Les Mille et Une Nuits/Histoire du barbier

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Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 3 (p. 100-106).

HISTOIRE
DU BARBIER.


« Sous le règne du calife Mostanser Billah[1], prince si fameux par ses immenses libéralités envers les pauvres, dix voleurs obsédoient les chemins des environs de Bagdad, et faisoient depuis long-temps des vols et des cruautés inouies. Le calife, averti d’un si grand désordre, fit venir le juge de police quelques jours avant la fête du baïram, et lui ordonna, sous peine de la vie, de les lui amener tous dix…

Scheherazade cessa de parler en cet endroit, pour avertir le sultan des Indes que le jour commençoit à paroître. Ce prince se leva, et la nuit suivante, la sultane reprit son discours de cette manière :

CLXVIIe NUIT.

» Le juge de police, continua le barbier, fit ses diligences et mit tant de monde en campagne, que les dix voleurs furent pris le propre jour du baïram. Je me promenois alors sur le bord du Tigre ; je vis dix hommes assez richement habillés, qui s’embarquoient dans un bateau. J’aurois connu que c’étoient des voleurs pour peu que j’eusse fait attention aux gardes qui les accompagnoient ; mais je ne regardai qu’eux ; et prévenu que c’étoient des gens qui alloient se réjouir et passer la fête en festin, j’entrai dans le bateau pêle-mêle avec eux sans dire mot, dans l’espérance qu’ils voudroient bien me souffrir dans leur compagnie. Nous descendîmes le Tigre, et l’on nous fit aborder devant le palais du calife. J’eus le temps de rentrer en moi-même et de m’apercevoir que j’avois mal jugé d’eux. Au sortir du bateau, nous fûmes environnés d’une nouvelle troupe de gardes du juge de police, qui nous lièrent et nous menèrent devant le calife. Je me laissai lier comme les autres sans rien dire : que m’eût-il servi de parler et de faire quelque résistance ? C’eût été le moyen de me faire maltraiter par les gardes, qui ne m’auroient pas écouté ; car ce sont des brutaux qui n’entendent point raison. J’étois avec des voleurs ; c’étoit assez pour leur faire croire que j’en devois être un.

» Dès que nous fûmes devant le calife, il ordonna le châtiment de ces dix scélérats. « Qu’on coupe, dit-il, la tête à ces dix voleurs. » Aussitôt le bourreau nous rangea sur une file à la portée de sa main, et par bonheur je me trouvai le dernier. Il coupa la tête aux dix voleurs, en commençant par le premier ; et quand il vint à moi, il s’arrêta. Le calife voyant que le bourreau ne me frappoit pas, se mit en colère : « Ne t’ai-je pas commandé, lui dit-il, de couper la tête à dix voleurs ? Pourquoi ne la coupes-tu qu’à neuf ? » « Commandeur des croyans, répondit le bourreau, Dieu me garde de n’avoir pas exécuté l’ordre de votre Majesté : voilà dix corps par terre et autant de têtes que j’ai coupées ; elle peut les faire compter.» Lorsque le calife eut vu lui-même que le bourreau disoit vrai, il me regarda avec étonnement ; et ne me trouvant pas la physionomie d’un voleur : « Bon vieillard, me dit-il, par quelle aventure vous trouvez-vous mêlé avec des misérables qui ont mérité mille morts ? » Je lui répondis : « Commandeur des croyans, je vais vous faire un aveu véritable. J’ai vu ce matin entrer dans un bateau ces dix personnes dont le châtiment vient de faire éclater la justice de votre Majesté ; je me suis embarqué avec eux, persuadé que c’étoient des gens qui alloient se régaler ensemble pour célébrer ce jour qui est le plus célèbre de notre religion. »

» Le calife ne put s’empêcher de rire de mon aventure ; et tout au contraire de ce jeune boiteux qui me traite de babillard, il admira ma discrétion et ma contenance à garder le silence. « Commandeur des croyans, lui dis-je, que votre Majesté ne s’étonne pas si je me suis tu dans une occasion qui auroit excité la démangeaison de parler à un autre. Je fais une profession particulière de me taire ; et c’est par cette vertu que je me suis acquis le titre glorieux de silencieux. C’est ainsi qu’on m’appelle pour me distinguer de six frères que j’eus. C’est le fruit que j’ai tiré de ma philosophie ; enfin cette vertu fait toute ma gloire et mon bonheur. » « J’ai bien de la joie, me dit le calife en souriant, qu’on vous ait donné un titre dont vous faites un si bel usage. Mais apprenez-moi quelle sorte de gens étoient vos frères : vous ressembloient-ils ? » « En aucune manière, lui repartis-je ; ils étoient tous plus babillards les uns que les autres ; et quant à la figure, il y avoit encore grande différence entr’eux et moi : le premier étoit bossu ; le second brèche-dent ; le troisième, borgne ; le quatrième, aveugle ; le cinquième avoit les oreilles coupées ; et le sixième, les lèvres fendues. Il leur est arrivé des aventures qui vous feroient juger de leurs caractères, si j’avois l’honneur de les raconter à votre Majesté. » Comme il me parut que le calife ne demandoit pas mieux que de les entendre, je poursuivis sans attendre son ordre :


Notes
  1. Le calife Mostanser Billah fut élevé à cette dignité l’an 623 de l’hégire, c’est-à-dire, l’an 1226 de Jésus-Christ. Il fut le trente-sixième calife de la race des Abbassides. Voyez la note de la pag. 233 du Ier vol.