute que l’on pourrait, dans ce cas, remplacer le gaz par des huiles volatiles ou des carbures d’hydrogène liquides, aujourd’hui à très-bas prix dans le commerce, et qui, réduits en vapeur, rempliraient l’office du gaz. Une fois la machine en train, la chaleur en excès que développe la combustion, et que l’on est obligé de soustraire par un courant d’eau froide, suffirait à volatiliser ces carbures d’hydrogène liquides pour envoyer leur vapeur se brûler dans le cylindre. D’après M. Lenoir, l’appareil servant à alimenter de vapeur inflammable une machine de la force de quatre chevaux, tiendrait dans un chapeau d’homme.

À ces projets séduisants, à ces belles perspectives, il n’y a rien à répondre, sinon que ce sont là des vues prématurées. Contentons-nous d’enregistrer les faits présentement établis ; ils sont assez importants pour que, même limitée à son état actuel, la découverte de M. Lenoir tienne un rang très-honorable parmi les inventions de notre siècle. Il est constant que nous possédons aujourd’hui une machine qui a résolu le problème d’exécuter un travail mécanique en supprimant la chaudière et le foyer des machines à vapeur ; qu’elle n’est pas trop dispendieuse et qu’elle est surtout d’une simplicité et d’une facilité d’emploi qui surpassent toute imagination. Quant à son effet mécanique, on a déjà construit une machine de la force de sept ou huit chevaux-vapeur. Enregistrons ces faits, et quant aux applications à venir, évitons de jeter dans le public un espoir ou une défaveur qui seraient également mal fondés.

fin du moteur à gaz.
  1. Nous avons reçu d’un de nos lecteurs, M. E. Abadie, une lettre où cette question est soulevée :

    « Dans l’application de la machine à gaz, nous écrivait M. Abadie, on n’aurait plus, comme dans la machine de MM. Giffard, David et Sciama, à emporter des appareils d’un poids considérable. La provision de gaz combustible produirait en se consumant, une perte de force ascensionnelle qui serait compensée par du lest, et la réduction en vapeur de la petite quantité d’eau qui entoure le cylindre ; enfin, plus de crainte au sujet de l’inflammation de l’aérostat.

    « L’emploi de cet appareil, joint à celui de pièces très-légères, aujourd’hui en acier, plus tard en aluminium, permettrait, à égalité de force motrice, de réduire de beaucoup les dimensions de l’aérostat, et par suite d’augmenter la vitesse, de façon à pouvoir effectuer toutes les manœuvres nécessaires et pour atteindre la couche d’air où règne un vent favorable. Enfin, en essayant de retrouver la composition du vernis de Fortin, pour enduire le taffetas de façon à le rendre presque complétement imperméable, on arrivera, je crois, à faire faire un grand pas à cette belle question, qui, reléguée parmi les chimères par quelques savants et beaucoup trop discréditée par les essais infructueux d’un grand nombre d’inventeurs qui ignorent souvent les premiers principes de physique et de mécanique, arrivera probablement à une solution complète par l’emploi de moteurs plus puissants que ceux que nous connaissons aujourd’hui. »

    L’application à la navigation aérienne d’une machine relativement légère, et qui fonctionne sans aucun foyer, est une idée toute naturelle, et qui, pour ainsi dire, va de soi. Avis aux aéronautes.