Les Misérables/Tome 2/Livre 3/09

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Émile Testard (p. 211-222).


IX


THÉNARDIER À LA MANŒUVRE


Le lendemain matin, deux heures au moins avant le jour, le mari Thénardier, attablé près d’une chandelle dans la salle basse du cabaret, une plume à la main, composait la carte du voyageur à la redingote jaune.

La femme debout, à demi courbée sur lui, le suivait des yeux. Ils n’échangeaient pas une parole. C’était, d’un côté, une méditation profonde, de l’autre, cette admiration religieuse avec laquelle on regarde naître et s’épanouir une merveille de l’esprit humain. On entendait un bruit dans la maison ; c’était l’Alouette qui balayait l’escalier.

Après un bon quart d’heure et quelques ratures, le Thénardier produisit ce chef-d’œuvre :

Note du monsieur du no 1

Souper 
 fr. 3
Chambre 
 fr. 10
Bougie 
 fr. 5
Feu 
 fr. 4
Service 
 fr. 1
———
                    Total 
 fr. 23


Service était écrit servisse.

— Vingt-trois francs ! s’écria la femme avec un enthousiasme mêlé de quelque hésitation.

Comme tous les grands artistes, le Thénardier n’était pas content.

— Peuh ! fit-il.

C’était l’accent de Castlereagh rédigeant au Congrès de Vienne la carte à payer de la France.

— Monsieur Thénardier, tu as raison, il doit bien cela, murmura la femme qui songeait à la poupée donnée à Cosette en présence de ses filles, c’est juste, mais c’est trop. Il ne voudra pas payer.

Le Thénardier fit son rire froid, et dit :

— Il payera.

Ce rire était la signification suprême de la certitude et de l’autorité. Ce qui était dit ainsi devait être. La femme n’insista point. Elle se mit à ranger les tables ; le mari marchait de long en large dans la salle. Un moment après il ajouta :

— Je dois bien quinze cents francs, moi !

Il alla s’asseoir au coin de la cheminée, méditant, les pieds sur les cendres chaudes.

— Ah çà ! reprit la femme, tu n’oublies pas que je flanque Cosette à la porte aujourd’hui ? Ce monstre ! elle me mange le cœur avec sa poupée ! J’aimerais mieux épouser Louis XVIII que de la garder un jour de plus à la maison !

Le Thénardier alluma sa pipe et répondit entre deux bouffées :

— Tu remettras la carte à l’homme.

Puis il sortit.

Il était à peine hors de la salle que le voyageur y entra.

Le Thénardier reparut sur-le-champ derrière lui et demeura immobile dans la porte entre-bâillée, visible seulement pour sa femme.

L’homme jaune portait à la main son bâton et son paquet.

— Levé si tôt ! dit la Thénardier, est-ce que monsieur nous quitte déjà ?

Tout en parlant ainsi, elle tournait d’un air embarrassé la carte dans ses mains et y faisait des plis avec ses ongles. Son visage dur offrait une nuance qui ne lui était pas habituelle, la timidité et le scrupule.

Présenter une pareille note à un homme qui avait si parfaitement l’air d’ « un pauvre », cela lui paraissait malaisé.

Le voyageur semblait préoccupé et distrait. Il répondit :

— Oui, madame, je m’en vais.

— Monsieur, reprit-elle, n’avait donc pas d’affaires à Montfermeil ?

— Non. Je passe par ici. Voilà tout. — Madame, ajouta-t-il, qu’est-ce que je dois ?

La Thénardier, sans répondre, lui tendit la carte pliée. L’homme déplia le papier, et le regarda, mais son attention était visiblement ailleurs.

— Madame, reprit-il, faites-vous de bonnes affaires dans ce Montfermeil ?

— Comme cela, monsieur, répondit la Thénardier stupéfaite de ne point voir d’autre explosion.

Elle poursuivit d’un accent élégiaque et lamentable :

— Oh ! monsieur, les temps sont bien durs ! et puis nous avons si peu de bourgeois dans nos endroits ! C’est tout petit monde, voyez-vous. Si nous n’avions pas par-ci par-là des voyageurs généreux et riches comme monsieur ! Nous avons tant de charges. Tenez, cette petite nous coûte les yeux de la tête.

— Quelle petite ?

— Eh bien, la petite, vous savez ! Cosette ! l’Alouette, comme on dit dans le pays !

— Ah ! dit l’homme.

Elle continua :

— Sont-ils bêtes, ces paysans, avec leurs sobriquets ! elle a plutôt l’air d’une chauve-souris que d’une alouette. Voyez-vous, monsieur, nous ne demandons pas la charité, mais nous ne pouvons pas la faire. Nous ne gagnons rien et nous avons gros à payer. La patente, les impositions, les portes et fenêtres, les centimes ! Monsieur sait que le gouvernement demande un argent terrible. Et puis j’ai mes filles, moi. Je n’ai pas besoin de nourrir l’enfant des autres.

L’homme reprit, de cette voix qu’il s’efforçait de rendre indifférente et dans laquelle il y avait un tremblement :

— Et si l’on vous en débarrassait ?

— De qui ? de la Cosette ?

— Oui.

La face rouge et violente de la gargotière s’illumina d’un épanouissement hideux.

— Ah, monsieur ! mon bon monsieur ! prenez-la, gardez-la, emmenez-la, emportez-la, sucrez-la, truffez-la, buvez-la, mangez-la, et soyez béni de la bonne sainte Vierge et de tous les saints du paradis !

— C’est dit.

— Vrai ? vous l’emmenez ?

— Je l’emmène.

— Tout de suite ?

— Tout de suite. Appelez l’enfant.

— Cosette ! cria la Thénardier.

— En attendant, poursuivit l’homme, je vais toujours vous payer ma dépense. Combien est-ce ?

Il jeta un coup d’œil sur la carte et ne put réprimer un mouvement de surprise :

— Vingt-trois francs !

Il regarda la gargotière et répéta :

— Vingt-trois francs !

Il y avait dans la prononciation de ces deux mots ainsi répétés l’accent qui sépare le point d’exclamation du point d’interrogation.

La Thénardier avait eu le temps de se préparer au choc. Elle répondit avec assurance :

— Dame oui, monsieur ! c’est vingt-trois francs.

L’étranger posa cinq pièces de cinq francs sur la table.

— Allez chercher la petite, dit-il.

En ce moment le Thénardier s’avança au milieu de la salle, et dit :

— Monsieur doit vingt-six sous.

— Vingt-six sous ! s’écria la femme.

— Vingt sous pour la chambre, reprit le Thénardier froidement, et six pour le souper. Quant à la petite, j’ai besoin d’en causer un peu avec monsieur. Laisse-nous, ma femme.

La Thénardier eut un de ces éblouissements que donnent les éclairs imprévus du talent. Elle sentit que le grand acteur entrait en scène, ne répliqua pas un mot, et sortit.

Dès qu’ils furent seuls, le Thénardier offrit une chaise au voyageur. Le voyageur s’assit ; le Thénardier resta debout, et son visage prit une singulière expression de bonhomie et de simplicité.

— Monsieur, dit-il, tenez, je vais vous dire, c’est que je l’adore, moi, cette enfant.

L’étranger le regarda fixement.

— Quelle enfant ?

Thénardier continua :

— Comme c’est drôle ! on s’attache. Qu’est-ce que c’est que tout cet argent-là ? reprenez donc vos pièces de cent sous. C’est une enfant que j’adore.

— Qui ça ? demanda l’étranger.

— Eh, notre petite Cosette ! ne voulez-vous pas nous l’emmener ? Eh bien, je parle franchement, vrai comme vous êtes un honnête homme, je ne peux pas y consentir. Elle me ferait faute, cette enfant. J’ai vu ça tout petit. C’est vrai qu’elle nous coûte de l’argent, c’est vrai qu’elle a des défauts, c’est vrai que nous ne sommes pas riches, c’est vrai que j’ai payé plus de quatre cents francs en drogues rien que pour une de ses maladies ! Mais il faut bien faire quelque chose pour le bon Dieu. Ça n’a ni père ni mère, je l’ai élevée. J’ai du pain pour elle et pour moi. Au fait j’y tiens, à cette enfant. Vous comprenez, on se prend d’affection, je suis une bonne bête, moi ; je ne raisonne pas ; je l’aime, cette petite ; ma femme est vive, mais elle l’aime aussi. Voyez-vous, c’est comme notre enfant. J’ai besoin que ça babille dans la maison.

L’étranger le regardait toujours fixement. Il continua.

— Pardon, excuse, monsieur, mais on ne donne point son enfant comme ça à un passant. Pas vrai que j’ai raison ? Après cela, je ne dis pas, vous êtes riche, vous avez l’air d’un bien brave homme, si c’était pour son bonheur ? mais il faudrait savoir. Vous comprenez ? une supposition que je la laisserais aller et que je me sacrifierais, je voudrais savoir où elle va, je ne voudrais pas la perdre de vue, je voudrais savoir chez qui elle est, pour l’aller voir de temps en temps, qu’elle sache que son bon père nourricier est là, qu’il veille sur elle. Enfin il y a des choses qui ne sont pas possibles. Je ne sais seulement pas votre nom. Vous l’emmèneriez, je dirais : eh bien, l’Alouette ? où donc a-t-elle passé ? Il faudrait au moins voir quelque méchant chiffon de papier, un petit bout de passe-port, quoi !

L’étranger, sans cesser de le regarder de ce regard qui va, pour ainsi dire, jusqu’au fond de la conscience, lui répondit d’un accent grave et ferme :

— Monsieur Thénardier, on n’a pas un passe-port pour venir à cinq lieues de Paris. Si j’emmène Cosette, je l’emmènerai, voilà tout. Vous ne saurez pas mon nom, vous ne saurez pas ma demeure, vous ne saurez pas où elle sera, et mon intention est qu’elle ne vous revoie de sa vie. Je casse le fil qu’elle a au pied, et elle s’en va. Cela vous convient-il ? oui ou non ?

De même que les démons et les génies reconnaissaient à de certains signes la présence d’un dieu supérieur, le Thénardier comprit qu’il avait affaire à quelqu’un de très fort. Ce fut comme une intuition ; il comprit cela avec sa promptitude nette et sagace. La veille, tout en buvant avec les rouliers, tout en fumant, tout en chantant des gaudrioles, il avait passé la soirée à observer l’étranger, le guettant comme un chat et l’étudiant comme un mathématicien. Il l’avait à la fois épié pour son propre compte, pour le plaisir, et par instinct, et espionné comme s’il eût été payé pour cela. Pas un geste, pas un mouvement de l’homme à la capote jaune ne lui était échappé. Avant même que l’inconnu manifestât si clairement son intérêt pour Cosette, le Thénardier l’avait deviné. Il avait surpris les regards profonds de ce vieux qui revenaient toujours à l’enfant. Pourquoi cet intérêt ? qu’était-ce que cet homme ? pourquoi, avec tant d’argent dans sa bourse, ce costume si misérable ? Questions qu’il se posait sans pouvoir les résoudre et qui l’irritaient. Il y avait songé toute la nuit. Ce ne pouvait être le père de Cosette. Était-ce quelque grand-père ? Alors pourquoi ne pas se faire connaître tout de suite ? Quand on a un droit, on le montre, Cet homme évidemment n’avait pas de droit sur Cosette. Alors qu’était-ce ? Le Thénardier se perdait en suppositions. Il entrevoyait tout, et ne voyait rien. Quoi qu’il en fût, en entamant la conversation avec l’homme, sûr qu’il y avait un secret dans tout cela, sûr que l’homme était intéressé à rester dans l’ombre, il se sentait fort ; à la réponse nette et ferme de l’étranger, quand il vit que ce personnage mystérieux était mystérieux si simplement, il se sentit faible. Il ne s’attendait à rien de pareil. Ce fut la déroute de ses conjectures. Il rallia ses idées. Il pesa tout cela en une seconde. Le Thénardier était un de ces hommes qui jugent d’un coup d’œil une situation. Il estima que c’était le moment de marcher droit et vite. Il fit comme les grands capitaines à cet instant décisif qu’ils savent seuls reconnaître, il démasqua brusquement sa batterie.

— Monsieur, dit-il, il me faut quinze cents francs.

L’étranger prit dans sa poche de côté un vieux portefeuille en cuir noir, l’ouvrit et en tira trois billets de banque qu’il posa sur la table. Puis il appuya son large pouce sur ces billets, et dit au gargotier :

— Faites venir Cosette.

Pendant que ceci se passait, que faisait Cosette ?

Cosette, en s’éveillant, avait couru à son sabot. Elle y avait trouvé la pièce d’or. Ce n’était pas un napoléon, c’était une de ces pièces de vingt francs toutes neuves de la Restauration sur l’effigie desquelles la petite queue prussienne avait remplacé la couronne de laurier. Cosette fut éblouie. Sa destinée commençait à l’enivrer. Elle ne savait pas ce que c’était qu’une pièce d’or, elle n’en avait jamais vu, elle la cacha bien vite dans sa poche comme si elle l’avait volée. Cependant elle sentait que cela était bien à elle, elle devinait d’où ce don lui venait, mais elle éprouvait une sorte de joie pleine de peur. Elle était contente ; elle était surtout stupéfaite. Ces choses si magnifiques et si jolies ne lui paraissaient pas réelles. La poupée lui faisait peur, la pièce d’or lui faisait peur. Elle tremblait vaguement devant ces magnificences. L’étranger seul ne lui faisait pas peur. Au contraire, il la rassurait. Depuis la veille, à travers ses étonnements, à travers son sommeil, elle songeait dans son petit esprit d’enfant à cet homme qui avait l’air vieux et pauvre et si triste, et qui était si riche et si bon. Depuis qu’elle avait rencontré ce bonhomme dans le bois, tout était comme changé pour elle. Cosette, moins heureuse que la moindre hirondelle du ciel, n’avait jamais su ce que c’est que de se réfugier à l’ombre de sa mère et sous une aile. Depuis cinq ans, c’est-à-dire aussi loin que pouvaient remonter ses souvenirs, la pauvre enfant frissonnait et grelottait. Elle avait toujours été toute nue sous la bise aigre du malheur, maintenant il lui semblait qu’elle était vêtue. Autrefois son âme avait froid, maintenant elle avait chaud. Elle n’avait plus autant de crainte de la Thénardier. Elle n’était plus seule ; il y avait quelqu’un là.

Elle s’était mise bien vite à la besogne de tous les matins. Ce louis, qu’elle avait sur elle, dans ce même gousset de son tablier d’où la pièce de quinze sous était tombée la veille, lui donnait des distractions. Elle n’osait pas y toucher, mais elle passait des cinq minutes à le contempler, il faut le dire, en tirant la langue. Tout en balayant l’escalier, elle s’arrêtait, et restait là, immobile, oubliant son balai et l’univers entier, occupée à regarder cette étoile briller au fond de sa poche.

Ce fut dans une de ces contemplations que la Thénardier la rejoignit.

Sur l’ordre de son mari, elle l’était allée chercher. Chose inouïe, elle ne lui donna pas une tape et ne lui dit pas une injure.

— Cosette, dit-elle presque doucement, viens tout de suite.

Un instant après, Cosette entrait dans la salle basse.

L’étranger prit le paquet qu’il avait apporté et le dénoua.

Ce paquet contenait une petite robe de laine, un tablier, une brassière de futaine, un jupon, un fichu, des bas de laine, des souliers, un vêtement complet pour une fille de sept ans. Tout cela était noir.

— Mon enfant, dit l’homme, prends ceci et va t’habiller bien vite.

Le jour paraissait lorsque ceux des habitants de Montfermeil qui commençaient à ouvrir leurs portes virent passer dans la rue de Paris un bonhomme pauvrement vêtu donnant la main à une petite fille tout en deuil qui portait une poupée rose dans ses bras. Ils se dirigeaient du côté de Livry.

C’était notre homme et Cosette.

Personne ne connaissait l’homme ; comme Cosette n’était plus en guenilles, beaucoup ne la reconnurent pas.

Cosette s’en allait. Avec qui ? elle l’ignorait. Où ? elle ne savait. Tout ce qu’elle comprenait, c’est qu’elle laissait derrière elle la gargote Thénardier. Personne n’avait songé à lui dire adieu, ni elle à dire adieu à personne. Elle sortait de cette maison haïe et haïssant.

Pauvre doux être dont le cœur n’avait été jusqu’à cette heure que comprimé !

Cosette marchait gravement, ouvrant ses grands yeux et considérant le ciel. Elle avait mis son louis dans la poche de son tablier neuf. De temps en temps elle se penchait et lui jetait un coup d’œil, puis elle regardait le bonhomme. Elle sentait quelque chose comme si elle était près du bon Dieu.