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Les Misérables/Tome 2/Livre 3/10

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Émile Testard (p. 223-230).


X

QUI CHERCHE LE MIEUX PEUT TROUVER LE PIRE

La Thénardier, selon son habitude, avait laissé faire son mari. Elle s’attendait à de grands événements. Quand l’homme et Cosette furent partis, le Thénardier laissa écouler un grand quart d’heure, puis il la prit à part et lui montra les quinze cents francs.

— Que ça ! dit-elle.

C’était la première fois, depuis le commencement de leur ménage, qu’elle osait critiquer un acte du maître.

Le coup porta.

— Au fait, tu as raison, dit-il, je suis un imbécile. Donne-moi mon chapeau.

Il plia les trois billets de banque, les enfonça dans sa poche et sortit en toute hâte, mais il se trompa et prit d’abord à droite. Quelques voisins auxquels il s’informa le remirent sur la trace, l’Alouette et l’homme avaient été vus allant dans la direction de Livry. Il suivit cette indication, marchant à grands pas et monologuant.

— Cet homme est évidemment un million habillé en jaune, et moi je suis un animal. Il a d’abord donné vingt sous, puis cinq francs, puis cinquante francs, puis quinze cents francs, toujours aussi facilement. Il aurait donné quinze mille francs. Mais je vais le rattraper.

Et puis ce paquet d’habits préparés d’avance pour la petite, tout cela était singulier ; il y avait bien des mystères là-dessous. On ne lâche pas des mystères quand on les tient. Les secrets des riches sont des éponges pleines d’or, il faut savoir les presser. Toutes ces pensées lui tourbillonnaient dans le cerveau. — Je suis un animal, disait-il.

Quand on est sorti de Montfermeil et qu’on a atteint le coude de la route qui va à Livry, on la voit se développer devant soi très loin sur le plateau. Parvenu là, il calcula qu’il devait apercevoir l’homme et la petite. Il regarda aussi loin que sa vue put s’étendre, et ne vit rien. Il s’informa encore. Cependant il perdait du temps. Des passants lui dirent que l’homme et l’enfant qu’il cherchait s’étaient acheminés vers les bois du côté de Gagny. Il se hâta dans cette direction.

Ils avaient de l’avance sur lui, mais un enfant marche lentement, et lui il allait vite. Et puis le pays lui était bien connu.

Tout à coup il s’arrêta et se frappa le front comme un homme qui a oublié l’essentiel, et qui est prêt à revenir sur ses pas.

— J’aurais dû prendre mon fusil ! se dit-il.

Thénardier était une de ces natures doubles qui passent quelquefois au milieu de nous à notre insu et qui disparaissent sans qu’on les ait connues parce que la destinée n’en a montré qu’un côté. Le sort de beaucoup d’hommes est de vivre ainsi à demi submergés. Dans une situation calme et plate, Thénardier avait tout ce qu’il fallait pour faire — nous ne disons pas pour être — ce qu’on est convenu d’appeler un honnête commerçant, un bon bourgeois. En même temps, certaines circonstances étant données, certaines secousses venant à soulever sa nature de dessous, il avait tout ce qu’il fallait pour être un scélérat. C’était un boutiquier dans lequel il y avait du monstre, Satan devait par moment s’accroupir dans quelque coin du bouge où vivait Thénardier et rêver devant ce chef-d’œuvre hideux.

Après une hésitation d’un instant :

— Bah ! pensa-t-il, ils auraient le temps d’échapper !

Et il continua son chemin, allant devant lui rapidement, et presque d’un air de certitude, avec la sagacité du renard flairant une compagnie de perdrix.

En effet, quand il eut dépassé les étangs et traversé obliquement la grande clairière qui est à droite de l’avenue de Bellevue, comme il arrivait à cette allée de gazon qui fait presque le tour de la colline et qui recouvre la voûte de l’ancien canal des eaux de l’abbaye de Chelles, il aperçut au-dessus d’une broussaille un chapeau sur lequel il avait déjà échafaudé bien des conjectures. C’était le chapeau de l’homme. La broussaille était basse. Le Thénardier reconnut que l’homme et Cosette étaient assis là. On ne voyait pas l’enfant à cause de sa petitesse, mais on apercevait la tête de la poupée.

Le Thénardier ne se trompait pas. L’homme s’était assis là pour laisser un peu reposer Cosette. Le gargotier tourna la broussaille et apparut brusquement aux regards de ceux qu’il cherchait.

— Pardon, excuse, monsieur, dit-il tout essoufflé, mais voici vos quinze cents francs.

En parlant ainsi, il tendait à l’étranger les trois billets de banque.

L’homme leva les yeux.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Le Thénardier répondit respectueusement :

— Monsieur, cela signifie que je reprends Cosette.

Cosette frissonna et se serra contre le bonhomme.

Lui, il répondit en regardant le Thénardier dans le fond des yeux et en espaçant toutes ses syllabes :

— Vous re-pre-nez Cosette !

— Oui, monsieur, je la reprends. Je vais vous dire. J’ai réfléchi. Au fait, je n’ai pas le droit de vous la donner. Je suis un honnête homme, voyez-vous. Cette petite n’est pas à moi, elle est à sa mère. C’est sa mère qui me l’a confiée, je ne puis la remettre qu’à sa mère. Vous me direz : Mais la mère est morte. Bon. En ce cas je ne puis rendre l’enfant qu’à une personne qui m’apporterait un écrit signé de la mère comme quoi je dois remettre l’enfant à cette personne-là. Cela est clair.

L’homme, sans répondre, fouilla dans sa poche et le Thénardier vit reparaître le portefeuille aux billets de banque.

Le gargotier eut un frémissement de joie.

— Bon ! pensa-t-il, tenons-nous. Il va me corrompre !

Avant d’ouvrir le portefeuille, le voyageur jeta un coup d’œil autour de lui. Le lieu était absolument désert. Il n’y avait pas une âme dans le bois ni dans la vallée. L’homme ouvrit le portefeuille et en tira, non la poignée de billets de banque qu’attendait Thénardier, mais un simple petit papier qu’il développa et présenta tout ouvert à l’aubergiste en disant :

— Vous avez raison. Lisez.

Le Thénardier prit le papier et lut :


Montreuil-sur-Mer, le 25 mars 1823.

« Monsieur Thénardier,

« Vous remettrez Cosette à la personne. — On vous payera toutes les petites choses.

« J’ai l’honneur de vous saluer avec considération.

« Fantine. »


— Vous connaissez cette signature ? reprit l’homme.

C’était bien la signature de Fantine. Le Thénardier la reconnut.

Il n’y avait rien à répliquer. Il sentit deux violents dépits ; le dépit de renoncer à la corruption qu’il espérait, et le dépit d’être battu. L’homme ajouta :

— Vous pouvez garder ce papier pour votre décharge.

Le Thénardier se replia en bon ordre.

— Cette signature est assez bien imitée, grommela-t-il entre ses dents. Enfin, soit !

Puis il essaya un effort désespéré.

— Monsieur, dit-il, c’est bon. Puisque vous êtes la personne. Mais il faut me payer « toutes les petites choses ». On me doit gros.

L’homme se dressa debout, et dit en époussetant avec des chiquenaudes sa manche râpée où il y avait de la poussière :

— Monsieur Thénardier, en janvier la mère comptait qu’elle vous devait cent vingt francs ; vous lui avez envoyé en février un mémoire de cinq cents francs ; vous avez reçu trois cents francs fin février et trois cents francs au commencement de mars. Il s’est écoulé depuis lors neuf mois à quinze francs, prix convenu, cela fait cent trente-cinq francs. Vous aviez reçu cent francs de trop. Reste trente-cinq francs qu’on vous doit. Je viens de vous donner quinze cents francs.

Le Thénardier éprouva ce qu’éprouve le loup au moment où il se sent mordu et saisi par la mâchoire d’acier du piège.

— Quel est ce diable d’homme ? pensa-t-il.

Il fit ce que fait le loup, il donna une secousse. L’audace lui avait déjà réussi une fois.

— Monsieur-dont-je-ne-sais-pas-le-nom, dit-il résolûment et mettant cette fois les façons respectueuses de côté, je reprendrai Cosette ou vous me donnerez mille écus.

L’étranger dit tranquillement :

— Viens, Cosette.

Il prit Cosette de la main gauche, et de la droite il ramassa son bâton qui était à terre.

Le Thénardier remarqua l’énormité de la trique et la solitude du lieu.

L’homme s’enfonça dans le bois avec l’enfant, laissant le gargotier immobile et interdit.

Pendant qu’ils s’éloignaient, le Thénardier considérait ses larges épaules un peu voûtées et ses gros poings.

Puis ses yeux, revenant à lui-même, retombaient sur ses bras chétifs et sur ses mains maigres. — Il faut que je sois vraiment bien bête, pensait-il, de n’avoir pas pris mon fusil, puisque j’allais à la chasse !

Cependant l’aubergiste ne lâcha pas prise.

— Je veux savoir où il ira, dit-il. — Et il se mit à les suivre à distance. Il lui restait deux choses dans les mains, une ironie, le chiffon de papier signé Fantine, et une consolation, les quinze cents francs.

L’homme emmenait Cosette dans la direction de Livry et de Bondy. Il marchait lentement, la tête baissée, dans une attitude de réflexion et de tristesse. L’hiver avait fait le bois à claire-voie, si bien que le Thénardier ne les perdait pas de vue, tout en restant assez loin. De temps en temps l’homme se retournait et regardait si on ne le suivait pas. Tout à coup il aperçut Thénardier. Il entra brusquement avec Cosette dans un taillis où ils pouvaient tous deux disparaître. — Diantre ! dit le Thénardier. — Et il doubla le pas.

L’épaisseur du fourré l’avait forcé de se rapprocher d’eux. Quand l’homme fut au plus épais, il se retourna. Thénardier eut beau se cacher dans les branches, il ne put faire que l’homme ne le vît pas. L’homme lui jeta un coup d’œil inquiet, puis hocha la tête et reprit sa route. L’aubergiste se remit à le suivre. Ils firent ainsi deux ou trois cents pas. Tout à coup l’homme se retourna encore. Il aperçut l’aubergiste. Cette fois il le regarda d’un air si sombre que le Thénardier jugea « inutile » d’aller plus loin. Thénardier rebroussa chemin.